L’entrée au collège et l’acquisition des signes culturels de l’adolescence
p. 363-375
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Index géographique : France
Texte intégral
1La société rurale traditionnelle française accompagnait l’entrée dans la jeunesse et l’âge adulte par un ensemble de rites. La première communion signait ainsi, pour les filles, l’entrée dans l’âge de la jeune fille. Par la suite, les filles apprenaient les manières de leur sexe par le biais des travaux de couture, en passant un hiver chez la couturière (Verdier, 1979) ou en réalisant leur trousseau (Fine, 1982). De leur côté, les garçons suivaient la « voie des oiseaux », qui constituait une formation à la virilité et un apprentissage du langage amoureux1 (Fabre, 1986). Les rites de passage, qui organisaient et solennisaient la séparation entre l’enfance et la jeunesse, ainsi que le passage à l’âge adulte, ont, dès les années 1960, cédé la place à des transitions plus progressives (Segalen, 1998 ; Bozon, 2002b), ce qui est sans doute lié à l’affaiblissement de l’âge comme critère hiérarchique des rapports sociaux (Galland, 1991). Parallèlement à l’affaiblissement des rites de passage, les années 1960 ont vu l’émergence d’une culture jeune, dont la chanson, la radio, les vedettes et la presse étaient les principaux vecteurs auprès des 15-20 ans. Cette culture était notamment caractérisée par certains codes vestimentaires permettant aux jeunes de se démarquer des adultes (Sohn, 2001). L’adhésion des jeunes à une culture qui leur est propre se réalise aujourd’hui de façon beaucoup plus précoce que dans les années 1960. Avec la transformation des modèles familiaux, l’arrivée des nouveaux médias de masse (Meyrowitz, 1995) et des nouveaux outils de communication (Metton, 2005), l’autonomie des enfants s’exprime plus tôt. Les frontières entre l’enfance et l’adolescence se sont ainsi brouillées, les enfants anticipant désormais leur entrée dans le monde adolescent en adoptant les pratiques culturelles adolescentes avant même que la puberté ne se soit véritablement manifestée (Neyrand, 2002). Tous ces changements interrogent donc les modalités contemporaines de l’entrée dans l’adolescence.
2En s’intéressant au cas des collégiens, cet article souhaite montrer que l’entrée dans l’adolescence est désormais caractérisée par l’acquisition progressive, pour les jeunes, d’un ensemble de signes culturels, lesquels concernent plus que jamais l’apparence et les styles vestimentaires. Ce travail est issu d’une enquête de terrain réalisée dans deux collèges de la banlieue parisienne par observation dans les classes et la cour de récréation ainsi que par entretiens individuels et collectifs auprès de collégiens âgés de 11 à 15 ans et de leurs parents, de 2001 à 2006. Le premier établissement, qu’on appellera le collège Joliot, est situé en banlieue parisienne, au cœur d’une cité HLM, et rassemble en majorité des élèves d’origine populaire et moyenne. Le second, dénommé le collège Vinci, est situé dans une ville privilégiée de la banlieue ouest de Paris et rassemble une majorité d’élèves issus des classes supérieures et moyennes de la population.
3L’article montre dans un premier temps qu’en entrant au collège, les jeunes apprennent progressivement à affirmer qu’ils grandissent en adoptant des codes corporels et vestimentaires différents de ceux valorisés pendant l’enfance et durant l’âge adulte. Dans un second temps, il souligne que l’apparence des collégiens répond à une logique de prestige. Enfin, il montre que pendant cette période, les jeunes font l’apprentissage des jugements de classe.
APPRENDRE À AFFICHER SA MATURITÉ SUR LE PLAN CORPOREL
4Les jeunes ont pu manifester une autonomie culturelle et relationnelle bien avant d’entrer au collège, mais sans que cette autonomie soit une condition essentielle de leur intégration sociale parmi leurs pairs. Au collège, cette intégration dépend du respect de codes qui imposent aux jeunes d’afficher leur distance à l’égard des normes des adultes, de certains goûts culturels (Dubet et Martuccelli ; 1996, Pasquier, 2005 ; Danic, 2006), ou de souscrire à certaines normes relationnelles (Metton, 2006). Dans le domaine de l’apparence, les collégiens apprennent ainsi la nécessité de se distancier des pratiques vestimentaires des enfants et des adultes et de respecter les prescriptions vestimentaires de genre, tout en apprenant à se placer par rapport à ces normes de genre.
SE DISTANCIER DES PRATIQUES VESTIMENTAIRES DES ENFANTS ET DES ADULTES
5En entrant au collège, les jeunes apprennent à travers les pratiques et les remarques des plus grands, qui définissent et imposent les critères de la maturité, que pour s’intégrer parmi leurs pairs, ils doivent abandonner les codes qui les rapprochent de l’enfance. La passion pour certaines chanteuses ou chanteurs qui, durant l’école primaire, s’exprimait à travers l’échange d’objets et d’images, la réalisation de chorégraphies dans la cour de récréation ou le recours à certains vêtements et coiffures, devient dès l’entrée en classe de 6e un signe d’immaturité qu’il faut savoir abandonner, sous peine de devenir durablement la risée de tous :
Anna : « Au départ dans une classe, tu dis : “J’aime Lorie”, t’en as 30 qui font : “Houhou”. »
Rose : « Tu commences à chanter, y a tout le monde qui te charrie pendant toute l’année à peu près. »
(Élèves de 5e, collège Vinci.)
6Dans le registre vestimentaire, nombre de pratiques sont associées par les collégiens au monde de l’enfance et aux goûts des adultes : les pantalons trop colorés ou à la coupe droite, les cartables à roulettes ou encore les robes à carreaux ou à fleurs. Là encore, les moqueries et les remarques acerbes des pairs indiquent ce qu’il convient de ne plus faire sur le plan vestimentaire. Une fois les codes intériorisés, la plus petite faute de goût peut engendrer un sentiment de honte profonde, terme qui revient de manière récurrente chez les collégiens et collégiennes, comme en témoigne Mélissa, 12 ans, en classe de 6e :
« L’autre fois, je suis allée à l’école et je me suis pris la honte parce que j’avais deux nattes comme ça, comme ma petite sœur de 5 ans. Je sais pas ce qui m’avait pris de mettre ça mais je suis allée à l’école avec, eh ben évidemment les gens ils me regardaient bizarrement hein ! »
7En entrant au collège, les jeunes découvrent également les différents styles vestimentaires juvéniles, qui sont associés à des goûts culturels et sportifs, des manières de parler et plus largement des manières d’être avec les autres (Gelder et Thornton, 1997 ; Pasquier, 2005). De la classe de 6e à la classe de 3e, ils apprennent à affirmer leur maturité à travers ces styles et s’intègrent à des communautés imaginées par leur intermédiaire (Anderson, 1996). Les personnages médiatiques (chanteurs, acteurs et sportifs), les pairs mais aussi les membres de la fratrie constituent des figures d’identification qui leur permettent d’apprendre les bons codes vestimentaires, de connaître les bonnes sources d’approvisionnement et les bonnes associations, la moindre erreur de stylisation étant sanctionnée par le groupe. Et même si tous ne se transforment pas, tous apprennent au cours de leur scolarité à reconnaître ces styles.
LES PRINCIPAUX STYLES VESTIMENTAIRES AUX COLLÈGES JOLIOT ET VINCI EN 2005 ET 2006
8L’enquête ethnographique dans deux collèges dévoile l’existence de plusieurs styles, qui varient en fonction des collèges et des élèves le fréquentant. Au collège Joliot, où sont présents des élèves d’origine moyenne et populaire dans des proportions similaires, et d’origines culturelles diverses (africaine et maghrébine), ce sont le rap et le R & B qui imposent leurs marques identitaires, les élèves se définissant majoritairement en référence au style « ricain » ou « racaille » et, dans une moindre mesure, au style « fashion » ou « gothique ». Le style ricain est associé à la mode hip hop noire américaine, au rap et au R & B. Il passe par l’usage de pantalons « baggy », de T-shirts très larges et de baskets de marque pour les garçons. Les filles, qui définissent rarement leur style en utilisant le terme de « ricain » et préfèrent souvent le R & B au rap, recourent à des jeans taille basse et pattes d’éléphant, à des T-shirts cintrés, portés avec de larges ceintures colorées ou à strass, voire des minijupes. De son côté, le style fashion est associé à l’usage du jean moulant de marque Diesel et de Converses. Quant au style gothique, terme que certains remplacent par celui de « métal », il exprime un goût pour des sous-genres particuliers du rock, le métal et le rock gothique. Sur le plan vestimentaire, il est associé à l’usage de vêtements noirs ou de T-shirts à l’effigie de groupes, portés avec des pantalons larges.
9Dans le contexte socialement plus privilégié du collège Vinci, nombre d’élèves se définissent comme des « skaters » et, dans une moindre mesure, comme des adeptes de métal ou des gothiques et bien plus rarement comme des rappeurs ou des ricains. Le style skateur est associé au goût pour le rock ou le reggae et le skate, et à l’usage de vêtements larges et de marques spécifiques : des baskets Van’s, qu’il convient pour « le style » de laisser délacées, des sweats aux inscriptions « Skate Shop » sur le devant, des pulls à capuche et, surtout, des pantalons baggy. Les cheveux des garçons doivent être mi-longs voire longs et les bijoux des filles en forme de boules ou à pics. Les styles traduisent des appartenances sociales. Ainsi, le style ricain ou racaille s’observe plutôt dans les milieux populaires alors que les styles skateur et gothique concernent plutôt les enfants issus des catégories moyennes et supérieures de la population. En fonction des styles dominants dans leurs collèges, cependant, les enfants des classes moyennes s’alignent tantôt sur les styles adoptés par les élèves des classes populaires, tantôt sur ceux des classes supérieures.
10Ce souci d’afficher sa maturité, qui renvoie à un souci d’intégration, se caractérise également par la souscription à un ensemble de normes de genre, qui varient cependant en fonction de l’origine sociale des élèves.
RESPECTER, RENFORCER, GOMMER OU S’OPPOSER AUX MODÈLES DE GENRE
11Durant la période du collège, les filles comme les garçons sont incités par leurs pairs à afficher leur maturité en portant des vêtements de marque. Les garçons se montrent cependant plus sensibles que les filles à cette injonction. Il s’agit en effet pour eux non seulement d’une manière de marquer discrètement leur attachement à leurs héros masculins en empruntant les marques qu’ils portent, mais aussi d’affirmer leur virilité. Car dans les sociabilités juvéniles, ne pas respecter les normes du groupe constitue une véritable menace pour l’identité masculine. On en trouve une illustration dans les moqueries qui, au collège Joliot, sont adressées aux garçons ne portant pas de vêtements de marque ou se rendant au collège avec des vêtements achetés sur le marché. Ces derniers sont souvent « charriés » et désignés par les termes de « vieux gars », de « blédard », équivalent de péquenaud, ou encore de « bouffon », insulte genrée, qui renvoie à un manque de virilité (Clair, 2008). Le poids de cette injonction se fait d’ailleurs d’autant plus fortement sentir dans les milieux populaires qu’il s’agit également d’une nécessité pour tenir son rang parmi ses pairs.
12La féminité des filles passe moins par l’usage de vêtements de marque que par le recours aux outils traditionnels de la féminité tels que le maquillage. Les filles qui adoptent des codes masculins pour se vêtir en portant des joggings et des vêtements larges sont considérées comme des « garçons manqués » et, au collège Joliot, on utilise le terme de « bonhomme » pour les désigner. Il convient cependant de ne pas arborer trop tôt les outils traditionnels de la féminité. L’enquête révèle que les filles doivent savoir faire preuve de la « juste maturité », ce qui illustre le fait que les jeunes partagent des normes croisant sexe et âge. Venir au collège en portant des chaussures à talons ou se maquiller fortement dès la classe de 6e, c’est prendre le risque d’être considérée comme quelqu’un qui « se la pète », c’est-à-dire qui transgresse les barrières de l’âge séparant les grandes (les 4e et les 3e) des petites (les 6e et les 5e), alors même que le premier critère des hiérarchies qui s’établissent entre les élèves au collège se fonde sur l’âge (Dubet et Martuccelli, 1996 ; Metton, 2006). À ce moment de leur cycle de vie, les filles commencent également à être tenues de faire preuve de réserve sur le plan vestimentaire, et pas seulement dans des espaces socialement situés comme les cités. Venir au collège en portant des vêtements trop décolletés ou en laissant apparaître un string est perçu comme un geste de provocation à l’égard des garçons. Les filles se font les relais de cette norme qui se construit presque exclusivement dans le regard de ces derniers (Clair, 2008). Aïcha, 13 ans, élève au collège Joliot, évoque ainsi une des jeunes filles de sa classe fréquemment rappelée à l’ordre par ses camarades lorsqu’elle laisse entrapercevoir un string, ou porte un « top » en plein hiver.
13La force des injonctions de genre varie cependant en fonction des styles, qui recoupent les appartenances sociales des jeunes. Le style ricain s’appuie sur les valeurs de la culture de la rue qu’a identifiées David Lepoutre (1997), l’art de la vanne, la force, le courage physique et une séparation bien nette entre les sexes tant sur le plan de l’apparence que de la sociabilité. Les skaters, les adeptes de métal, les gothiques et les fashions sont plus favorables à la mixité des groupes, et valorisent une apparence plus unisexe avec les pantalons larges des filles et les cheveux longs des garçons. À travers leur vêtement et les styles qu’ils adoptent, les collégiens cherchent ainsi tantôt à renforcer sur la scène publique l’identité de genre, tantôt à la gommer ou à s’y opposer2. Les garçons qui se définissent comme des racailles ou des ricains et les filles qui affirment leurs goûts pour le R & B et la variété mobilisent les codes traditionnels de la féminité et de la virilité. Les filles adhèrent aux normes dominantes de la féminité en utilisant des bijoux, en se maquillant et en portant des jeans moulants ou des vêtements décolletés. Elles s’inspirent de l’univers des « stars », surtout des chanteuses, pour construire leur apparence, comme l’ont bien compris les magazines qui leur proposent régulièrement des rubriques telles que « Dans la peau d’une star » ou encore « Fais-toi le look de Maria Carey3 ». Les garçons privilégient l’usage de vêtements de sport ou de jeans, systématiquement associés à des baskets de marque ou des pantalons baggy. Ils respectent les conventions de la virilité qui impliquent de porter les cheveux courts voire rasés à la tondeuse soit sur la totalité du cuir chevelu, soit sur les côtés. Un élève de 12 ans au collège Joliot explique : « Les cheveux longs, ça fait pédale. » Comme les filles, ils s’inspirent des personnages médiatiques pour se coiffer et s’habiller. À l’image des joueurs de football, certains portent des crêtes, d’autres utilisent les bandeaux portés par les joueurs de basket ou, comme les rappeurs, ornent leur oreille d’un brillant.
14Les collégiens qui se définissent comme des skaters ou des gothiques partagent des codes plus unisexes. Filles et garçons usent tout autant des jeans baggy et de baskets de la marque Van’s. Les garçons portent les cheveux mi-longs ou longs. Les gothiques s’inspirent notamment d’un chanteur au look androgyne comme Marylin Manson pour se vêtir. La distinction des sexes ne disparaît pas totalement car nombre de filles continuent d’appliquer les normes dominantes de la féminité en se maquillant ou en portant des bijoux. Eva, 14 ans, par exemple, qui se définit comme une skateuse, prend garde de toujours associer ses pantalons baggy avec des hauts « moulants » pour rendre son apparence plus « féminine ». Être séduisante reste donc un impératif qui se conjugue au féminin, en insistant sur les parties du corps qui marquent les différences anatomiques et mettent en scène le corps pubère. À travers les styles skateur ou gothique, les filles manifestent cependant leur opposition aux normes du genre et aux codes traditionnels de la féminité, qu’elles ont pu suivre quelques années auparavant. En effet, lorsqu’elles adhèrent à ces normes esthétiques, c’est en en détournant les codes, comme le faisaient les punks qui transgressaient la norme de la discrétion véhiculée par les magazines féminins (Hebdige, 1979). Le maquillage est très prononcé (arabesque sur les paupières), la jupe est associée à des collants noirs déchirés ou fluo, et portée avec des Docs, des colliers et des bracelets à pics. La volonté de rupture dont ces jeunes filles font preuve à l’égard des codes traditionnels de la féminité se lit également dans le discours critique qu’elles tiennent à l’encontre des filles qui adhèrent à ces normes. Une manière pour nombre de filles de se distinguer de l’image dévalorisée de la « fille » est d’afficher des goûts musicaux connotés comme masculins (rap, métal), de reprendre à leur compte la critique masculine de goûts féminins jugés trop sirupeux mais également de rejeter les façons féminines de se vêtir. Il s’agit pour elles d’affirmer que « la vraie fille, ou la minette, c’est l’autre ». Parce que la critique des stéréotypes de genre est plus fréquente chez les filles les mieux dotées socialement et scolairement, on peut y voir une stratégie de distinction (Detrez, Cotelette et Pluvinet, 2007). Mais cette critique peut également constituer pour ces jeunes filles une manière de détourner le stigmate dont elles font l’objet du fait de leur apparence, souvent qualifiée de « provocante » par les adultes de leur entourage ou par les jeunes qui adoptent d’autres styles.
15L’apparence ne sert pas seulement à affirmer sa maturité, condition essentielle de l’intégration parmi les pairs, elle sert également aux adolescents à construire leur prestige et leur réputation.
L’APPARENCE COMME OUTIL DE CONSTRUCTION DU PRESTIGE ET DE LA RÉPUTATION
16Les pratiques vestimentaires sont des éléments à partir desquels s’établissent et se donnent à voir la réputation dans les sociabilités adolescentes qui sont des espaces de hiérarchie et de classement, où chacun cherche non seulement à s’intégrer mais aussi à accumuler du prestige pour construire sa réputation (Juhem, 1995). Pour acquérir un statut positif, les collégiens doivent apprendre à maîtriser les codes vestimentaires définis par le groupe, et faire état de cette maîtrise, ce qui suppose de contourner ou de négocier les limites fixées par les parents ainsi que l’école en matière vestimentaire.
MAÎTRISER LES CODES VESTIMENTAIRES ET AFFICHER LA JUSTE MATURITÉ CORPORELLE
17L’entrée au collège s’accompagne de transformations souvent radicales des pratiques vestimentaires des élèves, qui sont liées à leur recherche d’intégration et de réputation. Ceux et celles qui maîtrisent les codes de leurs pairs se voient accorder du prestige par leurs camarades et, du fait de cette ressource, deviennent des partenaires recherchés sur le marché amoureux, où chacun entre en concurrence avec les autres. Ils sont aisément repérables au sein des établissements car leurs noms sont souvent évoqués au cours des entretiens et dans les discussions entre pairs. Comme en témoignent les propos de Sarah en classe de 4 e, ces élèves constituent des figures de référence et d’identification pour les autres, c’est pourquoi ils suscitent nombre de transformations chez eux :
« – Cette fille-là ben c’est un peu à cause d’elle que je me suis mis à être comme elle, à me mettre des pantalons moulants.
Q. – Pourquoi c’est un peu à cause d’elle tout ça ?
– Parce que je voyais qu’il y avait tout le monde qui l’aimait bien, tout le monde qui voulait la voir, tout le monde qui disait qu’elle était jolie, qu’elle était sympa donc moi je me suis mis à être comme elle et puis voilà et puis après y a eu des disputes pendant toute l’année, arrête de copier sur moi. [...] Je faisais ça pour lui ressembler, pour avoir des amis surtout, parce que j’en avais pas beaucoup et puis ça a bien marché parce que à la fin de l’année il y avait beaucoup de personnes que je connaissais bien et euh… j’ai commencé à sortir avec des garçons, des choses comme ça. »
18À l’opposé, ceux qui font preuve d’une maîtrise très relative de ces codes acquièrent une réputation peu valorisante.
19La maturité corporelle constitue un autre critère de classement et de définition du prestige au collège. Durant cette période, les jeunes vivent en effet les transformations de la puberté, c’est-à-dire l’apparition des caractères sexuels secondaires et l’acquisition de la fonction reproductive4. Celle-ci débute à un âge variable selon les individus, ce qui implique des décalages dans la transformation des corps de plusieurs mois, voire de quelques années entre les premiers et les derniers. En général, un trop grand écart par rapport à la majorité est remarqué, voire stigmatisé. Pour les garçons, avoir une maturité corporelle précoce est cependant plus avantageux sur le plan des relations sociales que pour les filles, même si, pour ces dernières, la précocité devient un atout dès lors que la majorité commence à se transformer5 (Siler Faust, 1960 ; Mussen et Jones, 1957). Pour acquérir du prestige, il est également préférable de se développer de façon harmonieuse et de manière conforme aux normes dominantes en matière de canons corporels. Tout écart par rapport à ces normes est généralement moqué. Ainsi, au collège Joliot les garçons n’hésitent pas à affubler les filles « trop formées » de surnoms tels que « Lolo Ferrari » ou « vache laitière » ou à remettre en cause la féminité de celles qui sont peu « formées ». Ceux et celles qui ne peuvent pas afficher la juste maturité mettent en place des stratégies, notamment vestimentaires, pour pallier ce handicap. En portant des vêtements larges, les filles « trop précoces » cherchent à soustraire les formes féminines de leurs corps aux regards et à se protéger des remarques de leurs pairs. À l’inverse, en recourant à des vêtements près du corps ou très sexués, les filles « en retard » cherchent à paraître plus matures et plus féminines. Enfin, en adoptant un style vestimentaire dès la classe de 6e, filles et garçons cherchent à pallier leur manque de maturité corporelle en affirmant leur maîtrise des codes de la maturité.
20Bien entendu, pour pouvoir montrer à leurs pairs qu’ils maîtrisent les codes vestimentaires de la maturité, les collégiens, qui restent encore largement soumis au contrôle de leurs parents en ce qui concerne l’apparence, doivent apprendre à négocier ou à contourner les règles qu’ils ont édictées, problème qui se pose également à propos des règles en vigueur dans leurs établissements scolaires.
NÉGOCIER AVEC LES PARENTS ET CONTOURNER LES NORMES PARENTALES ET SCOLAIRES
21Les parents peuvent en effet s’opposer aux transformations vestimentaires de leurs enfants. Les conflits et les désaccords portent en premier lieu sur l’âge auquel les enfants peuvent adopter les codes juvéniles. C’est pourquoi les élèves de 6e et de 5e déclarent avoir plus de conflits avec leurs parents à propos du vêtement que les élèves de 4e et de 3e. Les filles sont tout particulièrement contrôlées en ce qui concerne l’âge auquel elles souhaitent sexualiser leur corps, ainsi que le souligne Diane, 12 ans, élève de 5e :
« Les dos nus, ça c’est un truc, du genre : “Non, non pas tout de suite. T’as pas 16 ans, tu peux pas faire ça. Tu vas pas te promener dans la rue comme ça” » (collège Vinci, mère : infirmière à l’hôpital, père : infirmier anesthésiste).
22Mais les conflits et le contrôle parental concernent également les codes auxquels souhaitent adhérer les collégiens. Nombre de parents sont gênés par le coût financier associé aux vêtements de marque ou par la transgression des normes de la bienséance vestimentaire qu’implique l’usage de pantalons déchirés ou effilochés. Ils sont également gênés lorsque leur fils n’adhère pas aux normes de la virilité ou de la décence vestimentaire en se laissant pousser les cheveux ou en usant de pantalons baggy, qui laissent largement apparaître leur caleçon dans la sphère publique. En ce qui concerne les filles, c’est surtout la transgression des normes de la décence vestimentaire qui pose problème. L’usage de vêtements tels que les strings, les pantalons taille basse ou les chaussures à talons est en effet considéré comme une source de danger physique et scolaire, pour elles. Dans nombre de familles, on considère que les filles doivent apprendre à gérer le désir masculin en faisant preuve de « bonne mesure » sur le plan vestimentaire (Mardon, 2006a).
23Pour ne pas compromettre leur intégration sociale, les collégiens apprennent peu à peu à négocier leurs pratiques. Face à l’insistance des enfants, les parents finissent souvent par accepter l’acquisition de ces vêtements, tout en rappelant certaines règles. Les enfants sont ainsi fortement incités à adapter leur apparence aux temps et aux lieux du jeu social et à respecter les normes de la bienséance vestimentaire et de la décence (Mardon, 2005, 2006a). Ainsi, si une jeune fille comme Élodie, 14 ans, qui s’était vue refuser l’acquisition d’un string lorsqu’elle en avait fait la demande à sa mère à l’âge de 11 ans, a finalement acquis ce droit deux ans plus tard, c’est tout en étant contrainte dans le choix de l’objet, les conditions de son usage et tout en restant surveillée. Lorsqu’aucun compromis ne peut être trouvé, les collégiens s’accommodent des interdictions familiales en développant des pratiques en secret. Ils ne sont d’ailleurs pas avares de détails concernant ces stratégies qui démontrent leur capacité à s’émanciper progressivement de l’autorité parentale. C’est plus souvent le cas des plus jeunes qui trouvent ainsi le moyen de contourner les règles avec lesquelles ils sont en désaccord ou d’éviter les négociations avec leurs parents. Les changements de vêtements dans les ascenseurs, le maquillage dans les toilettes du collège sont ainsi fréquents.
24Contrairement à la famille, l’institution scolaire ne constitue pas véritablement un frein à l’expression vestimentaire de la culture juvénile. Bien sûr, chaque établissement possède un règlement qui rappelle aux élèves la nécessité de respecter un certain nombre de principes dans ce domaine, plus particulièrement ceux de la propreté, de la bienséance vestimentaire et de la sécurité. En témoignent les quelques extraits de règlement des établissements où nous avons enquêté. Au collège Joliot, il est stipulé dans la rubrique « 3 – Respect d’autrui et politesse » que : « Dans l’enceinte du collège, les élèves doivent adopter une tenue propre et décente, proscrire les vêtements négligés, déchirés et/ou provocants. » Le règlement du collège Vinci précise de son côté à la rubrique « Tenue et comportement des élèves » que : « Une tenue vestimentaire simple, correcte, compatible avec la sérénité nécessaire à un établissement scolaire est recommandée, elle doit être en rapport avec l’activité afin d’éviter tout accident. » Et le correctif ajouté en 2005 précise à propos des piercings et des bijoux : « Le port de tout bijou qui présente un danger pour l’élève ou son entourage (piercing, boucles d’oreilles…) est interdit dans l’établissement. » Mais les protagonistes du monde scolaire (principaux, surveillants, enseignants) ont souvent bien du mal à imposer dans le domaine vestimentaire une définition scolaire de la situation, tant les élèves remettent en cause la légitimité de l’école à intervenir sur ce plan et développent des stratégies pour s’assurer de leur intégrité vestimentaire. Quand ils ne discutent pas la légitimité de leur intervention en renvoyant les adultes à leurs propres attitudes vestimentaires, ils ignorent les remarques des personnels scolaires ou font seulement semblant de les respecter.
25Si, à travers leur apparence, les collégiens construisent leur réputation, ils font également par ce biais l’apprentissage des classements sociaux et des jugements de classe.
APPRENDRE À SE SITUER SOCIALEMENT ET SITUER LES AUTRES
26Au collège, c’est par le biais de l’apparence et des styles que les jeunes apprennent à se juger socialement et à évaluer le statut socioéconomique de leurs pairs. Ceux qui affichent des styles vestimentaires différents peuvent se parler et se fréquenter, mais ils ont souvent du mal à se lier d’amitié, sauf si ces liens préexistaient. Houlemata, élève au collège Joliot, adepte de rap et de R & B, explique à propos d’une de ses camarades qui affirme son goût pour le métal : « On est amies avec elle, mais ça va pas très loin en fait. On est amies à l’école mais pas à l’extérieur. » Les styles et les radios qui y sont associées sont des vecteurs de classements sociaux (Glevarec, 2005 ; Pasquier, 2005). C’est pourquoi les relations qu’entretiennent les collégiens de certains styles entraînent des rivalités et des antagonismes forts : « Les skaters et les racailles, ils s’aiment pas tu vois » (Julien, skater, en 3e au collège Vinci). Les termes qu’utilisent les jeunes pour se désigner mutuellement « racailles », « cailles », « wesh » ou, à l’inverse, « bourges », sont des manières d’exprimer des jugements de classe, de même que le discours critique que chaque groupe porte sur les valeurs et les pratiques de l’autre groupe. Parce que chacun développe une manière socialement bien différenciée de se comporter et de se vêtir en tant que fille et en tant que garçon, ce discours concerne tout particulièrement l’expression du genre. Skaters et amateurs de musique métal n’hésitent pas à se moquer du style vestimentaire ou de la façon de se tenir et de marcher des garçons affichant leur goût pour le rap et le R & B, qu’ils désignent par le terme de « racailles », et à stigmatiser leur comportement en classe. Les filles sont critiquées pour la féminité qu’elles affichent et accusées d’être futiles6 : « Elles se maquillent comme des pots de peinture. Elles roulent du cul. » De leur côté, les adeptes de rap et de R & B n’hésitent pas à se moquer de l’apparence féminine des skaters, à cause de leurs cheveux longs. Ils soulignent souvent ouvertement le mépris teinté de dégoût qu’ils éprouvent pour les adeptes de musique métal ou les gothiques, qu’ils trouvent « bizarres ».
27Les rivalités et les tensions entre membres de différents styles peuvent même déboucher sur des phénomènes de stigmatisation, terme qui désigne la réalité sociale de la discrimination et de l’injustice, telle qu’elle est perçue par les individus (Galland, 2006). À ce titre, c’est moins le fait de ne pas adopter un style vestimentaire que d’afficher des goûts socialement très différents des autres qui est à la source de ces phénomènes. Ainsi, au collège Joliot, établissement situé au cœur d’une cité HLM et où le style ricain est dominant, afficher son goût pour la musique métal expose aux moqueries, voire à des manœuvres physiques d’intimidation. Les garçons les plus relégués sur le plan scolaire, ceux de la section SEGPA, n’hésitent pas à construire leur héroïsme viril en publicisant leur attitude à l’égard de ces élèves, c’est pourquoi l’un d’entre eux en entretien valorise l’un de ses camarades en affirmant : « Ici y a plus de gothiques, X les a traumatisés. » À travers les antagonismes et les tensions suscités par les styles, les collégiens apprennent que certaines affirmations stylistiques sont plus rentables pour le travail de sociabilité que d’autres. Au collège Joliot, il faut adopter le style fashion pour acquérir du prestige, alors qu’au collège Vinci, c’est le style skater qui le permet.
CONCLUSION
28Au même titre que leur expérience des transformations pubertaires (Mardon, 2009, 2010a et 2010b), le travail de l’apparence témoigne du changement progressif de statut que vivent les jeunes durant la période du collège. L’entrée dans l’adolescence contemporaine est en effet désormais caractérisée par l’acquisition progressive, pour eux, d’un ensemble de signes culturels, lesquels s’appuient plus que jamais sur l’apparence et les styles vestimentaires. À travers ces pratiques corporelles, ils affirment en effet leur maturité, apprennent à respecter les normes de genre, construisent leur réputation, tout en apprenant à se classer socialement et à classer les autres. Pour négocier ce changement de statut, les collégiens sont cependant moins « accompagnés » par leurs pairs que « contraints » par eux.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Sur la façon dont la société rurale et traditionnelle française accompagnait le passage à la jeunesse et à l’âge adulte, nous renvoyons à Mardon, 2006a et Mardon, 2006b.
2 Le renforcement ou l’effacement de la différence des sexes ne tient pas seulement aux codes valorisés par les styles. Les jeunes peuvent en effet se servir du vêtement pour se rapprocher de la juste maturité définie par le groupe.
3 Ces deux rubriques sont issues du magazine Hit Machine Girl.
4 Elle se traduit par l’augmentation de la masse générale du corps, un accroissement de la taille et l’apparition de la pilosité pubienne et axillaire. Chez les filles, les seins se développent et les premières règles, ou ménarche, apparaissent entre 11 et 14 ans. Chez les garçons, les transformations sont plus tardives d’environ deux ans et sont marquées par le développement des organes génitaux, les premières éjaculations, ou spermarche, et la mue de la voix.
5 Ainsi, pour une fille, « être formée », c’est-à-dire acquérir des formes féminines (poitrine, hanches et règles), dès le début de la classe de 6e est un peu tôt, alors que ne pas l’être en fin de 5e, c’est déjà être en retard, ce qui, pour les garçons, se situe plutôt vers le début de la 4e.
6 Et parfois moquées pour leurs goûts musicaux qualifiés de « commerciaux ».
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