De Léon Delbecque, acteur et témoin, au général Dulac : les « feux verts » en question
p. 121-143
Texte intégral
1Léon Delbecque est un des protagonistes de la crise de mai 1958. S’il paraît au-devant de la scène, son rôle réel est en question : sa notoriété soudaine pouvait prêter à mythification. L’intérêt qu’il soulève serait secondaire s’il ne dépassait sa personne. Derrière lui des gaullistes ont paru piloter, voire provoquer, tout ou partie des événements. Au-delà, on sait qu’il eut accès au général de Gaulle et fut « suivi » plus couramment par des membres de son entourage immédiat. Une étude critique de son témoignage à la lumière de ses propres archives incite à réexaminer la relation d’un certain nombre d’acteurs, gaullistes ou non, avec le Général. Les hypothétiques « feux verts » que le grand homme aurait donnés à des acteurs du 13 Mai y trouvent-ils crédit ou matière à démystification ? Quitte à décevoir les amateurs d’histoire cachée, l’auteur de cette communication penche dans ce dernier sens. D’une part, on trouve dans les propos approximativement établis du Général une cohérence autre et, sans surprise, toute gaullienne. D’autre part, s’il y eut aussi un « jeu à la limite », on doit chercher ce qui vint d’initiatives de membres de l’entourage agissant sans aval.
2Avant cet examen, soulignons ce qui justifie plus que toute autre chose de rapprocher les témoignages de Léon Delbecque et du général Dulac : ce sont les deux seuls, provenant d’acteurs présents à Alger pendant tout ou partie de la crise, qui n’aboutissent pas à un entourage formant écran mais (au moins ponctuellement pour Delbecque) au général de Gaulle lui-même ; d’où l’intérêt exceptionnel de leur décryptage. (C’est sous la précision qu’un troisième témoin, Lucien Neuwirth, doit être rattaché au cas de Léon Delbecque dont il était l’intermédiaire à ce moment précis).
Léon Delbecque : l’homme, le militant, le témoin
3Âgé de trente-huit ans en mai 1958, sorti du peuple, Léon Delbecque s’est tôt distingué par sa forte personnalité. Son parcours privé, sa résistance, son ascension professionnelle précoce précédant l’accès à peine moins juvénile à des fonctions militantes, sa culture d’autodidacte travaillant à corriger les limites de sa formation initiale, mériteraient l’étude dans une biographie. Ces éléments trop allusifs sont cités parce qu’ils contribuent à l’évaluation du témoin : l’action qui a pu sembler aventurée ne doit pas occulter le sérieux méthodique du personnage.
4L’engagement de Léon Delbecque s’inscrit dans la continuité. Les notices du RPF citent son appartenance d’avant-guerre à la JOC. Son épouse n’en a pas gardé le souvenir et cette adhésion formelle ne doit pas être frappée d’un sens anachronique : les propos de Delbecque insistent plutôt sur le sentiment nationaliste « cocardier » de sa jeunesse. Il reçut sa véritable formation politique en 1945-1946 d’anciens cadres du PSF, le parti du colonel de La Rocque, au carrefour ambigu d’une droite en recomposition et d’un gaullisme politique en gestation. Chef du Rassemblement du Peuple français dans le Nord, il fut le patron du plus important groupement du RPF. Il en fit un modèle du gaullisme militant et populaire, dirigé d’une poigne autoritaire face aux querelles en tout genre – quoique non sans souplesse à l’égard d’une droite proche et de patrons gaullistes généreux pour les finances nationales – et sous le regard du Général qui eut tôt l’occasion d’apprécier son efficacité. Gaulliste sans détour, il n’envisagea nulle séparation entre cette cause et celle de l’Algérie Française qui le mobilisa depuis 1956. Sa passion d’alors ne le rendait pas inapte aux nuances. Rappelé comme capitaine puis chef de bataillon, il fut troisième dans l’ordre hiérarchique des commandos noirs, expérience conduite par deux officiers gaullistes libéraux, le général de Bollardière et le colonel Barberot : il fut marqué par leur principe que tout musulman rencontré sur le terrain d’opération était ami sauf preuve formelle du contraire ; et il fit une place à l’ambivalence du nationalisme algérien dans son idéologie personnelle, cherchant une solution peut-être mythique dans le prestige du général de Gaulle auprès des populations concernées. Au sein des Républicains sociaux, formation résiduelle d’orphelins du gaullisme RPF, ses contacts opératoires allèrent de Jean-Baptiste Biaggi, dont il sut s’écarter au temps de « l’Antenne », à Jacques Chaban-Delmas, qu’il soutenait dans un esprit pragmatique contre les préventions « antipoliticiennes » sectaires.
5Le cas de Léon Delbecque relève d’un problème historiographique général : le témoignage d’un acteur des événements. Une longue pratique de ses écrits et propos enregistrés nous permet ici une évaluation1. Le témoin est à l’image de l’homme : carré, précis et sans changement ; ses témoignages oraux et écrits sont faits sur archives, sans mythification personnelle, ni déformation pour régler des comptes, et ils sont recoupés a posteriori par ses propres archives et par d’autres sources. Le problème historiographique n’est pas soldé pour autant car on doit savoir lire au-delà de l’exactitude factuelle. C’est l’enjeu des développements qui suivent : l’éclairage d’archives nouvelles, dont celles de Delbecque, permet une meilleure mise en question des ambiguïtés.
Léon Delbecque entre Paris, Alger et de Gaulle
6Les allégeances connues ou présumées de Léon Delbecque, et ses préparatifs, ouvrent d’emblée des interrogations qu’on approfondira ensuite dans la séquence des événements.
De qui Delbecque est-il l’homme ?
7La fidélité de l’homme à de Gaulle est indiscutable. Mais toute religion recouvre bien des voies et, dans le silence de Dieu, des prophètes divers parlent pour lui. Au premier abord, Léon Delbecque apparaît couvert par un patron réputé gaulliste non sans nuance, et entouré de mentors pluriels inégalement avalisés.
8Sa notoriété tardive l’a fait connaître superficiellement comme l’homme de Jacques Chaban-Delmas. Le 13 mai, il est encore pour quelques heures le représentant à Alger du ministre de la Défense nationale du gouvernement Gaillard – qui expédie les affaires courantes. Il ne lui est pas moins librement associé. Sans avoir sa position sociale ni politique, il dirige la plus puissante fédération des Républicains sociaux et lui a apporté une aide précieuse dans les controverses soulevées, entre autres par Michel Debré, autour de sa participation ministérielle. C’est toutefois en raison de sa compétence algérienne et militaire qu’il est chargé, sous couvert de son statut officiel de conseiller technique, d’implanter la célèbre « antenne » d’Alger. La mission de cette structure parallèle à la hiérarchie est à préciser, d’autant que Delbecque a d’autres attributions, allant de la « guerre psychologique » (qui inclut aussi le thème de la « liaison armée-nation ») à des conseils plus officieux sur le choix de quelques officiers supérieurs à introduire dans un cercle d’information du ministre. Il semble aussi chargé d’une guerre d’influence, inavouable par son patron, contre les réputés poids morts de l’Algérie politique et militaire, dont le commandant en chef Salan – notoirement loin du terrain. Le plus notoire, a posteriori, de son action est ce qui est d’une mission la plus elliptique dans ses archives : canaliser l’effervescence algérienne et militaire contre le régime. Son autonomie est voulue par Chaban. Il l’accroît progressivement, jusqu’à entrer en conflit avec le ministre résidant Robert Lacoste en s’immisçant directement sur le terrain politique. Chaban le couvre aussi loin que possible – jusqu’à son expulsion d’Alger le 26 avril 1958, par arbitrage de Félix Gaillard. Mais, à ce moment, la crise politique le place dans un autre sillage.
9Les véritables mentors de Delbecque dans la crise de 1958 sont d’un gaullisme peu ou prou comploteur, mais très inégalement proches du Général et dans une mesure inverse : les plus apparemment engagés dans une déstabilisation du régime n’ont pas accès à sa personne à cette époque. C’est le cas de Michel Debré, qui allie une rhétorique enflammée à une propagande plus méthodiquement ciblée en direction des cercles politiques et militaires, en faveur d’un « gouvernement de salut public » : son influence sur l’orientation de Delbecque à ce moment est évidente et avouée. Ce dernier a déjà bénéficié de l’appui des hommes de Jacques Soustelle et surtout compte sur son influence : vedette de l’Algérie française, l’ancien gouverneur général a un statut qui le rend indispensable ; mais il se sait, de longue date, privé de la confiance du Général et ce défaut de grâce pèse sur un esprit qui se révèlera velléitaire au moment décisif. Si les mêmes noms (dont aussi Jacques Foccart, Olivier Guichard, Pierre Lefranc, Roger Frey, Christian de La Malène, René Ribière…) reviennent dans les réunions de crise où l’on retrouve Delbecque et où il est encadré, leurs jeux sont multiples. Seuls Foccart, Guichard et Lefranc appartiennent à l’entourage immédiat du Général. Le premier est chargé de le tenir informé d’événements dont les éléments et pièces contextuelles suggèrent qu’ils sont en tout ou partie hors de contrôle. Sans préjuger du fond, on ne peut établir de sa part qu’une position ambigüe qui reste à examiner et à situer, autant qu’on le peut, par rapport à de Gaulle lui-même : la question est un des fils conducteurs de ce texte.
10En définitive, Delbecque trouve dans sa connaissance du terrain la force d’être un acteur autonome malgré son peu de statut et même si une inquiétude naturelle lui fait chercher des conseillers. Le recoupement de son témoignage avec celui de Foccart est très éclairant sur ce point. L’héritage d’une proximité militante (partagée aussi avec Guichard), renforce la confiance de Delbecque en l’homme de l’entourage. Mais la fascination excessive dont Foccart a été l’objet ne saurait l’ériger en stratège : le nordiste en reçoit plus d’exhortation tactique2 que d’orientation.
La question de De Gaulle
11Au-delà du gaullisme de Delbecque, la question précise de ses relations avec le grand homme est posée par l’audience qu’il en obtint deux mois avant la crise, le 6 mars 1958. L’ambiguïté des propos rapportés appelle des éclairages complémentaires : on les cherchera dans les sources nouvelles.
12Le canevas de l’entretien est à peu près établi3 :
- Delbecque informe de Gaulle de son prestige auprès des Musulmans, y compris indépendantistes (c’est une idée-force de Delbecque, tirée de son expérience) ; du recours qu’il est, selon lui, de toute part, chez eux comme chez les Européens et dans l’armée ; des questions que se posent néanmoins les chefs militaires qu’il connaît sur ses options algériennes.
- De Gaulle manifeste son intérêt, prolongeant l’entretien alors qu’il a l’habitude de la brièveté. Il n’émet pas moins une opinion pessimiste en général (sur les hommes politiques : « Allons, ils ne veulent pas de De Gaulle »), et particulièrement défavorable sur les Européens d’Algérie, incurablement pétainistes ; et il écourte la séance lorsque Delbecque veut entrer dans les détails de ses projets propagandistes en faveur de son « Gouvernement de Salut public ».
- Quelques échanges font saillie. – De Gaulle : « Allons, Delbecque, avez-vous déjà vu de Gaulle abandonner quoi que ce soit ? » […] – Delbecque : « Mon général, si jamais un événement survenait […] si on faisait appel à vous » [Musulmans, Européens, armée, « pendant tout ce temps il ne cesse de hocher de la tête »] – De Gaulle : « Tout dépend de la façon dont les choses se présenteront […] Si je dois revenir […], je reviendrai à la tête du pays. »
- On soulignera le propos de De Gaulle donnant congé : « Tenez Foccart informé. » Et « Bon courage. Faites très attention, très attention. Si vous allez trop loin, vous risquez de finir au gnouf. »
13On sait que cet entretien est doublé de l’audience accordée le 30 avril à Lucien Neuwirth qui va remplacer Delbecque à l’antenne en raison de son expulsion d’Algérie, et qui est payé du viatique : « Je vous répondrai. »
14Ces deux contacts directs avec de Gaulle doivent être interprétés.
15On le fera d’abord à la lumière de documents d’archives reproduits en annexes : une lettre de Delbecque à de Gaulle du 4 mai 1958, c’est-à-dire après l’audience de Neuwirth, et le compte-rendu de la réunion du 9 mai à l’issue de laquelle les généraux Salan, Allard, Jouhaux, Massu, et l’amiral Auboyneau adressèrent au président de la République, sous couvert formel du Chef d’état-major des Armées, un télégramme de mise en garde suscité par Delbecque. Ces documents nous fournissent une première approche de la question soulevée autour des présumés « feux verts » du Général. Loin de les établir, ils suggèrent que l’interprétation de Delbecque était que de Gaulle décourageait une action subversive.
16– La lettre du 4 mai 1958 (reproduite en annexe 2) diffère par nature de tous les modes de communication des gaullistes comploteurs : il n’y a là rien qui demande la discrétion des relais ni d’un mode verbal ou codé. Destinée à « prouver » à de Gaulle qu’on l’attend, elle présente l’agitation pour son « gouvernement de salut public » sur le mode banalisé d’une mobilisation d’opinion et de manifestation publique.
17Les circonlocutions du militant respectueux ne dissimulent guère une pression inhabituelle sur le sauveur trop peu enthousiaste. Venant après l’audience de Neuwirth, elle relativise encore plus ce que les deux gaullistes en quête de « feu vert » espèrent pouvoir y interpréter comme un encouragement.
18– Le compte rendu du 9 mai (annexe 3), est transcrit d’après le colonel Thomazo, avec d’autres éléments de Delbecque sur la « mayonnaise » qu’il est en train de faire prendre à Alger. C’est, sur une action « en partie inconstitutionnel[le] » (sic), une pièce écrite unique dans ce registre comploteur explicite, exceptionnelle dans sa forme : en petites lettres, sur une feuille pliée en quatre, comme un document discret indispensable à l’information exacte de « l’état-major » parisien et à la récapitulation de tâches urgentes4.
19Delbecque craint que de Gaulle ne « se dégonfle » (sic) devant l’appel implicite qui découle du télégramme des chefs militaires en Algérie, adressé à un moment où son recours est de plus en plus évoqué et où le sentiment du président Coty est notoire ; en bref, qu’il ne veuille pas revenir dans les bagages de l’armée, même symboliques à ce stade d’une pression morale que lui-même, Delbecque, travaille à faire appuyer par des relais plus bruyants5.
20On retrouve comme un écho a posteriori de l’ambiguïté de l’entretien du 6 mars dans l’attitude de Gaulle à l’égard de Delbecque au lendemain des événements, lors de sa tournée algérienne du 4 au 6 juin 1958. Ses formules et rappels à l’ordre résument l’écart :
- Sur « l’intégration » : il signifie explicitement à Delbecque qu’il ne veut pas employer ce mot ; à propos du « Vive l’Algérie française » qui lui a échappé à Mostaganem, il fait le commentaire distant : « Vous êtes content. Je l’ai dit. »
- À la suite d’une allocution radiodiffusée de Delbecque, reproduite par la presse algéroise du 5 juin et qui se présente comme l’expression de la volonté des Comités de Salut public (« Nous n’avons pas franchi le Rubicon pour y pêcher à la ligne »), l’homme du 13 Mai est rabroué directement ; et la sommation de rentrer dans le rang est prolongée par un propos cinglant rapporté par Salan :
« Ce n’est pas parce que j’ai utilisé quelques fois les services de ce petit monsieur qu’il va s’imaginer faire la loi. La France s’est choisi un chef de gouvernement et tout doit maintenant rentrer dans l’ordre6. »
21– On ajoutera le remarquable parallélisme d’une sortie réitérant ce qui semble bien avoir été une mise en garde le 6 mars précédent (« … si vous allez trop loin… ») – De Gaulle à Salan, 3 juin 1958 : « Si Delbecque en fait trop, foutez-le en l’air » (noté sans doute de source directe sur une feuille figurant dans les archives de Delbecque). La tension est d’autant plus significative que de Gaulle a gardé un sentiment pour ce militant d’un dévouement sans détour et que, dans l’immédiat, il l’a félicité pour avoir évité toute effusion de sang, tout en marquant les rôles et les distances. La rupture irréversible viendra plus tard.
22Quoi qu’il en soit et au stade des préparatifs de Léon Delbecque, la mise en évidence d’une ambiguïté n’épuise pas des questions qu’on doit poursuivre sur le terrain algérois. On découvre là toute sa capacité d’initiative autonome.
Delbecque à Alger
23Les instruments de Léon Delbecque ont été méthodiquement mis en place mais sont ceux d’une stratégie opportuniste, tributaire de l’évènement.
24Les instruments politiques sont construits en cercles concentriques : les Républicains sociaux (gaullistes), en sommeil là comme un peu partout en France, sont réactivés par Delbecque au début de l’année 19587. Au-delà, il croise tous ses instruments, y compris ceux de l’Antenne, pour susciter des « ateliers » semblant nés de la mode du moment, la « liaison armée-nation ». Jacques Chaban-Delmas en aurait présidé plusieurs fois des réunions. Ils associent anciens combattants, adeptes ou convertis d’une sollicitude en direction des musulmans, syndicalistes, représentants professionnels, étudiants… Si les activistes présents à l’un de ces titres n’y sont pas pleinement contrôlés, Delbecque peut manœuvrer à d’autres fins que les leurs. Le prétexte extrapolitique de ces ateliers en fait, à l’occasion de la crise ministérielle ouverte le 15 avril, le tremplin du Comité de vigilance dans lequel il attire aussi les partis démocratiques8 : il l’a créé à une fin de mobilisation et prépare sous son couvert la manifestation algéroise du 26 avril – Ce comité flanchera le 13 mai, l’évanescence des partis dans la crise ouverte laissant son démiurge seul face aux activistes. L’homme de l’Antenne a au surplus établi des relais civils multiples, algérois (y compris une capacité d’ouverture vers le maire libéral et « mendésiste » d’Alger, Jacques Chevallier _ qui ne pourra être concrétisée au moment utile, ce qui souligne comme pour les autres voies un part toute aléatoire9), et nationaux : politiques, administratifs ou économiques ; parmi eux, un émissaire au moins, Henri Quétand, dirigeant des Chemins de fer d’Algérie, fut reçu à l’Élysée et dans les entourages politiques de premier plan et d’orientations diverses, en deux navettes du 16 au 27 mai10.
25De même, les instruments militaires de Delbecque sont ceux d’une géométrie variable. Les gens de l’Antenne sont ses agents directs, mais peuvent être comme lui des « électrons libres » : le commandant Pouget, qui la dirige, « disjonctera » (de son point de vue) le 14 mai… On remarque aussi le commandant Khelifa, un officier musulman qui a eu maille à partir avec les préliminaires inintelligents de la Sécurité militaire et qui lui procure des contacts au sein du FLN (dont celui de Si Salah). Le capitaine Lamouliate sera l’alter ego du commandant Vitasse, l’homme de Massu, comme missionnaire du plan Résurrection. Au-delà de ce cercle fort étroit, Delbecque peut compter sur la connivence explicite de quelques hommes semblant bien placés, mais dans une configuration soumise aux aléas de l’organigramme militaire. Le colonel Bigeard est une figure mythique et sa fonction relève aussi de la mission que Delbecque a reçue de Chaban (qui le pousse sur sa recommandation) et d’une certaine vision de la guerre d’Algérie : à défaut d’une promotion immédiate qui se heurte aux règles de l’avancement et à des censeurs vigilants, il peut fonder son Centre d’entraînement à la guerre subversive de Philippeville, conçu comme devant être un moule pour la jeune hiérarchie des troupes de terrain. Mais, de son école inaugurée par Chaban en personne, cet homme clé sera trop loin le 13 mai… (Et il a ainsi dégagé la place pour son successeur à Alger à la tête des paras du 3e RPC, le colonel Trinquier, ennemi méthodique des gaullistes en général et de Delbecque en particulier). Le colonel Thomazo, alias Nez de cuir, est le chef d’état-major du général Allard, commandant l’armée de terre en Algérie ; forte personnalité, cet associé récent, bonapartiste ni gaulliste ni antigaulliste, n’est pas moins sûr. Par origine, il a un pied et promène un œil utile dans le camp des rivaux activistes, complétant le réseau de contacts que l’adjoint civil de Delbecque, Guy Ribeaud, a tissé dans cette extrême-droite. D’autres encore peuvent avoir donné des assurances : le général Gilles, lui aussi trop éloigné, à la tête du corps d’armée de Constantine ; le colonel Crespin, commandant les hélicoptères à Philippeville… En définitive l’essentiel se révélera être les convergences dans l’événement du 13 mai, à Alger, au sein d’un milieu en ébullition, en premier lieu celles de capitaines et de commandants. Dans un tout autre genre, un sens commun de l’action et le sentiment gaulliste forgeront vite, après quelques tensions, une cordiale entente entre Delbecque et Massu, qui ne le connaissait même pas avant le 13 mai.
26Les engagements plus anciennement recueillis auprès d’officiers supérieurs ne posent pas moins la question des intentions du militant qui les suscita, alors qu’il savait que de Gaulle n’avaliserait nulle aventure. On ne peut guère trancher sur cette question et à ce stade, vu l’ambiguïté des échanges cités par Delbecque : dans le cas de désordres… (voire d’hypothèses semblant reconstruites sous l’influence des événements ultérieurs) ; Bigeard répondant qu’il pouvait compter sur lui…
27L’arrière-plan général était ambivalent, entre opportunités, concurrence et menace résumés par le titre célèbre des frères Bromberger : « Les Treize complots du 13 Mai. » Les activistes, eux-mêmes de plusieurs mouvances, préparaient les diverses versions lourdes d’un coup de force. Disposant d’une base algéroise puissante, ils pouvaient aussi converger avec une effervescence militaire. L’art de Delbecque fut de les coiffer, mais non sans difficulté. La manifestation du 26 avril 1958 est décrite par lui comme « la grande répétition ». Elle lui valut son expulsion d’Algérie citée plus haut, une heure avant le rassemblement. Convoquée par son Comité de vigilance, elle était naturellement disputée à l’influence des ultras, qui avaient dû suivre mais disposaient de gros bataillons. À défaut de les couvrir, les cris « Vive de Gaulle ! » lancés par ses amis contribuèrent à faire cheminer dans une masse algéroise peu gaulliste l’idée de ce recours.
28La semaine précédant le 13 mai ramène Delbecque au va-et-vient entre ses mentors parisiens et le bouillon frémissant à Alger. Le 8 mai, il a une réunion avec Debré, Frey, Soustelle, Guichard, Foccart, et en présence d’Alain de Sérigny, directeur de L’Écho d’Alger11 : Robert Lacoste vient de récidiver sa dénonciation d’un « Dien Bien Phu diplomatique » en préparation ; les informations reçues de Guy Ribeaud précisent la réitération de ses propos devant un aréopage d’officiers supérieurs et généraux qui le pressent d’aller plus loin12. Delbecque est poussé par ses amis en direction de la cité barbaresque, où il atterrit le 9. Sérigny lui ouvre la voie auprès du même Lacoste qui l’a expulsé quinze jours plus tôt : il doit le convaincre d’appeler à un gouvernement de salut public. Le ministre ne se résolvant pas à s’engager, la solution par défaut a déjà été préparée : le projet de télégramme dont Delbecque, sortant de son bureau, soumet les variantes aux généraux commandant en Algérie, par l’intermédiaire du général Allard. On sait que c’est une version transformée par Salan qui sera finalement adressée au Chef d’état-major des Armées, le général Ély : elle lui demande de faire connaître au Président de la République le risque d’« une réaction de désespoir » au sein de l’armée si le prochain gouvernement n’apparaît pas « fermement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie ». Aucun responsable n’affichant clairement le nom attendu, c’est finalement Sérigny qui, dans l’avion les ramenant à Paris, annonce à Delbecque son intention de lancer un appel public au général de Gaulle : il paraît le 11 mai en première page de Dimanche matin (édition de L’Écho d’Alger) sous le titre : « Parlez, mon général ». Entre temps, dans la même nuit du 10 et avant l’atterrisage à Villacoublay, ils ont appris que le FLN a annoncé l’exécution de trois militaires français : c’est l’événement justifiant la manifestation convoquée pour le mardi 13 mai au Forum d’Alger.
Le feu des événements
29C’est dans l’épreuve de vérité des événements que doivent être éclairées impulsions, relations et intentions.
Peut-on déchiffrer les intentions de Delbecque ?
30Si le 8 mai Delbecque a été poussé vers Alger13 muni d’un scénario partiel dont Soustelle et Sérigny se sont concurremment attribué la paternité14, et si l’idée du projet de télégramme peut avoir été collective, c’est à partir de ce jour lui qui est à la manœuvre. C’est lui qui fixe la date de la manifestation du 13 mai (écartant par contrainte tactique le lundi 12), dans l’avion, en liaison radio avec l’Antenne et les hommes utiles du Comité de vigilance, et avant toute concertation avec un état-major parisien. Ces deux initiatives relèvent de deux terrains différents, l’une instrumentant la hiérarchie militaire à défaut du ministre, l’autre mobilisant la foule algéroise. Sans lien direct autre que l’accélération des occasions, elles sont au service d’une stratégie unie : faire monter une pression rendant inéluctable l’appel à de Gaulle. On peut en évaluer les moyens, les risques et les bornes, faire le bilan de l’encadrement de Delbecque et surtout de ses limites.
31L’objectif tactique du 13 mai pour Delbecque et son Comité de vigilance est établi par la concordance des témoignages a posteriori et des événements détaillés15. La manifestation convoquée sur le Forum d’Alger après l’hommage officiel aux trois victimes du FLN devait appuyer une délégation envoyée au Gouvernement général : elle annoncerait une fois reçue son refus de se retirer jusqu’à la constitution d’un gouvernement de salut public. La vacance du pouvoir, alors que le ministère Pflimlin n’était pas investi et que les calculs parlementaires prédisaient son échec, entraînerait – pensaient-ils – la compréhension de l’opinion publique : illégalité mais non révolution. Les chefs activistes fédérés (« comité des 7 ») entendaient subvertir ce scénario : la prise pure et simple du Gouvernement général, dans l’atmosphère d’une émeute préparée à l’avance et trouvant sur le terrain sa masse de manœuvre, devait obliger l’armée à prendre parti au profit de ce qui deviendrait par là une insurrection. On sait que se greffait au surplus le complot sommaire d’un putsch derrière un ancien commandant en chef, qui ne fut qu’un avortement bouffon. La journée du 13 mai échappe à Delbecque, dépassé par le torrent auquel il a contribué : aurait-il été moindre sans lui ? Son incapacité à le canaliser est-elle imputable à ses mentors ? Les écoutes confirment qu’ils est rivé au téléphone, à l’Antenne et non sur le terrain pour assurer les rendez-vous d’information requis par Soustelle, jusqu’au-delà de six heures et quart : à ce moment les activistes ont déjà entraîné la foule et forcé le « GG ». Il est vraisemblable que c’est sa prise qui assure, par réaction républicaine, l’investiture improbable du gouvernement Pflimlin à 2 heures du matin. Delbecque réussit un beau rétablissement dans la nuit, avec l’appui de Lucien Neuwirth qui lui dégage le terrain au GG, et surtout celui de Massu : fort de sa popularité, le général s’est improvisé président du Comité de Salut public constitué sous la pression de la foule, pour contrôler la situation. Reconnaissant en lui un compère en gaullisme et en bonnes intentions, il le désigne comme vice-président, lui permettant de coiffer ses rivaux. La situation devenant aventure dépasse ses desseins initiaux. Toutefois l’ambiguïté est préservée par la décision du président du Conseil sortant, Félix Gaillard, confirmée avec de faibles restrictions par son successeur Pierre Pflimlin, de conférer les pleins pouvoirs au commandant en chef en Algérie : le général Salan est lui aussi compromis par son aval de la situation de fait et son appel à un « arbitre national ». Sans que le nordiste l’ait voulu, elle semble la moins inadéquate à ses objectifs : on doit remonter au 9 mai pour en juger.
32En suscitant le télégramme des généraux du 9 mai, Delbecque joue avec le feu. On peut tracer les bornes probables de ce jeu. Sans aller jusqu’au sens d’un pronunciamiento16, on n’invite pas les militaires à prendre position sans faire craindre au moins l’apparence d’une menace. On peut toutefois se demander s’il a un scénario : c’est un acteur décidant dans l’événement. Et il y a d’autres batteurs de feu combien plus radicaux : un putsch était de toute façon latent. Mais quels eussent été ses moyens ? On ne peut échafauder ce qui se serait passé de plus dangereux en l’absence des gaullistes peu ou prou comploteurs – dont Delbecque n’était ni le plus imprudent ni le plus modéré17. Ses souvenirs et témoignages le campent en républicain face aux ultras : cette démarcation crédible dans son registre idéologique n’est pas l’essentiel. Il sait surtout que de Gaulle refusera tout affrontement civil. S’il prend des libertés et essaye avec une audace inhabituelle d’entraîner l’homme providentiel, sur le terrain il fait tout pour en rester à la limite d’une pression périlleuse – Il le confirmera plus tard lors de son intervention en Corse pour calmer ses propres émissaires, désamorçant en douceur le risque d’un affrontement à Bastia. On remarque aussi qu’il est très attentif aux campagnes gaullistes plus civiles, dont celle de Jacques Dauer : l’enjeu en est l’opinion.
33En bref, Delbecque cherche à se tenir sur un fil, quoiqu’imparfaitement. Il y a un risque inhérent à sa stratégie de crise et c’est bien sur l’ensemble de cette crise de mai 1958 que son bilan doit être dressé
Bilan de la crise : Léon Delbecque, un gaulliste solitaire mais pas tout à fait
34La crise ouverte commence pour Delbecque sous le double signe de l’autonomie et de l’ambiguïté. Avant de repartir à Alger pour la journée du 13 mai, il a voulu se couvrir : opérationnellement en exigeant l’arrivée urgente de Jacques Soustelle, dont la popularité locale et l’autorité institutionnelle d’ancien gouverneur général lui paraissaient indispensables face à la population et à l’armée ; moralement en obtenant l’assurance du tandem Foccart-Guichard qu’ils avaient le « feu vert » du Général. Les témoignages des intéressés cités dans l’annexe 6 établissent d’une part que ni Soustelle ni lui-même n’ont ce feu vert – qui se heurte à l’hostilité du général pour le premier et que les intermédiaires cités n’ont sans doute pas même demandé pour le second ; d’autre part que Delbecque a « toujours douté de la véracité du propos [de Foccart, lui laissant entendre qu’il l’avait], toujours pensé que ça ne pouvait être que faux18 » : le crescendo de sa formulation peut refléter la marge d’incertitude du souvenir ou plus directement celle de sa conscience d’alors, dans la situation fausse où il avançait.
35Privé de l’aval du grand homme, Delbecque est d’autant plus solitaire que ses soutiens s’avèrent velléitaires : Soustelle n’est pas parti à temps ; Debré, qui a promis de le suppléer, est souffrant… La prudence de Soustelle n’est pas sans rapport avec le silence du Général. Il a été témoin des contradictions de Guichard sur son prétendu accord et évite le plus longtemps possible de se jeter à l’eau. Le 13, il se contente d’utiliser le pion Delbecque à distance, alors que lui seul Jacques Soustelle aurait sur place un prestige pouvant être efficace face aux manoeuvres prévues des activistes. Son argument pour ne pas partir avant le vote de l’Assemblée est contradictoire avec la certitude raisonnable qu’il avait que Pflimlin ne serait pas investi ; au contraire les contraintes qu’il a imposées à Delbecque ont encore facilité la prise du GG et donc la réaction « républicaine » qui en a découlé, faisant passer Pflimlin. Peut-être par sa faute, ce qui devait être une pression à la limite mais, en la vacance du pouvoir, fait place aux images d’une insurrection contre le gouvernement légal.
36À la solitude de Delbecque s’ajoute celle d’Alger, où l’on cherche désormais l’issue. Le « Vive de Gaulle ! » qu’il souffle le 15 mai à un Salan plus ou moins convaincu mais toujours hésitant, va au-devant du communiqué publié le même jour par l’intéressé. Mais ces déclarations qui ne se situent pas sur le même terrain ne desserrent pas l’étau. Le gouvernement a interrompu les communications entre la métropole et l’Afrique, qu’il pourrait asphyxier doucement. Le général de Gaulle s’adresse au pays, même officiel : sa conférence de presse du 19 mai le souligne après la séance parlementaire du 16, où le gaulliste Triboulet a suscité une réaction ouverte de Guy Mollet. Son rythme n’est pas celui d’un mouvement algérois dont l’illégalité ne peut tenir dans une éternelle attente. Le témoignage de divers militaires, dont le général Dulac, est très parlant sur l’atmosphère de fuite en avant dans laquelle naît progressivement le plan Résurrection.
37Dans ce contexte on comprend le vertige qui transparaît rétrospectivement dans tous les souvenirs de Delbecque. C’est ce qui rend fascinante sa capacité d’initiative sans faiblesse mais non sans une lancinante inquiétude : jusqu’au 17 mai, tenir, à bout de bras, dans une tension extrême ; orienter qui il peut – même Salan, qui n’a pas les meilleurs sentiments à son égard ; parer aux risques et aux menaces – dont celui d’un recollage entre le commandant en chef en Algérie et le gouvernement, avec à la clé l’hypothèse d’une arrestation de Delbecque et Neuwirth19. Y a-t-il un tournant avec l’arrivée de Soustelle à Alger le 17 mai ? Il est accueilli par des manifestations immenses sitôt la nouvelle colportée par les bons soins de Delbecque et de ses nombreux relais ; et sa présence, que certains auraient voulu étouffer, rend peut-être le mouvement irréversible pour les militaires… à moins que ce ne soit la logique d’une crise qui ne peut rester stationnaire.
38Toute l’action du Nordiste tend désormais à cette irréversibilité jusqu’à l’issue qu’il s’est fixée : le retour de De Gaulle. Sur un point controversé à tort, nous renvoyons à l’annexe 420, il a un rôle autre que de façade dans la « révolution » orchestrée en Corse et qui éclate le 24 mai, même si tout ne peut être précisé. Cette mise en scène à l’échelle de l’Île de Beauté doit faire monter la tension en accréditant la menace d’un débarquement aéroporté en métropole. Ce dernier scénario, baptisé l’opération Résurrection, est improvisé dans l’entourage de Massu en contact avec les hommes de Delbecque : on a rappelé que ses deux missionnaires principaux auprès des militaires et autres associés en métropole appartiennent respectivement à ces deux cercles. Pour inachevé et aléatoire qu’il est, il ne paraît pas moins en instance d’exécution quand l’ordre contraire imposé par de Gaulle y met fin (dans des conditions qu’on examinera plus loin). Dans son entretien avec Odile Rudelle, Delbecque indique avoir envoyé lui-même les signaux codés « Les carottes sont cuites une fois » puis « … deux fois ». Le second implique la mise en alerte à x heures de l’opération : ces signaux sont un secret de polichinelle pour la Sécurité militaire et, en raison du grand nombre des « comploteurs », peu discrets ; son affirmation qu’il s’agissait de faire remonter l’information pour une ultime mise en condition du monde politique est crédible. Elle paraît dans la suite parfaite de l’opération corse : celle-ci avait permis de faire durer la pression sans être obligé d’aller jusqu’au bout, alors qu’Alger s’impatientait.
39On est ramené aux questions déjà posées : l’une, fondamentale, sur la distance constatée dès l’origine avec de Gaulle ; l’autre, seconde mais subsidiairement éclairante, sur ce que Delbecque a néanmoins compris de la logique gaullienne.
De Delbecque à Dulac : l’enjeu d’une même question
40Le cas de Léon Delbecque nous ramène à l’obligation méthodologique d’éclairer les témoignages au-delà de l’exactitude factuelle. Elle s’impose a fortiori quand cette exactitude ne peut être parfaitement établie – souvent par approximation – faute de contre-épreuve indiscutable : c’est le cas des mots de De Gaulle tels que rapportés par le général Dulac. L’enjeu ici est de savoir si les fameux « feux verts » furent autre chose qu’une fiction forgée au fil de l’action et colportée par une rumeur auto-accréditrice.
Le cas Delbecque : le témoin et ses archives
41La substance des propos de De Gaulle devant ses interlocuteurs est souvent connue d’une manière fiable, sous réserve des approximations littérales. Dans le témoignage de Delbecque sur son audience du 6 mars, on retrouve des formules de sa lettre du 4 mai, qu’il semble avoir soit relue soit eue sous les yeux lors de son interview par Odile Rudelle.
42C’est pourtant insuffisant : les mots ne prennent pas le même relief, jusqu’à en affaiblir le sens, quand Delbecque dit à l’historienne : « J’ai laissé un général très sceptique… » ; et quand il écrit sans ambage à de Gaulle : « Je vous avais trouvé très sceptique » (ce qui éclaire au surplus sa perception du vague « je vous répondrai » entendu par Neuwirth quatre jours plus tôt), dans une lettre destinée à le convaincre sinon à faire pression… Cette lettre est toute entière à analyser, tant la présentation des événements est en deçà des complots.
43À partir de là, l’inquiétude vertigineuse de Delbecque prend un sens très fort. Faute d’un aval dont il doute au moins, il scrute les signes du sauveur énigmatique, même ténus : le « je vous répondrai » lancé à son ami Neuwirth (et que très a posteriori l’intéressé a jugé « largement surinterprété21 ») nourrit son espérance jusqu’au communiqué du 15 mai. Ce nouveau signe, beaucoup plus substantiel, ne contient pour autant nulle approbation de la situation algéroise. Delbecque entendait agir au service d’un de Gaulle qui avait le visage du Sphinx. L’absence de caution pouvait paraître une nécessité tactique, mais elle laissait une incertitude fondamentale. Les associés de divers comploteurs gaullistes, dont le colonel Thomazo, formulaient volontiers l’idée grossière « qu’on ramènerait de Gaulle malgré lui ». Des versions intermédiaires plus nuancées pouvaient conduire à la question corollaire : de Gaulle suivra-t-il ? (« Il ne faut pas qu’il se dégonfle »). On en trouve comme un écho tardif dans l’entretien de Delbecque avec Odile Rudelle sur les derniers jours précédant le retour du Général : OR – « Vous pensez que peut-être vous serez obligé d’aller plus loin ? » LD – « Oui. Plus loin que les désirs du Général car l’Armée s’est mise dans une situation quand même très difficile à expliquer… » (Le témoignage n’est du reste pas parfaitement clair dans ces pages : un peu avant on a cru comprendre que le gaulliste ne se résoudrait à « la dernière extrémité » qu’avec l’« entière bénédiction du Général », qu’il semble ne pas présumer). À l’arrivée, l’injonction de rentrer dans le rang signifiée à Delbecque le 5 juin 1958 ne peut paraître tactique à la lumière de la continuité des humeurs du grand homme. Simone Brunau témoigne avoir subi de sa part quelques semaines plus tôt une colère qu’elle n’attendait pas, après lui avoir exposé le résultat positif de ses sondages auprès des chefs de corps et autres officiers supérieurs en Algérie : qu’on sollicitât les militaires de délibérer des solutions nationales en Afrique, et même de son retour, lui était insupportable22.
44En bref, la lecture machiavélique d’un de Gaulle tirant les fils d’un complot dont il aurait laissé les initiatives visibles à d’autres est peu établie par le cas Delbecque. Le doute ne découle pas seulement des documents trouvés dans ses archives : ils nous incitent à recouper des faits déjà connus qui n’attendaient que d’être mieux soulignés, dont le soi-disant feu vert à Soustelle.
45On est conduit à constater l’échec méthodologique d’une historiographie du soupçon méthodique. Ce système tire l’absence provisoire de source probante (dans un sens ou dans un autre) à l’avantage unilatéral du soupçon, érigé ipso facto en fait établi. Les échafaudages de Christophe Nick sur l’affaire corse en sont un exemple : c’est s’exposer à être démenti par des sources nouvelles23. Sur le fond, l’audience de cette lecture relève d’un goût répandu dans le public pour la recherche d’explications par l’occulte, le complot central, les intentions inavouées. Autant l’historien ne saurait sans naïveté écarter aucune de ces hypothèses, autant, en l’absence de preuve, il ne saurait leur accorder un privilège sur des éclairages plus fondamentaux. L’impuissance du soupçon méthodique à étayer ses interprétations rend légitime la mise en doute – jusqu’à plus ample information, et non par mise à l’écart de principe – de ce qui paraît contraire à toute la cohérence gaullienne.
La cohérence de De Gaulle24
46Des limites paraissent infranchissables par le général de Gaulle. Elles découlent, sans grandiloquence, de la conception même de la France qui était sa raison de vivre. Elles procèdent aussi de sa compréhension de l’État : elles ne pouvaient guère être moins contraignantes au moment où il aspirait à en redevenir le chef, devant une crise dont il savait l’issue incertaine même dans une volonté retrouvée.
47La première borne est la légitimité dont de Gaulle se juge porteur. Il l’assied (« … à cause de ce qui s’est passé, à cause du passé, à cause des événements, à cause des faits historiques qui existent…25 ») sur une page réconciliatrice de l’histoire nationale, et la ruinerait s’il dressait une partie du pays contre l’autre – fût-elle mue par une interprétation selon lui à contresens de la « tradition républicaine ». On aperçoit la déception de ses partisans autoritaires dès 1945, au moment où lui s’était laissé écarter de la procédure constituante alors qu’il avait relevé la République, antithèse qu’il souligna jusqu’en 1958. Il n’avait pas moins su canaliser leur fùria au temps du RPF. Tout au plus en mai 1958 peut-il se juger non comptable de la légalité d’un régime qu’il a peu auparavant appelé « système sans tête […] rebâti contre moi après la victoire » ; et qui, à ses yeux, s’est ruiné lui-même : ainsi scandalise-t-il ceux qui attendaient de lui un désaveu explicite de la « sédition26 » que le gouvernement lui-même a préféré couvrir du manteau de l’ambiguïté.
48Odile Rudelle compte le communiqué du 27 mai sur « le processus régulier » comme le premier pas d’un retour à la légalité républicaine. Quoiqu’on pense de ce paradoxe, on ne saurait oublier que cet acte a pour premier objet le rétablissement de la hiérarchie qui fonde la discipline militaire en partant du pouvoir politique. Trop de signes montrent que la question est pour lui primordiale pour qu’on mette en doute les témoins et ses propres affirmations formulées à titre privé27. Le gouvernement de la IVe République avait abandonné des pans de l’autorité civile depuis plusieurs années : les pouvoirs conférés et confirmés au général Salan dans la nuit du 13 au 14 mai venaient au bout d’une longue suite de glissements ; et son chef d’Etat-major fort légaliste, le général Dulac, souligne un autre paradoxe dans ses mémoires (non sans en donner une clé de lecture trop peu relevée) : les activistes algérois ou militaires abattirent par contresens une IVe République qui était trop faible pour pouvoir abandonner l’Algérie.
49La vision qu’a de Gaulle du problème algérien et international ne se sépare pas de sa conception de l’État. A-t-il laissé percevoir ses idées futures sur ce sujet avant son retour au pouvoir ? On ne peut ici recenser les propos cités par des auteurs classiques et qui l’établissent mieux que ce que voulut en croire Jacques Soustelle. On se contentera des indications des défenseurs de l’Algérie française. Les souvenirs d’Alain de Sérigny relatent leurs interrogations antérieures au 13 mai28. Elles conduisent l’intéressé à consulter un Soustelle beaucoup plus nuancé sur ce sujet que dans ses témoignages a posteriori : il ne peut cacher que le Général ne prise pas le nouveau mythe algérien de l’intégration29. Le directeur de L’Écho d’Alger donne en définitive l’impression d’avoir fait sur de Gaulle un pari qu’il savait incertain. On peut certes mieux que lui résumer ce que l’arbitre forcé a à l’esprit à ce moment. Il doute du caractère français de l’Algérie et de toutes les formules qui le présupposent, en premier lieu l’intégration. Il entend néanmoins préserver autant que possible les chances de la France en Algérie selon des formules souples et de préférence fédératives entendues par ses interlocuteurs30 – pour Maurice Schumann les trois options du discours de septembre 1959 sur l’autodétermination étaient dessinées « dix-huit mois à l’avance31 ». Enfin, il a une conscience très forte du contexte international, alors que la prise en compte de ses contraintes est intellectuellement étrangère à tous ceux qui s’arc-boutent seulement sur une défensive algérienne ; et il ne cherche pas même à cacher cette disposition à ses partisans – dont Delbecque32.
50La volonté du Général de ne donner aucun gage verbal au conglomérat civil et militaire du 13 mai, réduit à l’exégèse de ses propos délibérément ambigus du 4 juin, comporte un risque : même s’il s’affirme sûr de le maîtriser, il ne l’encourt pas sans une raison fondamentale. Il sait que le succès de toute solution qu’il pourra concevoir au problème algérien est incertain. Dès ce même début de juin, il le laisse entrevoir à son gendre le colonel de Boissieu33.
51Le pragmatisme est pour de Gaulle un enjeu fondamental : l’État doit être libre de trancher dans l’intérêt national et non sous l’emprise d’aucune hypothèque. Lui qui ne veut rien devoir à un parlement coalisant les partis, peut-il envisager d’avoir une dette à l’égard des militaires et d’une coalition « Algérie française » ?
La distance de De Gaulle : le témoignage Dulac en question
52Le voyage du général Dulac, chef d’état-major du général Salan, à Colombey a lieu le 28 mai, après que de Gaulle a publié son communiqué du 27 déclarant avoir entamé « le processus régulier » – De Gaulle y met en garde contre « toute action […] qui met en cause l’ordre public » et appelle les forces armées « à demeurer exemplaires sous les ordres de leurs chefs » ; en application de quoi il a demandé à Salan, toujours investi de la délégation de pouvoirs que lui a accordé Pierre Pflimlin, de lui envoyer un mandataire.
53L’initiative se situe dans une ambivalence entre la légalité et ses marges qu’autorise le jeu de tous les acteurs, y compris gouvernementaux. Comme le souligne le propos neuf du professeur Quagliariello34, il convient d’éviter un « excès d’ingénuité ». Dans toutes les démocraties une marge de flou est courante en deçà d’une limite formelle ; a fortiori conçoit-on qu’elle soit plus large dans des circonstances exceptionnelles. On pourrait agréer au commentaire de M. et S. Bromberger : « Le gouvernement est trop heureux de voir quelqu’un intercéder auprès de ses légions… » Si le verbe « intercéder » n’était pas faible pour rendre compte d’un style sans discussion. Le télégramme adressé à Salan est envoyé officiellement par le canal du Chef d’état-major des Armées avec l’aval du ministre de la Défense nationale Pierre de Chevigné35 :
54« Il s’agit pour moi d’être informé de votre situation et de celle des forces sous vos ordres. Il s’agit pour vous de recevoir communication de ma manière de voir et de mes intentions dans la situation actuelle du pays. »
55Le relevé de l’entretien avec Dulac comporte des variantes. Toutes les sources, gaullistes, antigaullistes ou d’une « neutralité » à examiner, à commencer par celle du général Dulac, établissent un même canevas, auquel ils donnent des éclairages différents. Il y a en fait une source originelle dans les notes prises par Dulac peu après l’entretien et non exhumées à ce jour ; et au moins une autre, de De Gaulle lui-même : Pompidou en entendit tout ou partie dans l’heure suivant l’entretien (cf. infra : 4).
- L’entretien de fond a lieu en tête-à-tête entre de Gaulle et Dulac, sans autre témoin36.
- De Gaulle estime que les politiques ne voulaient pas de lui et aurait demandé ce que faisaient les militaires. (Le conditionnel s’aplique à la formulation selon Dulac : « Ils ne veulent pas de De Gaulle. Alors que faites-vous ? »).
- Dulac informe de Gaulle de l’état des projets militaires en direction de la métropole37. De Gaulle fait le commentaire que ce plan était « léger », ou « insuffisant » (diverses versions, mettant en avant un appel à en renforcer les moyens) ; ou encore « faible », ou « maigre » (termes cités par Paul-Marie de La Gorce et Merry Bromberger, comme voulant dégonfler les projets putschistes, d’une ironie en « pointe d’épingle »).
- Il aurait déclaré, selon les versions : « je ne reviendrai jamais dans l’hélicoptère d’un putsch » (Bromberger d’après Pompidou qui a été reçu par de Gaulle immédiatement après le départ de Dulac38) ; ou « ne pas vouloir apparaître tout de suite dans les fourgons de l’armée », voulant « après quelques jours […] être appelé comme un arbitre » ; qu’il eût été « immensément préférable » que son « retour aux affaires s’effectuât par la voie du processus », mais qu’il fallait « sauver la baraque » (versions non gaullistes : Salan, Dulac).
- Question de Gaulle : le général Salan « est-il le maître de la situation ? Est-il parfaitement obéi ? » Dulac confirme (« à la condition de naviguer entre les écueils… Comité de Salut public… parachutistes faisant du néofascisme… militaires… opposés à toute menace directe contre la République… équipe gaulliste… »). De Gaulle conclut : « Dites au général Salan que ce qu’il a fait et ce qu’il fera, c’est pour le bien de la France ». Ce propos de la seule source Dulac est plausible, relevant des formules nobles et floues que de Gaulle savait manier et dont il abreuva durablement le « féal » Salan.
- Dulac conclut dans ses mémoires que de Gaulle a donné à Salan « le « feu vert » pour déclencher l’opération Résurrection ou ne pas la déclencher ». Le retour à Alger, le 29 mai, et la décision qui s’ensuit apportent un autre éclairage : celui des résultats. Massu, présent au debriefing, indique que Salan a envoyé sans autre étape son télégramme à Vitasse (le missionnaire de Résurrection en métropole) : « Avons nous-mêmes pris contact direct avec Grand Charles. Il nous demande d’une manière ferme d’éviter pour le moment toute intervention ». La précision que l’opération sera reprise « en cas de difficultés Grand Charles » n’indique rien quant à la responsabilité de l’intéressé, sur lequel la seule indication de sens indiscutable est cette « manière ferme » et son effet immédiat : « Action prévue 30 mai annulée »39.
56La controverse sur les variantes remonte très haut, bien avant le procès Salan où elle fut un enjeu polémique40. On doit chercher une autre clé.
Delbecque, Dulac : une grille de lecture parallèle
57Malgré la grande inégalité du niveau d’urgence comme du statut des personnages, les entretiens de De Gaulle avec Delbecque et Dulac ont des enjeux strictement parallèles. De la part du Général, ils sont d’un schéma invariable :
- Demander des informations : Delbecque souligne : « car ce qui se passe en Algérie passe déjà à cette époque-là [mars 1958] à travers le voile de la désinformation »… Et insister particulièrement sur ce qui peut être hors de contrôle, préoccupation tout particulièrement pressante dans l’entretien avec le général Dulac.
- Sonder sans s’engager : sonder les intentions des acteurs et les idées mobilisant les forces collectives… En contournant les questions qui voudraient l’amener à s’engager sur leurs formules politiques ou algériennes : – « Delbecque, avez-vous déjà vu de Gaulle abandonner quoi que ce soit ? Tout dépend quand, comment et à quel moment. […] Dans quel état retrouverai-je ce pays ? Et ces départements [algériens] ?… » – Un gouvernement de salut public ? « C’est un bon mot »… « Mais quand je veux rentrer dans les détails […] je sens qu’il n’est encore pas prêt » (c’est là-dessus que de Gaulle rompt l’entretien : « Oui, faîtes pour le mieux »). – L’intégration ? « Eux parlent. Mais moi, j’agirai » (à Dulac, dont le questionnement prolonge les préoccupations exprimées dans une lettre à Salan quatre jours plus tôt). Dans tous les cas, le sauveur renvoie ses interlocuteurs à une confiance forcée41 et à une action par définition pragmatique. Il n’hésite pas à laisser voir ses nuances sur des terrains sensibles pour eux : « il faut préserver nos relations avec la Tunisie et le Maroc » (à Delbecque, qui répond qu’« ils hébergent le terrorisme »).
- Mettre en garde, certes d’une manière prêtant à interprétation (aujourd’hui ?) mais peut-être moins pour ceux qui les entendaient. Delbecque avait perçu ce qu’il en était. Quant au général Dulac, il était le plus légaliste des interlocuteurs algérois, comme fait sur mesure pour pencher dans le bon sens ; et il représentait un Salan cherchant comment échapper à la logique glissante dans laquelle il s’était engagé et qu’aggravait la pression d’une certaine base militaire… Et de toute façon garder le contact : Delbecque cite l’injonction que « si cela devait se précipiter, […] le contact soit très précis et très serré » avec Foccart, « car il faut que je sois bien au courant de ce qui se passe ». La mission Dulac est quant à elle la matérialisation d’une liaison délibérément située sur le terrain institutionnel avec Salan.
58En bref, une lecture attentive établit une distance fondamentale entre de Gaulle et tout ce qui est, et tous ceux qui sont, porteurs d’une dynamique d’affrontement pour le court terme, et exciperaient à plus long terme d’une hypothèque sur lui et sur l’État qu’il serait amené à diriger. Les deux aspects sont d’autant moins dissociables que les hommes et les forces en cause sont les mêmes sous ces deux chefs d’incrimination.
59Les archives de Léon Delbecque interdisent de parler de « feu vert » à son égard. Le parallélisme parfait de l’entretien avec le général Dulac autorise à conclure de même en ce qui concerne l’opération Résurrection. Les versions gaullistes ou compatibles publiées (La Gorce, Bromberger…) sont d’autant plus crédibles que Georges Pompidou, source évidente du second qui fut son biographe, a recueilli immédiatement la formule récusant « l’hélicoptère d’un putsch », quel qu’ait été son énoncé exact dans l’entretien qui avait eu lieu une ou deux heures plus tôt. Les versions opposées ne diffèrent que par le choix des mots, qui ne furent notés qu’a posteriori, et par l’accent qu’elles leur impriment.
60La charge de la preuve incombe à la thèse inverse : elle est avant tout contraire à la cohérence gaullienne, si fondamentale qu’on imagine peu qu’elle pût vaciller devant la passion, l’impatience du pouvoir ou même un cynisme justifié par une haute fin nationale.
Ce qui reste à établir si faire se peut : du Général à l’entourage…
61On en restera à ce qui paraît établi sur la base des faits déjà connus éclairés par quelques sources nouvelles, sans présumer de ce qui ne peut l’être à ce jour.
62Une marge demeure sur l’information du général de Gaulle. On peut ne pas se satisfaire de la façade « Je n’ai rien su » qu’il oppose aux questions d’Alain Peyrefitte. Le même interlocuteur a recueilli les précisions ambigües d’Olivier Guichard : « il n’avait pas à le savoir… C’est la frange d’incertitude dont il entourait tous ses actes aux moments décisifs. Il nous a laissé faire, tout en ignorant ce que nous faisions ». Le légitime recul auquel ses mots mêmes nous invitent n’épuise pas une question qui se décline : de Gaulle a-t-il été informé ? Sans doute, mais jusqu’à quel degré ? Et immédiatement ? ou sinon quand ? La gamme temporelle des a posteriori est large… Sur les fameux « feux verts », on n’imagine pas que Guichard ni Foccart aient avoué à brûle-pourpoint avoir falsifié ce qui était un message explicite de défiance à Soustelle. Notre attention est attirée par la notation de Peyrefitte (dont rien n’indique un rapport avec cet épisode particulièrement) : « sans doute lui en a-t-il voulu » [de Gaulle, à Guichard]… La perception d’une atmosphère est peut-être le plus objectif d’un témoignage…
63Quant au jeu du Général, on peut seulement en préciser des bornes : – entre un régime laissé à sa chute – et un coup d’État rampant qu’il n’a pu vouloir cautionner, dans les deux cas pour des raisons gaulliennes de fond. Pour en revenir à un demi « feu vert » hypothétiquement laissé à l’appréciation de Salan selon une lecture du général Dulac, de Gaulle était assurément servi par la pression exercée ; mais pouvait-il de son point de vue en attiser le feu ? Pouvait-il prendre le risque qu’elle se matérialise en intervention militaire – fût-elle aseptisée – sans que ce fût en signant son propre échec ? Il est vrai que là, on ne dispose à ce jour que de l’indice de la cohérence gaullienne : a-t-il pu croire pouvoir apparaître comme un arbitre « après quelques jours » une fois que l’irréparable aurait été commis ? Christophe Nick cite à l’appui la lettre du 29 mai du Général à Philippe de Gaulle42 : elle peut aussi bien être lue comme un commentaire fataliste.
64Cette dernière question attire l’attention sur une autre : la part des initiatives non cautionnées de l’entourage. Des indications point trop cachotières, discrètes mais semblant intentionnelles et qui pouvaient en promettre d’autres, ont depuis longtemps été données par des personnages hélas aujourd’hui disparus : les plus significatives, de Jacques Foccart et d’Olivier Guichard, sont reproduites en annexes 5 et 6. Parmi les enjeux, saura-t-on jamais si Guichard parlait en son nom propre ou réellement en celui du Général en répondant à l’envoyé du gouverneur militaire de Toulouse, pilier éventuel de Résurrection, que de Gaulle « prendra[it] la situation telle qu’elle se présentera[it] », ce qui pouvait être un encouragement incontrôlable.
65Quel écart y eut-il autour du 13 mai 1958 entre de Gaulle et une partie au moins de son entourage ? Cette communication repose sur l’évidence qu’il y en eut un ; ou plutôt une série étagée : on doit ici faire écho à l’analyse de ses différents cercles par Jérôme Pozzi, depuis le noyau le plus étroit des quelques hommes qui avaient un accès permanent au Général. La question a été jusqu’ici trop peu approfondie : est-ce par la présomption excessive que tout était fait en sous-main du Général ? Il convient au moins d’explorer un sens inverse. Sans s’y attarder, Jean Lacouture a il y a longtemps recueilli un sous-entendu sur le plus notoire, qui ne relève que d’un second cercle à ce moment43. À un même échelon intermédiaire, les faits concernant le pilotage de Delbecque sont ici établis. On doit laisser aux conjectures ce qui ne peut être établi au-delà, en l’absence de nouveaux documents ou d’hypothétiques témoignages ultimes, et qui ne le sera peut-être jamais.
Notes de bas de page
1 Sources émanant de Delbecque : archives Léon Delbecque (en dépôt à la Fondation Charles de Gaulle) comprenant des rédactions et synopsis de ses mémoires inédites – une version réduite pour L’Aurore (mai 1968), est reprise in Gilbert Guilleminot, Le Roman vrai de la IVe République ; interviews par Odile Rudelle (déposés au Centre d’histoire de Sciences Po : plus de 200 pages). Hors de l’Algérie et du 13 mai, un manuscrit d’une trentaine de pages (dont une copie est jointe aux archives) sur son rôle et ses relations dans le Nord et dans le contexte politico-financier du RPF permet de constater par recoupement son mode de témoignage.
2 C’est notamment Foccart qui convainc Delbecque, hésitant, de repartir pour Alger le 12 mai.
3 Voir Odile Rudelle, De Gaulle, le 13 mai et la République, Paris, Plon, 1988, p. 105 sq. Et, pour les versions plus longues, toujours identiques, les sources citées en note 3.
4 Le verso porte des informations reçues la veille de Guy Ribeaud, et les numéros de téléphone du colonel Thomazo et du général Allard ; il est authentifié mot à mot par les écoutes téléphoniques dans les archives de Michel Poniatowski : c’est la relation des propos tenus le 8 mai par Robert Lacoste devant une douzaine d’officiers supérieurs et généraux qui a conduit Delbecque à retourner à Alger. Une allusion de Peccoud, collaborateur de Lacoste, au préfet de police Papon souligne l’étendue d’une effervescence au sein de l’État, indépendante de toute impulsion gaulliste.
5 Voir annexe 2 : le document ne laisse guère imaginer que ce « il ne faut pas qu’il se dégonfle » s’applique à un autre que de Gaulle, qui « va être contacté ». La présentation exlut qu’il s’agisse de Salan. Le contexte exclut Lacoste, dont le « dégonflage » était acquis dès la fin de leur entretien et avait reçu un luxe de confirmations à l’heure tardive où Thomazo rendait compte de la réunion des généraux.
6 Raoul Salan, Mémoires, tome III, Presses de la Cité, 1972, p. 378.
7 F7 15180 : les rapports confirment ce renouveau à partir de février 1958.
8 Jusqu’à « des représentants de la SFIO » selon le partitif de Delbecque. La présence de tous les partis (sauf communiste) est confirmée par les notes d’information des RG (AN, F7 15188, 13 mai). Elles montrent aussi la disjonction d’une partie politique et d’une partie activiste dont l’attelage est difficile.
9 Proche aussi de Chaban, Chevallier était un ami d’enfance de Jacqueline Nouvion, chez qui logeait Delbecque. Les Nouvion et lui étaient unis par leur origine dans la fastueuse et généreuse grande bourgeoisie d’Alger et par de communs souvenirs du PSF de La Rocque. Delbecque en tirait un contact direct ; mais Chevallier se déroba à ses sollicitations le 13 mai ; et il lui rendit la monnaie de sa pièce en s’abstenant de répondre à ses appels à l’aide contre son éviction deux jours plus tard.
10 Nous n’avons que des indications factuelles sur sa mission et non sur le contenu des messages qu’il transmit dans les deux sens.
11 Alain de Sérigny, pilier de l’Algérie française, n’est pas des gaullistes mais a de bonnes relations avec eux depuis le temps du RPF ; il se déplace fréquemment entre Alger et Paris.
12 Voir note 7 : le compte-rendu de Ribeaud figure dans les écoutes téléphoniques (Fonds Poniatowski).
13 Il n’objecte que son interdiction de séjour ; mais, au-delà de son témoignage dont on peut ne pas se contenter, le compte-rendu du 9 mai suggère l’étendue de son initiative autonome : voir le document en annexe, notamment le pli 4, concernant la suite à apporter.
14 Faire pression sur Lacoste pour l’inciter à rester à Alger.
15 Aux auteurs classiques et aux témoignages s’ajoutent les rapports de police du 13 mai à Alger, par secteur et par séquences minutées (F7 15188) et les écoutes téléphoniques (fonds Poniatowski).
16 Rappelons que cette notion espagnole du XIXe siècle recouvrait un rapport de force établi par les garnisons qui se prononçaient pour un gouvernement, une camarilla ou un principe, éventuellement en évitant l’affrontement ouvert. Les mots un peu naïfs dont use Delbecque dans le document du 9 mai (« un acte en partie inconstitutionnel » sic) nous paraissent bien en deçà même d’une telle stratégie.
17 Les plus passionnés sont connus ; mais on doit garder distance devant les imputations invérifiables, même ici celles de Delbecque au procès Salan (jamais réitérées). Au pôle inverse, Jacques Foccart use de formules très lisses sur ce qu’il attendait de Delbecque : « contrôler les mouvements en cours… »
18 Cette affirmation de sa part est d’autant plus indiscutable qu’il n’avait aucune raison à l’époque où il l’a écrit (printemps 1968) de dédouaner le général de Gaulle.
19 Delbecque a relaté la confrontation qu’il eut avec Salan le 16 mai, en compagnie de Neuwirth ostensiblement armé. Pflimlin lui aurait confirmé après les événements que leur arrestation avait été envisagée comme élément d’une négociation possible entre le gouvernement et le Commandant en chef.
20 Voir nos points 7-8, répondant aux points portant les mêmes numéros dans le texte cité de C. Nick.
21 Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, tome V, La fin, Paris, Fayard, 2008, p. 742.
22 Simone Brunau-Menut, entretiens avec Philippe Oulmont et Bernard Lachaise, 13 juin 2007.
23 Voir encore annexe 4, nos points 7-8. On ne redressera pas ici les amalgames et supputations de l’auteur cité sur d’autres sujets.
24 On rendra hommage à Odile Rudelle d’avoir introduit cet éclairage dans l’historiographie du 13 mai.
25 Lettres, notes et carnets, juin 1951-mai 1958, p. 153.
26 Parfois des intellectuels et des gens de gauche qui auraient pu avoir un sentiment favorable et qui espéraient une solution libérale en Algérie.
27 Entre autres : Jean-Raymond Tournoux, La Tragédie du Général, Paris, Plon, 1967, p. 283-284 ; Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome I, p. 185 ; Simone Brunau-Menut, entretien avec Bernard Lachaise et Philippe Oulmont.
28 Alain de Sérigny, La Révolution du 13 mai, Paris, Plon, 1958, p. 6-10 ; Échos d’Alger, tome II, Paris, Presses de la Cité, 1974, p. 243-247 : cite accessoirement le bien plus droitier docteur Lefèvre, p. 268.
29 Sérigny (duo op. cit.) cite textuellement la rédaction d’une lettre de Soustelle sur le sujet : elle est plus évasive que sa citation indirecte par l’intéressé dans L’Espérance trahie (Paris, Alma, 1962, p. 33).
30 Par exemple, en mai même, Guy Mollet, cité in Odile Rudelle, op. cit., p. 67 n.
31 Jean Lacouture, De Gaulle, tome 2, Le Politique, Paris, Le Seuil, 1985, p. 439.
32 Voir infra à propos de la Tunisie et du Maroc.
33 Ibid., p. 520-521.
34 Gaetano Quagliariello, La Religion gaulliste, Paris, Perrin, 2007 (édition française, incomplète), p. 234.
35 Archives Poniatowski, cote provisoire B 4 : Pierre de Chevigné au président du Conseil.
36 Ses officiers, cités par Salan, n’ont reçu que des propos de circonstance et demandes d’information dont les tenants et aboutissants leur échappaient.
37 On ne peut suivre la contestation de C. Nick pour qui il en savait peu sur Résurrection faute de contact avec Massu. Ce dernier était présent au dîner très délibératif des chefs militaires (chez Allard, avec Salan, Jouhaud, Auboyneau, et en présence de Soustelle) où Dulac a annoncé son départ dans les heures suivantes pour Colombey. Dulac précise qu’il a eu le temps d’une information complète.
38 Merry Bromberger, Le destin secret de Georges Pompidou, Paris, Fayard, 1965, p. 148.
39 Jacques Massu, Le torrent et la digue, Paris, Plon, 1972, p. 143.
40 Les Bromberger y font allusion dès le début de 1959. Jean-Raymond Tournoux (Secrets d’État, 1960) cite Lacoste à qui de Gaulle aurait déclaré : « Cela allait très loin. Dulac me l’avait dit. Les troupes auraient débarqué. Salan aurait suivi ».
41 Ce qu’il exprimera plus brutalement après son investiture parlementaire. Cf., aux doyens des facultés d’Alger, suscités par Soustelle : « L’Algérie fait appel à de Gaulle ? Elle n’a qu’à s’en remettre à de Gaulle »… « On veut me forcer à prononcer le mot intégration. On ne force pas de Gaulle ».
42 Lettres, notes et carnets, juin 1951-mai 1958, p. 364-365.
43 Jean Lacouture, De Gaulle, tome 2, Le politique, Paris, Le Seuil, 1985, p. 484 – Sur un témoignage de Pierre Lefranc sur les derniers jours de mai 1958 : « … Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu, parmi nous, quelques partisans du recours à l’action, avec lesquels les discussions furent parfois violentes », Lacouture enchaîne : « À ce point, […] c’est l’auteur de ce livre qui a nommé M. Debré, sans susciter de dénégation. »
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