Les jeunes, les études, le travail, l’autonomie…
p. 237-243
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Texte intégral
1Nous partirons de l’hypothèse suivante : « la jeunesse » s’impose comme un « nouvel âge de la vie » (Galland, 1990) au fur et à mesure du report de l’entrée dans la vie active par ceux dont les conditions objectives d’accès aux emplois et aux positions sociales, d’une part, et les dispositions individuelles ou familiales, d’autre part, conduisent à fréquenter l’école de plus en plus longtemps. Au principe d’une telle évolution, il y a la séparation, voire l’étanchéité entre le temps consacré à la formation et le temps du travail productif, dans des sociétés où, selon la formule d’E. C. Hughes (1996), « on a tendance à définir les phases successives de la vie en fonction de l’école et du travail : avant l’école, l’école, le travail, la retraite ». Une évolution de ce type est aisément lisible dans un pays comme la France, où perdure la relative autonomie du système de formation par rapport au système de production (Boltanski et Bourdieu, 1975) : la prolongation généralisée des scolarités bien au-delà de l’obligation légale a entraîné une entrée de plus en plus tardive dans la vie active, souvent retardée encore par les tensions conjoncturelles sur le marché du travail. Des évolutions comparables peuvent être observées dans la plupart des pays occidentaux, plus ou moins infléchies par l’état des rapports entre l’école et le monde économique.
2Cette hypothèse s’écarte de celle formulée et étayée par O. Galland, pour qui l’émergence de la jeunesse résulterait d’une désynchronisation des seuils de passage à l’âge adulte. Outre qu’il nous paraît difficile de dater un état de la société française dans lequel le franchissement des trois principaux seuils d’accès à la vie adulte aurait été synchronisé, la triple exigence de passage des études à l’activité rémunérée, de la cohabitation avec les parents à l’installation dans un domicile propre et, surtout, de la vie solitaire à la fondation d’une nouvelle unité familiale, nous semble excessivement normative. Au-delà du débat scientifique, qu’il n’y a pas lieu de développer ici, l’hypothèse que nous avançons offre avant tout un cadre d’analyse propice à l’approche du cumul d’un emploi salarié avec des études à temps plein. Ce phénomène s’est développé rapidement en Amérique du Nord, au Québec depuis le milieu des années 1980, et fait désormais l’objet d’une attention en France, même s’il paraît moins ample qu’outre-Atlantique. Comment rendre compte d’un phénomène qui pourrait bien conduire à reconsidérer cet âge de la vie que désigne le mot « jeunesse » ? En quoi pourrait-il être l’indice, notamment, d’une évolution plus générale, qui resserrerait à nouveau l’emprise du travail sur les vies quotidiennes ?
3C’est à ces questions que nous tenterons de répondre à partir de notre hypothèse sur le développement de la jeunesse. À cette fin, nous proposerons d’abord un état des lieux au Québec et en France. Puis nous tâcherons d’expliciter les raisons pour lesquelles ces jeunes ont un emploi salarié durant leurs études. Nous conclurons en montrant en quoi cette évolution transforme la jeunesse.
ÉTAT DES LIEUX, AU QUÉBEC ET EN FRANCE
4Au début de l’année de leurs seize ans, les jeunes Québécois vont toujours à l’école ; mais le taux de scolarisation baisse par la suite. L’inflexion tient essentiellement à la transition de l’école secondaire vers le cégep ou la vie professionnelle, de nombreux jeunes décidant dès cette époque d’interrompre leurs études pour entrer dans la vie active. Une part importante de ceux qui restent scolarisés à temps plein occupe toutefois un emploi salarié, de quelques heures par semaine en général. Les situations de cumul d’une activité rémunérée avec la poursuite d’études à temps plein apparaissent, du reste, bien avant l’âge de seize ans et parfois très tôt dans la vie des jeunes québécois. À en croire les auteurs d’une enquête menée dans un quartier de Montréal, 12 % des jeunes interrogés avaient accédé à une première activité rémunérée, plus ou moins consistante et régulière, avant la fin de leur onzième année, la moyenne d’âge au premier emploi des individus de l’échantillon se situant aux alentours de treize ans et demi (Belleau et Bayard, 2002). La proportion de jeunes qui cumulent scolarité à plein temps et activité rémunérée progresse ensuite rapidement entre seize et dix-huit ans, au vu du comportement des jeunes interrogés lors de l’« Enquête sur les jeunes en transition » (Ejet), avant de se stabiliser autour de 70 % au-delà de dix-huit ans : la proportion des jeunes aux études et en emploi durant l’année scolaire varie dès lors surtout en fonction des périodes dans l’année académique.
5La situation est tout autre en France. Le « job d’été » constitue certes une sorte de tradition, que les jeunes encore scolarisés, lycéens et surtout étudiants, suppléent des actifs en congé ou qu’ils prennent en charge des activités estivales ; le cumul d’un emploi avec les études au cours de l’année scolaire est, en revanche, longtemps resté marginal. La dernière enquête « Emploi du temps », réalisée en France par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en 1998-99, fournit une indication intéressante : lycéens et étudiants de tous âges consacraient, en moyenne, entre 12 (pour les jeunes femmes) et 19 minutes (pour les jeunes hommes) chaque jour à un « travail professionnel », soit environ 1 h 30 à 2 h chaque semaine (Dumontier et Pan Ké Shon, 1999). Sans doute faut-il tenir compte du fait que les plus âgés sont plus enclins à travailler durant l’année scolaire et les étudiants plus que les lycéens… Reste que le phénomène de « l’emploi salarié pendant l’année scolaire » paraît tout à fait marginal à la fin des années 1990. Les choses auraient-elles changé depuis ? « Un tiers des étudiants ont une activité rémunérée au cours de l’année », titrait l’Insee en 2001 (Valdelièvre, 2001) et, quelques années plus tard, étonnamment : « Deux étudiants du supérieur sur dix ont un emploi » (Coudin, 2008). L’enquête « Génération 2004 en 2007 » fournit encore d’autres chiffres, variables selon qu’il est question d’emploi régulier de plus huit heures hebdomadaires ou de « jobs » plus sporadiques.
6Seulement 17 % des jeunes de « Génération 2004 » auraient occupé un emploi régulier ; ils sont, en revanche, 70 % environ à avoir occupé « des jobs de vacances ou des petits boulots » pendant leurs études. Près de quatre sur cinq chez les sortants de l’enseignement supérieur, ils sont moins de la moitié chez les sortants aux niveaux inférieurs. À considérer d’abord les jobs et petits boulots divers, il ressort surtout que les jeunes dont l’un au moins des deux parents est né en France sont plus nombreux à déclarer de tels emplois pendant leurs études que les jeunes dont les deux parents sont nés à l’étranger. Les jeunes d’origine maghrébine en particulier sont moins nombreux à avoir occupé de tels emplois. Il en va tout autrement lorsqu’il est question d’emplois réguliers durant l’année scolaire, auxquels les jeunes consacrent au moins huit heures par semaine : les jeunes dont l’un des deux parents au moins est né à l’étranger déclarent cette fois occuper de tels emplois plus fréquemment que les jeunes dont les deux parents sont nés en France et les jeunes d’origine maghrébine par leurs deux parents sont plus fréquemment occupés à ce type d’emploi. Une différence s’affirme là, qui ne recoupe pas tout à fait la différence liée au statut socioprofessionnel du père de famille. Les jeunes issus de l’immigration cumuleraient-ils plus souvent une activité rémunérée régulière avec des études à temps plein pour raisons économiques, liées par exemple au moindre revenu des foyers dont ils sont issus ?
« TRAVAILLER » PENDANT LES ÉTUDES : MAIS POURQUOI ?
7R. Ballion (1994) avait avancé l’idée suivant laquelle le travail salarié pendant les études constituerait un « effet non contrôlé de la scolarisation de masse », la massification de l’enseignement s’étant, en France en particulier, déployée dans une indifférence à peine voilée pour les difficultés rencontrées par certains groupes sociaux – que leur éloignement de la culture valorisée par l’école met en situation d’autant plus insupportable que la scolarité dure davantage – et/ou sans grand souci de la situation économique de familles en mal d’assumer les coûts supplémentaires d’une jeunesse prolongée. Le travail, « grand intégrateur » (Barel, 1990) des sociétés industrielles, voire postindustrielles, offrirait-il une alternative bienvenue à des jeunes en difficulté dans leur scolarité, malheureux sur les bancs de l’école et pressés d’entrer dans d’autres activités plus à même de donner sens à leur existence ? La question vaut d’être posée ne serait-ce que parce qu’elle renvoie, sinon à la concurrence possible entre l’école et le monde du travail dans le processus de socialisation des individus, du moins aux interactions entre les mondes de l’école et de l’entreprise en ce qu’elles conditionnent l’existence de ce temps que désigne le mot « jeunesse » et en infléchissent le déroulement. L’enquête « Génération 2004 » ne permet toutefois guère d’étayer ni d’infirmer ces hypothèses, dans la mesure où elle ne fournit aucun élément quant aux motivations des jeunes qui occupent un emploi salarié durant leurs études.
8L’enquête nationale auprès des élèves de cégep, réalisée en 20061, permet au contraire d’explorer les raisons personnelles qui poussent les jeunes québécois à prendre un emploi salarié durant leurs études. Parmi celles-ci, le souci d’accroître son « autonomie financière » paraît crucial2. Qu’il ait été demandé aux jeunes enquêtés de répondre par oui ou par non à une série de raisons pour lesquelles ils occupent un emploi ou de déclarer laquelle parmi ces raisons est la plus importante pour eux, c’est l’autonomie financière qui apparaît en tête de leurs suffrages. Cette quête d’autonomie transcende les situations objectives et s’affirme ainsi comme une revendication généralisée et, en tant que telle, sociale ; elle fait écho à la valorisation sociale de l’autonomie et manifeste une sorte d’injonction à laquelle aucun jeune ne saurait se soustraire, sous peine de rester en deçà des réquisits auxquels doit satisfaire tout jeune de son âge. Cette injonction n’est pas : « Soyez autonomes ! », qui serait paradoxale. Elle se formule plus simplement : « Prenez un petit boulot à côté de vos études, vous y gagnerez l’autonomie que vous souhaitez ! » Elle n’a, alors, plus rien de paradoxal et peut jouer son rôle social : fournir la main-d’œuvre qui fait défaut sur le marché du travail tout en permettant aux jeunes d’avoir accès, pour ceux qui doivent assurer eux-mêmes leur subsistance, aux consommations qui leur sont indispensables, pour les autres, aux diverses consommations de confort dont ils rêvent mais que leurs familles ne peuvent leur garantir.
9Ainsi, des jeunes scolarisés qui échappaient au marché du travail s’y trouvent-ils réinsérés, au moins partiellement. Mais le mécanisme social à l’œuvre ne tient pas qu’aux bénéfices qu’il procure immédiatement aux jeunes à la recherche d’un emploi en parallèle aux études ou à ceux qui trouvent avantage à les employer. Ses effets vont au-delà de l’actualité de la situation d’emploi de ces jeunes encore scolarisés et renvoient à leur situation d’emploi à venir, lorsqu’ils entreront dans la vie active pour de bon : se tenir à l’écart de l’emploi pendant toute la durée de ses études pourrait, en effet, avoir un coût… Qui se paiera après les études ! Que cette sanction soit différée n’enlève rien à la conscience intime qu’en ont les individus – tous savent qu’il sera important de lister sur son curriculum vitæ, outre les activités bénévoles, les emplois occupés pendant les études (Vultur, 2007) et, plus encore, à quel point le défaut de socialisation au monde professionnel constituera un handicap dans la course à l’emploi futur, celui qui signera l’entrée effective dans la vie active. Mais l’accès à l’autonomie financière éloigne provisoirement l’impression de soumission à une pression sociale immanente. La contrainte ne réapparaît qu’à la condition de rappeler tous les termes de l’alternative : occuper un emploi salarié durant les études pour bénéficier immédiatement d’un revenu et, à plus long terme, s’ouvrir plus sûrement le marché de l’emploi futur… Ou perdre l’un et l’autre ! C’est-à-dire hypothéquer son insertion future dans la vie active.
ET LA JEUNESSE, DANS TOUT ÇA ?
10La pression sociale en faveur de l’emploi salarié pendant les études n’a pas atteint, en France, la même vigueur qu’au Québec. Mais il ressort des résultats de « Génération 2004 », par exemple, que les jeunes qui ont eu un emploi – régulier ou même occasionnel – s’insèrent mieux dans la vie active après la fin de leur scolarité que les autres. Ainsi, plus de quatre jeunes sur cinq qui ont eu un emploi régulier durant leurs études sont en emploi trois ans après leur sortie de formation initiale contre moins de deux sur trois parmi ceux qui n’ont jamais déclaré aucun emploi durant leurs études. Cet effet positif sur l’insertion dans la vie active, particulièrement net chez les jeunes qui sont sortis de formation aux niveaux inférieurs, est annulé chez ceux qui sortent aux niveaux les plus élevés. Le niveau de formation et le diplôme restent, en France, les facteurs les plus favorables à l’insertion professionnelle et protègent le mieux du chômage ! Les remises en cause de scolarité trop longues, « inflationnistes », n’ont pourtant pas manqué. C’est ainsi que M. Duru-Bellat (2006) s’interroge sur les effets pervers de scolarités qui durent trop, allant jusqu’à évoquer le moment où « elles deviennent “désocialisantes” ou “déséducatives”, parce qu’elles maintiennent dans un univers fermé où les contraintes sont légères, les enjeux flexibles [...] et les occasions de prendre des responsabilités relativement rares ». Est-il possible de trouver meilleure occasion pour prendre ses responsabilités que de s’engager dans un travail salarié ?
11Nous avancerons donc la question suivante : la pression en faveur de l’emploi salarié durant les études – prégnante au Québec et en Amérique du Nord, plus diffuse en France – ne répondrait-elle pas d’abord à un souci de « mobilisation » de la jeunesse ? Nous employons ce mot dans le sens que lui a conféré J.-P. de Gaudemar dans son livre La mobilisation générale (1979) : le système productif qui se met en place au moment où les pays occidentaux entrent dans l’ère industrielle, qui s’est développé depuis et qui perdure de nos jours, aurait manqué de main-d’œuvre et se serait constamment trouvé dans la nécessité de « mobiliser » une main-d’œuvre rétive au travail en usine en particulier. Or l’explication généralement avancée au Québec pour rendre compte du développement de l’emploi des jeunes pendant les études fait effectivement référence à un besoin spécifique, apparu à la suite de la crise économique survenue au milieu des années 1970 : la conjoncture d’alors, marquée par une « croissance des commerces et des services » et la « diminution de la population des 15-24 ans » aurait « créé un besoin de main-d’œuvre et exercé une pression sur la population étudiante » dont aurait résulté une forte progression de la participation des jeunes au marché du travail (Conseil supérieur de l’éducation, 1992 : 48). Cette explication macroéconomique n’invalide pas celle, microsociologique, qui s’appuie sur le désir d’autonomie financière des jeunes ; elle la recadre simplement.
12Derrière le travail salarié des jeunes pendant leurs études, se profile donc une question relative à la mobilisation de la main-d’œuvre juvénile. La vraisemblance de cette question en soulève dès lors une autre : n’y aurait-il pas comme une volonté sociale, exprimée de diverses manières, de réduire ce temps de la « frivolité » (Parsons) ou de la « mise hors jeu symbolique » (Bourdieu) pour rappeler les jeunes aux responsabilités que requièrent la vie économique et le travail ? La jeunesse serait ainsi en jeu, dans la mesure où les évolutions qui affectent tant la formation initiale que la vie économique ou la séparation entre temps de formation et temps de travail en auraient trop profondément creusé le lit et trop largement étendu les bornes. L’un des éléments majeurs du débat autour de la question du travail – suscité en France par la publication notamment du livre que D. Méda (1995) a consacré au travail, « Une valeur en voie de disparition ? », et poursuivi récemment jusque dans le champ politique – n’a-t-il pas été le peu de temps que les Français lui accordent, non seulement durant la journée, mais aussi durant leur vie ? Ne s’agirait-il donc pas de mettre les jeunes au travail plus tôt… Et de maintenir les moins jeunes au travail plus longtemps ?
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BIBLIOGRAPHIE
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Auteur
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