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Le renouvellement des générations ouvrières : le cas des ouvriers qualifiés

p. 197-207

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Index géographique : France


Texte intégral

1D’après les chiffres du ministère de l’Éducation nationale, c’est à partir du milieu des années 1990 que les titulaires du baccalauréat professionnel atteignent environ 10 % d’une cohorte, niveau auquel ils se sont ensuite stabilisés. Depuis une quinzaine d’années, un nombre grandissant de jeunes ouvriers qualifiés titulaires de baccalauréats professionnels est donc amené à côtoyer quotidiennement des générations plus anciennes, où dominent largement les titulaires de CAP. Massivement embauchés comme ouvriers qualifiés à l’issue de leur formation diplômée et venant directement concurrencer les titulaires d’un CAP pour ces emplois, les bacheliers professionnels participent d’une recomposition du groupe ouvrier dans son ensemble. Avec eux, c’est la figure du « nouvel ouvrier », possédant une culture industrielle le prédisposant à l’adhésion aux objectifs économiques de l’entreprise, qui fait irruption dans l’entreprise (Eckert, 1999 ; Beaud, 1996).

2Cette situation fournit donc l’occasion de s’interroger sur les conséquences de l’arrivée des jeunes bacheliers professionnels au sein des équipes d’ouvriers qualifiés, sur les changements occasionnés dans les rapports entre générations ouvrières et le bouleversement des hiérarchies ouvrières qui découle de la cohabitation entre les deux générations. À partir d’une enquête de terrain réalisée dans une entreprise de l’industrie métallurgique, à un moment singulier de son histoire, celui d’une renégociation entre patronat et syndicats des accords de classification et d’évolution professionnelle applicables aux ouvriers1 (en 2004-2005 pour les opérateurs et en 2006-2007 pour les ouvriers qualifiés, appelés ouvriers professionnels (OP) conformément aux pratiques de la métallurgie), nous allons tenter de montrer comment une confrontation initiale entre générations autour de la question du diplôme et de l’ancienneté se voit renouvelée quand les principes de gestion de la population s’orientent vers une « logique compétence ».

3Dans quatre usines contrastées localisées dans différentes régions françaises (2 sites en Île-de-France, 1 en Lorraine et 1 en Franche-Comté), 54 entretiens auprès d’OP embauchés dans l’entreprise ont été réalisés ainsi que 27 entretiens auprès de jeunes ouvriers non qualifiés (ONQ), embauchés ou intérimaires. Une douzaine d’entretiens a également été réalisée auprès de responsables hiérarchiques et de gestionnaires du personnel. Ces données ont été complétées par des observations et des discussions informelles, au siège de l’entreprise et sur les sites étudiés, ainsi que par la consultation de documents d’entreprise. Deux générations d’OP, assez nettement divergentes, ont été rencontrées : d’une part, des anciens, souvent âgés de plus de 40 ans et titulaires d’un CAP et, d’autre part, des jeunes, âgés de 20 à 30 ans et ayant moins de 10 ans d’ancienneté, qui correspondent donc souvent aux premières cohortes d’embauchés titulaires de « bacs pros ». Ces distinctions en matière de diplôme correspondent en fait à deux générations en termes d’embauche : en effet, l’embauche est restée bloquée pendant des années dans cette entreprise, et n’a repris qu’à la fin des années 1990.

4Au siège de l’entreprise, l’argumentation de la nécessité de nouvelles grilles met en scène une opposition entre jeunes et anciens, les justifiant comme une nécessité face aux attentes des jeunes et au fort renouvellement des effectifs : « Les classifications actuelles ne répondent pas aux attentes des salariés et, en particulier, des 21 000 jeunes ouvriers que l’entreprise a recrutés depuis 5 ans, qui souhaitent avoir une vision claire, et des possibilités d’évolution et de promotion sociale2. » Si elles sont initialement présentées comme des outils destinés à accueillir les jeunes, le souhait d’en profiter pour redynamiser la carrière des « seniors » est ensuite affiché, mais cet objectif apparaît bien secondaire par rapport à l’accompagnement de l’embauche des jeunes. En outre, les seniors sont indirectement visés par une autre série de critiques portant sur des « glissements à l’ancienneté », c’est-à-dire une progression inexorable déconnectée des performances réelles et de l’investissement au travail des individus, permise par l’ancien système. Cette critique repose en partie sur le constat qu’un des premiers critères utilisés par les chefs d’équipes et les chefs d’atelier pour décider de l’attribution d’un coefficient est le temps écoulé depuis l’obtention du coefficient précédent. En effet, dans ce système, chaque individu est positionné dans un outil de gestion appelé « réseau de rémunération » accusé de lier implicitement l’âge et le niveau de coefficient. Par ailleurs, certains de ces « glissements à l’ancienneté » ont été contractualisés suite à des grèves : dans un avenant aux accords de classification de 1975, une clause stipule qu’après 8 ans d’ancienneté au coefficient 170, le salarié obtient automatiquement le passage au coefficient 180 ; après 12 ans d’ancienneté au coefficient 180, le salarié obtient automatiquement le passage au coefficient 190.

LE CHOC DES COEFFICIENTS : UNE CONFRONTATION AUTOUR DE L’ANCIENNETÉ ET DU DIPLÔME

5Le système de classification en vigueur depuis 1975 dans l’entreprise affecte donc chaque salarié d’un coefficient, qui sert notamment à déterminer la rémunération minimale, même si d’autres éléments (prime d’insalubrité, prime d’ancienneté, etc.) rentrent également en compte.

Jeunes bacheliers et anciens titulaires d’un CAP

6Dans ce système, le diplôme est un critère classant à l’embauche, du moins tant que ce diplôme a été acquis avant l’affectation dans l’entreprise et qu’il relève du même secteur industriel3. Ce critère classant reste discriminant dans la suite du parcours professionnel, puisque les coefficients sont ordonnés sur une « échelle unique et continue de coefficients4 ». Dans cette échelle qui va théoriquement de 1405 à 285, le titulaire d’un CAP ou d’un BEP industriel ne peut pas être accueilli en dessous du coefficient 170. Le titulaire d’un baccalauréat professionnel ne peut pas, lui, être accueilli en dessous du coefficient 215.

7Au sein de l’atelier, un deuxième mode de légitimation de la qualification au travail, l’expérience, se juxtapose au diplôme. En fait, cette dimension de l’expérience est plutôt référée au travers du terme « ancienneté », considéré comme un quasi-synonyme. C’est en effet par l’ancienneté que l’on peut obtenir l’accumulation de situations de travail variées, qui favorise l’apprentissage progressif des « ficelles du métier » permettant à l’ouvrier expérimenté de faire face à des situations de travail inattendues (Brucy, 2007). Autrement dit, du point de vue des ouvriers, l’ancienneté est la seule véritable manière d’objectiver l’expérience acquise dans le travail. Pour les ouvriers qualifiés âgés, ces deux modes de légitimation de la qualification, le diplôme et l’expérience, venaient se renforcer mutuellement. Or, à partir du début des années 1990, cette synergie est progressivement remise en cause avec l’apparition des jeunes ouvriers qualifiés titulaires de baccalauréats professionnels.

8Au sein des mêmes coefficients – 215, 225, 240 –, deux populations d’âge, d’ancienneté et de niveau de diplôme assez nettement différents se côtoient en effet. Car, il semble qu’il y ait eu, lors de la création du baccalauréat professionnel en 1985, dans le cadre de la politique des 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, et surtout lors de son intégration dans la structure de classification préexistante au sein de la métallurgie, une surévaluation du niveau auquel les titulaires de baccalauréats professionnels étaient susceptibles d’être embauchés. Au départ pensés comme des « techniciens d’atelier » destinés à sortir rapidement de l’atelier pour accéder à de véritables postes de techniciens (Campinos-Dubernet, 1995 ; Veneau et Mouy, 1995), les jeunes « bacs pros » sont en fait venus se substituer aux titulaires de CAP-BEP à travers un processus de dévaluation des diplômes (Eckert, 2005). Cette surévaluation initiale crée donc un profond décalage entre la structure des diplômes obtenus, temporellement située, et la structure des coefficients dans l’entreprise au moment de l’enquête.

9Or, pour les ouvriers, le coefficient est censé être une reconnaissance de la valeur au travail. Dès lors, les anciens ouvriers qualifiés refusent l’équation qui voudrait qu’un CAP ou un BEP obtenu il y a 20 ans et associé à une expérience professionnelle longue soit l’équivalent formel d’un bac professionnel récent et quasiment dépourvu d’expérience professionnelle. Aux yeux de ces anciens, l’importance prise par le diplôme dans la définition, à la fois objective et subjective, de l’ouvrier qualifié ne doit pas conduire à dénier la valeur de l’expérience. Pour eux, ce n’est qu’en s’adossant à cette expérience que le diplôme peut prendre réellement toute sa valeur et venir légitimer une position d’ouvrier qualifié dans l’atelier. Un diplôme dépourvu d’expérience professionnelle ne peut donc prévaloir. En quelque sorte, on pourrait dire qu’avec l’arrivée des bacheliers professionnels, la balance, jusque-là équilibrée entre les deux modes de légitimation de la qualification au travail, s’est brutalement mise à pencher du côté du diplôme au détriment de l’expérience. Francis, un conducteur d’installation âgé de 38 ans, critique ainsi de manière très virulente le fait que deux années d’études supplémentaires (« Si on peut appeler ça des études ! » ironise-t-il) permettent aux bacheliers professionnels d’arriver au même niveau que lui après une décennie de travail :

« À l’époque où j’ai commencé, un coef 215, pour moi c’était quelqu’un qui avait une grande maîtrise de l’atelier, c’était quelqu’un… c’était un caïd. Alors que maintenant on me dit un 215, pour moi, ça veut rien dire. Pour moi, ça veut rien dire. Pour moi maintenant le coefficient n’est plus le reflet de la valeur de la personne. »

10Alors que les anciens cherchent à fonder leur propre légitimité d’ouvriers qualifiés sur leur parcours scolaire (généralement en CAP), qu’ils se vivent comme une véritable aristocratie ouvrière, ils contestent le fait que le diplôme des jeunes soit un critère suffisant pour légitimer leur position, en mettant en cause les savoirs dispensés à l’école et la qualité de la formation suivie. Ils établissent ainsi une distinction nette entre eux, titulaires de CAP représentant « l’élite des réprouvés » (Grignon, 1971) d’une époque révolue, et les jeunes bacheliers professionnels. Gilles, la cinquantaine, ancien OP, ancien chef d’équipe et maintenant chef d’atelier en maintenance, se montre par exemple particulièrement désabusé vis-à-vis des jeunes. Il oppose ainsi les jeunes dont une bonne partie ne sait pas ce qu’ils font en filière professionnelle (pour lesquels il emploie le terme de « déchets ») et ceux dont c’est « la voie », nombreux parmi les anciens et parmi lesquels il se range sans ambiguïté :

« Avant les gens étaient… les jeunes… tous les jeunes… les jeunes qui venaient en apprentissage étaient motivés. Ils venaient parce qu’ils voulaient apprendre le métier. On sentait qu’ils avaient une volonté d’apprendre le métier. […] Bon je suis peut-être le seul, je sais pas, mais je pense qu’on faisait plus par passion avant les métiers qu’aujourd’hui on le fait. Parce qu’on leur dit “voilà allez là parce qu’on sait pas trop où vous mettre”. Et eux savent pas trop non plus. »

11Les anciens refusent donc de considérer les jeunes bacheliers professionnels comme leurs dignes successeurs. En outre, à travers leurs discours, c’est aussi une critique plus générale d’une certaine forme de « désouvriérisation » du lycée professionnel (Beaud, 1996) que l’on perçoit. « On se demande ce qu’ils ont appris à l’école ! » raille ainsi Francis : incapables de lire un dessin technique, de percer, de limer… ils ne savent pas travailler, estiment les anciens. Tout en se montrant sévères dans leur jugement des jeunes, ils les dédouanent cependant des évolutions négatives qu’ils constatent : « C’est pas de leur faute, c’est l’éducation nationale », « Pour moi l’école ne fait pas son travail ».

12À travers une référence, directe ou détournée, au compagnonnage, les anciens se montrent aussi nostalgiques de l’image classique du jeune qui porte la caisse à outils de l’ancien, d’une époque où « on apprenait à travailler avec des coups de pieds dans le derrière », d’un temps où « ça marchait à la baguette » ; celui de la soumission d’un jeune « apprenti » à l’autorité d’un « maître » possédant un savoir-faire qu’il lui communiquera progressivement. C’est donc davantage la nostalgie d’une forme de pouvoir exercée par les anciens sur les plus jeunes, d’une place dans l’atelier qui n’était pas contestée, puisque la capacité à réaliser les activités demandées était acquise en grande partie par l’expérience, qui s’affiche.

13Étonnamment, on ne trouve pas de discours équivalents dans les propos des jeunes OP, qui auraient pu, par exemple, se plaindre de l’archaïsme de certains anciens. On est au contraire frappé des discours particulièrement respectueux de ces jeunes qui reconnaissent généralement la supériorité professionnelle des anciens. La virulence des propos tenus par les anciens se comprend mieux lorsque l’on voit à quel point leur position dans l’atelier est indirectement remise en cause par les systèmes de gestion en vigueur. Car, si l’ancienneté est reconnue par tous – jeunes comme anciens – comme une des sources de légitimité dans l’univers de l’atelier, les anciens ont le sentiment que la situation actuelle en matière de répartition des coefficients annule la valeur de leur expérience tout en diminuant, par anachronisme, celle de leur diplôme.

14Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser, la situation ici décrite n’engendre donc pas réellement un « conflit de générations », au sens fort du terme. Nicolas Flamant montre, à travers l’exemple de l’introduction de la polyvalence et de la polycompétence dans une gare de triage, que

« la thèse du conflit de générations, qui semble l’emporter a priori, vient occulter les véritables enjeux d’un conflit d’une tout autre nature. Ceux-ci sont à rechercher dans les récents bouleversements de l’organisation du travail. La thèse du conflit de générations apparaît alors comme une façon d’exprimer (ou de taire) la remise en question des statuts respectifs et relatifs, le bouleversement des hiérarchies sociales et symboliques ainsi que le conflit d’organisation qui préside à ces bouleversements » (Flamant, 2005 : 226).

15Il semble dès lors préférable de parler d’une « confrontation » entre les jeunes et les anciens puisque même les jeunes admettent la difficulté du système et partagent donc le jugement des anciens sur la situation. En témoignent ces deux extraits d’entretien :

« Je connais un ancien. Il est rentré avec un BEP, il a 20 ans d’ancienneté, il est 215… Vous, vous arrivez, vous avez 0 année d’ancienneté, vous êtes 215 […]. Je me mets à leur place, c’est normal. C’est normal que le mec… et en plus le gars, ça fait 20 ans qu’il est là, il est 215, et il doit former celui qui arrive et qui est 215 aussi. C’est normal que ça leur plaise pas. […] Je suis rentrée 215, j’ai entendu “ouais c’est pas parce que t’as un bac… la preuve tu sais pas dépanner toute seule…” On leur dit “attends, j’ai pas choisi, j’ai pas demandé qu’ils me mettent là”, ça s’arrête là. Sur le principe, ils sont un peu dégoûtés, eux ils sont largement meilleurs que nous et ils ont le même coef que nous » (Valérie, 29 ans, électromécanicienne de maintenance).
« Je suis à 215… et je bosse avec des mecs, qui ont 25 ans de boîte et qui sont à 200. Moi petit jeune, j’étais un peu gêné par rapport… le mec il me formait mais j’étais un grade au-dessus sur la fiche de paie, ça choque toujours un peu. Ça choque » (Fabrice, 26 ans, conducteur d’installation).

16D’une part, les jeunes ont concrètement besoin des anciens pour faire face à certaines difficultés du travail et savent qu’ils verraient vite le « revers de la médaille » s’ils prenaient de haut les anciens en mettant en avant leur niveau de diplôme ou leur coefficient6. D’autre part, les managers – et donc, par contrecoup, les salariés, jeunes et anciens – ne manquent pas de se décharger de la responsabilité de la situation en insistant sur le fait que l’accord de branche ne leur laisse guère le choix : Francis admet ainsi que « c’est la loi, on n’a pas le choix, quelqu’un qui a un diplôme, il faut en tenir compte, c’est la loi. L’entreprise ne fait qu’appliquer la loi ». Comme en écho aux propos de Cyril, un gestionnaire du personnel : « Les gens arrivent avec un bac pro, l’accord de branche prévoit que c’est au coefficient 215. On n’a pas le choix. On leur explique d’ailleurs qu’on n’a pas eu le choix. C’est la loi, la législation qui le dit. » Pour qu’une opposition objective entre générations dégénère un tant soit peu en conflit, il faut sans doute au minimum que les différences de comportements et de traitement soient attribuées directement à l’autre génération plutôt qu’à des systèmes extérieurs (le système scolaire, les classifications de branche) sur lesquels on manque de prise.

Jeunes promus contre bacheliers et anciens

17Par ailleurs, si la situation ne peut être lue uniquement sous l’angle du conflit de générations, c’est aussi parce que cette question des coefficients possède un deuxième versant problématique, celui de la reconnaissance de la qualité du travail effectué par les jeunes opérateurs promus ouvriers professionnels en interne. En effet, ceux-ci, initialement embauchés aux coefficients inférieurs de la grille, ne parviennent pas à rattraper les coefficients détenus par les jeunes bacheliers professionnels quand bien même ils occuperaient des fonctions similaires dans l’entreprise. La confrontation des générations se complexifie alors puisque selon les cas, les anciens peuvent devenir les alliés indirects des jeunes promus contre les prérogatives des bacheliers professionnels ou inversement les adversaires potentiels de jeunes non diplômés mais qui s’estiment plus à l’aise qu’eux.

18Nicolas – embauché comme opérateur, il a évolué vers un travail de moniteur et est aujourd’hui titulaire du coefficient 190 – se plaint du comportement des anciens et de l’absence de justice dans la répartition des coefficients :

« J’ai un exemple, un ancien qui a 35 ans de boîte, qui se fait plus de 2 000 euros nets par mois et puis moi qui me fait même pas 1 400 par mois. Et l’ancien fait pas grand-chose et a normalement exactement la même charge de travail que moi sur la journée. Ce qui est pas du tout le cas. Il boit beaucoup de cafés et fait pas grand-chose. »

19La critique de ce jeune promu ne porte pas seulement sur les anciens, mais aussi sur les jeunes bacheliers professionnels :

« Ils ont embauché des moniteurs tout jeunes qui sortaient du bac pro… Moi je suis arrivé comme moniteur, j’ai pas eu le coefficient 190 tout de suite, je suis rentré moniteur 180 et je voyais des gens qui sortaient du bac à 20 ans, ils étaient déjà 215. 215, ça calme. Il a déjà 150 euros de plus que vous net. Et faut avoir le sourire. Parce qu’il fait exactement le même travail que vous. »

20Nicolas est d’ailleurs un des rares interviewés qui souhaiterait explicitement qu’il soit possible de remettre en cause le coefficient d’un individu. Certains jeunes reprennent donc les critiques managériales sur les « glissements à l’ancienneté » sans rapport avec les performances réelles des OP : « Un coefficient, il est pas par rapport à l’expérience. On va dire, pour moi. L’expérience propre… par rapport à ce que peut faire la personne ou la qualité qu’elle fournit, c’est par rapport à son âge, c’est tout » dit ainsi David (27 ans, retoucheur).

21Il n’est donc pas très étonnant que les organisations syndicales aient eu des difficultés à avoir une position claire sur la reconnaissance des diplômes lors de la négociation de la nouvelle grille de classification : toute position explicite aurait risqué d’alimenter l’opposition entre jeunes (majoritairement bacheliers professionnels) et anciens (majoritairement titulaires d’un CAP), ainsi qu’entre OP à l’embauche et OP issus des rangs des opérateurs.

22Chez les anciens, la situation en matière de répartition des coefficients engendre, par déni de l’expérience, la crainte d’une prévalence du diplôme qui les marginalise, comme pour les jeunes promus. Car, en filigrane, c’est cette situation de déni de la valeur de l’expérience que semble entériner un nouvel accord de classification des ouvriers professionnels négocié dans l’entreprise.

LA CONFRONTATION DES GÉNÉRATIONS DANS LA NOUVELLE GRILLE DE CLASSIFICATION

23À travers la nouvelle grille de classification négociée puis signée au sein de l’entreprise, cette confrontation des générations entre jeunes ouvriers qualifiés et anciens prend une nouvelle tournure. En effet, il apparaît que celle-ci peut alimenter le clivage entre jeunes et anciens en favorisant la non-reconnaissance des compétences acquises par l’expérience.

La conception de la « compétence » contenue dans la grille de classification

24Dans le nouvel accord, les dirigeants de l’entreprise expriment la volonté de ne plus tenir compte que des « compétences » réellement exercées à un moment précis, et définies dans l’action. Dans cet accord, la compétence est définie comme une « capacité à agir, à réaliser une activité », et les signataires précisent qu’elle nécessite de la « pratique » (ce qui justifie une période minimale de mise en situation de 2 à 3 ans selon les coefficients) et surtout qu’elle « s’observe dans l’action et se mesure en situation professionnelle ». La mise en œuvre des compétences s’effectue donc au « poste », car l’évaluation des compétences se fait « en situation » et sans revenir sur l’histoire professionnelle de l’individu. Autrement dit, dans la logique mise en œuvre dans cette grille, toute capacité à réaliser une activité qui n’est pas mise en œuvre au quotidien n’est pas une compétence. Elle n’existe tout simplement plus. Lors d’une mobilité professionnelle, le salarié perd ainsi les compétences qui étaient maîtrisées dans son ancienne fonction ou son ancien secteur pour se voir repositionner dans le nouveau à un niveau potentiellement inférieur. L’accord ne permet pas la perte de son coefficient lors d’une mobilité, mais dans ce cas, le coefficient réel devient supérieur au « coefficient théorique » (celui qui est obtenu par rapport aux compétences répertoriées dans le référentiel). C’est alors au salarié de combler l’écart avant de pouvoir espérer gagner à nouveau des coefficients.

25Les notions de « transférabilité », ou de « portage des compétences », initialement contenues dans le modèle de la « logique compétence » (par exemple, dans l’accord emblématique A CAP 2000 de la sidérurgie – cf. Monchatre, 2004 ; Tallard, 2001) ont complètement perdu leur substance dans la situation étudiée ici. La conception de la « compétence » qui prévaut ici contient donc implicitement un déni de l’expérience7.

Vers un renouvellement des oppositions générationnelles ?

26Cette conception de la « compétence » promue par les dirigeants au siège de l’entreprise – une évaluation de la compétence effectuée « à l’instant T » complètement « faussée » – et les implications qui en découlent en matière de reconnaissance de la qualification acquise à travers l’expérience suscitent sur le terrain de nombreux remous, tant chez les managers locaux que chez les délégués syndicaux. Ces derniers menaçaient de ne pas signer l’accord8, et laissaient planer le spectre d’un mouvement social. Ainsi au moment de l’entretien, Pascal, un délégué du personnel de la CFDT, avertit :

« Je leur ai dit “votre futur peut-être légendaire accord pour les professionnels, il est pas signé encore. Vous savez, d’autres usines vont nous suivre, si la CFDT signe pas en centrale… faudrait pas vous demandez, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal ?” Ils s’interrogent quand même, ils pensent pas qu’à rigoler. »

27Pour sa part, Didier, un gestionnaire du personnel, ne cessait de répéter sa « peur », ses « craintes » qu’un mouvement de contestation se mette en place par rapport à cette question de la prise en compte du « passé » professionnel de l’individu : « Ça on a franchement des craintes là-dessus parce qu’on entend, et on a peur que s’il y a pas ce phénomène de reconnaissance de l’acquis qui soit pris en compte, j’ai peur que quelque part on ait des levées de boucliers. Ça c’est une crainte forte. » Dans l’optique des managers locaux, et dans l’esprit des délégués syndicaux, si l’accord était appliqué tel quel, la menace d’un mouvement social qui partirait des OP était réelle.

28Cette prédiction ne semble pourtant pas s’être réalisée. Lors du déploiement, quelques mouvements épars (débrayages, pétitions…) ont pu avoir lieu mais rien qui ne se transforme en un mouvement de grande ampleur. Une hypothèse peut alors être avancée : aucun mouvement d’ampleur ne peut se manifester si les intérêts ne sont un minimum partagés au sein de la population. Or face à ces questions, les intérêts apparaissent nettement clivés, notamment en fonction de l’âge. Si les jeunes, promus ou bacheliers, peuvent apparaître favorisés par le système mis en place, ce n’est pas le cas des anciens, et les inquiétudes manifestées par les dirigeants syndicaux et les managers locaux n’y sont sans doute pas étrangères.

29Le déni de la valeur de l’expérience par l’entreprise fragilise davantage les anciens. Il n’est alors pas étonnant que les ouvriers qualifiés âgés déplorent la disparition des essais P1, P2, et P3, modalités anciennes d’établissement des hiérarchies ouvrières dont la légitimité n’était pas contestée, car ces évaluations portaient essentiellement sur la maîtrise générale du métier et se déroulaient pour une large part « en situation ». Aujourd’hui, et plus encore avec les grilles d’évolution proposées, une partie de l’évaluation se fait sur des aspects qui, selon les ouvriers professionnels, ne relèvent pas à proprement parler du métier (comme les démarches participatives en matière de sécurité, d’environnement…). Par ailleurs, les anciens, peu formés en interne aux outils informatiques nécessaires pour ces démarches, peuvent être handicapés par rapport aux jeunes qui « naissent avec ça » et sont donc plus performants.

30Ainsi, cet accord de classification, finalement signé par cinq organisations syndicales sur six présentes dans l’entreprise, renouvelle une opposition entre jeunes et anciens qui lui préexiste largement. Le nouveau système de classification semble alimenter le clivage entre jeunes et anciens en favorisant la non-reconnaissance des compétences acquises par l’expérience et en étant donc favorable aux jeunes ouvriers qualifiés. Il ne s’agit toutefois pas des jeunes au sens d’une génération mais bien plus des jeunes au sens d’une classe d’âge, car l’accord, d’une part, ne tient aucun compte du retrait progressif de l’investissement des plus âgés (par lassitude, fatigue accumulée, handicaps physiques…), d’autre part, ne permet pas de capitaliser sur l’expérience acquise au fil d’une carrière qui connaît nécessairement des mobilités. Dès lors, il se pourrait que les jeunes générations, aujourd’hui largement favorisées, déchantent dans quelques années. Un gestionnaire du personnel résume ainsi sa crainte par une formule brutale : « L’avenir, il est plus aux vieux, il est aux jeunes. »

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Jusque-là, les grilles de classification en vigueur étaient celles signées par le patronat et certains syndicats de la métallurgie en 1975.

2 Extrait d’un document de communication interne, distribué en 2005 lors de la convention visant à présenter aux salariés le nouvel accord de classification pour les ouvriers non qualifiés.

3 Et, dans une certaine mesure, que le poste occupé dans l’entreprise correspond à la formation du salarié.

4 Extrait du texte de l’accord de 1975 dans la métallurgie.

5 En réalité, dans l’entreprise étudiée, le seuil d’accueil minimal (celui d’un apprenti) est fixé au coefficient 160.

6 Notamment parce que ces jeunes ont été formés par des anciens – même si ce n’est plus sous le principe du compagnonnage – et que ces derniers ont ainsi pu prouver leur supériorité technique soit en pratiquant une rétention d’informations handicapante pour les jeunes, soit au contraire en les partageant.

7 Cette négation des acquis de l’ancienneté par la logique compétence a déjà été constatée par d’autres chercheurs (Brucy, 2007 ; Richebé, 2002 ; Monchatre, 2002).

8 La CFDT s’est laissé 15 jours de réflexion avant de finalement signer cet accord. La CGT a refusé de signer, mais les autres organisations syndicales ont signé dès le départ.

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