Défection et retrait dans les modes d’être et d’agir juvéniles
p. 291-300
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Cet article se propose d’explorer et d’analyser la place qu’occupent dans les modes de vie juvéniles contemporains un certain nombre de comportements caractérisés par la défection, la fuite et le retrait. Deux idées-forces guideront cette contribution. Nous insisterons tout d’abord sur le fait que la défection ne peut plus être considérée de nos jours comme une tactique ponctuelle et circonstanciée, c’est-à-dire comme une forme d’agir marginale et marginalisée : elle tend au contraire de plus en plus à se banaliser, au point d’apparaître dans certains modes de vie juvéniles comme une habitude ou un trait commun. Ensuite, nous essayerons de montrer que la défection n’est pas seulement, comme on l’avance trop souvent, une forme d’agir aux effets sociaux délétères ou un mode d’action qui relèverait principalement de l’opportunisme et du calcul à court terme : elle est aussi en certaines circonstances un « faire positif », c’est également une compétence dans une société différenciée. Dans un environnement hétérogène et en perpétuel changement, la défection apparaît comme une ressource qui peut être mobilisée par certains jeunes pour « gérer » la complexité, construire du lien social et préserver l’autonomie individuelle.
2Afin de développer l’ensemble de ces points, nous commencerons par réexaminer brièvement la notion de défection telle que l’entendait Hirschman. Nous proposerons à cette occasion une typologie des formes de défection visant à compléter la modélisation mise en exergue par cet auteur. Nous évoquerons ensuite les éléments contextuels et les processus sociaux qui tendent aujourd’hui à faciliter et à banaliser ce type de comportement. Enfin, nous nous pencherons sur les usages juvéniles de la défection : il s’agira en somme de déterminer quelle est la place, le statut, le sens et le rôle de cet agir dans les modes de vie contemporains.
LES FORMES SOCIALES DE LA DÉFECTION
3La notion de défection doit beaucoup à Hirschman qui a été le premier à envisager la soustraction, l’exit, comme une forme rationnelle d’agir et à inscrire celle-ci au cœur de l’expérience et de la vie sociale. Celui-ci considère qu’il existe trois modes individuels de réaction à toute forme de frustration ou de mécontentement dans une organisation : l’exit (la défection), la prise de parole et la loyauté. Sans entrer dans le détail, disons que l’analyse d’Hirschman s’inscrit plutôt dans le cadre d’un paradigme de type utilitariste où l’individu mécontent évalue les avantages et les inconvénients de chacune de ces conduites, choisissant au final celle qui lui paraît la plus favorable. La défection est caractérisée par l’auteur comme une soustraction donnant lieu à une nouvelle affiliation : l’individu « mécontent » sort volontairement d’un système d’interaction – d’une organisation, par exemple – pour en rejoindre un autre. Si la défection est un comportement fréquent dans la sphère économique, Hirschman fait observer qu’elle est aussi une forme d’action courante dans d’autres domaines de la vie sociale, et cela, même si elle n’est pas connotée de la même façon et même si elle ne « produit » pas le même type de réaction sociale : dans les ensembles sociaux où prévalent confiance et loyauté, la défection est ainsi assimilée à une trahison, à une « honteuse désertion » (Hirschman, 1995 : 154). La défection est donc appréhendée principalement sur le mode de la tactique : le recours à la défection est circonstanciel, il est limité à une sphère sociale précise et il relève d’une évaluation rationnelle. Cependant, soulignons qu’Hirschman n’avait pas écarté la possibilité que certaines formes d’exit relèvent d’autres logiques sociales : ainsi, dans le dernier chapitre de son ouvrage consacré à cette question, celui-ci montre que la défection peut être en certaines circonstances un trait culturel et une norme d’action. Mais ces exemples occupent au final une place relativement marginale dans l’ensemble de son travail.
4Il n’en reste pas moins que la modélisation que propose l’auteur apparaît aujourd’hui restrictive : elle ne fait pas droit à des formes ou à des usages de la défection qui ne seraient pas directement l’expression d’un mécontentement ou qui ne seraient pas la conséquence d’une délibération rationnelle. Pour Hirschman, la défection est toujours plus ou moins en tension avec la prise de parole, avec le conflit, ce qui n’est plus systématiquement le cas de nos jours. Les formes de défection que l’on peut identifier dans les modes de vie juvéniles reposent, il nous semble, sur des logiques d’action bien plus variées que ne le laisse penser sa modélisation. Pour notre part, nous distinguerons cinq formes d’exit, dont certaines nous semblent spécifiques des modes d’être et d’agir juvéniles. Nous avons ainsi différencié : la défection-tactique, la défection-fondation, la défection-habitude, la défection-expérimentation et, enfin, la défection-retrait1 :
- La défection « tactique » est similaire à l’exit hirschmanien. Elle est la conséquence d’une frustration, elle est le fruit d’un calcul ou d’une évaluation et se trouve toujours limitée dans son déploiement et dans le temps. La défection est ici une ressource ponctuelle : un individu mécontent rompt avec un ensemble social et en rejoint un autre parce qu’il y trouve avantage ; il s’agit bien d’une expérience circonstancielle.
- La défection « fondation » répond également à une situation de blocage et de mécontentement : elle présente d’ailleurs des points communs avec la forme précédente, notamment son caractère conjoncturel et limité dans le temps. Mais elle s’en distingue aussi sur un aspect important : le mouvement de sortie et de soustraction ne se fait pas vers un ensemble social préexistant. Ici, l’ailleurs est à construire, à inventer et à créer. Cette forme de défection n’est donc pas passive, solution de facilité : elle implique la mobilisation des compétences de l’acteur concerné et la plupart du temps, des complices. La fondation-création d’un ensemble social est généralement une aventure collective : on peut ici penser à ceux et celles qui – au sein d’une association ou d’une entreprise – décident de fonder leur propre structure ou organisation alternative.
- Le troisième type de défection se caractérise par une banalisation de cet agir et par son extension à diverses dimensions de la vie sociale. C’est la défection « habitude ». La soustraction se décline alors sous le mode de la routine. L’exit n’est plus, à l’instar des types précédents, une réponse ponctuelle au mécontentement ou une alternative au conflit possible : il est plus systématique et concerne l’ensemble des relations sociales. La soustraction n’est pas ici une option attractive, elle est quasiment habitude : la sortie du système d’interaction apparaît comme évidente et va de soi dès que la personne fait face à des difficultés récurrentes ou dès qu’elle se sent menacée dans son autonomie. Fuir, se soustraire est alors une manière de reprendre l’initiative en en finissant avec les compromis ou avec ce qui entrave la réalisation de soi. Cette forme de défection caractérise l’agir de certains jeunes mais reste minoritaire dans les expériences que nous avons pu recueillir.
- La quatrième forme de défection – la défection-expérimentation – ne fait sens et ne se comprend qu’en appréhendant l’ensemble du mode de vie : l’exit n’est pas ici une question de circonstance, il ne relève pas de la frustration ou du mécontentement. Au contraire, et comme dans le type précédent, l’exit implique potentiellement toutes les dimensions de la vie quotidienne. Cette forme concerne surtout des jeunes dont le mode de vie se construit sur le mode du « papillonnage », de l’essai, de l’expérimentation ou du nomadisme. La défection n’est pas ici de l’ordre de l’habitude, elle est au contraire une façon de produire de la rupture et du changement, et donc d’entretenir l’intensité de la vie quotidienne. Elle est un moyen d’échapper aux assignations, à la routine et d’expérimenter de nouveaux horizons et de nouvelles relations. La quête de soi et l’épanouissement « passent » ici en quelque sorte par la voie de la défection. Expérimentations et défections peuvent donc cesser lorsque la personne estime avoir trouvé son « chemin » ou sa « vocation ». Cette forme de défection peut ainsi n’être qu’un « moment », qu’un épisode dans une biographie, mais elle nous semble en tout cas très présente chez certains jeunes.
- Enfin, la défection « retrait » relève de ce que l’on nomme parfois le « repli sur soi » : elle implique un mouvement centrifuge, touchant l’ensemble de la vie sociale. Liens et engagements sont désinvestis. La défection est ici un moyen de rompre avec un quotidien ou une situation difficile, et de rechercher un certain isolement, vécu comme protecteur ou salvateur : c’est donc la quête de la solitude qui est au principe de la soustraction. Cet usage de la défection est généralement conjoncturel mais il peut impliquer toutes les dimensions de la vie quotidienne. La caractéristique de cette forme de défection est qu’il n’y a pas ici de « mouvement » immédiat vers un autre ensemble social ou affiliation à d’autres réseaux relationnels : il y a bien une phase de retrait généralisé, de défections progressives, qui conduit la personne à se retrouver relativement isolée. Mais, et c’est un point important à souligner, ce moment est suivi dans des délais variables par une réorganisation du réseau relationnel et de nouveaux engagements : le retrait est donc plutôt une « pause » qui permet à certains jeunes de prendre un nouveau départ. La défection constitue ici une étape nécessaire à la réinstauration et au renouvellement des échanges sociaux.
5Bien évidemment, il nous faut préciser que ces différentes formes de défection peuvent aussi se combiner ou s’agencer : on pourra distinguer chez une même personne différents usages ou types de défection en fonction du moment biographique considéré ou de la sphère sociale investie.
VERS UNE EXTENSION DE CE TYPE D’AGIR ?
6Soulignons maintenant quelques éléments qui laissent à notre sens présager d’une extension de ce type d’attitudes et de comportements. Un certain nombre de recherches insistent par exemple sur le fait que notre époque connaîtrait une nouvelle étape dans le processus de différenciation sociale. De l’entrecroisement des cercles sociaux – cher à Simmel, et typique de la modernité –, nous passerions ainsi à une forme caractérisée par leur relative disjonction. Certains auteurs n’hésitent pas à évoquer l’idée de « structures en rayon » pour évoquer une telle configuration (Pescosolido et Rubin, 2000). Par rapport à l’entrecroisement des cercles qu’évoque Simmel, cette forme sociale se distinguerait par deux caractéristiques majeures : d’une part, les ensembles sociaux seraient délimités plus approximativement et, d’autre part, l’individu n’y serait plus véritablement intégré. La vie sociale apparaîtrait alors comme un entrelacement de relations multiples et variées, plutôt éphémères et précaires. Ces éléments sont d’ailleurs en grande partie congruents avec les observations de Forsé, pour lequel les réseaux sociaux se caractérisent désormais par leur faible densité, une fréquence de contact plus faible, une plus forte proportion de liens faibles, une plus forte distance moyenne, sans oublier une plus forte mobilité (Forsé, 2002). Par ailleurs, l’assomption des relations sociales médiatisées par la technologie, les métamorphoses des formes de travail et la généralisation de l’intermittence, ajoutées au développement sans précédent des communications et des moyens de transport, renforcent considérablement l’aspect lâche et flottant du lien social.
7Les éléments que nous venons de souligner ont pour conséquence de faciliter dans une certaine mesure la défection : avec la multiplication des affiliations, s’accroissent également les opportunités d’exit et les occasions de fuite. Par ailleurs, puisque les individus ne peuvent investir qu’une part d’eux-mêmes dans chaque ensemble auquel ils participent et qu’ils y sont moins « intégrés », la défection devient de fait une option moins « coûteuse » qu’auparavant. On peut aussi rappeler ce qu’avancent Beck et Giddens à propos de l’individualisation réflexive et de son rôle sur la « déconstruction » de toute appartenance : selon ces deux auteurs, les acteurs sociaux se trouveraient désormais dans une position plus active, plus délibérative, plus critique vis-à-vis des liens sociaux préétablis, ce qui est un facteur supplémentaire jouant sur la défection (Beck, Giddens et Lash, 1994). On peut alors énoncer ce qui apparaît comme étant la spirale actuelle de la défection : plus les configurations existentielles reposent sur des affiliations multiples, plus les possibilités de faire défection sont nombreuses ; plus la place de la défection est importante, plus les modes de vie apparaissent instables, dynamiques et polycentrés.
8Parmi les facteurs susceptibles de faciliter un tel agir, outre la différenciation croissante des systèmes sociaux, il faut aussi évoquer la transformation des formes de loyauté. Car rappelons que celle-ci est considérée – dans la conception d’Hirschman – comme un frein majeur à la défection. Certaines recherches en sociologie de la jeunesse sont ainsi particulièrement éclairantes sur ce point. Zoll, par exemple, souligne que les jeunes évalueraient désormais leurs actes, leurs projets et leurs engagements à l’aune de ce qu’ils signifient pour eux-mêmes et de ce qu’ils apportent en termes de réalisation de soi (Zoll, 1993). Cette « autoréférentialité » implique donc que les relations sociales ne peuvent plus être considérées comme pérennes ou définitivement acquises. Plus largement, l’autoréférentialité aurait pour conséquence de « dissoudre » la loyauté, ou en tout cas, de relativiser cette catégorie : désormais, la loyauté et l’allégeance à un groupe ou à une organisation n’ont de sens que si elles se trouvent compatibles avec les projets, aspirations ou intérêts des individus et qu’elles n’aliènent pas fondamentalement leur liberté et leur capacité de mouvement. En témoigne le fait que l’assignation à une condition ou une organisation est considérée par certains jeunes comme une clôture mortifère, entravant à la fois l’ouverture des modes d’être et d’agir et la communication authentique avec autrui. Ainsi, ce sont des formes bien fragiles de loyauté qui se développent désormais chez les jeunes, puisqu’elles se voient indexées à leurs priorités changeantes et qu’elles ne font sens que par rapport à celles-ci.
9À ce sujet, on peut d’ailleurs citer utilement les travaux de Rosen sur les attitudes au travail des jeunes nés dans l’après 68. Confrontés à un environnement social et professionnel changeant ainsi qu’à une insécurité grandissante, certains d’entre eux opteraient pour une nouvelle forme de protection psychique et sociale, qu’il nomme « chameleonism » (Rosen, 2001). À l’instar de leur équivalent reptilien, il s’agirait en fait de repousser toute menace potentielle – réelle ou fantasmée – en jouant du conformisme et en produisant de la « fausse présence ». S’appuyant sur leur capacité d’adaptation et d’imitation, ces jeunes salariés mettraient en scène un simulacre de loyauté afin de tromper leur environnement et de s’épargner toute situation polémogène. La loyauté aurait donc ici la couleur de l’ersatz : elle n’est selon Rosen qu’une tactique provisoire que les jeunes abandonnent s’ils se sentent malgré tout menacés ou s’ils voient leur autonomie remise en cause. Au-delà de cet exemple, on peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas la possibilité même d’être loyal – de tenir ses engagements – qui est désormais remise en cause par les conditions de vie contemporaines. Rosen le précise à propos de certains jeunes : lestés de contradictions, poussés dans des directions opposées, saturés de sollicitations et d’informations diverses, ceux-ci chérissent l’indépendance tout en souhaitant se mêler aux autres, cultivent le détachement tout en cherchant la communion, souhaitent être partie prenante de groupes tout en fuyant les liens durables. Ce ne serait donc pas tant la question de l’arbitrage entre des loyautés différentes qui serait de nos jours problématique que celle des conditions requises pour tout engagement véritable. Ce que l’on peut finalement résumer par l’interrogation suivante : comment s’engager pleinement lorsque l’on est « pris » par ailleurs, c’est-à-dire lorsque l’on n’est ni disponible physiquement ni psychiquement en raison de ces affiliations multiples ?
LA DÉFECTION COMME RESSOURCE SOCIALE
10Préciser que la défection est désormais facilitée par les nouvelles formes de structures sociales, par un certain nombre de tendances de fond, est une chose ; il est aussi nécessaire d’insister sur le fait qu’elle est devenue un mode de régulation à part entière, un moyen de gérer les affiliations et les identités, d’articuler les rôles et les positions. Il s’agirait en somme d’une compétence dans une société complexe, dans laquelle l’individu est tiraillé entre des demandes sociales diverses, parfois contradictoires. Prenons quelques exemples. Les recherches de Rosen sur la jeunesse, que nous citions précédemment, montrent que dans un environnement où la compétition et la concurrence sont omniprésentes, où le changement est permanent, fuir, quitter le terrain, faire défection peuvent apparaître comme des stratégies efficaces pour conserver son autonomie (Rosen, 2001). À le suivre, certains jeunes feraient preuve d’une grande capacité non seulement à tisser des liens sociaux mais aussi à se dégager des réseaux relationnels ou des organisations quand ils y trouvent avantage. Et cela, sans que ces départs suscitent émotions, culpabilité ou regrets particuliers. C’est-à-dire finalement sans qu’ils soient connotés comme une trahison et qu’ils apparaissent moralement illégitimes.
11La défection occuperait donc une place singulière dans les modes de vie des générations nées dans les années soixante-dix/quatre-vingt. Rosen précise que la capacité à se soustraire est tout d’abord un moyen – chez certains, c’est d’ailleurs « le » moyen principal – d’éviter les tensions psychiques et l’anxiété générées par les rapports sociaux de travail. Il s’agit en somme de retrouver une certaine sécurité en sortant d’un système d’interaction caractérisé et dominé par des rapports de force, la concurrence entre acteurs, la course à l’efficacité et le rendement. Mais la défection, montre l’auteur, est aussi un moyen d’échapper à l’ennui et à la routine, de retrouver l’initiative dans un environnement perçu comme trop pesant. Faire défection permettrait de renouveler les relations sociales et de préserver le quant-à-soi de demandes sociales jugées oppressantes ou aliénantes. Ce type de conduites ne sauraient donc être simplement analysé en termes d’opportunisme et d’opportunités : l’auteur fait du reste remarquer que la défection et ses différentes déclinaisons (dissidence, nomadisme) deviennent parfois habitude chez certains jeunes, au même titre que d’autres traits de caractère. Rosen appréhende donc la défection comme une « réponse » existentielle et fonctionnelle, une forme d’adaptation individuelle à des conditions sociales nouvelles.
12Son propos peut d’ailleurs être rapproché des analyses de Bauman, puisque ce dernier considère en effet que la pierre angulaire des « stratégies de vie postmodernes » est le fait d’éviter d’être fixé (Bauman, 2003). La propension à l’exit et au mouvement constituerait ainsi le dénominateur commun des nouvelles figures émergentes de la postmodernité : qu’il s’agisse du flâneur – errant sans jamais s’impliquer – ou du touriste, en quête d’expériences nouvelles, privilégiant la dimension esthétique de l’expérience. Si ces attitudes sont vécues comme autant de libertés, comme autant d’« échappées », Bauman les considère plutôt comme une forme nouvelle d’asservissement au mouvement, c’est-à-dire in fine comme une dépendance aux injonctions du système. Mais surtout, il met en avant le fait que ces modes d’être et d’agir ont des conséquences tout à fait délétères puisqu’ils impliquent une dissolution de la responsabilité et des sentiments moraux. Autrement dit, ce désengagement, ce refus de l’implication, ce papillonnage permanent s’effectuent sans remords, sans culpabilité : échapper à ses obligations n’est plus ressenti comme une transgression mais comme une action légitime. Sennett explique quant à lui ces tendances par le fait que la culture contemporaine du risque dévalorise et déconsidère désormais la stabilité : le fait de ne pas changer devient dans nos sociétés un signe d’échec (Sennet, 2000). La fascination pour l’exit s’expliquerait à la fois par le fait qu’il devient plus difficile de se faire entendre, à la fois parce qu’il est désormais plus compliqué de s’orienter socialement, mais aussi parce que la défection procure un fort moment d’exaltation et d’espoir. Sennett rejette donc l’idée que la défection relèverait simplement d’un calcul rationnel.
13Si de nombreuses forces sociales encouragent et légitiment donc cette propension au départ – annihilant du même coup l’association défection/trahison – il n’en reste pas moins qu’il serait réducteur de considérer cet agir comme une simple adaptation aux injonctions sociales. La recherche de Schurmans sur les formes de solitude nous apporte d’ailleurs sur ce sujet d’autres points d’appui (Schurmans, 2003). Cherchant à appréhender le sens et l’importance de certaines attitudes telles que le retrait, le repli, l’isolement ou la fuite dans l’expérience quotidienne, l’auteur montre que celles-ci s’articulent toujours plus ou moins à un « refus », notamment chez les jeunes : en somme, l’on se replie sur soi, l’on se désengage ou l’on fuit essentiellement parce que l’on refuse certaines contraintes sociales ou certaines situations que l’on subit et vit négativement. Ces conduites sont donc bien également des ressources, des « recours » ou des « outils » qui permettent aux acteurs sociaux de transformer le sens de leur expérience, de retrouver l’initiative et de peser sur leur propre histoire : c’est ce que l’auteur appelle « l’affirmation de l’actorialité dans l’épreuve ». Certaines formes de retrait comporteraient ainsi une dimension stratégique et réflexive explicite : le repli est alors une « expérience-ressource », un moment permettant aux individus de réinstaurer et de renouveler leurs échanges sociaux ainsi que leur pratique du lien social. Schurmans montre que lorsque les contraintes sociales sont trop fortes, le désengagement peut apparaître comme une réponse critique, une façon d’apprendre à « manier l’équilibre entre appartenance et autonomie ». Quand la participation aux ensembles sociaux est mise à mal, le retrait peut alors correspondre à une « prise en charge de la perturbation rencontrée » (Schurmans, 2003 : 207). Sur la base de ces expériences, un savoir est peu à peu acquis : certains individus parviennent ainsi à maîtriser cette « entrée-sortie en solitude », à manier ces divers désengagements, à jouer de la distance et de la proximité. L’intérêt majeur du travail de Schurmans est donc de montrer que si l’expérience du retrait intègre toujours une part de souffrance et de difficultés, elle comporte aussi une dimension actorielle : elle ne saurait simplement être assimilée à une forme passive et subie de désaffiliation. Ces usages du retrait nous révèlent ainsi que la soustraction peut être mobilisée comme un « faire positif » permettant tout à la fois la régénération du lien social et la construction de l’autonomie du sujet. Celle-ci est donc bien plus qu’une tactique défensive ponctuelle visant à préserver le « quant-à-soi ».
14Cet usage du retrait et de la défection se retrouve d’ailleurs largement dans les entretiens que nous avions réalisés dans notre enquête : le repli, la démission, le départ sont souvent désignés comme des moyens de se reconstruire, de faire une pause ou de s’extraire de situations jugées problématiques, ennuyeuses, mortifères ou sans issues. L’usage « tactique » de la défection, comme alternative au conflit et à la prise de parole, est également mis en exergue par une majorité des interviewés : quand le conflit débouche sur une impasse, lorsqu’il devient une source de stress trop prégnante, lorsque la prise de parole échoue à modifier la situation, le départ, le désengagement apparaissent comme d’ultimes recours, comme une ressource « au cas où ». Cependant, ceci ne vaut que lorsque la situation d’où émerge frustration et mécontentement se caractérise par un attachement fort et est l’objet d’un enjeu : les récits que nous avions recueillis font valoir que la défection est au contraire privilégiée lorsque la relation n’est pas investie affectivement ou qu’elle ne relève d’aucun enjeu existentiel. Par ailleurs, certains jeunes précisent qu’ils ne supportent pas les situations conflictuelles, les tensions qu’elles génèrent et les dépenses qu’elles supposent (temps, énergie) : l’exit est alors un moyen efficace et facile de trancher les différends ou de montrer son mécontentement « en passant à autre chose ». Si cette attitude n’est pas générale, elle se systématise chez certaines personnes, au point de devenir habitude. Parfois, comme nous l’avons indiqué dans la présentation de notre typologie, la défection prend aussi la forme de l’expérimentation : les configurations existentielles se caractérisent alors par une certaine plasticité. Il ne s’agit pas tant de partir parce que l’on est mécontent que de tester certains types de liens (sociabilités, couple, travail). La défection – si on la replace dans le contexte du mode de vie – est ici paradoxalement un préalable à des engagements plus durables, elle est un moyen de se « trouver ».
15Si les modes de vie juvéniles présentent ainsi des usages variés de la défection, témoignant au final de la banalité et du « poids » de telles pratiques, soulignons également que celles-ci ne sont pas vécues comme des transgressions et qu’elles paraissent donc à nombre de ces jeunes comme tout à fait « légitimes » et « normales ». Ceci ne veut pas dire que la défection soit pour autant connotée positivement : souvent perçue comme un signe de lâcheté, son statut axiologique reste inférieur à celui du conflit, par exemple. Il existerait donc un décalage entre l’usage juvénile de la défection (c’est une pratique banale), sa légitimité comme agir du point de vue de l’acteur (c’est une pratique « normale ») et sa représentation générale comme notion (sa connotation reste plutôt négative).
UN AUTRE REGARD SUR LES RUPTURES QUI AFFECTENT LES MODES DE VIE ?
16La prise en compte des usages sociaux de la défection et du « rôle » joué par certaines formes de retrait dans les modes d’être et d’agir juvéniles peut donc nous permettre de porter un autre regard sur les ruptures et les discontinuités qui affectent leurs modes de vie. Même si l’on ne doit pas perdre de vue le fait que toute rupture ne saurait être réduite à ces formes « volontaires » – pensons simplement à ce que nous désignons communément par le terme d’exclusion ou à l’assomption de la précarité – il n’est pour autant plus possible de considérer celles-ci comme des anomalies ou des exceptions à la bonne marche des choses : la défection semble bien être consubstantielle à l’expérience juvénile contemporaine, ses déclinaisons sont en tout cas plus ordinaires qu’on ne le présuppose généralement. Par ailleurs, la défection est aussi en certaines circonstances ressource, création, soustraction entreprenante… En somme, elle peut être au principe de nouveaux rapports sociaux, même si l’on peut légitimement s’interroger sur la consistance et la teneur des liens ainsi « créés ». En décrivant à la fois le « travail » permanent des acteurs et la banalité de certaines pratiques du lien social, la sociologie de l’expérience juvénile peut donc contribuer à une appréhension moins dramatique des formes de déliaison et de séparation : en rappelant que la rupture peut être une modalité du lien, que la défection peut être instituante, en inscrivant le lien social dans une temporalité et une histoire, elle peut nous rendre attentifs au fait que toute rupture n’est pas forcément une expérience univoque et négative, qu’il faudrait obligatoirement dépasser.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
10.2307/3321910 :Bajoit G., « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue française de sociologie, n° 29, 1988, p. 325-345.
Bajoit G. et Franssen A., Les jeunes dans la compétition culturelle, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
Bauman Z., La vie en miettes, expérience postmoderne et moralité, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003.
Beck U., Giddens A. et Lash S., Reflexive Modernization, Stanford, Stanford University Press, 1994.
Forsé M., « Les réseaux sociaux chez Simmel : les fondements d’un modèle individualiste et structural », Deroche-Gurcel L. et Watier P. (dir.), La sociologie de G. Simmel (1908) : éléments actuels de modélisation sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 63-110.
Hirschman A., Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
10.2307/2657289 :Pescosolido B. et Rubin B., « The Web of Group Affiliations Revisited : Social Life, Postmodernism and Sociology », American Sociological Review, vol. 65, n° 1, 2000, p. 52-76.
Rosen B., Masks and Mirrors, Generation X and the Chameleon Personality, Londres, Praeger, 2001.
10.3917/puf.schur.2003.01 :Schurmans M.-N., Les solitudes, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
Sennett R., Le travail sans qualité, Paris, Albin Michel, 2000.
Zoll R., Nouvel individualisme et solidarité quotidienne, Paris, Kimé, 1993.
Notes de bas de page
1 Précisons que cette typologie constitue une ébauche : il s’agit d’une base de travail provisoire que nous comptons compléter, amender et affiner au fil de nos investigations. Nous l’avons élaborée à partir d’un travail de recension des recherches ayant mobilisé la notion de défection ou des catégories connexes (dissidence, soustraction, retrait, errance, désengagement) et d’une enquête qualitative qui portait entre autre sur l’expérience juvénile de la défection et de la trahison. Trente-deux personnes avaient été interviewées dans le cadre de cette enquête.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011