Les recherches sur les « jeux vidéo » : images du « jeune » et conceptions de l’université nouvelle
p. 343-352
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Alors que la pratique des jeux vidéo peut être considérée comme un fait social digne d’intérêt depuis plus de vingt ans, force est de constater que, jusqu’à une date récente, correspondant au début des années 2000, le monde universitaire français1 s’était peu préoccupé de l’étude de cette activité de loisir. À cela au moins deux raisons. La première tient à la légitimité des domaines d’étude et à la façon dont des sujets se rapportant à la thématique des « loisirs » peuvent paraître moins importants que ceux se rapportant au travail, ou encore ceux révélateurs de problèmes sociaux affectant nos contemporains (délinquance, discrimination, etc.). La seconde tient à une conséquence de l’application de certains préceptes issus du structuralisme, ayant orienté bon nombre de travaux en sciences humaines et sociales. On la retrouve notamment formalisée par le sociocritique Pierre Bruno (1993), pourtant auteur de l’un des rares ouvrages écrits en France sur la thématique des jeux vidéo.
2Celui-ci tend tout d’abord à relativiser, ou à nier, la spécificité des phénomènes engendrés par la pratique des jeux vidéo. Après avoir écarté les « fausses questions » par des réponses lapidaires (« le jeu vidéo n’est pas un danger idéologique », « le jeu vidéo n’abrutit pas la jeunesse », « le jeu vidéo ne conduit pas au repliement sur soi », « le jeu vidéo ne “passionne” pas la jeunesse »), Bruno résume en conclusion l’essentiel de sa pensée, en rétablissant en quelque sorte les priorités : « Voilà pourquoi les jeux vidéo sont intéressants et utiles, comme exemple et source de réflexion sur la culture dans son ensemble » (p. 135), avant d’ajouter : « Quoi qu’il en soit, les jeux vidéo auront été, en cette fin de siècle, un nouvel avatar de nos illusions sur la culture et ses pratiques » (id.). Après la publication de cet ouvrage, le sociocritique produira des travaux s’intéressant à la « culture jeune » ou à la « culture adolescente » dans son ensemble. Ceux-ci présentent des aspects pertinents (il est notamment l’un des rares intervenants se positionnant sur ce champ à rappeler, avec constance, le poids des déterminismes sociaux et la hiérarchisation sociale opérée au travers des produits appartenant à ces ensembles), mais aussi parfois des jugements sur certaines réalisations apparaissant un peu hâtifs et résultant d’appréciations personnelles qui auraient pu être infirmés/confirmés par des études plus approfondies sur leur contenu et leur réception par différents publics.
3Comme nous allons le voir, depuis quelques années, avec notamment l’arrivée sur la scène universitaire d’une génération de « jeunes chercheurs » (souvent joueurs ou anciens joueurs), les tendances s’inversent : à la pénurie succède une profusion de travaux de qualité inégale, et aux réflexions macro-sociales tendent à se substituer des approches « qualitatives ». Le positionnement de ces intervenants est à interroger, puisque ceux-ci participent fréquemment, de par la thématique de leurs travaux – où les « joueurs » sont présentés la plupart du temps, dans une perspective libérale, comme des « acteurs » de leur propre socialisation et où seules les pratiques les plus « remarquables » sont prises comme objet d’étude –, mais également leurs interventions médiatiques, à un processus de légitimation sociale et culturelle du médium. Cette posture fait directement écho aux préoccupations des industriels du loisir et se traduit par des collaborations – sous la forme de colloques ou de publications revendiquant un statut scientifique – où la parole du « savant » accompagnera volontiers celle des représentants de l’industrie. La tendance s’accentue du fait de la redéfinition des missions de l’université opérée par le gouvernement depuis l’été 2007 (LRU), qui légitime de tels partenariats.
4Se basant sur l’analyse d’un corpus constitué d’articles de presse ou de travaux se présentant comme des productions scientifiques (environ 200 références), issu d’un travail de veille scientifique, le propos de la communication sera de rendre compte, à partir de l’étude de cas concrets, des tendances observées2. Afin de présenter le premier écueil affectant ce champ, nous ferons tout d’abord un détour par la bande dessinée et le cinéma de masse.
5Docteur en sémiologie du texte et de l’image de l’université de Paris VII, Christian Wahl est plus connu sous le pseudonyme de Harry Morgan. Il s’est intéressé dès 1984 à l’étude de la bande dessinée et a été l’auteur de plusieurs articles et ouvrages de référence sur le sujet3. Pour notre propos, nous évoquerons ici la partie de ses travaux se rapportant au traitement « institutionnel » de la bande dessinée par les universitaires. Une assertion résume bien ses analyses sur ce point4 : il est « possible d’écrire une thèse sur la bande dessinée en ignorant tout du domaine, et en alignant des erreurs grossières, pourvu que l’on soigne les références à la discipline quelconque dans laquelle on œuvre », affirme-t-il. De façon convaincante, Morgan démontre comment les travaux produits dans ce domaine en France sont souvent restés prisonniers des idéologies politiques dominantes du moment (dans la seconde moitié du XXe siècle, références au catholicisme ou au marxisme biaisant un raisonnement se présentant comme scientifique).
6Ces réflexions, s’appliquant ici au champ des études sur la bande dessinée, peuvent aisément être transposées lorsqu’on s’intéresse à d’autres produits de la « culture jeune ». Ainsi, lors d’une conférence à laquelle nous assistions, une universitaire patentée (directrice de recherche)5 digresse sur la « violence » présente dans des films de science-fiction destinés aux « jeunes », dont elle cite les titres (de manière d’ailleurs approximative) : Star Wars : Episode III – La revanche des Sith (2005) et Terminator 3 : le soulèvement des machines (2003). Interpellé par la banalité du propos, nous l’interrogeons et il s’avère que si le premier produit a fait l’objet d’un visionnage « avec ses enfants », sans pour autant faire l’objet d’une étude de contenu spécifique, tel n’est pas le cas du second, visiblement jugé trop « violent »… De ce fait, l’intervenante est incapable d’argumenter sur la spécificité de ces titres6. Incapable d’interroger par exemple – puisque nous nous situons là dans une perspective se voulant « critique » – comment les épisodes (I, II et III) de la prélogie de La guerre des étoiles (films produits entre 1999-2005) ont, par rapport à la trilogie originale (1977-1983), notablement optimisé les possibilités d’identification d’un public cible (les adolescents) aux héros, dont on suivra le cheminement de l’enfance à l’âge adulte, avec la découverte de leurs premiers émois amoureux, leur mariage, jusqu’à l’accouchement de l’héroïne. Le tout en parallèle à la trame plus « épique » du récit, scénarisant effectivement quelques scènes pouvant être jugées « violentes » (une mutilation dans l’épisode III, par exemple), mais insérées au sein de scénarios des plus politiquement corrects. Idem pour Terminator, où, faute de s’y intéresser vraiment, l’universitaire ne peut saisir les modifications introduites dans les scénarii qui, au fil d’évolutions sociétales, et de l’évolution de la carrière d’Arnold Schwarzenegger (l’acteur s’engageant en politique aux côtés des républicains pour devenir gouverneur de Californie en 2003, peu de temps après la sortie du Soulèvement des machines ) développeront des perspectives de plus en plus conservatrices. Si le Terminator incarné par Schwarzenegger dans le premier film (1984) présente des aspects politiquement incorrects (on songe notamment à la scène où il saccage un poste de police et massacre les fonctionnaires), la machine s’humanise dans le second opus (1991), se met au service du « bon camp », au point de devenir en quelque sorte le « parrain » d’un adolescent, John Connor, qui deviendra plus tard le chef de la Résistance terrienne face aux robots… Bien évidemment, on retrouve la visée conservatrice dans le troisième opus, s’opérant notamment par le recentrage de l’intrigue sur les aventures vécues par un couple hétérosexuel, blanc, composé de John Connor (devenu adulte) et de la fille d’un général de l’US Army… Nous nous éloignons là des amours perturbés de Sarah Connor, la mère de John, conduite dans l’épisode 2 à mener une vie de mère célibataire marginale, internée un temps abusivement pour « troubles mentaux »… Ultime précision, dans l’épisode 3, le gentil Schwarzy, entre deux actions héroïques, servira en quelque sorte de chaperon aux deux tourtereaux.
7Si, dans le cas présent, l’universitaire n’a pas jugé utile de visionner en détail deux films d’une durée respective de 140 et 109 minutes, on l’imagine mal se perdre dans l’exploration d’un jeu vidéo ou d’un univers « massivement multijoueurs », comme on dit, nécessitant une centaine d’heures de pratique pour en comprendre les logiques. Et c’est là que le bât blesse… Inversement, d’autres intervenants ont une bonne connaissance de ces corpus. Il s’agit notamment des jeunes chercheurs en sciences humaines et sociales dont nous évoquions tout à l’heure l’existence. Bon nombre étant issus des classes moyennes, ils s’avèrent particulièrement érudits sur certains films, séries télévisées, jeux vidéo. Répondant à des logiques bien analysées par Bourdieu et son équipe, d’investissement de compétences culturelles dans des « arts moyens », le fait qu’ils aient fait des études a renforcé leurs dispositions à décoder les produits culturels de l’industrie du loisir, dont ils sont consommateurs, sous un mode « autorisé ». Il sera question ici de « second degré », de « détournement », « d’esthétisme », etc. Ceux-ci peuvent, légitimement, s’interroger sur le rapport empirique de certains universitaires à ces réalisations et critiquer leurs pairs, toutefois, visiblement, ils ont beaucoup de mal de leur côté à concevoir d’autres modes de consommation que les leurs, moins « éclairés », que l’on observe pourtant en fonction des caractéristiques socioculturelles des différents publics. De même, ils jugent fréquemment les analyses d’inspiration marxiste – sous-tendant quelque part qu’ils sont « aliénés7 » – comme étant « dépassées », « ringardes ».
8Leur position sociale, aussi caractérisée par la confrontation aux dures réalités de l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement supérieur, amène bon nombre d’entre eux à développer des positions « pragmatiques », consistant notamment à envisager des collaborations avec des industriels du loisir8. Ils peuvent également concevoir de tels rapprochements pour des raisons idéologiques : précisons en ce sens que bon nombre des conceptions de la droite libérale en matière d’évolution de l’université sont aussi partagées, en France, par des tenants de la social-démocratie. Dans le domaine des études sur les jeux vidéo, un universitaire, Sébastien Genvo, ancien Game Designer de la firme Ubisoft, fait en quelque sorte aujourd’hui figure d’idéaltype de conceptions que certains voudraient voir se généraliser au sein du paysage scientifique. Initialement (interview accordée au magazine de jeux vidéo GEN4 suite à la soutenance de son DEA l’été 2003), l’intéressé se proposait de mener des recherches universitaires pour « fédérer la recherche dans le domaine » et faire en sorte que l’entreprise se montre « bénéfique pour l’industrie française » (en jetant en parallèle un regard « méfiant » sur toutes formes de critiques pouvant être formulées à l’égard du médium). Ces intentions furent réaffirmées en 2006 au travers de sa participation, active, à un projet de recherche du Laboratoire des usages en technologies d’information numériques (Lutin), unité de recherche du CNRS, où on pouvait lire à propos d’un ouvrage qu’il avait dirigé :
« Celui-ci a été rédigé sous la direction de Sébastien Genvo, qui participera activement au présent projet. L’initiative a permis de donner de la visibilité à un réseau informel de jeunes chercheurs en SHS centrés sur le game design, qui doit pouvoir trouver ici une occasion de passer à la vitesse supérieure en mettant à la disposition des entreprises les avancées de ses travaux9. »
9Titulaire d’une thèse de sciences de l’information et de la communication (2006), recruté l’année suivante comme maître de conférence dans cette discipline par l’université de Limoges, Sébastien Genvo développe depuis une activité scientifique et éditoriale soutenue, conforme aux orientations qu’il se proposait initialement de promouvoir.
10D’un point de vue sémantique, les termes employés dans certains travaux obéissant à ces logiques sont particulièrement significatifs. Publiant un texte sur un site se présentant comme « une plate-forme au service des industries culturelles », un doctorant, soucieux par ailleurs d’exprimer sa « neutralité axiologique » dans d’autres endroits, élaborera ici un « message » où une succession de termes aura visiblement pour but de situer le propos dans un registre susceptible de séduire les industriels créateurs des « loisirs culturels » que seraient les jeux vidéo, évoquant tour à tour des notions telles que « acteurs sociaux et économiques », « modes de production et de consommation », « réception et construction culturelle », mentionnant la « rencontre entre », les « nouveaux modes de consommation, production, appropriation », les « communautés de joueurs », l’« espace de création », ou encore le fait que « tous les acteurs partagent et habitent le même espace ». Le doctorant se réfère a contrario à un universitaire auteur de travaux très critiques vis-à-vis des industriels du loisir (Stephen Kline). Mais il se gardera bien de faire ressortir ici cette dimension, puisque les travaux dudit auteur sont expurgés de leurs dimensions critiques et réduits à des « modèles » fonctionnels… S’il évoquera aussi les « tensions » entre ces différents « acteurs », il donnera en fait le sentiment, là, d’œuvrer pour la réduction de ces « tensions », en présentant au bout du compte les industriels du loisir comme des « acteurs » plutôt animés d’intentions positives : « Les éditeurs de jeux vidéo en ligne sont dans une double contrainte : mettre à disposition et favoriser des espaces de prolongement de leur produit, maîtriser, soutenir et cadrer les productions des internautes tout en laissant une certaine latitude et “auto-gestion” aux utilisateurs. »
11Comme, dans ces productions, il est question d’« expérience », que l’on ne renie pas une certaine part de subjectivité, on ne se préoccupe guère de représentativité et d’échantillonnage. Des étudiants, des apprentis chercheurs ou des chercheurs plus confirmés, se présentant par ailleurs fréquemment comme « joueurs », vont rendre compte d’un rapport particulier au médium. Comme ils jouent plus fréquemment sur un ordinateur PC que sur une console, ils parleront des jeux se pratiquant sur PC ; comme ils sont en général équipés d’ordinateurs récents et qu’ils ont accès au haut débit, ils traiteront volontiers des jeux de rôles multijoueurs en ligne. Ici, les biais se cumulent et une bonne partie de la production universitaire s’intéressant actuellement aux « jeux vidéo » n’étudie en fait que ce qui en fait la « vitrine » (les produits principalement destinés aux jeunes adultes des classes moyennes). Rappelons ainsi qu’en 2007 le marché des jeux vidéo sur PC était marginal (15% de l’ensemble des ventes de logiciels) par rapport à celui des consoles (Xbox, Playstation, etc.) et que les genres de jeux que l’on pratique sur ordinateur diffèrent de ceux pratiqués sur consoles10. À décharge pour ces intervenants, soulignons que ces tendances, relevant en quelque sorte d’une sociologie de « proximité » (sociale), tendent aujourd’hui à être peu questionnées par certains caciques de la sociologie contemporaine, se satisfaisant eux-mêmes, par paresse intellectuelle ou incapacité à enquêter dans les milieux sociaux « difficiles », d’enquêtes menées auprès de populations leur étant également, socioculturellement parlant, proches.
12Exemple de biais relevés précédemment, dans un article publié dans la revue en ligne Cybergéo, revue européenne de géographie11, deux doctorants, inscrits en thèse sur des sujets n’ayant pas de rapport particulier avec la pratique des jeux vidéo, publient en 2008 un article aux orientations technophiles. On remarque tout d’abord que la bibliographie consacrée en propre aux travaux menés sur les « jeux vidéo » est très lacunaire (ignorant la plupart des travaux déjà produits, en France et dans d’autres pays, sur les implications sociales des pratiques vidéoludiques). Cette lacune déplorable permet aux auteurs d’accréditer la thèse qu’ils veulent promouvoir : ce sont des « novateurs » qui explorent une sorte de terre non explorée par la science… On peut également s’étonner de la présence d’erreurs factuelles : hypothèse erronée au niveau de la filiation entre un jeu de plateau imprimé et une série de logiciels de jeux vidéo, confusion dans la nomenclature de certains produits censée pourtant résulter de « spécialistes » (sic).Mais on relèvera surtout ici toute une série d’assertions problématiques destinées à valoriser l’utilisation de jeux vidéo commerciaux en classe, au détriment d’autres outils didactiques (l’utilisation de jeux de simulation « papier » notamment)12. Pour en appeler in fine à des collaborations avec des personnes travaillant pour les industries du loisir, point révélant bien selon nous la logique induite par cette démarche13. De surcroît, il convient de se préoccuper de la reproductibilité de certaines expériences pédagogiques. Dans une perspective sociétale, mais également en référence au champ des sciences de l’éducation, dans lequel nous nous inscrivons, cette question est centrale et la mésestimer entraîne un nouveau biais. On sait en effet qu’une innovation a de fortes chances d’avoir des résultats positifs avec les élèves lorsqu’elle est expérimentée par les innovateurs qui l’ont conçue ; c’est lorsque l’enseignant lambda tente la même expérience que les difficultés apparaissent, et se traduisent par des échecs… Là, cette dimension est ignorée. En outre, il est, sociologiquement parlant, fort discutable, comme le font pourtant les auteurs, de présenter le comportement des « joueurs de jeux vidéo », à partir de l’exploration de quelques forums de discussion concernant un jeu de stratégie/gestion aux dimensions élitistes (Civilization IV), comme traduisant une démarche citoyenne où les joueurs seraient à même de discuter les aspects problématiques de tel ou tel scénario (idéologiquement parlant assez douteux pour certains…)14. Par ce biais, il y a une reprise – non volontaire on peut l’espérer – des discours des éditeurs de jeux, visant justement à mettre en avant ce point afin de montrer qu’ils « échangent » avec leur clientèle, mais également que les éléments les plus navrants qu’ils peuvent scénariser dans leurs produits (des incohérences historiques manifestes, par exemple, ou encore des marques d’ethnocentrisme) donnent lieu à des débats « citoyens »… Sociologiquement parlant, on sait que ces comportements sont significatifs d’une partie de la population des jeunes adultes diplômés fréquentant les forums de discussion, mais c’est loin d’être le cas de joueurs plus jeunes, ne pouvant faire la part des choses, notamment lorsqu’ils sont issus de milieux socioculturels défavorisés… Il y a là un biais évident, surtout lorsque le propos vise à légitimer l’introduction de jeux vidéo commerciaux dans les classes.
13Des biais comparables à ceux identifiés dans un certain nombre de productions universitaires peuvent être observés au sein de réseaux de pédagogues se proposant d’utiliser le jeu vidéo en classe15. Étant donné les implications sociales de cette tendance, il convient également de l’interroger. Le réseau LUDUS regroupe des enseignants d’histoire et de géographie de l’Académie de Caen se proposant d’utiliser les « jeux de simulation » (wargames, jeux de plateau, jeux vidéo) comme outils pédagogiques16. Ses promoteurs, enseignants du secondaire, se définissent aussi comme des rôlistes et des wargamers. Ils présentent donc des caractéristiques socioculturelles spécifiques, en termes d’âge, de sexe, de milieu social d’origine et d’itinéraire professionnel, notamment. Or, ils semblent méconnaître que « leur » culture (jeux de rôles, wargames, rapport au savoir scolaire) est socialement déterminée, à la fois en termes de classes sociales, mais aussi en termes d’âge et de sexe. Certains publics potentiellement visés par leur démarche – on pense notamment à des adolescentes de milieux populaires – peuvent avoir face à ces produits des réactions de rejet ou d’incompréhension, liées à leur habitus, qui apparaissent ici ignorées. Séduits par des produits commerciaux tels que Sim City ou Colonization, aux dimensions idéologiques contestables mais mésestimées, comme si y jouer était « aussi anodin que d’aller au cinéma pour se divertir », ils en viennent à en faire l’éloge, en faisant écho aux propos d’autres intervenants, qui, de concert avec les industriels du loisir, cherchent à imposer ces logiciels dans le domaine pédagogique ou éducatif. On peut ainsi se reporter aux fiches de la brochure du CRDP élaborées sur Sim City (p. 71) et surtout sur Colonization (p. 81), où l’on donne dans le dithyrambe : « l’équilibre jouabilité/réalisme est très grand », « le rendement pédagogique est immense », « on pourrait en ajouter des pages et des pages tant cette simulation est d’une grande richesse », « on peut passer des heures sur Colonization sans que l’intérêt ne décroisse bien au contraire », « la richesse du jeu, le réalisme de la simulation, et des situations proposées en font un modèle du genre ». Avant de parvenir à une conclusion des plus surprenantes, et des plus problématiques, où les promoteurs du réseau LUDUS, faute d’empirie, extrapolent sur ce que pourrait être l’attitude des élèves : « faute de matériel, nous n’avons pas encore testé ce jeu avec des élèves mais des expériences sur des jeux similaires peuvent laisser à penser qu’elle ne peut être que positive ». Soulignons les biais que les contenus de ces logiciels sont susceptibles d’engendrer lorsque ces produits sont utilisés dans une perspective « fonctionnelle », auprès de publics d’enfants et d’adolescents qui ne sont pas en mesure de faire la part des choses sur les éléments historiques ou idéologiques scénarisés là (notamment lorsqu’ils sont issus de familles au niveau culturel faible).
14Signalons, en complément, l’apparition sur Internet fin novembre 2008 d’un autre réseau, présenté comme animé par des enseignants de « terrain » de Clichy-La-Garenne (92) : « Pedagame ». Présenté sur le site du GameConsort17 en des propos flatteurs : « Il [sic] nous rendent déjà compte de leurs expérimentations et de leur formidable travail de veille au sein du blog. » On comprend mieux pourquoi en consultant la philosophie qui anime l’expérience18, où « un groupe d’élèves jouera à des jeux vidéo issus du commerce choisis par des enseignants pour leur potentiel pédagogique et didactique », alors que les « objectifs » dévoilent très clairement les liens que l’on veut tisser là entre le monde scolaire et l’industrie du loisir : « Encourager et soutenir des partenaires industriels dans la création de jeux à valeur éducative », « Créer un label de type “jeux intelligent pour l’éducation” », « Rédiger des rapports d’activité pour les partenaires industriels et scientifiques », à côté de déclarations de bonnes intentions : « Augmenter la motivation des élèves et des enseignants avec des activités innovantes », « Participer à la réduction de la fracture numérique ».
15En parallèle, on assiste à des phénomènes comparables dans le monde journalistique : l’information sur les jeux vidéo provenant en grande partie de « gamers » experts, intervenant sur Internet ou dans les revues spécialisées, dont certains, sous la forme de « blogs », collaborent actuellement aux « grands quotidiens nationaux » (Le Monde et Libération notamment). Eux aussi, engagés dans une démarche de légitimation de leur passe-temps favori, participent à plein au processus décrit précédemment et, pour reprendre l’expression de Patrick Champagne, contribuent ainsi à faire l’opinion .
16Bien entendu, des formes de critique de ces produits subsistent, provenant notamment d’intervenants proches de la droite conservatrice ou d’une partie de la gauche, voire de l’extrême gauche19. On retrouve ici des figures traditionnelles de dénonciations s’étant appliquées en d’autres temps à d’autres produits destinés à l’enfance ou à la jeunesse (les programmes télévisés notamment) : enfermement de l’enfant dans sa chambre devant un écran (coupure du « réel »), incrimination dans des faits divers (les jeux vidéo rendraient l’enfant « violent », lui feraient perdre le « sens des valeurs »), critiques sur le fait qu’il s’agirait là de loisirs peu émancipateurs (en comparaison du théâtre et de la lecture, par exemple), etc. Nous n’épiloguerons pas ici sur le fait que ces dénonciations reposent le plus souvent sur des préjugés, des présupposés, méconnaissant là aussi les pratiques sociales effectives. Il est aisé pour les industriels du jeu vidéo, leurs relais dans le monde scientifique et médiatique, de les déconstruire.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Bruno P., Les jeux vidéo, Paris, Syros, 1993.
Trémel L. et Fortin T., Mythologie des jeux vidéo, Paris, Le Cavalier bleu éditions, coll. « MythÔ ! », 2009.
Musset A., De New York à Coruscant. Essai de géofiction, Paris, PUF, 2005.
Trémel L., « Des jeux vidéo à la “réalité virtuelle” : réflexions sur un objet d’études aux prises avec la réalité sociale », Trémel L. (coord.), Les pratiques audiovisuelles : réflexions sur des questions d’éducation, de culture et de consommation de masse, Dijon, Éditions d’un Autre genre, 2009b, p. 165-214.
Notes de bas de page
1 La situation est différente dans le monde anglo-saxon, notamment dans le domaine des Cultural studies.
2 Les premiers enseignements que l’on peut tirer de ce travail ont également servi dans le cadre de l’organisation d’une journée d’étude : Images et pédagogie : discours, débats, polémiques (Lyon, INRP, 18 mars 2009) co-réalisée avec Annie Renonciat, directrice du pôle scientifique de l’INRP à Rouen. Ils y ont été présentés lors de ma communication. On peut également se référer aux deux publications (Trémel, 2009 ; Fortin et Trémel, 2010) dont les références figurent en bibliographie.
3 Voir notamment : Principes des littératures dessinées, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2003.
4 Voir notamment les articles consacrés à ce sujet édités sur son blog, l’Adamantine : http://theadamantine.free.fr.
5 Nous ne communiquerons pas ici l’identité de cette personne, étant donné que cette intervention sur les films ne constitue pas l’objet principal de ses travaux, présentant au demeurant des aspects intéressants, même si on déplore la légèreté dont elle fit preuve sur ce sujet.
6 Inversement, citons à propos de l’univers de Star Wars les analyses très pertinentes et bien documentées du géographe Alain Musset, dressant un parallèle entre des questions sociales contemporaines et les récits opérés dans cet univers de fiction (voir notamment Musset, 2005).
7 Notons en ce sens les remarques particulièrement significatives de Simon Dor, un doctorant québécois, brocardant sur son blog des analyses se situant dans la tradition sociocritique : « Et il me semble que le jeu ne “conditionne” pas en soi : oui, son esthétique reflète probablement une certaine “boucle”, un mouvement répétitif plus ou moins aliénant. Mais quelle aliénation que celle qui est plaisante, et volontaire de surcroît ! » Voir : http://www.simondor.com/blog/labels/Tony%20Fortin.html.
8 Pour un exposé plus détaillé de ce point, et des éléments de justification pouvant être mobilisés par les intéressés, voir notamment Trémel, 2009a, p. 185-186.
9 Extrait de « Projet RIAM 2006 », voir : www.lutin.utc.fr/pdf/Lutin%20GameLab%20v4.pdf, p. 5 et p. 16.
10 L’essentiel de la production de jeux pour consoles, destinée à un public adolescent, concerne des jeux de combat, des jeux de sport véhiculant des valeurs hyper-compétitives. Les « jeux de stratégie », dont certains observateurs nous vantent aujourd’hui les mérites, représentaient en 2007 sur le marché américain 2,7% des ventes sur consoles et 35,4% sur PC (où ils apparaissent comme le genre dominant).
11 Ter Minassian H. et S. Rufat, « Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ? », Cybergeo, Science et Toile, article 418, 2008, http://www.cybergeo.eu/index17502.html.
12 Exemples : « Les jeux vidéo conservent ces possibilités didactiques et donnent le sentiment d’être des outils pédagogiques plus puissants et plus attractifs que les jeux “en carton”, en mettant en œuvre des modèles plus complexes et des simulations en apparence plus réalistes », « Le passage du carton à l’informatique a permis de simuler des situations plus complexes », « Si ces jeux vidéo disponibles dans le commerce sont utilisés et adaptés à des fins pédagogiques, c’est parce que ce sont de puissants outils de simulation ».
13 Dixit : « Pour assurer le “réalisme” de certains jeux, notamment les simulateurs de vol et les courses automobiles, les concepteurs de jeux vidéo ont mis en place des collaborations avec des spécialistes. Ces collaborations pourraient être élargies pour concilier les aspects ludiques et didactiques, affiner les modèles choisis ou limiter les simplifications réductrices. »
14 Dixit : « Leur récente modulabilité et leur mise en œuvre par des communautés de joueurs de plus en plus actifs, réparties sur plusieurs continents, offrent des possibilités presque infinies d’expérimentation. »
15 Ces éléments font l’objet de développements plus significatifs dans un mémoire d’HDR de sciences de l’éducation présenté fin 2009 à l’université de Lyon II.
16 On peut avoir de plus amples informations sur ce projet, s’étant structuré au début des années 2000, à partir de deux sources : un site Internet, http://histgeo.discip.ac-caen.fr/ludus/ducote.htm, et une brochure téléchargeable, produite par le CRDP de Basse-Normandie accordant une place importante à cette démarche (p. 55-82) : www.crdp.ac-caen.fr/documents/capables.pdf.
17 Conglomérat associant divers partenaires « pro jeux vidéo » travaillant main dans la main avec des industriels du loisir (voir la multitude des logos sur le site) et des lobbyistes (Aromates) : http://www.gameconsort.com.
18 http://www.pedagame.com/?page_id=2.
19 Soulignons en ce sens que les auteurs d’un article assimilant la pratique des jeux vidéo à des formes d’aliénation vécues par des jeunes travailleurs précaires avaient, un temps, été classés troisièmes du palmarès du « meilleur jeune sociologue » décerné par l’AIS en 2006. Toutefois, pour des raisons non explicitées, les doctorants auteurs de ce texte avaient disparu du palmarès au printemps 2006.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011