1Les complots font partie intégrante de l’historiographie des évènements du mois de mai 1958. Des historiens de renom se sont penchés sur cette question1, contribuant à mettre à mal un certain nombre de légendes dorées ou de légende noires. On pourrait penser que l’attention portée aux menées clandestines de la fin de la Quatrième République est liée au statut d’objet d’étude que le complot a acquis à la faveur du renouveau de l’histoire politique2, mais en fait, concernant le 13 mai 1958, cette dimension n’avait jamais été éludée. Au contraire, il s’agit d’une problématique centrale dans l’importante production sur le sujet. De l’ouvrage fondateur des frères Bromberger3 au travail monumental de Christophe Nick4 qui nous servira bien souvent de référence, les enquêtes sur le 13 Mai, comme bon nombre des témoignages qu’elles utilisent, se basent sur la certitude que ces évènements naquirent d’un ou plusieurs complots. Il serait toutefois vain d’opposer les efforts de clarification des historiens aux perspectives des témoins et des journalistes, dans la mesure où ces derniers ont à la fois stimulé les questionnements et collecté une bonne partie des informations à notre disposition.

2Le but de cette communication sera donc modeste : tenter de faire un point critique en évaluant la part effectivement prise par d’éventuels complots dans la naissance et le déroulement des évènements du mois de mai 1958. Ce faisant, nous essayerons de distinguer ce qui a été solidement établi de ce qui reste encore incertain, et de mettre en évidence quelques uns des a priori qui sous-tendent les interprétations que l’on pourrait qualifier de « conspirationnistes ».

3Cette communication sera structurée en quatre temps. Les trois premières parties analyseront le rôle des acteurs (qui forment les points nodaux des explications « conspirationnistes5 ») : l’émeute des ultras6 d’Alger, les agissements des comploteurs « métropolitains » et l’intervention cruciale de l’armée. Pour finir, notre attention portera sur la question demeurée la plus polémique, l’opération Résurrection.

Les ultras et les évènements du 13 mai 1958

4Le conception du 13 Mai comme effet d’un vaste complot est aussi ancienne que les évènements eux-mêmes : une commission rogatoire est ainsi délivrée dès le 14 mai par le Parquet de la Seine pour complot contre la Sûreté intérieure de l’État7. Le paradoxe est qu’à notre connaissance, aucun acteur du 13 Mai n’a jamais admis avoir participé à une conspiration, y compris chez la minorité d’ultras qui a organisé l’émeute.

Y a-t-il eu complot ?

5Pierre Lagaillarde en particulier se défend d’avoir monté un complot bien que, le 12 mai au soir, lors de la réunion du « Comité des Sept8 », il se montre le plus activiste (avec Robert Martel) et proclame sa volonté de prendre le Gouvernement Général (GG) le lendemain9. Le déroulement des évènements du 13 mai confirme qu’un plan d’action, certes assez rudimentaire, a bien été mis en œuvre.

6Les consignes du Comité de Vigilance, qui regroupe de nombreuses associations politiques, patriotiques et syndicales10 ayant été répercutées auprès de la population11, le 13 mai, le mot d’ordre de grève générale est presque totalement respecté, et la foule amassée au plateau des Glières est si importante qu’elle déborde sur les escaliers conduisant au Forum. Parmi elle, on compte un grand nombre des jeunes de l’Association Générale des Étudiants d’Algérie (AGEA)12 que des tracts les incitent à monter au GG13. Haranguant ses « troupes », Pierre Lagaillarde leur demande d’attendre calmement avant de « faire du définitif14 » mais envoie quand même avant que la cérémonie ne commence « des éléments en haut du Forum pour qu’ils se massent là en vue de créer une certaine agitation à côté de l’objectif15 ». Des affrontements entre CRS et manifestants ont d’ailleurs lieu devant le GG, de fait bien avant la fin de cérémonie au monument aux morts16.

7La suite est connue (même si les informations varient d’une source à l’autre) : après la dislocation de la manifestation officielle et le départ du général Salan et de son état-major, les ultras, Lagaillarde en tête, emmènent leurs militants vers le GG. Une partie des manifestants affronte les CRS qui lancent les lacrymogènes, puis se replient à l’intérieur des grilles du GG, remplacés par des parachutistes qui se révèlent également incapables de maîtriser l’émeute. Les grilles sont enfoncées par un camion pris aux paras ; Lagaillarde s’introduit dans le GG, monte sur la corniche du bâtiment et exhorte les manifestants à entrer, ce qu’ils font non sans avoir enfoncé la porte d’entrée à l’aide d’une automobile portée et utilisée comme bélier ! Une fois le bâtiment investi – et pour partie saccagé – un Comité de Salut Public (CSP) est constitué.

8Il y a donc bien eu planification effective de l’assaut du GG, suivant une « mini-conjuration » de certains ultras qui ne correspond que partiellement à la définition légale d’un complot. L’émeute a certes atteint un but défini à l’avance celui des ultras, qui ne correspond nullement aux ambitions d’autres groupes ou acteurs.

Des complicités ?

9Toutefois, pour certains auteurs, quelques déclarations d’intention et des préparatifs pour le moins sommaires ne peuvent suffire à expliquer ce succès – somme toute mitigé, puisque l’émeute échoue sur l’essentiel17. Il y aurait eu des complices parmi les forces de l’ordre. Jules Moch prétend que c’est le colonel Godard, à la tête du dispositif du maintien de l’ordre à Alger, qui a demandé aux CRS de se replier sans combattre18. Christophe Nick va plus loin : Godard connaissait les préparatifs des factieux et aurait à dessein facilité la prise du GG19. Nous reviendrons plus loin sur l’éventuelle implication des militaires, mais reste que, à partir des mêmes sources, nous aboutissons des conclusions plus nuancées.

10Tout d’abord, les intentions de la fraction la plus activiste des ultras ne semblent pas connues par la police – sauf à postuler comme Christophe Nick que les informations furent étouffées par des policiers favorables aux ultras, ce qui est invérifiable. En tout état de cause, les rapports de police dénotent en métropole20 comme à Alger21, une méconnaissance presque totale des plans des ultras (tardifs, sommaires et n’impliquant qu’une fraction d’entre eux)22. L’armée, par l’intermédiaire de Salan, ne connaît l’intention de s’en prendre au GG que le 13 mai à midi23 et selon Léon Delbecque, ni Godard ni l’Igame d’Alger Serge Baret ne semblent soupçonner ce qui se prépare24. Le dispositif de sécurité25, conçu avant d’avoir eu connaissance des intentions des activistes, est élaboré en fonction des manifestations précédentes et en prévision d’une manifestation certes massive, mais pas d’une émeute26. Comme le rappelle Trinquier, surpris par le 13 Mai : « Les manifestations à Alger étaient fréquentes. Quelques remous, quelques bousculades, des cris, après quoi, tout finalement rentrait dans l’ordre avant la nuit27. » Malgré les proclamations menaçantes, la manifestation non autorisée du 26 avril 1958 s’était par exemple déroulée dans le calme. Les forces de l’ordre, relativement dispersées, ne doivent pas contrer un assaut, mais sont disposées le long du cortège pour éviter les déprédations ou les affrontements (en particulier entre Européens et Musulmans)28. Il y a tout de même des réserves de gardiens de la paix et des concentrations de CRS sur les points sensibles (dont le GG) et le matin du 13 mai, le 3^e RPC est appelé à la rescousse29.

11Le repli des CRS, en force sur le Forum, et leur remplacement par des parachutistes plus favorables aux émeutiers, est-il du à un plan machiavélique et des complicités « haut-placées » ? En fait, les CRS sont proprement débordés par les manifestants arrivant de plusieurs directions différentes quand l’ordre de repli est donné. L’unique solution pour empêcher l’invasion du GG puis obtenir son évacuation aurait d’ailleurs été de tirer sur la foule, décision que personne ne voudra assumer, que ce soit le colonel Godard, les CRS30, l’état-major ou le gouvernement31. Christophe Nick a bien mis en lumière le manque de réactivité et de résolution du colonel Godard avant et pendant le 13 mai. Mais il ne fait pas non plus de geste en faveur des ultras. Alors que Lagaillarde avait déclaré vouloir prendre aussi la radio32, des gardes mobiles sont envoyés pour la protéger dans l’après-midi33, et quand l’émeute atteint les grilles du GG, Godard tente de parlementer, mais pas avec Lagaillarde, « envoyé sur les roses34 ». L’Igame Baret est lui proche des gaullistes35 mais son intérêt en tant que garant de l’ordre et comme gaulliste est, tout comme Delbecque, que la manifestation n’aille pas trop loin.

12Bref, même si la question n’est pas tranchée, il n’y a pas d’indices incontestables de la complicité active des forces de l’ordre ou de leurs chefs.

Le 13 Mai : le fait d’une minorité résolue

13Au-delà des circonstances fortuites ayant favorisé la prise du GG, comme l’utilisation d’un des GMC ayant amené les parachutistes sur le Forum pour forcer les grilles36 ou d’une des voitures des fonctionnaires du GG pour enfoncer la porte du bâtiment, il fauta accepter l’idée que c’est bien une minorité d’ultras qui décide dans la précipitation du sort du 13 Mai stricto sensu.

14Le 13 mai n’est en effet pas une date mûrement réfléchie et née de la concertation entre ses différents protagonistes. L’idée de la manifestation vient de Delbecque37 pour exploiter l’indignation née de l’exécution de trois soldats français par le FLN. Elle est relayée par l’antenne de la Défense nationale à Alger et le soir du 11 mai, le Comité de Vigilance décide de la grève générale et de la manifestation pour le 13 mai, décision diffusée par les journaux et des tracts le lendemain. L’armée, en la personne de Salan, donne une dimension officielle et nationale au 13 mai en appelant à manifester solennellement dans tout le pays. À Alger même, la manifestation « officielle » est prévue pour 18 heures et doit revêtir la forme d’un bref dépôt de gerbe au monument aux morts. Le Comité d’Entente des Associations d’Anciens Combattants tient, en début de soirée, une réunion avec les membres du Comité de Vigilance afin de savoir quelle attitude adopter. La décision est prise (en accord avec les autorités administratives) de retarder le rassemblement avant la cérémonie et de raccourcir le trajet du cortège afin d’éviter les incidents38. Mais cela n’aboutit pas à un rassemblement réellement unitaire : non seulement les organisations ultras se rassemblent bien plus tôt que les anciens combattants, mais les objectifs sont également différents. Les anciens combattants et l’état-major veulent rendre hommage aux soldats exécutés et signifier leur désaccord avec le gouvernement. Le Comité de Vigilance désire lui contrecarrer la formation du gouvernement Pflimlin au profit d’un gouvernement de salut public. Mais au sein de ce même Comité, certains ultras veulent profiter de la manifestation pour prendre le GG et s’emparer du pouvoir (sans compter les gaullistes, peu nombreux mais décidés à profiter de la journée).

15Parmi cette minorité d’ultras, un personnage a joué un rôle crucial : Pierre Lagaillarde. Comme l’écrit avec ressentiment Jules Moch, « Ce fâcheux excité porte une lourde responsabilité dans les évènements39. » Allant outre les vœux des autres membres du Comité de Vigilance, non seulement il décide de l’assaut la veille, mais le jour même, il harangue et mobilise ses militants, il masse des adhérents de l’AGEA et de l’AGELCA au Forum et y entraîne des manifestants après la fin de la cérémonie. Enfin, alors même que les émeutiers semblent fléchir40, il s’introduit dans le GG et les pousse à le suivre depuis la corniche du bâtiment où il se trouve. Son action déterminée, les partisans qu’il a à sa disposition et la résolution qu’il leur a insufflée ont été absolument décisifs.

16Après examen, les évènements du 13 mai apparaissent bien comme l’œuvre d’une minorité d’ultras et non le résultat d’une vaste et mystérieuse conspiration. Pourtant, dans de nombreux témoignages et récits, ces ultras ont un rôle subordonné : les véritables comploteurs tirant les ficelles du 13 Mai sont ailleurs, en métropole.

Les comploteurs supposés

17Il a en effet existé, avant le 13 mai, des plans plus ou moins aboutis de la part de conspirateurs métropolitains, en vue d’instrumentaliser l’Affaire algérienne à leur profit. Mais l’action de ces réseaux doit être jugée à leur juste valeur.

Le complot d’extrême droite

18Parmi les groupes de conspirateurs qui ont gravité autour du 13 mai, le réseau du « Docteur Martin » a fasciné les journalistes, que ce soit Jean-Raymond Tournoux41, Christophe Nick ou bien sûr Pierre Péan42. Le poids symbolique du Docteur Martin est énorme, car il trace une continuité avec le complot d’avant-guerre par excellence, la Cagoule. Ce réseau regroupe des personnalités dont l’objectif est de mettre en place un pouvoir autoritaire et nationaliste. Il a un atout essentiel : ses liens privilégiés avec les ultras d’Alger, en particulier par le biais de Robert Martel, ce qui lui permet d’être informé de ce qui se trame et de mettre en place un plan commun dont le 13 mai serait l’aboutissement. Le partage des taches est simple : aux ultras l’émeute, au réseau Martin la prise de pouvoir par le biais du « Grand A », le général Cherrière qui aurait dû arriver le 13 mai de métropole pour coiffer l’insurrection et prendre le pouvoir à Alger.

19Toutefois, ce réseau a des défauts rédhibitoires. Il est formé de personnalités entretenant des relations assez lâches, voire méfiantes, dont les réunions sont essentiellement des échanges de vues et d’informations43. Quand vient le temps de l’action, les plans se révèlent d’une fragilité étonnante, à cause du manque de relais politiques crédibles, ou du général Cherrière qui n’est pas à la hauteur de son rôle et fait défection44. À aucun moment le réseau Martin, qui se bornait à attendre l’explosion à Alger, n’a ni décidé, ni contrôlé, ni pu exploiter les évènements.

20Quant aux activistes de métropole, en particulier les membres du Comité d’Action des Associations Nationales d’Anciens Combattants (CAANAC, qui compte aussi des gaullistes), ils organisent une manifestation le 13 mai à Paris. Loin d’être un nouveau 6 février, elle est stoppée sans difficulté par les forces de l’ordre alors qu’elle se dirige vers la Concorde : rien de concret n’avait été organisé pour la faire « dégénérer » et elle se consume en vain en provoquant quelques incidents mineurs45. Certains leaders, tel Yves Gignac, sont arrêtés, d’autres en fuite, et plusieurs mouvements d’extrême droite mineurs sont dissous de façon expéditive par décret le 15 mai.

Le complot gaulliste

21L’autre grand complot qui est le plus souvent dénoncé est celui des gaullistes, pour au moins deux raisons. D’une part à cause d’une illusion rétrospective, les évènements débouchant sur leur succès quasi total, d’autre part en raison de la construction d’un récit antigaulliste46, en particulier de l’extrême droite, basé sur la conviction que les gaullistes auraient été des « comploteurs professionnels » depuis 194247. Il serait cependant erroné d’envisager les gaullistes avant le 13 mai comme une sorte de « phalange » aux ordres du général de Gaulle. Il s’agit bien plutôt de divers groupes ou personnalités agissant en ordre relativement dispersé et ne s’accordant ni sur les modes d’action – activisme, noyautage, propagande, activité parlementaire – ni même sur les buts à atteindre, mais pensant tous agir, comme l’a bien montré Odile Rudelle, selon les volontés du Général.

22La part prise par les gaullistes dans le 13 mai au sens strict est faible. C’est certes Delbecque qui, par le truchement du Comité de Vigilance, parvient à imposer la date du 13 mai. À Alger, l’USRAF ne reste pas inactive et accomplit un intense travail de mobilisation au sein du Comité de Vigilance, et le 13 mai, des tracts de l’USRAF et des Républicains Sociaux sont distribués. Mais comme le souligne Jacques Dauer, c’est « une équipe hardie [qui] se multiplie pour donner l’impression du nombre48 » et les gaullistes n’ont pas le contrôle d’événements qui se transforment, contrairement à leurs projets, en émeute.

23Il ne s’agit toutefois pas de dire que les gaullistes n’ont pas « comploté ». Jacques Valette a récemment fait la synthèse de la question49, rappelant que des gaullistes s’étaient effectivement concertés avant le 13 mai en vue de profiter de la situation algérienne pour permettre le retour du général de Gaulle au pouvoir. Leur degré d’engagement est variable et pas toujours très défini ; certains sont assez prudents voire timorés, tandis que d’autres semblaient au contraire prêts à renverser l’état-major militaire d’Alger50. Le plus actif d’entre eux, Léon Delbecque, dont Jean-Paul Thomas a retracé en détail le parcours et l’action, a de son propre aveu mené une action en marge de la légalité51. À Alger, son problème est son isolement, dû à la méfiance qu’il inspire aux autorités civiles et militaires52 comme aux ultras. Son action suit deux axes : souffler sur les braises du mécontentement des partisans de l’Algérie Française – ce qui signifie se tenir informé autant que possible des préparatifs des ultras – et se préparer à tirer partie des circonstances en mettant sur pied un réseau d’alliés.

24Son plan pour le 13 mai est d’utiliser la manifestation pour provoquer une agitation canalisée, afin que le Comité de Vigilance fasse pression sur le directeur de cabinet de Robert Lacoste (alors en France) jusqu’à obtenir un gouvernement de salut public avec le général de Gaulle à sa tête. Mais cela signifie que les débordements doivent être limités, et quand Delbecque revient à Alger le 13 mai, mis au courant des projets des ultras, il est inquiet d’une émeute qui pourrait contrarier ses plans. Entre lui et les ultras, il n’y a pas complicité, mais concurrence. C’est pourquoi il recherche tant les soutiens, comme le révèle son action méconnue auprès de l’UNC-Afrique du Nord. Le ministre de la Défense nationale Jacques Chaban-Delmas s’était impliqué dans sa création et Delbecque avait œuvré à la constitution d’une section à Alger, les deux hommes espérant qu’elle se livre à une certaine agitation53, en vain. Claude Capeau souligne que lors de son adhésion, on ne lui cache pas que l’on désire des patriotes prêts à renverser les politiciens favorables à l’abandon de l’Algérie54. De fait, quand Delbecque revient à Alger le 13 mai, il ne peut compter que sur quelques personnalités comme l’actif Lucien Neuwirth, ou des sympathisants tels le superpréfet Baret, et il se trouve dépassé par l’évènement sur lequel il n’a d’abord aucune prise.

À propos de quelques présomptions

25Nous avons souligné le hiatus entre les « complots métropolitains » précédant le 13 Mai et le déroulement effectif de celui-ci. La cohérence apparente des récits des tenants de la thèse de la conspiration gaulliste et/ou d’extrême droite tient à plusieurs artifices.

26Le premier est de décrire en détail les différents préparatifs de complot, puis les évènements du 13 mai, en insinuant, sans le démontrer, un lien « évident » entre eux. Quels qu’aient été les relations bien réelles des émeutiers avec des activistes de métropole, le 13 Mai résulte d’une décision et d’une action algérienne, qui prend les autres « comploteurs » – et même une partie du Comité de Vigilance – de cours.

27Le second consiste à insérer le 13 Mai dans la généalogie des complots qui l’ont précédé et qui lui donneraient son intelligibilité. Le 13 Mai serait ainsi l’aboutissement des manifestations du 4 avril 1954, du 9 mai 1954, du 6 février 1956, de l’affaire du général Faure, des obsèques d’Amédée Frogier et du complot du bazooka. Or, les acteurs, les logiques, les buts ne sont pas les mêmes, et aucune de ces affaires n’explique comment le 13 Mai s’est effectivement décidé, organisé et déroulé.

28Le dernier est de nier le poids du contexte et la multiplicité des facteurs en jeu55 et de tout expliquer par le complot. L’ascendant pris par de Gaulle, Delbecque et Soustelle sur le CSP, l’état-major et le gouvernement, et le succès final doivent moins à des menées conspiratrices ou clandestines qu’à des actions certes informelles et/ou secrètes, mais pas pour autant conspiratives. L’action personnelle du général de Gaulle a été fondamentale, on ne saurait trop le rappeler, mais Jacques Dauer a également souligné l’importance de la réactivation des réseaux gaullistes et de leur intense travail de propagande56. Odile Rudelle a également montré comment les contacts (en particulier du général de Gaulle) de tous ordres, avec diverses personnalités politiques ou militaires, se sont intensifiés au début de l’année 1958. Ce travail de persuasion tous azimuts porte ses fruits avant le 13 mai, avec les appels publiés par le « nouveau converti » Alain de Sérigny les 11 et 13 mai57 ou le soutien affiché de Salan à un gouvernement de Gaulle dès le 12 mai. Le cheminement et l’action de Guy Mollet par exemple58 sont significatifs de l’évolution suivie par d’autres hommes politiques non gaullistes au moment des évènements.

29Cette dimension proprement politique se révèle d’autant plus importante que les plans des ultras montrent rapidement leurs limites : maîtres du GG mais sans réel porte-parole, ils obtiennent la mise en place d’un CSP dont ils ne contrôlent ni la composition ni le rôle, et signent de facto leur effacement au profit de l’armée. Tenue en dehors de la conjuration, celle-ci devient dès lors l’acteur principal de la rébellion à Alger.

Le rôle déterminant de l’armée

30En effet, à partir du 13 mai, l’armée ne se contente pas de couvrir les insurgés, elle exerce des pressions de plus en plus fortes sur le gouvernement civil, jusqu’à la rupture.

L’armée prête à franchir le Rubicon

31Un des apports les plus neufs du livre de Christophe Nick est d’avoir minutieusement montré que le général Salan connaissait l’activité de certains comploteurs, qu’il avait eu des contacts avec des activistes ou des responsables politiques, qu’il avait fait sonder l’armée et qu’il s’était même déjà opposé au pouvoir civil avant le 13 mai.

32En mars 1958, le général Salan rencontre le général Cherrière par l’intermédiaire d’Yves Gignac. Celui-ci sonde entre le 9 et le 11 mai, pour le compte de Salan dont il est un proche, le général Allard, l’amiral Auboyneau et le général Jouhaud sur leur réaction en cas de coup de force. Les 25-26 avril 1958, Salan et Jouhaud, convoqués par Pleven pressenti pour être président du Conseil, opposent une fin de non-recevoir cinglante aux projets de traiter avec les rebelles59. Yves Gignac rencontre et interroge Antoine Pinay (les 1^er et 5 mai) là encore sur suggestion de Salan. Enfin, le 9 puis le 12 mai, Salan – et d’autres généraux avec lui – fait pression sur le pouvoir civil par deux fois. Une fois par télégramme adressé au général Ély mais en appelant au président de la République. Puis directement auprès de l’envoyé du président du Conseil pressenti, le préfet Paira, en demandant un gouvernement de salut public présidé par le général de Gaulle. C’est enfin Salan qui autorise la manifestation du 13 mai et qui lui donne tout son poids en demandant le soutien total des associations d’anciens combattants.

33Peut-on pour autant en déduire que Salan et les autres généraux étaient des comploteurs ? Avant le 13 mai, Salan s’était tenu informé et avaient avec d’autres généraux, fait pression sur le pouvoir civil au nom de la défense de l’Algérie française, qui l’emporte manifestement sur le respect des institutions60. Cet état d’esprit, fort justement qualifié par Michel Winock de « prédisposition à une éventuelle désobéissance à l’occasion61 », explique en tout cas le ralliement quasi spontané aux insurgés. Au soir du 13 mai, Salan assume la responsabilité de chapeauter l’insurrection et de faire le saut dans l’illégalité62 tandis que Massu prend sur lui de constituer un CSP pour répondre aux revendications des émeutiers. On atteint là en quelque sorte le terme d’un manque de loyauté croissant à la tête de l’armée, déjà palpable en 195763. Mais peut-on, comme l’affirme Christophe Nick, considérer que Salan a joué, consciemment et avant le 13 mai, le rôle de la caution militaire (et pas des moindres), voire de « coordinateur64 » du complot ?

L’armée partie prenante du complot ?

34Il faut à ce titre, là encore, se méfier des récits qui effacent les incertitudes et les hésitations. En fait, l’état-major d’Alger avait été tenu hors des plans des ultras – que ce soit Salan, Massu ou Jouhaud – car globalement considéré comme trop légaliste ou républicain : de façon surprenante, les officiers généraux qui prennent les choses en main après le 13 mai sont en fait « hors du coup » et surpris par l’émeute.

35Bien sûr, certains officiers sentent que l’atmosphère est tendue, et le général Laure, alors en poste au Sahara, explique que sans « avoir été mis dans le secret des complots », il était préparé à cette éventualité65. Salan est relativement bien informé et apprend au matin du 13 mai « la décision d’occuper le Gouvernement général ». Mais afin de palier aux risques, Massu, responsable du système de protection, ramène sur Alger le 3^e et 6^e RPC66. La veille des évènements, Lagaillarde aurait exprimé son intention d’obliger Salan à prendre le pouvoir, mais il n’y a pas eu, à notre connaissance, d’entente ni même de contacts préalables.

36En fait, comme en témoigne Massu, « si dans les premiers mois de 1958, nous enregistrons une agitation sourde dans les milieux les plus actifs de la population, personne ne cherche à me tâter ni à me mettre dans la confidence d’un projet, et cela me rassure. Sans fausse modestie, je sais bien que rien de sérieux ne se fera à Alger sans moi67 ». Quand la grève et la manifestation sont programmées, Massu ne sait pas grand-chose. Il s’attend seulement à « une accumulation plus lourde de soucis que [lui] valait quotidiennement son poste de responsable de la zone nord-algéroise » et doit donc faire face à une situation extrême qu’il n’a « ni prévue ni imaginée68 ». En dépit de son gaullisme de cœur, il a une réputation de militaire légaliste auprès des ultras, et après la grève avortée du 18 septembre 1957, leur propagande s’en prend à celui qu’elle considère comme le « défenseur du régime prêt à tirer sur les patriotes69 ». Edmond Jouhaud, major général de l’armée de l’Air en Algérie, n’est pas non plus « sollicité pour l’organisation du coup d’État que certains préparaient » parce que « classé républicain70 », et confirme que « l’événement [les] avait manifestement tous surpris71 ». Pour ce qui est de Salan, son engagement ultérieur dans l’OAS occulte le fait qu’il était considéré jusqu’en 1958 comme un général loyal, qui souffrait même d’une image de liquidateur de l’Indochine – il est d’ailleurs hué par la foule le 13 mai.

37Comment, dans ces conditions, l’état-major rallie-t-il aussi rapidement le général de Gaulle ? Pour le gaulliste sentimental qu’est Massu, le choix a été assez simple et liée à la situation générée par le 13 Mai. Les choses sont plus complexes pour le général Salan72. Ses relations avec les gaullistes ne sont pas des meilleures, en particulier après l’attentat manqué du 16 janvier 195773, censé avoir été fomenté en sous-main par un mystérieux « Comité des Six » comportant des personnalités gaullistes, tel Alain Griotteray74, qui sera traité sans ménagement quand il débarquera avec Biaggi à Alger… Yves Gignac et Marcel Ronda considèrent le ralliement de Salan, initié avant le 13 mai, comme un glissement progressif favorisé par la propagande gaulliste75. Dans ses Mémoires, Salan explique que son attitude76 répond en fait à deux soucis : sauvegarder l’Algérie Française bien sûr, mais aussi préserver l’unité de l’armée, préoccupation quasi obsessionnelle parmi les officiers, bien que souvent sous-évaluée dans l’historiographie77. Or, il savait par le biais d’Yves Gignac que l’appel à de Gaulle représentait alors pour les officiers généraux le plus petit dénominateur commun susceptible de ne pas provoquer de fracture tout en permettant de sauvegarder la souveraineté française en Algérie.

Une armée mal préparée pour la prise de pouvoir

38Le déroulement des évènements du 13 mai et des jours qui suivent confirme que l’armée n’était nullement préparée à prendre le pouvoir.

39L’action des parachutistes envoyés sur le Forum pour relever les CRS est certes interprétée comme de la complicité de la part d’André Rossfelder78 ou de Marcel Ronda79, mais les paras viennent remplacer les CRS sur ordre de l’autorité militaire mais à la demande du commandant CRS qui se trouve sur place et dont les hommes sont débordés80. L’ordre est d’ailleurs transmis à la hâte et sans avoir conscience de la gravité des évènements : quand on signale à Massu et Jouhaud que « de légères bagarres ont lieu devant le Gouvernement général », ce dernier pense qu’il « s’agit probablement des éternels heurts entre les étudiants et les CRS81 ». Quant à penser que le manque de pugnacité des militaires est dû à des ordres, sauf à manipuler le récit de Trinquier comme le fait Christophe Nick, rien n’accrédite la collusion préméditée des paras avec les insurgés82. Au total, on voit là, moins de la préméditation qu’une mauvaise évaluation de l’ampleur prise par la manifestation par le commandement, accentuée par la relative brièveté des évènements et le manque de zèle des troupes83.

40Par la suite, quand les généraux Salan et Massu retournent au GG, leur attitude n’a rien de la satisfaction ou de l’affairement de ceux qui auraient préparé et réussi leur coup. Le portrait dressé par de nombreux témoins d’un Salan totalement anéanti est peut-être exagéré84, mais il est clair que le général est désemparé par la situation qu’il doit gérer. Quant à Massu, quand il revient au GG, son comportement – et son vocabulaire ! – traduisent à quel point il est décontenancé et irrité par la tournure des évènements85.

41Par la suite, Salan ou Massu ne démontrent pas la volonté de s’engager à fond dans la voie de la rébellion et de la rupture avec Paris. Salan redemande le 14 mai à Pierre Pflimlin de renouveler la délégation des pouvoirs civils accordée par Félix Gaillard la veille. Même si Pflimlin, en particulier grâce aux écoutes téléphoniques, connaît le « double-jeu » de Salan, celui-ci maintient le contact, se montre d’abord déférent et avide de directives venant du gouvernement, traduisant des réticences à plonger dans l’illégalité tout comme une difficulté certaine à maîtriser la situation sur place86. En effet, Salan et Massu peinent à limiter la marge d’action des différents activistes, que ce soient les membres du CSP87 ou les gaullistes, au premier chef Delbecque et Soustelle. Selon Léon Delbecque, le 16 mai encore, le général Salan prévoit de faire arrêter les gaullistes et d’essayer de trouver un terrain d’entente avec Paris88. Soustelle, qui arrive le 17 mai à Alger, est bien près d’être rembarqué de suite et doit promettre de ne pas gêner les démarches de Salan auprès du gouvernement89. Les personnalités politiques qui arrivent de métropole sont accueillies « sans trop d’enthousiasme » par Salan90 et pour la plupart refoulées car susceptibles de compliquer ou d’aggraver les relations avec la métropole.

42La prise en main de la situation par l’armée est toute entière marquée par l’improvisation et les hésitations. La radio, qui se révèlera une « arme psychologique » décisive, est d’abord négligée. Alors que Massu s’en désintéresse totalement, c’est Lucien Neuwirth qui en prend le contrôle en chassant les journalistes, bientôt rejoint par André Rossfelder, hâtivement nommé par Massu à sa propre demande91. Le contrôle de l’ensemble de l’Algérie par l’armée est laborieux, en partie parce que, comme le note Trinquier avec déception, « l’armée ne suivait pas le mouvement déclenché. Au fond rien ne suivait92 ». De nombreux officiers demeurent dans l’expectative, ce qui, ajouté aux hésitations de l’état-major d’Alger, aux délais de circulation et au caractère incertain de l’information, laisse les militaires dans une sorte de flou, quelles que soient leurs opinions politiques. Déodat Puy-Montbrun, ancien Français Libre qui se trouve à Sétif, apprend le 14 mai au soir ce qui vient de se passer à Alger. Rebuté par l’insurrection, désorienté par les appels contradictoires venant de métropole et sans directive du commandement, il ne participe pas au mouvement93. À Trézel, Marc Chervel relate que durant les premiers jours l’information est fragmentaire et que les soldats ne partagent pas l’enthousiasme du CSP local. À Tiaret, le 19 mai encore, le général Dodelier se garde de prendre parti, tandis que certains officiers s’opposent ouvertement à la rébellion94.

43Ce climat d’incertitude, qui dure environ jusqu’au 19-20 mai, doit aussi à la réaction des autorités civiles, en particulier les préfets qui refusent de céder et entretiennent l’impression que le régime est capable de résister en Algérie. Leur éviction par les militaires se fait au prix de révocations successives, appuyées de menaces, voire de heurts comme à Oran. Le cas de Constantine est symptomatique de cette atmosphère de confusion. D’une part parce que l’entente n’est pas bonne entre Alger et le général Gilles qui commande la région95. De l’autre parce que les jours qui suivent le 13 mai sont l’occasion d’un pénible bras de fer entre l’autorité civile et l’armée. Le 16 mai, le préfet est arrêté par un capitaine parachutiste et emmené à Alger, où le général Salan comme le général Gilles refusent d’assumer l’arrestation. De guerre lasse, face aux pressions locales et sur requête de Salan, le préfet part vers Paris dans la nuit du 18 au 19 mai96. Par la suite, les membres du CSP local se plaindront auprès d’Alger de l’attitude du général Gilles, accusé d’ambition personnelle et de faiblesse, en particulier vis-à-vis de l’administration civile97.

44Pourtant, cette armée qui s’improvise rebelle glisse très rapidement sur la voie du complot avec le plan « Résurrection ».

Le complot par excellence : le « plan Résurrection »

Naissance d’un putsch

45Le plan Résurrection est relativement bien connu grâce aux témoignages de ses acteurs – au premier chef Raoul Salan98, Edmond Jouhaud99 et le général Miquel100, ainsi que le général Paul Ély101 et le général Dulac102. Il n’a cependant pour le moment suscité que deux études proprement historiques, l’une consacrée à Toulouse103 et une autre à l’armée de l’Air104. Christophe Nick a ajouté au dossier un document à manier avec précaution, le rapport Vitasse105.

46Une des fausses évidences concernant les évènements de mai 1958 est que, suivant une perspective téléologique et conspiratrice, Résurrection serait la suite logique du 13 mai. Des auteurs affirment que des linéaments du plan Résurrection auraient été mis en place avant le 13 mai, en particulier par le général Petit106, qui aurait préparé un coup de force militaire venu d’Alger afin de soutenir la prise de pouvoir du général de Gaulle107. Des prises de contact ont sans doute eu lieu peu avant le 13 mai108 mais en l’état actuel des connaissances, ces affirmations restent à étayer plus solidement109.

47L’opération Résurrection s’inscrit dans la mise sous pression du gouvernement par l’état-major d’Alger, et est marquée par deux actions antérieures. D’abord celle de l’armée qui consacre les premiers jours à la prise de contrôle de l’Algérie en étendant illégalement la délégation des pouvoirs civils et militaires pour la région d’Alger. Ensuite l’affaire de Corse du 24 mai, dont la grande force est de « sauver les apparences » en respectant le schéma : manifestation « populaire » du CSP local – prise de contrôle de la préfecture par les militaires – ralliement officiel à la rébellion par le biais d’envoyés d’Alger. L’absence d’effusion de sang, l’exploitation médiatique habile due à Lucien Neuwirth et l’absence de réaction gouvernementale en font un réel succès. Son origine est encore débattue : suivant les témoignages, elle doit être recherchée du côté des gaullistes d’Alger (Delbecque, Arrighi, Soustelle), des troupes stationnées dans l’île, des activistes de Corse ou de la rue de Solferino. Cette dernière opinion est celle de Christophe Nick, qui pense que l’opération avait reçu le feu vert du général de Gaulle ; mais s’il produit des indices troublants, il se base aussi sur de trop nombreuses hypothèses110. Quoi qu’il en soit, l’opération de Corse ne fait pas céder le gouvernement Pflimlin : apparemment renforcés, les insurgés d’Alger comme les gaullistes sont à nouveau dans l’impasse, et c’est là qu’intervient l’opération Résurrection.

48Sa naissance est progressive, et il y a en quelque sorte eu deux plans Résurrection : le premier, conçu par l’entourage de Massu, prend forme à la suite des contacts entretenus entre le 18 et le 23 mai par le commandant Vitasse et le capitaine Lamouliatte en métropole111. Peu précis, n’ayant pas résolu la question fondamentale des moyens de transports, il ne convainc pas le général Dulac (chargé de le présenter au général de Gaulle, qui jugera les moyens insuffisants). Également perplexe, Salan fait rédiger un deuxième ordre d’opération112 et la seconde mouture, achevée le 29 mai, est mieux conçue113. Elle prévoit, selon une organisation minutieuse des moyens aériens, la concentration sur Paris de forces stationnées en Algérie, dans le Sud-Ouest114 et en région parisienne, la prise de contrôle de points stratégiques dans la capitale, l’arrivée de Salan à Paris et l’appel au général de Gaulle115. Il s’agit donc ni plus ni moins que d’un projet de coup d’État militaire, d’un putsch.

49Les gaullistes et le général de Gaulle ont eu connaissance de la gestation et du déroulement prévu du plan Résurrection – nous ne pouvons qu’approuver à ce sujet les conclusions de Serge Berstein116, même si le silence observé par les personnalités gaullistes a été – partiellement – levé117. Les gaullistes – ou des gaullistes – ont même pesé sur les décisions, dans un sens ou dans l’autre et suivant des modalités diverses : outre l’entrevue maintes fois rapportée entre le général de Gaulle et le général Dulac le 28 mai, l’état-major gaulliste semble avoir également imposé ses vues sur le dispositif118, Salan soumettant d’ailleurs le déclenchement du plan à l’appel du général de Gaulle.

Le rôle des civils

50Les « grands oubliés » des travaux sur le plan Résurrection sont les civils et les activistes métropolitains, dont l’existence a été rappelée par Christophe Nick119. Des témoignages attestent qu’ils ont tenté de s’organiser pour prendre part au plan Résurrection ; c’est notamment le cas d’émigrés hongrois qui auraient été en charge de s’emparer de l’Hôtel de Ville au soir du 29 mai120. Jean-Jacques Susini conduit lui un groupe d’activistes dans le Forez avec armes et bagages, dans la perspective de participer à un éventuel coup de force à Saint-Étienne et Lyon121. D’anciens membres du RPF se sont également mis sur le pied de guerre comme à Marseille122, révélant la survivance et le réveil d’une mentalité activiste chez les gaullistes. Alger peut même compter sur la participation de personnalités haut placées, la plus notable étant celle de Roger Wybot (qui avait préparé son propre plan avant le 13 mai) alors à la tête de la DST, chargé en accord avec Vitasse d’arrêter Jules Moch et de prendre possession du ministère de l’Intérieur123.

51L’inconnue est la réalité de l’articulation de ces initiatives avec une opération Résurrection dont les détails sont arrêtés fort tard et dont l’exécution, comme nous le verrons, n’est pas sans poser problème. Jean-Jacques Susini ou les Hongrois sont ainsi sous les ordres du général Chassin, qui n’est ni un proche des gaullistes, ni en liaison avec Alger. Ceux qui ont participé aux émissions de Radio Alger, que ce soit Lucien Neuwirth ou André Rossfelder, ont révélé que l’essentiel des messages codés n’étaient en général que des blagues d’étudiants destinés à inquiéter et intoxiquer la métropole, et non un moyen de contacter d’hypothétiques réseaux. Certaines personnalités pourtant habituées à la clandestinité, telles Bob Maloubier124 ou Brigitte Friang125, ont témoigné du manque de sérieux et de prudence de leurs initiatives. Quant à la propension à l’action des CSP en métropole, elle semble faible126 : en dehors de la Seine, leur création est tardive, et accompagne le mouvement plus qu’elle ne semble peser sur lui127. Mais ces incertitudes sur le « volet civil » de Résurrection sont néanmoins d’importance secondaire par rapport à celles qui portent sur l’opération principale.

De profondes incertitudes

52Par rapport à la Corse, le plan Résurrection présente deux défauts. D’abord, la passage d’une prise de contrôle relativement pacifique légitimée par un mouvement d’apparence populaire128 à un véritable coup d’État militaire tel que la France n’en avait plus connu depuis plus d’un siècle. Cette grave responsabilité provoque l’indécision des principaux responsables de Résurrection, qui tranche avec la volonté d’en découdre des officiers subalternes. Les réticences du général Salan sont palpables, et le 29 mai il édicte des restrictions au déclenchement de l’opération129. Le général Miquel ne veut lui aucune effusion de sang130 et Jacques Foccart explique qu’avec Pierre Lefranc il s’était vivement opposé aux envoyés d’Alger sur l’opportunité de lancer l’opération131. Quant au général de Gaulle lui-même, il aurait fait clairement savoir que l’exécution du plan Résurrection ne devait avoir lieu qu’en dernière extrémité – expression par essence dilatoire, qui ne présume pas de son attitude future et qui doit être interprétée à la lumière de ses réserves personnelles vis-à-vis de Résurrection.

53Toutefois, le 29 mai, le top est bien donné au déclenchement de l’opération (puis suspendu). Léon Delbecque affirme que c’est lui qui transmet le feu vert avec l’accord préalable de Salan et Massu, ce qui correspond à l’appréciation du général Dulac sur le rôle de Salan. Mais le général Salan déclare lui que le top est venu de Paris132, tout comme le général Nicot qui affirme avoir été mandaté pour demander – et obtenir – le feu vert du général de Gaulle133. Il est pour l’heure difficile de trancher cette question, dont l’importance est d’ailleurs essentiellement polémique, d’autant que les deux argumentations s’appuient sur des arguments valides : on voit mal des chefs militaires peu résolus agir sans l’aval préalable du général de Gaulle comme on conçoit difficilement pourquoi ce dernier déclencherait l’irréparable en dépit de ses affirmations et au moment où le processus est loin d’être totalement bloqué134.

54La seconde faiblesse de Résurrection tient aux doutes sur son sérieux et sa « faisabilité » : Jouhaud parle d’un plan qui aurait été bien plus qu’une simple menace, mais d’autres, comme Jacques Dauer135 ou Yves Gignac136, pensent qu’il ne s’agissait que d’un bluff. Les généraux Miquel et Jouhaud confirment que l’opération fut repoussée une première fois pour des raisons d’impréparation, le plan ayant été achevé peu de temps avant son exécution théorique (Jouhaud prétend même n’avoir pas été prévenu de la date prévue pour le déclenchement). Si l’on s’en tient aux estimations de ce dernier, le transport des deux régiments de paras d’Algérie aurait nécessité l’emploi de la totalité des moyens civils et militaires, une « armada hétéroclite » avec des vitesses de croisière différentes137. Son efficacité doit de plus être évaluée au regard de la capacité de réaction du gouvernement et des défenseurs du régime. La mobilisation de partis et de syndicats divisés est modeste mais pas inexistante138. Jules Moch reçoit de nombreux messages et témoignages de loyauté d’organisations, d’élus ou de fonctionnaires de France et d’Algérie, et il est difficile de savoir comment ce soutien se serait traduit en cas de coup de force, qui aurait pu les effrayer comme les galvaniser. Alain Griotteray, plein d’arrière-pensées, avait au printemps 1958 poussé l’IFOP à faire un sondage sur les réactions à un soulèvement militaire : « Sur cent personnes interrogées, quatre déclarèrent qu’elles s’y opposeraient, six qu’elles approuveraient, les autres ne cachant pas qu’elles s’en désintéresseraient139. » Le pourcentage est certes faible mais représente en nombre absolu une force propre à faire douter du succès rapide d’un coup d’État de type « blanquiste ». Le spectre qui plane sur Résurrection est celui de la guerre civile.

55La chance des conjurés est que le gouvernement est encore plus effrayé du risque de guerre civile, d’autant qu’il pense ne pas avoir les moyens de la gagner. Certes, les deux ministres de l’Intérieur successifs font preuve d’une énergie sans faille. Jules Moch réunit le 18 mai les Igames, qui constituent des réserves de gendarmerie afin de remplacer des CRS concentrés sur Paris, puis il prend des dispositions pour interdire les aérodromes civils et militaires140. Jean Brugié fait le tour des terrains d’aviation parisiens où devaient débarquer les parachutistes et constate que « la plupart des pistes ont été neutralisées141 ». L’anticommuniste Jules Moch envisage même de s’appuyer sur les syndicats et le PCF142, sans, semble-t-il, avoir pensé les armer143. Mais l’application de ces mesures apparaît hypothétique. Depuis la crise gouvernementale de l’automne 1957, dans la haute administration civile comme dans l’armée, l’opinion en faveur du retour du général de Gaulle progresse, certains s’y préparant même ouvertement144. Le ministère de la Défense est peu sûr de l’armée de l’Air métropolitaine145, et la police, en particulier à Paris, est d’une fidélité douteuse comme en témoignent les manifestations d’hostilité des gardiens de la paix146. Le préfet Papon lui-même a la réputation d’être gaulliste et soupçonné de double-jeu par le ministre de l’Intérieur147. Maurice Faure ou Michel Poniatowski rapportent que les membres du gouvernement ressentent une certaine insécurité et adoptent des mesures de précaution, voire d’exil comme dans le cas de Jules Moch148. Les stratégies personnelles ambiguës des hauts fonctionnaires et des militaires, la perte d’autorité (réelle ou ressentie) des gouvernants, leur manque de confiance vis-à-vis de leurs subordonnés minent l’action du gouvernement, qui ne veut ni en Corse ni dans le reste de la France d’un affrontement désespéré pour défendre un régime que peu considèrent encore comme légitime. La crise du régime analysée par Gilles Le Béguec a été de fait un facteur absolument décisif dans la chute de la Quatrième République face à la menace d’un putsch dont on ne savait de fait pas jusqu’où il aurait conduit.

Conclusion

56Un premier constat, presque trivial, est que malgré la rapidité des évènements et leur dimension secrète, les sources sont relativement abondantes et on peut, somme toute, en savoir beaucoup sur les complots. Néanmoins, tout n’a pas été encore établi avec certitude, y compris à propos de l’émeute du 13 mai. Les incertitudes les plus grandes concernent toutefois le plan Résurrection, faisant partie des évènements qui n’ont pas eu lieu149 et qui sont de fait les plus difficiles à étudier. Il s’agit donc d’un champ d’étude difficile, mais encore ouvert à la recherche historique.

57Du point de vue historique, les évènements de mai 1958 apparaissent singuliers et complexes. Ils agissent comme accélérateurs et révélateurs d’évolutions qui les dépassent et s’enchaînent en fonction d’« une multiplicité de paramètres dont l’enchevêtrement rendait la prévision parfaitement aléatoire150 ». Il n’y a ainsi pas un mais des complots qui s’entrecroisent et qui n’atteignent que partiellement et indirectement leurs buts initiaux. Ce sont d’abord les complots précédant le 13 mai, qui n’ont pas eu d’impact réel sur la journée proprement dite. Puis le mini-complot des ultras, demi-échec qui prend de court les « conspirateurs » métropolitains. Enfin le plan Résurrection, dont la dimension de menace sert les gaullistes mais décevra une partie de l’armée.

58Il faut donc – et ce sera notre dernier point – se départir des présomptions « conspirationnistes », qui poussent à sélectionner les faits et les sources pour les insérer dans un récit préétabli. Les lacunes de la documentation, le poids d’un contexte politique mouvant, les hésitations des acteurs, et finalement la complexité des évènements sont gommés au profit d’un explication univoque, celle du complot. En dépit d’un travail d’investigation parfois remarquable, comme dans le cas de Christophe Nick, cela conduit à des témoignages à charge qui ne font que partiellement œuvre d’histoire.

59Tout porterait à croire qu’avec l’effacement des enjeux partisans liés au gaullisme et à la naissance de la Cinquième République, les accusations de complot et la « pollution politique » des recherches sur le 13 mai 1958 seraient appelées à décroître. Il apparaît cependant que, dans la dynamique des révélations sur les réseaux Gladio et Stay-behind, les évènements tendent à intégrer d’autres « conspiracy theories ». Un article du réseau Voltaire de 2001 affirmait sans réelle preuve que le 13 Mai avait été organisé par les services secrets sous l’égide de l’OTAN151. Plus récemment, Daniele Ganser soutenait, malgré une méconnaissance manifeste de la question, que le plan Résurrection s’inscrivait dans le cadre des opérations anti-communistes illégales de Guerre Froide152. Signe des temps, les interprétations conspirationnistes du 13 Mai ne sont peut-être pas en passe de disparaître, mais plutôt de se diluer dans un des « méga-complots » contemporains, celui de la main cachée mais omnipotente des services secrets occidentaux.