L’armée et le 13 Mai
p. 59-68
Texte intégral
1Le but de cet article n’est pas de démonter les mécanismes de participation des militaires aux événements du 13 Mai. Connus pour les plus importants, inconnaissables pour d’autre, ils ne tiendraient pas dans le cadre limité d’une communication. Celle-ci tente plus modestement de définir l’état d’esprit de l’armée à travers les rapports sur le moral consultables aux Archives de Vincennes1. Ces derniers, il est vrai, ne permettent pas de se situer au cœur de l’épisode, car on ne dispose que de synthèses annuelles établies soit au début de mai 1958, soit à la fin de l’année. Les premières ne prennent pas l’événement en compte ; les autres ont tendance à l’interpréter en fonction de l’expérience des mois écoulés depuis. Elles ne permettent pas moins de comprendre la portée du 13 Mai et de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle sur la perception, par les militaires, d’eux-mêmes, de leur mission et de leur avenir en Algérie, selon une problématique assez précise, qui peut se lire en fonction de la chronologie d’abord, puis en fonction des groupes qui se répartissent dans un milieu professionnel bien loin d’être homogène.
Avant le 13 Mai
2Les militaires peuvent se considérer comme satisfaits des succès obtenus. Après la victoire dans la « bataille d’Alger », achevée à la fin de 1957, ils sont en train de remporter la « bataille des frontières » (janvier-mai 1958). Les combats, qui se terminent dans les premiers jours de mai, avec les dernières tentatives des unités du FLN pour passer en force en Algérie, leur auraient coûté 4 000 morts et près de 600 prisonniers, contre 273 morts et 800 blessés du côté français2. Tout espoir paraît perdu pour les maquis de se renforcer suffisamment à partir de l’extérieur. La semaine du 24 au 30 avril paraît particulièrement brillante. Le bilan des « pertes rebelles » en hommes et armement est considéré comme le plus élevé depuis 19543.
3La guerre est-elle gagnée pour autant ? Ce n’est pas l’avis du colonel Goussault, chef du 5e bureau (action psychologique). Pour celui-ci, l’action militaire ne peut être que le prélude à une construction politique destinée à ruiner le contrôle du FLN sur les populations. Dans cet esprit, il faut envisager, en application des doctrines de la guerre révolutionnaire mises au point en Indochine, l’établissement d’organes élus par les Algériens eux-mêmes, municipalités dirigées pour commencer par des conseils provisoires dits « délégations spéciales », et assemblées territoriales prévues par la loi-cadre votée en janvier 1958. La réussite de ce processus est jugée essentielle :
« Il ne servirait à rien de gagner la bataille des frontières si nous perdions celle de la Réforme communale et des délégations spéciales. Inversement, un échec sur les frontières gênerait spécialement la mise en place des institutions politiques prévues par la loi-cadre4. »
4Les spécialistes de la guerre révolutionnaire sentent que les Algériens musulmans ne sont pas prêts à s’engager. Selon Goussault : « l’attentisme reste la caractéristique dominante de l’état d’esprit des populations FSNA et particulièrement des élites ». Peu importe ici de savoir si le terme d’attentisme est correct. Plus importante est l’analyse des causes de cette réticence. Goussault souligne la reprise du terrorisme après la fin du Ramadan, qui empêche évidemment les ralliements, mais aussi
« l’inquiétude due à la crise gouvernementale et à l’imprécision de la politique algérienne du futur gouvernement, et surtout le durcissement de la politique du FLN et ses succès sur le plan international5 ».
5C’est sans doute à partir de cette analyse que sera préparée, puis mise en œuvre, au sein des états-majors, avec le soutien de groupes au total réduits, l’intervention de l’armée dans la crise.
6Cette analyse ne paraît pas refléter en effet les préoccupations de la majorité des officiers. Ceux-ci souffrent de l’absence de l’autorité de l’État, et du manque « d’une direction politique stable et ferme » comme le souligne le général Olié, commandant le corps d’armée de Constantine. Ils voient dans la crise politique et le discrédit de la France sur le plan international (chute du gouvernement Gaillard le 15 avril sur question des « bons offices ») le meilleur allié du FLN, dans la mesure ou celui-ci peut espérer, tôt ou tard, l’arrivée d’un gouvernement prêt à traiter, ou le succès des pressions des alliés de la France. Les oppositions qui s’expriment en France contre la guerre ou les méthodes selon lesquelles elle est menée (notamment à l’occasion de la bataille d’Alger), sont généralement ressenties comme des encouragements à la « rébellion » insuffisamment réprimés. Surtout, la préférence donnée par une majorité de Français à la négociation est en contradiction avec la mission qui consiste à remporter une victoire totale sur le FLN. En janvier 1958, les sondages montrent que 56 % d’entre eux sont favorables à des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu. 27 % seulement estiment que l’Algérie sera encore française dans dix ans6. Comme l’écrit Olié :
« L’armée se sentait chaque jour plus solitaire, dédaignée, incomprise, sa patience était à bout et sa discrétion traditionnelle ne suffisait plus à masquer un profond découragement et une amertume justifiée. »
7Certes, les réactions sont diverses. Les cadres se répartiraient en deux catégories, selon « les réflexions d’un jeune officier avant le 13 Mai ». 60 % d’entre eux font de la guerre « une affaire personnelle », sous l’effet de facteurs divers : thème de « L’Algérie, dernière chance de la France » ; bon droit de la France, exaspération à l’encontre des attaques provenant de métropole ou de l’étranger ; mystique développée par l’action psychologique. Parmi eux, les uns « s’acharnent à mener le combat contre vents et marées (contre la hiérarchie même, s’il le fallait !) », les autres « à la suite de déceptions trop répétées et profondes, exhalent leurs rancœurs sans retenue ». Tous s’élèvent contre la « passivité » des 40 % restant. On ne peut évidemment donner beaucoup de crédit à des pourcentages probablement subjectifs. Mais cette appréciation a le mérite de dessiner trois tendances qui semblent bien correspondre à une réalité durable : un groupe prêt à s’engager ; un autre véhément surtout en paroles ; et un troisième décidé, par résignation ou par discipline, à demeurer dans l’obéissance passive.
8Il faut ici donner sa place à un élément qui n’entretient que peu de rapports avec la politique : la lassitude. C’est, fait observer le général Massu, qui se réfère à l’expérience des officiers de sa génération, la « 4e année de la guerre d’Algérie, 19e année de combats, pour une partie de l’armée au moins ». Plus ou moins confus, le désir d’un chef capable de faire une paix (certes victorieuse) qui renverrait les hommes à leurs familles est fortement ressenti. Tous ces facteurs contribuent à expliquer les engagements divers, et surtout l’adhésion rapide au mouvement du 13 Mai. Celui-ci est souvent défini dans les rapports comme un événement fondateur, « À la fois choc qui sépare, révolution qui ébranle un système politique méprisé par suite de son impuissance à définir une politique en Algérie, et ciment qui unit les communautés française et musulmane », écrit le général commandant la zone Sud-algérois, tandis que le général Allard, commandant le corps d’armée d’Alger, parle de « Révolution du 13 Mai ».
9Pourtant, certains rapports permettent de nuancer la portée de cette adhésion. La plupart des unités ont suivi les événements sans y participer. Au 8e Chasseurs, stationné à Duperré, dans la plaine du Chéliff, les cadres ont été mis au courant par les journaux et la radio, comme la plupart des Français. La hiérarchie militaire ne leur a guère fourni d’informations ou de directives, abstention qui a été critiquée. L’attitude des officiers a été réservée. Selon Olié, ils ne se sont jamais considérés comme des « factieux », et n’ont aspiré qu’au rétablissement de l’ordre. Le colonel Buis, qui commande le 8e Spahis à Bordj Bou Arreridj, note qu’ils se sont refusés à l’engagement politique. Ils se sont tenus à distance du mouvement, se contentant d’exécuter les ordres parvenus par la voie hiérarchique. Surtout,
« ils n’ont manifesté aucun zèle pour la participation aux comités de salut public, et n’ont pénétré dans ces organismes que tardivement, en très petit nombre et sur ordres ».
10Le lieutenant-colonel commandant le 8e Hussards précise même que certains officiers « ont désapprouvé que l’Armée se soit solidarisée du mouvement du 13 Mai – ils y ont vu un acte d’indiscipline ». L’attitude du reste de l’Armée a été encore plus réticente. Les sous-officiers de carrière ont fait bloc derrière leurs officiers. Les appelés, officiers, sous-officiers et soldats appelés ont été surtout inquiets des risques de coupure avec la Métropole, et n’ont guère paru intéressés par les enjeux.
11Dans l’ensemble, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle est accueillie avec satisfaction. La plupart voient en lui, comme l’indique Olié, le « chef prestigieux qui lui définissait clairement et impérativement sa tâche, la lavait de tout soupçon, la soutenait de sa présence et lui rendait avec éclat “droit de cité” ». Ils pensent aussi retrouver la confiance du pays, avec la formation d’une majorité dont seraient absents les leaders du régime précédent accusés – bien à tort – d’avoir fait le jeu du FLN. On peut souscrire à l’idée que l’Armée contemple avec plaisir « ses anciens contempteurs confondus, écartés du pouvoir, isolés à leur tour au sein d’une nation presque entièrement rassemblée derrière son chef ». Au total, elle peut avoir l’impression que « son action passée se trouvait ainsi approuvée, ainsi que les méthodes qu’elle avait patiemment élaborées et mises au point pendant quatre ans ». C’est, pour certains en tout cas, un encouragement à poursuivre le combat engagé. Le chef du 8e Hussards estime que « les cadres ont vu là le point de départ d’un renouveau national et d’une prise de conscience par l’Armée de la force matérielle et morale qu’elle représente dans la Nation ». La confiance retrouvée lui permet de se lancer avec enthousiasme dans la bataille pour le référendum constitutionnel du 28 septembre qui, on le sait, donne en Algérie 97 % de « oui ». Cet enthousiasme comporte cependant des nuances, puisque certains officiers, sous-officiers et soldats appelés ont été « heurtés par le fait que l’organisation du référendum ne permettait pas de juger de la spontanéité réelle des participants ». De son côté, le commandant du sous-secteur de Lamoricière, près de Tlemcen, ne parle que « soulagement moral » apporté par le 13 Mai. Il estime que l’état d’esprit n’a guère changé par rapport à 1957, notamment parce que les conditions matérielles restent médiocres.
Désillusions
12Dès la fin de l’année 1958, des réserves s’expriment, qui semblent ramener les inquiétudes des premiers mois. Les motivations politiques directes n’en sont pas absentes. Olié mentionne l’échec de la « paix des braves », qui souligne que le FLN a été capable de résister au choc psychologique infligé par les scènes du Forum, puis le succès du référendum. Il mentionne aussi la tenue des élections législatives qui auraient fait apparaître des « lézardes », et des exclusives souvent injustifiées, entendons la mise à l’écart de nombre d’acteurs du 13 Mai au profit d’hommes des partis, comme le montre la composition de l’Assemblée nationale. « En France tout semble recommencer comme avant », écrit le commandant du 8e Hussards, qui exprime sa déception. Un officier s’étonne « qu’un parti antinational puisse continuer impunément sous le nouveau régime son entreprise de démoralisation du pays et de l’armée ». Un autre souhaite même la dissolution des partis politiques, les élections se faisant simplement pour ou contre le gouvernement ! Fait en apparence bien mineur, la remise de la Grand-Croix de la Légion d’honneur à François Mauriac, est unanimement jugée « inopportune », en raison de ses prise de positions « libérales » sur l’Algérie. La manière dont se sont passées les élections en Algérie même fait l’objet de critiques. Selon le lieutenant-colonel commandant le 8e Chasseurs, elles se sont déroulées trop tôt. Le mode de scrutin n’a pas permis de dégager des « candidats musulmans jeunes et entreprenants », ce qui aurait été possible avec des municipales.
13C’est l’occasion de renouveler l’expression d’un certain nombre de griefs récurrents. Olié souligne que l’Armée a toujours l’impression de se battre seule. Cet isolement est ressenti en Algérie même. Les plaintes sont nombreuses à l’égard de l’administration civile. D’après le lieutenant-colonel qui commande le 25e Dragons, elle « s’est évanouie après le 13 Mai, et attend passivement en métropole, laissant à l’armée la responsabilité de tout reconstruire ». Il dénonce en général
« la médiocrité générale des Européens d’Algérie pour lesquels la présence de l’Armée, les efforts et sacrifices de tous ordres consentis par la Métropole, les événements du 13 Mai n’ont, et ne doivent avoir, d’autre but que le rétablissement du statu-quo ante ».
14Un autre officier supérieur note que, à l’occasion des législatives, certains d’entre eux n’ont paru adhérer au 13 Mai que pour défendre leurs privilèges. D’autres, plus prosaïquement, accusent les propriétaires pieds-noirs de profiter de la pénurie des logements pour exiger des loyers indécents des militaires venus les défendre, lorsque ces derniers sont avec leurs familles.
15Des critiques s’élèvent aussi à l’égard de la politique gouvernementale. Si Olié juge que le moral est raffermi grâce à la consolidation de l’État après les élections, Massu demande un soutien plus explicite des hautes autorités de l’État :
« L’Armée n’est pas certaine des objectifs gouvernementaux concernant le problème algérien. Or, elle a besoin de cette certitude pour se battre et pour vaincre. »
16Il inscrit son argumentation dans la ligne doctrinale de l’action psychologique : les populations, pour adhérer à la cause française au risque fréquent de leur vie, doivent être assurées que le FLN ne deviendra jamais « l’interlocuteur valable ». Agir autrement constituerait une erreur stratégique, et comporterait une lourde responsabilité morale, car la défaite livrerait les Musulmans ralliés à la vengeance des nationalistes. Ce serait rééditer
« l’abus de confiance dont involontairement se sont rendus coupables des officiers français sous d’autres cieux [c’est-à-dire en Indochine, ndlr] et dont l’image hante leur mémoire ».
17Les appréciations de Massu sont également celles du général Allard, qui écrit dans son rapport que « l’Armée n’est pas certaine de la politique des organismes gouvernementaux concernant le problème algérien ». Or « l’Armée désire vaincre pour ramener la paix dans ce pays douloureux. Mais pour y atteindre, aucune équivoque et aucun compromis ne sont possibles ».
18Ces idées apparaissent plus explicitement aux échelons inférieurs. Massu cite le rapport du 3e RPIMA qui juge que lors du discours de Constantine, de Gaulle aurait dû affirmer aux Musulmans pour les rassurer que « la France se battrait à mort avec tous les moyens d’une grande nation aussi longtemps qu’une victoire totale sur la rébellion ne serait pas acquise ». Il cite aussi le rapport du 6e RPC qui regrette que le mot d’intégration qui, « prononcé, aurait été la clé de bien des problèmes », ne l’ait pas été ; celui du 2e Dragons selon lequel « la politique actuelle du gouvernement qui souvent freine et contrecarre les efforts des exécutants » contribue à l’incertitude. Certains sont plus menaçants comme celui du 3e RCA :
« L’homme providentiel n’est-il pas trahi dans sa pensée ? Son entourage est-il aussi pur dans ses idéaux ? » Il ajoute que « l’armée le suivra jusqu’au bout dans la logique et la clarté. En dehors de cette voie droite, l’Armée, dans sa déception, serait prête à toutes les aventures. »
19Au total, déclare le lieutenant-colonel qui commande l’École militaire interarmes de transmissions d’AFN, « la confiance demeure entière, mais il ne faudrait pas qu’elle soit déçue. »
20Mais ces questions de haute stratégie n’ont qu’une influence relative. D’après l’officier supérieur précité, « les facteurs d’ordre matériel jouent en moyenne un rôle à peu près égal à celui des événements d’actualité ». « Une embuscade coûteuse en pertes amies, la perspective de changement de numéro d’une unité, suffisent à faire baisser le moral pendant plusieurs semaines. » Par ailleurs, ce moral continue à être fonction des tâches quotidiennes. Or celles-ci sont très lourdes. Beaucoup d’officiers insistent sur le poids des missions qui leur sont imposées compte tenu des moyens à leur disposition. Par exemple, le secteur de Boghari (3 000 km², 80 000 habitants), adossé à une zone interdite ne dispose que de deux bataillons ; le secteur de Djelfa, (17 000 km², 140 000 habitants, la plupart nomades) n’est tenu que par trois bataillons7. Bien des rapports d’ailleurs traitent plus des questions d’effectifs que des problèmes de moral. Enfin, les réactions diffèrent beaucoup en fonction des situations dans l’armée.
Sensibilité par catégories de personnels
21Grâce à l’arrivée du contingent depuis 1956, les effectifs de l’armée en Algérie dépassent 400 000 hommes, avec 17 000 officiers8. C’est environ la moitié des effectifs de l’armée française à l’époque, sans doute la plus importante en valeur opérationnelle.
1e janvier 1958 | 1e juin 1958 | |
Terre | 379 000 | 412 000 |
Air et Marine (sauf bâtiments) | 4 200 | 4 500 |
Gendarmerie | 12 500 | 12 800 |
Total | 395 700 | 429 300 |
22On distingue notamment entre troupes de métiers et appelés (environ 265 000 hommes, soit 61 %) du total9. Cette distinction ne coïncide que partiellement avec la répartition entre troupes de réserve générale, parachutistes et Légion, employées aux grandes opérations en fonction des priorités, et les troupes de secteur, chargées de mission de quadrillage statique. Les unités chargées de la surveillance des barrages, à l’est et à l’ouest, constituent une troisième catégorie. Les rapports se font très fréquemment l’écho du ressentiment des troupes ordinaires à l’égard des parachutistes et des légionnaires, mieux logés, mieux nourris, gâtés par les journalistes, objet de la sollicitude du commandement, au détriment de la masse, et notamment de l’infanterie à laquelle incombe le travail ingrat. Il va de soi que le 13 Mai, qui a encore mis en avant les officiers des régiments parachutistes n’a fait que renforcer les clivages. Les garnisons du « bled » expriment des rancœurs à l’égard de celles des villes, dont les conditions de vie sont plus sûres et moins inconfortables.
23Les attitudes diffèrent évidemment en fonction des positions dans la hiérarchie. L’ensemble des soldats du contingent ne paraît pas poser de difficulté particulière quant à la discipline. Selon Olié, la masse est solide, docile, peu agressive. Leur attitude est faite plus de résignation que d’enthousiasme. « Plein de bonne volonté, il subit son sort », écrit le responsable du 8e Chasseurs à propos du soldat. D’après le rapport du 1er régiment d’infanterie motorisée (5e groupe de chasseurs à pied), les appelés sont
« de bons garçons, pas trop difficiles, faisant à peu près ce qu’on leur demande, le faisant même pas mal bien souvent, sachant même à l’occasion se faire tuer honorablement, quoique souvent inconsidérément, faute d’instruction. Mais le fond de leur moral, du jour de l’incorporation à celui de la libération se résume en un mot : “la quille”, qui est le cri de ralliement ».
24Ils sont peu satisfaits du régime des permissions, beaucoup moins avantageux que celui des engagés. L’attitude des soldats engagés et des sous-officiers est également dominée par des questions matérielles. « Sur la brèche 24 heures sur 24 heures », remarque un rapport, « le sous-officier attend la fin de son contrat, espérant que la vie civile lui permettra de se recaser et de vivre de façon décente dans un cadre familial retrouvé ».
25En ce qui concerne le moral des officiers, le général Allard l’estime bon, mais souligne l’usure physique et nerveuse des commandants d’unité et de leurs subordonnés. La raison essentielle en est la durée du séjour, porté à 30 mois en 1958, alors que, en règle générale, 24 mois constituent la limite à ne pas dépasser si l’on veut disposer de cadres pleinement opérationnels. Ces efforts supplémentaires sont d’autant plus difficiles à supporter qu’ils sont exigés d’hommes dont beaucoup ont derrière eux, comme le rappelle Olié après Massu, une vingtaine d’années de guerre. Outre la fatigue engendrée, ils compromettent l’équilibre qui pourrait être trouvée dans un foyer relativement stable. Le rapport d’un régiment d’artillerie note que les officiers anciens, ayant entre 15 et 20 ans de service, ont été séparés entre 8 et 10 ans de leurs familles. Le sort des plus jeunes, ayant entre 8 et 12 ans de service, n’est guère meilleur : mariés en moyenne depuis 6 ans, ils n’ont eu que 2 ans de vie familiale. Les soldes ne permettent guère aux officiers subalternes de faire venir les familles en Algérie, où les loyers sont élevés. Les déplacements en métropole à l’occasion des permissions sont chichement mesurées : les officiers ont droit à un voyage gratuit par an, mais en pratique, ils ne peuvent en effectuer qu’un seul en 30 mois, car ils n’y ont droit ni lors de l’année civile d’arrivée, ni celle de départ. D’autres évoquent aussi le manque d’enthousiasme engendré par l’accumulation de paperasses. Certains regrettent d’être trop souvent contraints de se limiter à un « travail d’épiciers ».
26Comment les personnels envisagent-ils l’avenir ? Au fond, de l’avis unanime des observateurs, à quelques exceptions près, les appelés s’intéressent peu à l’Algérie. « Les hommes n’aspirent pas tant à la victoire qu’à la « libération », symbole de la paix au foyer », estime Olié. Il semble que le bruit ait couru parmi eux après le 13 Mai d’une possibilité du retour du service à 18 mois, d’où une certaine déception. Le rapport du 8e Régiment d’infanterie motorisée de la 4e DI motorisée estime qu’il est à craindre qu’ils penchent surtout vers la solution rapide qui les renverra chez eux le plus vite possible. Le rapport du général Massu rend un son un peu différent, qui reflète sans doute l’attitude des soldats des réserves générales. Il estime que les hommes préfèrent l’ambiance opérationnelle à celle des quartiers ou cantonnements. D’après lui, ces recrues quittent l’Algérie convaincues du bien-fondé de la cause française, et deviennent « les plus solides agents de la fermeté nationale ».
27L’attitude des officiers fait l’objet de plus de développements. Le lieutenant-colonel commandant le 8e Chasseurs estime que l’officier d’active est « facilement amer ».
« À force de se cuirasser contre les soucis familiaux, matériels, sentimentaux et professionnels qui sont le souci de sa vie errante, il devient de plus en plus “grognard”. Son moral est “malade”, car “le bref espoir du 13 Mai” qu’il a eu de recouvrer sa place dans la Nation est déjà déçu par les articles d’une certaine presse qui poursuit sans aucun risque, semble-t-il, ses critiques haineuses contre l’action de l’armée. »
28Les réactions, cependant, ne sont pas identiques. Olié oppose les officiers les plus âgés, las de la guerre et désireux de la voir finir, « tandis que d’autres, les meilleurs parmi les jeunes, sont en état de révolte latente, convaincus que c’est à eux d’imposer leurs solutions à la génération née au début du siècle qui les commande actuellement ». Pour ces derniers, les aspects militaires passent au second plan. Pour l’officier d’artillerie déjà cité, « la partie militaire du métier, si elle reste essentielle, est affaire de simple routine ». En revanche
« tout le reste, qu’il touche au domaine social, administratif, économique, voire politique, est passionnant. Bien que mal préparés à des tâches aussi diverses, les officiers s’y consacrent avec entrain, et cela contribue pour une large part à rehausser leur moral. Ils comprennent et appliquent les directives du 5e bureau, et s’adaptent rapidement aux impératifs de la guerre révolutionnaire ».
29Cette implication ne laisse pas d’éveiller les inquiétudes, et certains rapports sonnent comme des avertissements sérieux. Le général commandant la 14e division d’infanterie souligne le danger de montée en puissance des 5e bureaux d’action psychologique depuis le 13 Mai, et notamment des officiers d’action psychologique itinérants. Ceux-ci constituent une sorte de « hiérarchie parallèle », qui permet à de jeunes officiers de contrôler leurs supérieurs, ce qui instaure une sorte de « commissariat politique » au sein de l’Armée. Ils ont tendance à s’opposer à la hiérarchie, à se replier sur une conception « intransigeante et extrémiste », à juger que « le salut de l’Armée et du pays ne réside plus que dans l’application stricte de leur doctrine ». Il juge qu’il faut mettre bon ordre à cette « politisation », qui gagne du terrain, et qui n’est pas sans risques. Pourtant, pour le lieutenant-colonel commandant d’un bataillon de chasseurs, la plupart des cadres sont trop absorbés par leurs tâches variées pour céder à la tentation de jouer un rôle permanent. Ils ressentent tout au plus le désir de ne pas voir « stériliser leurs sacrifices », et souhaitent « œuvrer dans le sens d’une volonté nationale consciente et claire ». Mais ils ne sont pas liés « par une adhésion à un mouvement ou à un homme, à une solution exclusive ». Cet officier pense qu’on peut toujours, dans ces conditions, estimer que les cadres de l’armée active demeurent « apolitiques ».
Conclusion
30La lecture des documents incite à remettre en cause, après d’autres, le mythe d’une adhésion de l’Armée à l’opération politique du 13 Mai. Dans son ensemble, elle ne s’y est pas opposée, mais n’a pas appuyé véritablement le mouvement. Toutes les opérations et tractations secrètes, de la lettre du général Ély le 10 mai aux préparatifs de l’intervention en métropole (opération Résurrection) ne l’ont pas impliquée véritablement. Comment d’ailleurs cela aurait-il pu être le cas, alors que la plus grande partie des unités était immobilisée dans des opérations de barrage et de quadrillage ? Le retour du général de Gaulle au pouvoir a été accepté surtout comme un gage de remise en ordre en France, sous une autorité respectée et responsable, avant d’apparaître comme ouvrant la voie à une solution victorieuse en Algérie. Sur ce terrain, l’avènement de la Ve République ne met pas fin au malaise né du sentiment de mener une tâche lourde et peu comprise de la nation. Dans ce désarroi général, la tentation d’imposer à l’État une solution « révolutionnaire » est sans doute moins forte que le désir d’en finir vite, pas seulement chez les appelés, mais chez l’ensemble des soldats, et aussi, ce qui a été moins souvent souligné et mérite de l’être, chez un grand nombre de cadres. C’est cet état de fait qui explique pourquoi, trois ans plus tard, la tentative de putsch du général Challe rencontrera si peu d’échos.
Notes de bas de page
1 SHAT, 1 H 1375 D2 ; 1 H 1116-1 pour mai 1958 ; 1 H 2418, 2426, 2427, 2433, 2434, 2440 pour novembre-décembre 1958.
2 Delmas, in Guerre d’Algérie, la bataille des frontières, Commission française d’histoire militaire, 1997, p. 190.
3 SHAT 1 H 1116-1, 5e bureau, synthèse psychologique, 16 mai 1958.
4 SHAT 1 H 1116-1, 5e bureau, synthèse psychologique, 10 mai 1958.
5 SHAT 1 H 1116-1, 5e bureau, synthèse psychologique, 10 mai 1958.
6 Charles-Robert Ageron, « L’Opinion française à travers les Sondages », in Jean-Pierre Rioux (dir.), La Guerre d’Algérie et les Français, Fayard, 1990, p. 29-31.
7 Un bataillon à effectif normal : environ 700 hommes, effectif souvent réduit par absences, permissions et mutations.
8 SHAT, 1 H 1375 D2.
9 Chiffre calculé par addition des fractions mobilisées, SHAT, étude sur les effectifs ayant séjourné en Algérie.
Auteur
-
Jacques Frémeaux
Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne.
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