Annexes
p. 201-217
Texte intégral
1. Madame Simone Brunau Entretien avec Bernard Lachaise et Philippe Oulmont 13 juin 2007 (Extraits concernant la guerre d’Algérie et le 13 Mai)
1Bernard Lachaise :
2À partir de septembre 1955, le général de Gaulle met en sommeil définitivement le RPF, donc il n’y a plus de délégués départementaux ; vous continuez quand même à avoir des activités sous le label « Rassemblement » puisqu’il avait maintenu cette structure avec Jacques Foccart…
3Simone Brunau :
4Mais à ce moment-là, je prends d’autres activités qui m’occupent beaucoup. Soustelle (ça doit correspondre à peu près comme date), gouverneur général, veut créer une association de secours aux victimes du terrorisme, parce qu’il n’y a pas de sécurité sociale, parce qu’il n’y a à peu près rien en faveur des victimes, et me demande de le faire. Je suis donc devenue secrétaire générale-fondatrice de l’Union pour le secours aux victimes du terrorisme en Algérie, que j’ai créé avec les cinq anciens gouverneurs de l’Algérie ; à part Soustelle, le plus engagé était Naegelen. Et cela m’a totalement occupée, parce que j’allais en Algérie, je recueillais de l’argent en Métropole (je suis allée une trentaine de fois en Algérie). Tout le monde savait que j’étais gaulliste.
5Soustelle n’étant, assez rapidement, plus gouverneur général, c’est Lacoste qui l’a remplacé. J’ai eu avec Lacoste, deux ou trois entrevues pour qu’il me connaisse, qu’il admette que je circule avec l’aide de l’armée. J’étais liée avec le colonel Ducourneau qui a eu plus ou moins le crâne scalpé par les pales d’un hélicoptère et qui, du coup, a été mis hors service. Il pensait que seul le Général pouvait faire face à la situation. Il a très vite changé d’avis. J’avais suivi à ses côtés l’enterrement de Froger, le maire d’Alger assassiné, jusqu’à sa tombe dans laquelle une bombe avait été cachée. Cette manifestation m’avait, à la fois émue et choquée par sa ferveur et son décalage absolu avec ce qui se passait en métropole. [C’est le moment où j’ai fait la connaissance de Germaine Tillion avec qui j’ai été très liée jusqu’à ce que nous en arrivions à nous opposer.] C’était intéressant d’aller dans les douars, d’aller là où il y avait vraiment des exactions dont la presse ne parlait pas. J’ai vu un certain nombre de choses horribles, essentiellement de la part du FLN. Mais la violence était générale. Une fois, alors que j’étais à Oran, le général Gambiez ayant les pouvoirs civils et militaires recevait une délégation de l’Assemblée nationale, présidée par le général Noiret. Madame Gambiez n’étant pas là, j’avais été « maîtresse de maison » pour le grand dîner que le général Gambiez avait donné pour la délégation. Dans l’après-midi, j’avais été dans une petite ruelle d’Oran « la rue aux Juifs » et, en descendant cette ruelle, un Arabe en courant, m’a dépassée et a jeté une grenade qui est tombée à mes pieds. Je n’ai pas bronché parce que je ne savais pas que les grenades mettaient trois secondes ou six secondes avant d’exploser, ce qui m’a fait une réputation de sang-froid extraordinaire. Au cours du dîner, il a fallu que j’explique à tous ces militaires que je ne savais pas que les grenades explosaient à retardement. Le lendemain, on est venu me chercher pour reconnaître le jeune Arabe qui avait lancé la grenade. Il avait été malmené. C’est la première fois que j’ai vu ce genre de chose. Mais, comment vous dire : m’occupant des victimes du terrorisme aussi bien d’origine européenne que d’origine maghrébine, je voyais à quel point les exactions étaient insupportables et je comprenais que l’on recherche des renseignements. Je ne peux pas admettre que l’on organise une certaine forme de souffrance pour obtenir des renseignements, mais [j’admets] que, sur le coup, on passe à tabac le type qui vient de tuer. C’était tout à fait à la fin, j’étais dans le Constantinois (c’est Papon qui était préfet à cette époque-là et c’était après les événements de Sakiet), après une des opérations les plus dramatiques qui ait eu lieu dans le coin pendant cette année-là ; c’était l’histoire d’un jeune médecin qui avait été appelé pour un accouchement et qui n’était pas revenu ; il était parti avec deux ou trois soldats ; on a envoyé un détachement et on les a tous retrouvés (moi je suis arrivée le lendemain et je les ai vus), décapités, émasculés dans un village où tout le monde ivre de sang, criait et hurlait. C’était insupportable ! C’est vrai que, cette fois-là, il y a eu des exécutions sans jugement.
6Bernard Lachaise :
7Quelle était l’idée que vous vous faisiez de l’Algérie, et de l’avenir de l’Algérie, lorsque vous avez pris en charge vos fonctions, et aujourd’hui, après l’expérience de ce que vous avez vécu ?
8Simone Brunau :
9J’étais tout à fait Algérie française au début, puis j’ai commencé à comprendre des choses. Il y avait un racisme latent en Algérie. Dans certains coins d’Algérie, ça marchait très bien ; il y avait des propriétaires de grands domaines qui faisaient preuve d’un paternalisme généreux, qui avaient créé leur école, leur dispensaire, et dont les femmes s’occupaient des choses avec beaucoup de générosité. Mais ce n’était pas tout le temps comme cela. Il y avait l’attitude insupportable des petits blancs. Il y avait les fonctionnaires dont la femme avait deux fatmas, ce qu’elle n’aurait jamais eu ici, et qui les traitait parfois très bien et parfois pas. Il y avait les fonctionnaires de la Poste ou de la Police qui pouvaient dire : « Toi, bougnoul… ! ». C’était les petits blancs.
10Philippe Oulmont :
11Et par le fait de vos relations avec Jacques Soustelle, avez-vous adhéré à l’USRAF ?
12Simone Brunau :
13C’est moi qui ai créé l’USRAF. J’en étais secrétaire générale. J’avais créé cette association qui regroupait les quatre anciens gouverneurs généraux : Lecomte, Delavignette, Naegelen (j’ai eu de très bonnes relations avec Naegelen), et Soustelle et Lacoste bien sûr.
14Philippe Oulmont :
15Naegelen, socialiste peut-être bien connu de votre père ?
16Simone Brunau :
17Non, pas du tout ! Parce que mon père avait cessé d’être socialiste à la guerre. Il avait été un socialiste enthousiaste à cause de la misère des mines ; il a été très vite rattrapé par sa culture familiale. Ce n’était pas un vrai socialiste ; c’était un homme à l’esprit social mais pas marxiste du tout. À l’USRAF, il y avait toute une série de gens qui m’aidaient : Air Algérie, quelques grands propriétaires et l’Armée ; L’Écho d’Alger participait très efficacement à cette campagne en publiant de longs articles et beaucoup de photos. Alain de Sérigny, son propriétaire, était un personnage typique de l’engagement « Algérie française ». Nous ne sympathisions guère. La situation se dégradant très vite, le retour du Général devenait la solution la plus évoquée. Cela m’a amenée à faire en mars 1958, une visite que Soustelle m’avait demandée. C’était vraiment le tour des popotes, où j’ai vu tous les officiers supérieurs, d’est en ouest. J’ai pu discuter avec eux de leur sentiment ; il est évident qu’à ce moment-là, ils étaient tous favorables au retour du général de Gaulle qu’ils considéraient comme le seul capable de garder l’Algérie française. C’était vraiment « panier plein ». C’était la conclusion de mes visites des mois précédents ; je le sentais bien, car je passais toujours par les militaires. Je rendis compte à Soustelle. il me dit : « Il faut que vous alliez le dire au Général parce que, si moi j’y vais, il ne me croira pas ! » J’ai donc pris rendez-vous, fin avril et j’ai été rendre compte au Général et, pour la première fois, je me suis fait sortir.
18Philippe Oulmont :
19C’était ici, rue de Solferino ?
20Simone Brunau :
21Ici ; et pour la première fois, il a été violemment désagréable, en me disant que je n’avais rien compris, que l’armée n’était pas encore remise des scissions de la guerre, que ce que nous étions en train de faire était absolument désastreux. À partir de ce jour-là, j’ai su que le Général n’avait plus d’espoir de sauver l’Algérie.
22Philippe Oulmont :
23Vous avez dit, tout à l’heure « panier plein ». Qu’entendiez-vous par là ?
24Simone Brunau :
25Que j’avais vu tous les militaires et que tout le monde était d’accord pour son retour…
26Philippe Oulmont :
27Et que vous a-t-il répondu sur ce point-là ?
28Simone Brunau :
29Qu’il ne fallait surtout pas que l’on s’en mêle : restez chez vous, restez tranquille, ne vous mêlez pas de ça. Bonneval m’avait demandé de dire à mon mari que le Général viendrait probablement à Saint-Cloud, ce qu’il avait déjà fait pour rencontrer le futur roi du Maroc et aussi le Comte de Paris, deux ou trois ans avant, pendant la traversée du désert. Donc mon mari avait réinstallé une partie de son groupe clandestin de la guerre, mais le Général a été clair : « Brunau, vous rompez tout, vous arrêtez tout ! Je viendrai chez vous et personne n’en saura rien ! » Je ne sais pas qui a pu ne pas comprendre qu’il voulait ne rien devoir à personne, n’avoir aucun lien, aucune obligation, aucune compromission ; c’était l’évidence même. Je ne suis pas spécialiste politique mais c’est quelque chose que j’ai compris, parce que c’était clairement exprimé.
30Philippe Oulmont :
31Alors, vous étiez en contact avec des gens comme Léon Delbecque ?
32Simone Brunau :
33Absolument… Léon Delbecque a été très utile ; intelligent et utile, il ne faisait pas confiance à Chaban. Il était, si j’ai bonne mémoire, directeur de cabinet de Chaban-Delmas. Donc tout ce que l’on a fait pendant ces trois, quatre jours, on a essayé de le faire sans que Chaban ne le sache. Ce n’était pas tellement facile et il nous en avait voulu à tous…
34Bernard Lachaise :
35Trois, quatre jours ?…
36Simone Brunau :
37Delbecque voulait que Soustelle parte en Algérie, un certain nombre de tous ces gens voulaient qu’il parte en Algérie ; lui n’avait pas envie de le faire, pas du tout, et d’autre part, le Général n’était pas au courant ; et ce qui est tout à fait malhonnête, c’est qu’on a fait croire à Soustelle, y compris Delbecque, que le Général souhaitait qu’il y aille. Moi, j’étais extrêmement réticente parce que cela me semblait dangereux. J’étais à Paris et j’ai passé la nuit où il y a eu la passation des pouvoirs du ministre des Armées, Chaban, au MRP Chevigné. Pendant qu’il faisait cela à l’Assemblée nationale, on tournait dans ma 4 CV autour des Invalides, et je prenais successivement Roger Frey, René Dumont, Foccart. En fin de compte, on est parti le surlendemain, je crois,
38Philippe Oulmont :
39Apparemment, le 14 mai, ou le 15 mai, ce n’est pas très clair…
40Simone Brunau :
41Non, ce n’est pas clair pour moi ; on est parti le lendemain (c’est facile à vérifier : c’est la nuit de la passation des pouvoirs). On est parti dans ma voiture pour Villacoublay, pour prendre un avion militaire du GLAM. Soustelle avait une fausse moustache, il avait retiré ses lunettes, mais ça ne le changeait pas suffisamment. Nous sommes donc partis comme cela, précédés et suivis par deux voitures de l’Armée.
42Philippe Oulmont :
43Soustelle l’a dit : « Foccart me transporta le soir du 13 mai dans sa voiture jusque chez mon ami René Dumont, et une militante gaulliste, Simone Menut, me conduisit ensuite au Cercle Militaire, d’où je partis avec le colonel Juille, chef de cabinet du général Salan. »
44Simone Brunau :
45C’est cela ; Juille était dans une Citroën 15 qui était devant moi, et Soustelle était dans ma voiture, ma 4 CV bleue ; en traversant le rond-point des Champs Élysées, la voiture militaire a accroché une voiture qui descendait ; ils ont donc été obligés de s’arrêter ; je ne sais pas ce qu’ils ont fait, cela a été extrêmement rapide, mais j’ai continué, et quand on est arrivé à Villacoublay, tous les vols étaient interdits. À ce moment-là, il semble qu’il y ait eu des ordres pour que Soustelle soit arrêté. Grâce à la complicité évidente des gens du GLAM, il s’en est tiré : il y avait deux grilles ; on entrait par l’une, on sortait par l’autre, et très vite, des sous-off’ sont arrivés, nous ont fait repartir par l’entrée tranquillement.
46Je faisais partie de l’équipe de Pierre de Gaulle qui préparait l’exposition de Bruxelles. On ne pouvait plus téléphoner de France vers l’Algérie. De mon bureau à Bruxelles, j’ai pu avoir Delbecque, puis la communication a été coupée. J’ai eu tout juste le temps de dire que nous avions l’intention de venir. Le soir, j’étais à Neuilly chez un ami de Foccart dont j’ai oublié le nom. Nous avons mis au point une espèce de scénario pour le lendemain qui incluait Geoffroy de La Tour du Pin et une de ses amies. Soustelle est sorti de chez lui, avec Henri Martin, dans ma voiture, couché sous une couverture, et a été un peu plus loin « remis » à G. de La Tour du Pin. Moi, je suis partie pour Genève avec un chèque en blanc de Dassault. Quand je suis arrivée à Orly, j’entendis qu’on me demandait à Air France. J’ai donc [changé et] pris un avion de la KLM. J’ai retrouvé à l’Hôtel des Bergues René Dumont avec Pierre de Bénouville qui ont négocié la location de l’avion. Soustelle nous a rejoints. Le lendemain matin je suis repartie dans une voiture de Dassault. Il n’y avait pas de limitations de vitesse et nous avons été rapides… J’ai demandé au chauffeur de m’arrêter pour téléphoner quand on est passé devant Orly, et n’ayant pas voulu téléphoner à mon mari, j’ai téléphoné à mes parents qui habitaient Saint-Cloud aussi, et Maman, avec un à-propos extraordinaire m’a dit : « Ne reviens pas tout de suite, nous sommes tous malades, nous avons une indigestion de poulet ». Bonne réaction ! Donc je ne suis pas rentrée et suis allée dormir chez Madame Christian Lazare qui avait un superbe appartement donnant sur les jardins du Palais-Royal. Elle avait un vieil ami qui était le propriétaire d’une grosse fabrique de matelas, qui s’appelait Bertrand Faure. Une parenthèse encore, excusez-moi ! Mais à un moment donné, on avait inauguré un système de dîners politiques pendant les dix-huit derniers mois avant le 13 Mai. Des gens qui avaient la possibilité de le faire invitaient des personnalités importantes. Nous le faisions, mon mari et moi, il y avait Bertrand Faure, Emmanuel Monick, de la Banque de France. On organisait donc ces dîners, souvent avec Michel Debré. Nous étions de très bons amis. Ma voiture parquée à Orly avait été prise par la police et mise en fourrière. Je ne suis pas allée la rechercher tout de suite parce que je n’avais pas trop envie que l’on me demande des explications. C’est pendant que j’étais en Suisse que le Général est venu…
47Philippe Oulmont :
48Oui, chez votre mari. Mais il est venu plusieurs fois ?
49Simone Brunau :
50Il est venu, je crois, trois fois.
51Philippe Oulmont :
52Mais pour les trois fois, vous n’étiez jamais là ?
53Simone Brunau :
54Non ! J’ai beaucoup navigué autour de Soustelle. À cause de l’USRAF, ma tâche du moment, c’était Soustelle en Algérie, et tout en ayant tout à fait compris que le Général ne voulait absolument pas être compromis par quiconque, j’étais convaincue qu’il fallait forcer le destin. Il fallait le faire discrètement, il fallait le faire de telle manière que ça ne le compromette pas, [et qu’il soit poussé par les événements] mais il fallait pousser Soustelle qui hésitait. J’avais réellement peur, parce que je connaissais assez bien la situation, de voir Salan prendre les choses en main. Je me disais : il faut qu’il y ait absolument quelqu’un qui arrive à Alger, qu’il remette les choses en place, et il n’y a que Soustelle qui puisse le faire.
55Bernard Lachaise :
56Vous disiez tout à l’heure : « Chaban, on ne lui faisait pas confiance ! » Quelle était l’origine de cela ? C’est les Républicains sociaux ? C’est le fait qu’il ait participé aux gouvernements de la IVe ?
57Simone Brunau :
58Oui, c’était cela ; surtout le fait qu’il ait participé au gouvernement, et pourtant on n’en voulait pas à Christian Fouchet. Et je crois que l’on avait, en plus, une espèce de sentiment confus que le Général non plus ne lui faisait pas confiance. La suite l’a un peu montré : il n’était pas dans la petite équipe à laquelle le Général faisait une confiance totale.
59Bernard Lachaise :
60C’est donc lui qui appelle Delbecque comme directeur de cabinet ; et Delbecque, vous l’avez dit, a eu un rôle… ?
61Simone Brunau :
62Oui, Delbecque a eu un rôle tout à fait important.
63[…]
64Bernard Lachaise :
65La rencontre entre Félix Brunau et le général de Gaulle est ancienne… ?
66[…]
67Philippe Oulmont :
68Mais ça ne suffit pas pour expliquer des relations étroites, presque d’amitié, (d’amitié, dit le Général dans ses Mémoires).
69Simone Brunau :
70Je ne crois pas qu’il s’agissait « d’amitié » au sens courant du mot. Le Général avait tendance à se montrer plus chaleureux quand il écrivait. En fait, il s’agissait de la part de mon mari d’un dévouement absolu et très désintéressé dont le Général ne doutait pas et qu’il appréciait.
71[…]
72Avec Germaine Tillion, nous avons été très liées aussi, jusqu’à un moment où, elle et moi, nous avons été témoins pour le procès de l’Algérien qui avait assassiné le président de l’Assemblée algérienne, lors d’un match de football, à Colombes. Il y a eu un attentat, et le président de l’Assemblée nationale a été assassiné d’un coup de feu à Colombes ; on a attrapé l’assassin tout de suite ; il y a eu un procès, et Germaine Tillion est allée témoigner en faveur, et moi, j’ai donné un témoignage parce qu’on savait heureusement que même s’il était condamné à mort, il ne serait pas exécuté, parce que c’était quand même un procès politique ; pour moi, il y avait vraiment un problème moral que je me suis posé ; c’est ce qui revient un petit peu à ce que je vous disais tout à l’heure sur la compréhension que je pouvais avoir de la maltraitance d’un certain nombre de témoins algériens, après des événements tellement bouleversants, où on retrouve des types sans tête. Et là, c’est un peu la même chose : je pensais qu’on ne pouvait pas vraiment, quel que soit le libéralisme dont on fait preuve, (mais ça c’est mon enfance, mon éducation) encourager l’assassinat, même politique. Entre Germaine Tillion et moi, ça a été une discussion difficile et nous nous sommes séparées sans nous influencer l’une l’autre et en respectant parfaitement, l’une et l’autre, nos attitudes ; j’ai quand même, en partie à cause d’elle, fait une déposition extrêmement modérée, disant simplement qu’étant donné mes fonctions à l’USRAF, étant donné ce que je voyais du terrorisme, je pensais que tout devait être fait pour interrompre le terrorisme et que je ne pouvais rien dire qui puisse donner la moindre idée d’encouragement.
73[…]
74Simone Brunau :
75En 1958, Guichard n’est pas vraiment dans le coup, je pense, pour d’autres raisons : parce qu’il ne veut pas compromettre le Général. Il est son chef de cabinet, il est tout près du Général, et donc il conspire discrètement. Et je crois qu’il a raison.
76Philippe Oulmont :
77Vous n’étiez pas aussi discrète ? Et l’équipe ?
78Simone Brunau :
79Non, je n’avais pas de raison de l’être. Et l’équipe ne l’était pas non plus.
80Philippe Oulmont :
81Et Jacques Foccart ?
82Simone Brunau :
83Jacques Foccart était impliqué totalement ; conspirateur à plein. Je l’aimais beaucoup parce qu’il avait aussi – je me trompe peut-être, parce qu’on peut être naïf – mais j’avais eu l’impression qu’il était totalement désintéressé dans son gaullisme. Il a donné beaucoup : il voyageait, il servait de secrétaire général outremer à ses frais ; je crois que Foccart était extrêmement désintéressé. À l’égard du Général, il était d’un dévouement total, et quand le Général a été à l’Élysée, il était là tout le temps. J’ai eu à faire à lui et il a toujours été d’une grande efficacité.
84[…]
2. Lettre de Léon Delbecque au général de Gaulle, 4 mai 1958
3. Notes prises par Léon Delbecque les 8 et 9 mai 1958, dont compte-rendu de la réunion du 9 mai 1958 des chefs militaires en Algérie
85Les notes remplissent une seule feuille. Elle a été pliée en quatre après que le recto ait été rempli en pleine page.
86Le recto, à l’en-tête du Ministre de la Défense nationale, porte les notes rapidement prises par Delbecque, de Paris, lors d’un appel téléphonique de Guy Ribeaud le 8 mai (appel rapporté exactement dans les mêmes termes par le relevé des écoutes téléphoniques figurant dans les archives de Michel Poniatowski, directeur adjoint du cabinet de Pierre Pflimlin) : C’est la relation des propos tenus par Robert Lacoste ce 8 mai en présence du général Salan et d’autres généraux et officiers supérieurs, et de l’échange qui s’ensuit. Les numéros de téléphone surajoutés (à l’encre rouge) sont ceux du colonel Thomazo (« Toto ») et du général Allard.
87Le verso porte les notes prises par Delbecque dans la fin de la soirée du 9 mai, dans l’ordre indiqué par la numérotation des quatre pages délimitées par la pliure. (La date a été ajoutée ultérieurement au stylo bleu, sans doute lorsque Delbecque a glissé la feuille dans un des dossiers rassemblés en vue de la rédaction de ses souvenirs, où elle a été conservée) : Après le résumé de sa rencontre avec Lacoste en présence d’Alain de Sérigny, Delbecque a noté le compte-rendu, par le colonel Thomazo, de la réunion du 9 mai des généraux commandant en Algérie, et les implications pour la suite de son action.
4. Christophe Nick et l’affaire corse : analyse critique d’une méthode, l’historiographie du soupçon méthodique
88(Commentaire de Jean-Paul Thomas)
89Christophe Nick, journaliste d’investigation, dans son livre Résurrection, (op. cit., p. 648-650) récapitule ainsi son chapitre sur les événements en Corse et ses déductions, en huit points numérotés et une conclusion :
« Compte tenu de ces informations [notamment concernant l’influence de Foccart dans le service Action du SDECE et, par là, sur le « 1er choc » du capitaine Manteï], il n’existe qu’un scénario cohérent…
« 1. Maillot, cousin du général, fait savoir à Colombey que […]
« 2. De Gaulle confie à Foccart le soin de vérifier.
« 3. Foccart contacte (ou fait contacter) Manteï [le seul à même de mener l’opération par son commandement et ses relais dans les clans corses]. Il faudra donc quelqu’un pour assurer son intérim. Il demande que Bauer soit rapatrié d’Algérie pour tenir ce rôle.
« 4. Foccart en informe le général, qui donne son « feu vert » à la stricte condition qu’il s’agisse d’un mouvement dirigé par des civils.
« 5. Foccart donne le « feu vert » à Manteï et le charge de contacter Massu, qui peut seul libérer Bauer puisqu’il est territorialement et opérationnellement sous les ordres de la 10e DP.
« 6. La présence à Alger d’Arrighi, pas du tout impliqué dans le projet, donne la même idée aux gaullistes d’Alger. C’est Arlette de La Loyère qui les incite à agir grâce au message qu’elle apporte de la part de Guichard. Du coup Arrighi se retrouve mobilisé. Neuwirth agit sur la radio. Et Soustelle en parle à Massu. Lequel subit au même moment l’influence militaire de Manteï qu’il sait expert en ce type d’opérations.
« 7. Massu accorde à Bauer l’autorisation de rejoindre le 1er choc. D’où sortent les trois Corses qui l’accompagnent ? […] On ne le sait, mais, à l’évidence, Manteï les connaît, puisqu’il leur confie aussitôt des missions de liaison avec Ajaccio et Bastia. Les envoyés d’Alger n’ont aucune influence sur le débarquement, au contraire : [entre autres en raison de l’inimitié politico-clanique entre Arrighi et l’ancien député RPF Sérafini, proche de Maillot]
« 8. Seule l’expédition de Thomazo, Delbecque et Sérigny donne à Alger un poids dans l’événement. Mais uniquement parce que les « sécessionnistes » n’arrivent pas à annihiler la résistance du Bastiais Casalta. Du coup, ce qui devrait apparaître comme un second foyer de révolte contre la IVe République, indépendant d’Alger, se transforme en opération téléguidée par Alger. La légende s’installe d’autant plus facilement que les gaullistes de Paris font tout pour s’effacer. Au fond, cela arrange tout le monde.
« Conclusion : l’opération est montée entre Calvi et Ajaccio par Manteï, pour l’armée, sur une idée de Maillot, qui gère les civils. Elle est supervisée de Paris, par Foccart, qui a reçu un « feu vert » du général de Gaulle.
« Nul doute que les enquêteurs découvriront dans les prochaines années de nouveaux indices et témoignages qui modifieront ce scénario. Mais il faudra alors répondre à cette question : qui était capable de donner des ordres au chef du 1er choc sans que le chef du 11e choc [unité englobante] le sache ».
90Ce qu’on sait est bien plus mince, malgré quelques sources fragmentaires nouvelles. Répondons point par point en suivant la numérotation de C. Nick :
911. Maillot est un cousin éloigné de De Gaulle, et compagnon de la Libération. A-t-il informé son parent (qui a nié même le connaître directement) ? Ou contacté son entourage, comme bien d’autres gaullistes ? Il a de toute façon l’expérience de l’action clandestine et est branché sur de multiples réseaux : ne sachant rien de l’usage qu’il en a fait, nous ne pouvons, en l’état, conjecturer qu’il ait pris le risque de compromettre le Général dans des manœuvres directes. Il est même possible que Maillot ait été informé de la personnalité de Delbecque (que sa famille du Nord connaissait très bien1 et dont la notoriété de chef départemental de l’ex-RPF était propagée dans les jours suivant le 13 mai par les dénonciations venues de la gauche) plus tôt que Delbecque ne le fut sur Maillot – par Arrighi, précise Delbecque. Cela semble confirmer au passage, au moins en partie, le rôle d’Arrighi dans l’information sur ce qui se passait en Corse. On peut aussi suivre Massu qui indique le contact pris par le capitaine Manteï.
922. ? ? ?
933. Voir 5.
944. ? ? ?
955. Il est possible que Foccart ait été informé, voire impliqué, mais nous n’en savons rien et on ne peut donc échafauder le scénario de son implication.
966. Le rôle de Guichard dans les échanges avec Alger est connu, mais sans autre précision. Seul un témoignage éventuel d’Arlette de La Loyère permettrait d’avoir quelques éléments plus précis, s’il y a matière2. Le plus clair pour l’instant est mince : que sa venue à Alger coïncide avec la date de la première préparation des plans sur la Corse, selon les indications de Delbecque.
977 et 8. La réduction des hommes d’Alger à la figuration et, contradictoirement, à une dépendance du capitaine Manteï, concorde peu avec le compte rendu de mission d’Augustin Renucci (un des trois Corses partis avec le capitaine Bauer dans la soirée du 23 mai) à Delbecque (archives de Léon Delbecque). Le rôle de Delbecque lui-même ne commence pas avec le problème posé par la résistance du maire-adjoint de Bastia, Sébastien de Casalta. Au contraire, il arrive en Corse le 26 mai pour épauler ses missionnaires alors que l’affaire risque de déraper si ce problème est mal géré. Massu, qui supervise la partie militaire de l’opération corse, indique qu’il agit en cordiale entente avec lui. Quant aux conflits plombant peut-être Arrighi, rien n’indique qu’ils rejaillissent sur les autres membres de la mission arrivée à l’aube du 24 mai ; ni qu’ils ne puissent être dépassés dans la dynamique : le 26 mai à Bastia, Sérafini, Maillot, et Arrighi sont tous ensemble derrière Delbecque et le colonel Thomazo (son associé depuis quelque temps, nommé gouverneur de la Corse par Salan) pour régler diplomatiquement le problème Casalta.
98« Conclusion » : On tient les deux bouts d’une chaîne dont les maillons intermédiaires manquent, quels qu’ils soient (et Solferino n’est pas Colombey).
99On ne peut qu’acquiescer à l’attente de pièces nouvelles par Christophe Nick ; car, en l’état actuel de son échafaudage, le « feu vert » est donné par lui et non par le général de Gaulle. En fait cette attente semble toute formelle et il allume un contre-feu préventif : sa sommation d’identifier les voies du commandement du 11e choc nous contraint-elle vraiment à relever le défi de cette question qu’il décide être fondamentale ? – Alors que le plus indiscutable de son livre souligne l’effervescence militaire qui troublait la hiérarchie.
100Le fait est que tout document nouveau risque trop de démentir une construction aussi hasardeuse : c’est bien le cas de son estimation (p. 655) que, si le feu vert n’était pas venu d’ailleurs, Delbecque (ou à défaut Neuwirth ou Soustelle) aurait dû faire partie de la première vague ; or le rapport d’Augustin Renucci indique au moins clairement qu’il était envoyé par lui et qu’il en était un fidèle exécutant.
5. Extrait du livre d’Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle (Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, p. 183 sq.)
101[8 juin 1962 : réaction perplexe de l’auteur, alors secrétaire d’État chargé de l’Information, devant l’enregistrement, aux fins de diffusion radiotélévisée, d’une allocution du général de Gaulle qui comporte la caractérisation du 13 mai 1958 comme « une entreprise d’usurpation se constituant à Alger et sollicitée vers la métropole par l’effondrement de l’État » (Texte in : Allocutions et messages. 1946-69, in Charles de Gaulle, L’esprit de la Ve République, Paris, Plon, 1999).
102Alain Peyrefitte interpelle Olivier Guichard, après avoir reçu du Général une ferme confirmation de son propos] :
103« Vous animiez l’antenne gaulliste de Paris en vous appuyant sur Debré, Foccart, Ribière, Bénouville. Pendant ce temps, Soustelle et Frey, qui avaient rejoint Delbecque et Neuwirth, animaient l’antenne gaulliste d’Alger. Vous avez fait ensemble de l’agit. prop. Sachant que toutes les communications téléphoniques étaient écoutées, vous avez envoyé deux messagers qui ont fait plusieurs fois le trajet : Arlette de La Loyère et Christian de La Malène.
104« Vous avez fait croire aux militaires que le Général voulait qu’on envoie les paras, alors qu’il n’était même pas au courant de ce que vous annonciez en son nom. Vous avez fait une formidable « intox » qui a réussi. Ça aurait pu tourner mal.
105Guichard. – Chacun son boulot. Le destin m’avait mis à cette place. Ce n’était pas son affaire, c’était la mienne. Et il n’avait pas à le savoir. »
106[…]
107« Nous étions là pour le faire revenir. Et, du fait que Pompidou ne voulait pas s’en mêler, j’étais celui qui était censé parler en son nom.
108A. P. – Le Général ne devait pas le savoir, ou ne voulait pas le savoir ?
109Guichard. – C’est la frange d’incertitude dont il entourait tous ses actes aux moments décisifs. Il nous a laissé faire, tout en ignorant ce que nous faisions. Il a donné de vagues encouragements au général Dulac, qui est venu vérifier à Colombey les instructions que nous donnions en son nom ; tout en lui adressant de vagues mises en garde. Il a joué superbement de l’exaltation d’Alger, de la panique de Paris et de la volonté des Français d’en finir avec la IVe. C’était du grand art ; et, aujourd’hui, il s’offre en prime le luxe de nous dénoncer. »
6. Références sur les faux « feux verts » du 12 mai à Delbecque et à Soustelle (Citées dans l’ordre de précision croissante)
6.1 Léon Delbecque, « Mon 13 Mai », (écrit pour L’Aurore du 13 mai 1968, texte repris intégralement dans Le roman vrai de la IVe République, de Bardot à de Gaulle)
110– p. 332 dans le livre (2e édition, 1991) [le télégramme proposé aux chefs militaires en Algérie] :
111« En fait, ces projets de télégramme ont été mis au point par le directoire gaulliste, avec la participation de Guichard et Foccart, qui nous affirment en avoir référé à de Gaulle. »
112– p. 337 :
113« Je serai là-bas le seul métropolitain. En cas de coup dur, qui m’aidera à contrôler une population déchaînée ? Il me faut un chef, quelqu’un qui puisse conseiller l’armée. Il faudra que Soustelle arrive. Et, dès à présent, il doit prendre ses dispositions et préparer son transport.
114Jacques Soustelle répond : “Ce qui risque de se passer là-bas, je l’ai prévu avant mon départ d’Algérie. Mais si je dois partir là-bas, je veux que de Gaulle soit d’accord.”
115Devant Frey et Debré, Olivier Guichard est chargé de téléphoner sur le champ à Colombey. La réponse apportée par Guichard est sibylline : “Qu’il fasse ce qu’il veut.” De Gaulle non plus ne croit pas au pire.
116Mais Jacques Soustelle demande une réponse plus précise.
117Nouveau conciliabule téléphonique avec Colombey, Guichard affirme que cette fois la permission du Général est accordée. »
118(Note de J. P. T. : on remarquera, dès ce témoignage ancien, le mode dubitatif réitéré de Delbecque : « ...nous affirment… » ; « ...affirme que… ». Dans la référence citée plus bas en 6.4 [entretien avec Odile Rudelle], Delbecque en donne le sens : « ...Il y avait une telle différence entre d’une part la position rapportée par Guichard au sujet du départ éventuel de Soustelle pour Alger [où il lui avait dit : « Qu’il fasse ce qu’il veut »] et d’autre part ce “feu vert” qu’il me donnait, qu’effectivement je n’en ai jamais fait mention par la suite. En réalité j’ai toujours douté de la véracité du propos, j’ai toujours pensé que ça ne pouvait être que faux. »)
6.2 Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, Paris, Fayard, 1995, tome I, p. 132
119[Avant le soir du 12 mai, mais sans précision chronologique autre que cette limite]
120J. F. – « Delbecque se posait beaucoup de questions sur ce qu’il devait faire et sur la réaction qu’aurait le Général. [...] J’ai exercé une influence sur sa position en lui disant qu’il devait retourner à Alger immédiatement et s’efforcer de contrôler les mouvements en cours. J’ai eu un long entretien avec lui. En arrivant, il avait encore des doutes. En me quittant, il m’a dit : « C’est décidé, j’y vais. »
121P. G. – « Lui avez-vous dit que de Gaulle était prêt ? »
122J. F. – « Sans doute, tout en restant un peu évasif. »
123P. G. – « Était-ce un mensonge ? » [Le journaliste rappelle le « Je vous répondrai » adressé à Lucien Neuwirth.]
124J. F. – « Peut-être, mais je ne vais pas vous faire un cours sur le style du Général et ses ambiguïtés. Ce n’était pas un engagement sur le contenu de la réponse. Le moins qu’on puisse dire est que le général évitait de s’engager. »
125(Note J. P. T : le style interview se prête à l’ambiguïté : il ne permet pas d’avoir une réponse explicite à la question énoncée avant le propos sur Neuwirth, qui dévie la réponse. Le sens d’un mensonge de Foccart à Delbecque était néanmoins clairement suggéré dans ce livre publié en 1995.)
6.3 Jacques Soustelle, L’espérance trahie, Paris, Éditions de l’Alma, 1962, p. 36
126« Le général, me rapporta Guichard, n’avait dit ni oui ni non. J’ai su, depuis, qu’il avait dit non. »
127[Allusion à l’échange rapporté par Delbecque dans la version concordante, sinon mot‑à-mot, citée plus haut (6.1). La confirmation du non a selon toute vraisemblance été rapportée à Soustelle par son fidèle Charles Béraudier qui fut témoin des propos sans fard de Guichard hors de sa présence – dans une réunion avec Debré et La Malène – et qui avait accepté dans l’intérêt de la cause de ne pas les rapporter à son ami* ; elle est d’autant plus crédible que l’un et l’autre, tombés par la suite dans un antigaullisme faisant flèche de tout bois, accusaient le Général d’avoir soutenu la subversion contre le régime au nom de l’Algérie française avant de trahir sa cause une fois au pouvoir]
128*Selon Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 Mai, Paris, Cercle du Nouveau Livre d’histoire, 1965, p. 275. On remarquera que la fausseté du feu vert était dès cette époque détaillée avec luxe de citations de la part de Ferniot. Béraudier aurait été prié de ne pas prévenir Soustelle, avec l’argument : « Il est assez con pour tenir compte de ce que dit le Général. »
6.4. Léon Delbecque : entretien avec Odile Rudelle (26 juin 1986)
129Léon Delbecque – « J’ai rencontré Jacques Foccart ces jours derniers, pour parler de problèmes qui n’avaient rien à voir avec le 13 Mai et nous nous sommes revus de manière très cordiale. Mais avant de commencer notre conversation il a expressément tenu à me rappeler un petit fait dont je n’ai jamais fait mention ni dans mes récits concernant la reconstitution historique de mai 1958 [C’est le cinquième entretien de Delbecque avec Odile Rudelle, et un retour en arrière] ni dans aucun des propos que j’ai pu tenir à la télévision, à la radio, ni même dans ce que j’ai pu écrire. Il m’en a remercié, en particulier de ne pas avoir dit que nous nous étions rencontrés rue Scribe juste avant le 13 mai. Je ne peux me rappeler si c’est le 11 ou le 12. »
130Odile Rudelle – « Le 11 vous étiez à Tourcoing dans votre conseil municipal : ce doit être le 12. »
131L. D. – « Oui. Donc Jacques Foccart m’a été reconnaissant de ce que je n’ai jamais fait mention ni de ce rendez-vous ni de la question que je lui avais posée et encore moins de sa réponse. Ma question était la suivante : étant donné la situation qui était la nôtre, avions-nous, est-ce que “moi” j’avais le “feu vert du général de Gaulle” ? Car je tenais absolument à être couvert. Sinon par son autorité mais au moins moralement par une réponse négative ou positive. C’est alors que Jacques Foccart m’a répondu : “Tu as le feu vert du Général.” Or, le jour de ce dernier entretien dont je vous parle Foccart m’a très simplement avoué non pas qu’il m’avait menti mais simplement qu’il avait été au devant de ce que je souhaitais. Il ne m’a pas dit toute la vérité. Le Général ne lui avait jamais dit : “Répondez à Delbecque qu’il a le feu vert.” Il m’a donc remercié de n’en avoir jamais fait état publiquement parce que pour l’histoire de ce qui s’est passé, cela pourrait être considéré comme une contre-vérité. Je dois vous dire que moi-même, en le quittant le 12 mai j’ai eu le sentiment qu’il y avait une telle différence entre d’une part la position rapportée par Guichard au sujet du départ éventuel de Soustelle pour Alger (où il lui avait dit : “Qu’il fasse ce qu’il veut”) et d’autre part ce “feu vert” qu’il me donnait, qu’effectivement je n’en ai jamais fait mention par la suite. En réalité j’ai toujours douté de la véracité du propos, j’ai toujours pensé que ça ne pouvait être que faux. »
132O. R. – « Merci beaucoup. Ce genre de détail recolore complètement un épisode. Et je crois qu’il était utile de le mentionner ici […]. »
133Remarque de Jean-Paul Thomas :
134Les indications dubitatives précédentes de Delbecque (en 6.1), reflétant parfaitement ce qui apparaît de ses doutes au moment même des événements et dans les documents cités plus haut (annexe 2 : lettre du 4 mai ; et annexe 3 : compte-rendu du 9 mai), ont fait place à une confirmation reçue tardivement : le « feu vert » personnel que lui avait transmis Foccart était bien inventé. L’aveu joliment contourné de Foccart, « … non pas qu’il m’avait menti, mais simplement qu’il avait été au devant de ce que je souhaitais », est intéressant par ce qu’il corrobore : l’angoisse qui transparaît dans divers témoignages de Delbecque, qu’on perçoit scrutant les signes hypothétiques du Général dans le feu des événements. On ne peut que répéter le commentaire d’Odile Rudelle : « Ce genre de détail recolore complètement un épisode. »
Notes de bas de page
1 Dont un « ami » de Delbecque, qui l’épaula lors de la naissance tumultueuse du RPF dans le Nord et l’introduisit auprès de son cousin le général de Gaulle en avril 1947. Il semble être un cadre RPF identifié (avec état civil complet et passé politique) mais seul un arbre généalogique des Maillot permettrait de savoir s’il s’agit d’un frère ou d’un cousin du compagnon de la Libération.
2 Le témoignage recueilli après notre colloque par Georgette Elgey ne laisse apercevoir que du vague. On remarquera dans le document suivant (4) qu’Alain Peyrefitte, dont Arlette de La Loyère était une collaboratrice au moment où il interrogeait Guichard sur ce même sujet, ne semble pas avoir appris – de lui, d’elle ou d’autres sources – qu’elle ait alors transmis d’autres messages que ceux de Guichard.
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