Processus, combinatoires, entourages : autres regards sur la jeunesse
p. 209-219
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
INTRODUCTION
1Si la jeunesse n’est plus ce qu’elle était, c’est aussi parce qu’on ne la regarde plus comme on la regardait… Nous proposons de réfléchir ici sur cette question des paradigmes théoriques et des façons de penser la jeunesse.
2Commençons par nous distancier, provisoirement peut-être, des conceptions de la jeunesse comme groupe social ou comme un état de sous-adulte ou pré-adulte, cette notion d’adulte étant d’ailleurs, comme certains l’ont souligné, très peu définie (Cicchelli, 2001). Il paraît plus pertinent de comprendre la jeunesse comme un processus dynamique en l’envisageant sous l’angle des parcours de vie.
3Les regards sur les parcours de vie ont beaucoup évolué en sciences sociales dans les deux dernières décennies. Des conceptions et des polarités se sont déplacées, en fonction des mouvements de la société, mais aussi en fonction des avancées épistémologiques, théoriques et méthodologiques des sciences sociales. Parfois un certain consensus émerge, d’autres fois les débats restent ouverts.
4Ainsi le parcours des jeunes est-il de moins en moins conçu comme une « trajectoire » au sens balistique (Coninck et Godard, 1989) ou comme une « insertion » au sens où l’individu se coulerait dans une place pour laquelle il est préparé et dans laquelle il restera.
5Par ailleurs, diverses transformations sociales (sur les plans de l’éducation, des rôles hommes-femmes, des divisions du travail, des politiques publiques, etc.) ont contribué à diversifier les profils des transitions vers la vie adulte. On a parlé des jeunesses au pluriel (Bidart [dir.], 2006). Certains en ont conclu, un peu vite peut-être, à une individualisation des parcours, dans le sens d’une singularisation (chacun sa route) (Roberts, 1994 ; Evans et Furlong, 2000 ; Gautié, 2003).
6Une autre version de l’individualisation est apparue dans l’opposition entre la suprématie des structures et des logiques de reproduction d’un côté et, de l’autre, la suprématie de l’individu et des logiques de stratégie. Là, l’individualisation signifie que l’on place l’individu aux commandes, c’est lui qui décide de sa vie. L’acteur n’est pas seulement seul, il est aussi maître à bord.
7Des orientations méthodologiques se distinguent également dans l’étude des parcours, selon que l’attention se porte surtout sur les flux, les calendriers biographiques, les variances et l’identification de causalités plus ou moins linéaires ; ou bien sur les interactions, les histoires et les combinatoires complexes d’éléments. Méthodes statistiques et méthodes biographiques ont beaucoup été opposées sur cet axe, mais elles s’entrecroisent et s’interrogent mutuellement de plus en plus (du moins peut-on l’espérer avec une pointe d’optimisme).
8Le cloisonnement par champs de recherche commence peut-être aussi à se laisser entamer aux marges. La sociologie et l’économie s’intéressent de plus en plus aux interactions entre les sphères de la vie, entre le travail et la famille notamment. On pourrait aller plus loin, se pencher aussi sur les interactions avec l’amour, l’engagement politique, les loisirs, etc. On aborde de plus en plus les questions de conciliation ou plutôt, devrait-on dire, de tension et d’équilibrisme entre ces domaines et entre leurs cadres temporels différents et asynchrones.
9L’individu apparaît alors comme celui sur qui se croisent et s’articulent ces temporalités et ces effets structurels composites.
10On pourrait pourtant rompre encore davantage avec la vision des parcours en termes de continuité. Même si certaines forces sociales sont relativement stables, leur efficacité sur le parcours n’est pas pour autant constante ni uniforme. Certains événements imprévisibles en perturbent le cours, infléchissent même les structures ou les moteurs du processus. Des bifurcations dans le parcours se produisent souvent, pour peu qu’on pense à les identifier. Y porter davantage d’attention peut renseigner sur les forces en jeu, sur les ingrédients de l’action qui ont été soupesés au moment des choix et des orientations, qui sont nombreux dans la période de la jeunesse.
11Et puis… on ne grandit pas seul. Si certains travaux sur la socialisation ont mentionné l’importance de quelques autruis significatifs dans les processus identitaires (Berger et Luckmann, 2006 ; Dubar, 1991 ; de Singly, 1996), ils se sont arrêtés à l’évocation des parents, du conjoint ou de quelques proches, sans jamais examiner ni les relations précisément entretenues avec eux, ni l’ensemble de l’entourage. Or, processus de socialisation et construction du réseau de relations personnelles sont étroitement imbriqués.
12Les évolutions que nous venons d’évoquer sont pour partie liées entre elles, s’entremêlent et s’entraînent les unes les autres, dessinant de « nouveaux regards » sur la conception des parcours de vie et sur la jeunesse.
13Depuis quelques années déjà nous mettons en œuvre ces hypothèses dans trois enquêtes longitudinales qualitatives1. Nous en mobiliserons ici quelques enseignements ou exemples, très rapidement, afin de montrer le potentiel heuristique de ces problématiques :
- en premier lieu, l’idée des transitions des jeunes comme un objet multidimensionnel (« arbres et branches ») dont les manifestations sont pourtant examinées à partir de combinaisons des mêmes outils, ce qui nous permet de lutter contre la « fragmentation » des analyses ;
- en deuxième lieu, l’idée des parcours comme des processus, envisagés par des méthodes longitudinales, ce qui nous permet de lutter contre la référence à un temps « aplati » ;
- enfin, les parcours en tant que produits de cheminements avec un entourage, un réseau de relations, ce qui permet de lutter contre l’idée d’un « individu-atome ».
LA MÉTAPHORE DE L’ARBRE : LA COMBINATOIRE CONTRE LES ANALYSES FRAGMENTÉES
14L’approche en termes de continuité est utile pour repérer les flux, les grandes tendances sociales, les parcours « normés » et statistiquement probables, à la recherche de facteurs objectifs, structurels, archéologiques et à l’aide de données plutôt statistiques. Elle montre que les parcours ne sont pas aléatoires, chaotiques ou individualisés. Par exemple, elle confirme que le poids des inégalités sociales reste très marquant.
15Parallèlement, une approche davantage centrée sur la dimension conjoncturelle et particulière des parcours est utile pour repérer la singularité, les parcours apparemment plus atypiques, « imprévisibles » et statistiquement minoritaires. Il faut alors développer des outils pour prendre en compte des événements biographiques et des facteurs subjectifs, plus proches des logiques individuelles, à l’aide de données plutôt qualitatives.
16Mais cela ne suffit pas, dans la mesure où le lien entre ces approches reste encore en suspens. Entre les logiques de la détermination et celles de l’imprévisibilité totale des parcours, doit s’élaborer une autre vision des parcours des jeunes.
17Cette vision implique tout d’abord que les parcours normés comme les parcours imprévisibles font partie du même processus social de transition des jeunes vers la vie adulte. Chaque parcours résulte à la fois de contraintes normatives et de contingences imprévisibles. Les frontières entre ces types de facteurs deviennent de plus en plus vagues. Les parcours normés le sont de moins en moins, et les parcours imprévisibles peuvent être aussi expliqués par des facteurs sociaux. L’insertion professionnelle même singulière est toujours un produit historique et sociétal (Dubar, 2001 ; Nicole-Drancourt, 1994) et la transition est organisée et normée socialement (Rose, 1998).
18Pour illustrer ces propos avec une métaphore, nous pourrions représenter les parcours des jeunes par un arbre avec un tronc massif représentant les grands flux sociaux, et des branches représentant les parcours qui s’éloignent de ces tendances majoritaires, plus imprévisibles et singuliers. Ces branches sont de plus en plus nombreuses à pousser sur les côtés au fur et à mesure que le territoire et le climat (ici, social) se modifient.
19Cette idée induit une conséquence méthodologique qui nous amène à la deuxième implication : les facteurs d’analyse qui servent à identifier les uns (les troncs) sont utiles aussi pour comprendre les autres (les branches).
20Nous avons tendance en général à expliquer les grands flux par des éléments structurels et les exceptions par des éléments biographiques ou événementiels… Or, sans l’un et l’autre nous ne pourrions pas expliquer la diversité des parcours, mais nous ne pourrions pas non plus rendre compte du maintien dans les grands flux. Il s’agit de ne pas raisonner en termes de majorité et d’exception ou de typiques et atypiques, en séparant les deux, mais de regarder l’ensemble des facteurs à chaque échelle.
21Il convient alors de rechercher ce qu’il y a de structurel dans le changement, dans les branches qui s’écartent du tronc, et ce qu’il y a d’imprévisible dans la constitution des grandes tendances, dans le maintien du tronc de l’arbre de l’insertion. On ne peut en effet préjuger de la part des uns et des autres, ni surtout de leur combinatoire, dans le dessin des parcours.
22Pour donner un exemple rapide de ces deux idées, nous pouvons identifier des troncs (des grands flux) dans les parcours d’insertion professionnelle de jeunes argentins en fonction des filières de formation secondaire, mais aussi observer des branches (des parcours atypiques) qui se dégagent de l’arbre de l’insertion par filière.
23Les jeunes issus de la filière générale en Argentine sont censés majoritairement poursuivre des études universitaires, s’insérer dans des emplois à temps partiel pendant leurs études, et repousser leurs projets amoureux et familiaux à plus tard. Mais on trouve pourtant bien sûr des « branches », à savoir des jeunes qui décident de ne pas continuer leurs études, qui ne travaillent pas du tout pendant les cinq ans de leur formation universitaire, ou qui deviennent mères l’année après avoir quitté l’école…
24Peut-on dire que ceux qui se maintiennent dans les grands flux le font seulement en raison de leurs héritages éducatifs et économiques, par l’effet de facteurs archéologiques ?
25Examinons le cas du jeune Dario. À la sortie du secondaire en filière « économie », il a un projet vague d’études de journalisme, une motivation modérée pour travailler et aucun projet lié à l’amour. Deux ans plus tard nous le retrouvons « calé » dans les grands flux des jeunes de sa filière : il est employé dans une pharmacie, poursuit des études pharmaceutiques, et il a une compagne avec qui il fait des plans d’avenir. Ses origines ont peu à voir avec ce parcours : sa mère est femme au foyer, son père gardien d’un bâtiment, et ils n’ont pas fait d’études secondaires.
26Cependant, nous retrouvons deux événements imprévisibles qui « recadrent » son parcours dans les grands flux de sa filière : par hasard à la fin du secondaire il a discuté avec un oncle et par son intermédiaire s’est fait embaucher dans une pharmacie pour s’occuper de la distribution. Cela lui a permis de connaître le métier, qui finalement lui plaît. Au même moment il a rencontré sa copine qui fait des études en médecine et l’encourage à s’inscrire en pharmacie…
27Un emploi dans une branche imprévue, la rencontre de sa copine, sont des facteurs dont nous ne pouvons pas dire qu’ils s’inscrivaient en amont du parcours. Cependant, ils contribuent fortement à placer le parcours de Dario dans les grands flux…
28À l’inverse, peut-on dire que les jeunes qui montrent des parcours atypiques, imprévisibles compte tenu de leur filière le font en raison de capacités purement individuelles ? Le cas de Paola nous dit le contraire. Elle a le même diplôme que Dario, le projet très précis d’une formation en psychologie et elle veut travailler. Deux ans après avoir quitté le secondaire, elle ne travaille pas, elle commence à peine une formation dans une autre discipline, et elle élève seule son enfant d’un an.
29Quand nous cherchons des explications à ces changements de projets, nous découvrons que l’histoire de sa mère est similaire : actuellement femme de ménage, elle n’a pas suivi d’études, elle a eu Paola en étant toute jeune, elle l’a élevée sans la présence du père, et elle a commencé à travailler quelques années plus tard pour donner un autre sort à sa fille… Telle mère, telle fille ? Cette forme de reproduction dans le domaine familial contribue pourtant à écarter le parcours de Paola de ce qui est le plus prévisible pour elle au regard de la filière.
30Ces exemples nous invitent à sortir des cloisonnements entre domaines dans lesquels les sciences sociales se sont trop enfermées, pour développer bien davantage des logiques de combinatoires entre ingrédients de l’action et du changement, avec tous les outils à toutes les échelles, dans les troncs et dans les branches, et dans l’ensemble des domaines de la vie.
31C’est ce que nous entendons par le terme de combinatoires, qui renvoie à la pluri-dimensionnalité des domaines et des ingrédients de l’action, mais aussi à celle des facteurs de l’analyse. Ceux-ci ne doivent plus se trouver fragmentés, utilisés sélectivement, mais être interrogés dans une perspective de combinatoire. La classe sociale a aussi une dimension individuelle et singulière, l’accident biographique peut aussi résulter de forces structurelles.
LE PROCESSUS CONTRE LE « TEMPS APLATI »
32Les parcours peuvent être aussi appréhendés dans une logique processuelle, avec l’idée de carrière, de cheminement, du temps qui agit au fur et à mesure. La dimension du temps est centrale, dans la méthode comme dans la construction théorique.
Dérouler le temps
33Les appuis méthodologiques privilégiés en la matière sont les enquêtes longitudinales, qui intègrent la dynamique en procédant par interrogations répétées des mêmes personnes. Avec ce dispositif, le temps est déroulé réellement, il n’est plus compacté dans le récit.
34Les méthodes longitudinales permettent non seulement de comparer des étapes, de voir ce qui a changé entre deux points du temps et pourquoi, mais aussi d’étudier précisément des segments balisés par chaque interrogation, et de chercher par là à éclairer des processus, des « façons d’avancer ».
35Cette méthode est particulièrement riche aussi pour porter une attention particulière aux points clés où se jouent les orientations. L’objectif consiste certes à voir où sont les individus, à comparer leurs positions dans le temps, mais il consiste également à comprendre pourquoi ils sont là et pas ailleurs. Cela implique de saisir les raisons pour lesquelles ils ont pris telle ou telle direction, au moment où ils auraient pu en prendre une autre, donc au moment précis d’un carrefour biographique.
36L’enquête longitudinale permet d’apercevoir alors les ingrédients des choix, des orientations, des bifurcations. On peut mettre en lumière les priorités, les façons d’articuler les domaines, de profiter des contextes, de gérer les contraintes, d’exploiter les ressources… (Bidart, 2006). Lorsque le parcours s’éloigne brutalement de la voie attendue, change d’orientation, l’observateur peut d’autant mieux éclairer les ingrédients qui interviennent dans le processus. Il va chercher à analyser cette bifurcation non pas dans une logique de causalité linéaire, mais dans une logique combinatoire (Bessin, Bidart et Grossetti [dir.], 2010).
L’analyse de processus : ingrédients, moteurs, séquences et bifurcations
37En premier lieu, envisager le parcours comme un processus, c’est en effet chercher à identifier les ingrédients « objectifs » qui y interviennent, à différentes échelles (macro, méso, micro), ainsi que les ingrédients plus « subjectifs » qui, pour une part, leur répondent. Il s’agit ainsi de comprendre comment la personne envisage les éléments objectifs, ce qu’elle en retient et en mobilise, ses représentations, les relectures qu’elle en fait à divers moments, etc.
38Ingrédients objectifs et ingrédients subjectifs sont en relation dialectique et interviennent conjointement sur le parcours.
39À ces ingrédients s’ajoutent encore des événements imprévus et contingents qui en modifient l’agencement, ainsi que les interventions de l’entourage qui, directement ou indirectement, comme l’a fait l’oncle de Dario, contribuent aussi à dessiner les voies possibles, à déplacer les contraintes et les ressources.
40Une lecture de la combinatoire d’ensemble permet non seulement de voir ce qui construit le champ de forces, ce qui entoure la situation, mais aussi d’identifier ce qui « compte » précisément dans la décision, ce qui fait le déclic au moment d’une bifurcation. L’étude de ces moments clés renforce la nécessité de ne plus cantonner ces ingrédients à un seul domaine. Les différentes sphères de la vie interagissent et leur imbrication a des effets sur le parcours.

Les ingrédients du processus.
41Pour autant, l’individu n’est pas seulement un fétu de paille ballotté par toutes ces contraintes, ces contextes, ces influences, ces modèles temporels. Il est aussi un acteur, alors il agit, il fait des choix, il pose des actions. Celles-ci ne sont pas totalement ponctuelles et improvisées. Elles suivent une logique d’ensemble, que nous appelons le moteur de l’action. Qu’est-ce qui meut notre individu, qu’est-ce qui l’agite, quel est le principe génératif du mouvement dans son parcours ?
42Par exemple, le rapport au travail est un moteur d’action. Pourquoi travaille-t-on ? Pour l’argent, pour le prestige, pour la tâche, pour la passion, pour l’œuvre… Dans l’analyse, l’identification de ce moteur le distingue des autres ingrédients du processus, il est ce qui fait avancer l’ensemble. Ce moteur peut d’ailleurs se modifier dans le temps (Bidart et Longo, 2007).
43Les ingrédients comme les moteurs s’inscrivent en effet dans la durée. Leurs combinatoires elles aussi peuvent se modifier. Elles définissent alors des séquences qui correspondent à autant d’agencements particuliers de facteurs. Un processus est constitué de plusieurs séquences.
44L’enjeu alors est de dépasser le particulier, de parvenir à construire des généralisations possibles de ces processus. Il est possible pour cela de rechercher des séquences types, c’est-à-dire des segments récurrents qui sont susceptibles ensuite de s’emboîter, de se succéder et de se combiner pour construire les trajectoires et leurs cheminements. L’image des séquences types serait alors celle de briques de « Lego », à savoir différents éléments relativement stabilisés, dont l’agencement peut ensuite varier en fonction des temporalités et des trajectoires. La différence avec le Lego, c’est que ces briques sont dynamiques, qu’elles comportent une dimension d’évolution dans le temps.
45Par exemple, dans le travail, on peut identifier des séquences d’expérimentation, de désenchantement à l’égard du métier, de « redéploiement des priorités » dans d’autres sphères, etc. Ces séquences peuvent se superposer d’une sphère à l’autre de la vie, mais aussi interagir les unes avec les autres, déborder, se « contaminer ». Le parcours forme donc un jeu de combinaisons d’ingrédients et de séquences.
46Ces quatre notions : ingrédients, moteurs, séquences, et les bifurcations mentionnées plus haut font partie d’un système d’analyse élaboré dans une équipe pluridisciplinaire du LEST travaillant sur les processus biographiques et organisationnels (Mendez [dir.], 2010).
LES RÉSEAUX SOCIAUX CONTRE « L’INDIVIDU ATOME »
47La socialisation consiste à apprendre à se situer et à interagir au sein du monde social. Nous faisons l’hypothèse que ce processus de socialisation est étroitement lié aux diverses formes de la sociabilité.
48C’est par la fréquentation et l’entretien de relations avec les autres que l’individu « travaille » son inscription sociale, s’affilie à des milieux sociaux, construit des accords avec ses semblables, oriente et affirme ses références. C’est dans des interactions, des observations et des jugements que l’individu appréhende les différenciations sociales, apprend à s’y situer, à négocier sa place dans la société, ou plutôt ses accords avec elle.
49Car l’individu ne se présente pas comme un atome solitaire face à un bloc lisse que serait la société. Il « tricote » plutôt des chemins passant par des éléments qui se trouvent à sa portée. Le réseau de relations personnelles fait l’interface avec la société globale. Sa construction dynamique contribue à construire le mode d’accrochage de l’individu dans la société, et dessine en quelque sorte sa « surface sociale ».
50Si son réseau est dense et concentré sur un milieu, l’individu y sera solidement inséré mais pourra manquer de ressources alternatives en cas de déracinement. Si son réseau est dispersé et diversifié, il sera plus mobile et adaptable. Ces modes d’inscription sociale sont très divers, témoignant là aussi d’inégalités sociales. Par exemple, dans le panel français, la taille des réseaux des jeunes va de 6 à 134 personnes.
Les réseaux influencent la vie
51La question de l’influence interpersonnelle est une des façons, assez directe, d’appréhender l’effet du réseau relationnel sur le parcours de vie. L’entourage est en effet susceptible d’influer sur les décisions et les orientations d’une personne en proposant des options et des potentialités nouvelles. Par exemple, un ami va fournir une information permettant d’obtenir un emploi. Il peut aussi exercer une contrainte, montrer l’exemple ou simplement intervenir par le regard qu’il porte sur la personne. Il peut également donner un avis dans un moment clé où un jeune doit faire des choix. Des questions sur cette reconnaissance d’une influence par autrui sur ses décisions ont été posées dans les enquêtes française et québécoise.
52Loin de diminuer, au fur et à mesure que les jeunes grandissent et deviennent adultes, la part des relations influentes au sein de leurs réseaux augmente. Les amis y tiennent une part dominante.
53L’examen de l’ensemble de chaque réseau, du système qu’il forme, montre que les influences ainsi que leurs justifications sont très diverses. Les jeunes écoutent des gens différents pour des raisons différentes, mais plus encore, obtiennent et même recherchent des avis divergents, pour « avoir plusieurs sons de cloche ». Cette diversité renvoie semble-t-il à la conception de « l’homme pluriel » (Lahire, 2005). L’individu en effet combine plusieurs répertoires sociaux issus des contextes divers traversés dans le temps de sa vie et les différents membres de son réseau personnel sont les traces « incarnées » de ces strates et de ces contextes de vie pluriels.
La vie influence les réseaux
54Dans cette période très riche en mutations qu’est la jeunesse, les réseaux de relations personnelles évoluent beaucoup. Leurs effectifs, leur composition, la qualité des liens qui les composent se modifient.
55Nous voyons par exemple le nombre des relations diminuer assez radicalement au moment de la fin des études, ou lors de l’installation en couple, remonter surtout par les liens familiaux au moment de la naissance d’un enfant. Les effectifs augmentent surtout à l’issue d’une « mauvaise passe », lorsque les conditions de vie s’améliorent.
56La structure du réseau est aussi un facteur important, en particulier sa densité : elle se mesure par la proportion des interconnexions entre les membres du réseau.
57Nous pouvons relier les mouvements de ces indicateurs avec les processus biographiques, soit au niveau des histoires des relations, soit au niveau de la structure du réseau.
58Dans le temps, par exemple, s’observe un mouvement d’intensification de la sociabilité : avec l’âge les personnes citent moins d’amis, mais ils sont plus proches et plus intimes. On constate également un mouvement de dispersion du réseau : les relations sont de plus en plus déconnectées les unes des autres. Les amis sont fréquentés davantage « un par un » ou « deux par deux », parce qu’on les apprécie personnellement, plutôt qu’en groupe soudé par des activités, et ils se connaissent de moins en moins les uns les autres. Dans le même mouvement, les relations influentes sont elles aussi de plus en plus disjointes les unes des autres.
59Cette dynamique a des conséquences sur l’influence par l’entourage ainsi que sur les processus de socialisation. En effet, ce mouvement va dans le sens d’une opacité croissante entre les membres d’un réseau, d’une moindre communication entre eux : si mes amis ne se connaissent pas et ne parlent pas entre eux, je peux donc avoir une plus grande opportunité de jouer sur des palettes variées, de dire à certains une chose, à d’autres son contraire. Un réseau peu dense permet d’avoir des opinions et des influences moins coordonnées, plus disparates, et de se trouver ainsi plus libre dans ses choix au fur et à mesure que l’on grandit.
60C’est donc tout un jeu subtil entre sélection et influence qui sous-tend les rapports entre les orientations d’une personne et celles de son réseau (Bidart, 2008). Se trouvent là à la fois des éléments qui renforcent l’idée d’une maîtrise croissante des jeunes sur leurs entourages, avec l’âge, et des éléments qui montrent qu’ils évoluent toujours en interaction très étroite avec cet entourage.
61Prendre en considération les réseaux, c’est arrêter de considérer l’individu comme un bloc cohérent et détaché qui va seul sur sa route ou bien se laisse guider par des instances globales et abstraites. Regarder les parcours des jeunes comme des processus, c’est redonner son épaisseur au temps et observer dans les séquences les évolutions des combinatoires d’éléments pertinents.
62Lorsqu’on demande aux jeunes s’ils se considèrent comme des adultes et pourquoi, les éléments les plus récurrents dans leurs réponses sont du type : « Pas encore, cela dépend des domaines et cela dépend avec qui. » Ces registres illustrent la nécessité d’adopter des regards sur la jeunesse qui prennent en considération les dimensions de processus, de combinatoire des sphères de la vie et d’entourage.
63Actuellement, ces schémas d’analyse font l’objet de comparaisons entre des contextes contrastés : en France la scission est nette entre les études et le travail, elle autorise peu de réversibilité et d’aménagement ; au Québec les passerelles entre les études et le travail sont bien plus souples et les cheminements sont davantage réversibles ; en Argentine les incertitudes sont plus structurelles et globales, dépassent l’échelle individuelle. Nous essaierons ainsi de voir comment des structures sociétales différentes interviennent dans la construction des parcours des jeunes, au niveau du tronc de l’arbre comme au niveau des branches, en mobilisant des enquêtes longitudinales statistiques et qualitatives.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
10.3917/arco.berge.2018.01 :Berger P. et Luckmann P., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006 [1966].
Bessin M., Bidart C. et Grossetti M. (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2010.
10.3917/cis.120.0029 :Bidart C., « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, nº 120, 2006, p. 29-57.
Bidart C. (dir.), Devenir adulte aujourd’hui : perspectives internationales, Paris, L’Harmattan, coll. « Débats-Jeunesse », 2006.
10.3917/rfs.493.0559 :Bidart C., en collaboration avec Cacciuttolo P., « Dynamiques des réseaux personnels et processus de socialisation : évolutions et influences des entourages lors des transitions vers la vie adulte », Revue française de sociologie, vol. 49, nº 3, juillet 2008, p. 559-583.
10.3406/arss.1986.2317 :Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1986, p. 69-72.
10.3406/caf.2001.961 :Cicchelli V., « Les jeunes adultes comme objet théorique », Recherches et prévisions, nº 65, 2001, p. 5-18.
10.2307/3321487 :Coninck F. et Godard, F., « L’Approche biographique à l’épreuve de l’interprétation des formes temporelles de la causalité », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 1, 1989, p. 23-53.
10.3917/arco.duba.2015.01 :Dubar C., La socialisation, Paris, A. Colin, 1991.
10.3917/es.007.0023 :Dubar C., « La construction sociale de l’insertion professionnelle », Éducation et Sociétés, nº 7, janvier 2001, p. 23-36.
10.7202/005100ar :Evans K. et Furlong A., « Niches, transitions, trajectoires… De quelques théories et représentations des passages de la jeunesse », Lien Social et Politiques – RIAC, nº 43, printemps 2000, p. 41-48.
Gautié J., « Transition et trajectoires sur le marché du travail », Quatre Pages, nº 59, Paris, Centre d’Études de l’emploi, 2003.
Lahire B., L’homme pluriel, Paris, Armand Colin, 2005.
Longo M. E. et Bidart C., « Bifurcations biographiques et évolutions des rapports au travail », Giret J.-F. et al., Rupture et irréversibilités dans les trajectoires, Marseille, CEREQ, coll. « Relief », nº 22, juillet 2007, p. 27-38.
Mendez A. (dir.), Processus. Concepts et méthode pour l’analyse temporelle en sciences sociales, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2010.
10.2307/3322112 :Nicole-Drancourt C., « Mesurer l’insertion professionnelle », Revue française de sociologie, vol. 35, nº 1, 1994, p. 37-68.
10.2307/3321486 :Passeron J.-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, vol. 31, nº 1, janvier-mars 1990, p. 3-22.
10.1177/0038038594028001004 :Roberts K., Clark C. et Wallace C., « Flexibility and Individualisation : A Comparison of Transitions into Employment in England and Germany », Sociology, Journal of the British Sociological Association, vol. 28, nº 1, 1994, p. 31-54.
Rose J., Les jeunes face à l’emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
10.3917/arco.singl.2016.01 :Singly F. de, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.
Notes de bas de page
1 Pour en savoir plus sur :
- l’enquête française : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118258 ;
- l’enquête québécoise : http://erta.educ.usherbrooke.ca/publications.htm ;
- l’enquête argentine : http://www.ides.org.ar/areasdeinvestigacion/centro_programas/prejet/trayectorias/investigaciones.jsp.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011