Introduction
p. 7-17
Texte intégral
1Ce colloque est né du constat d’une certaine lacune historiographique. Une réflexion sur les capitales médiévales existe, nourrie par les travaux de Bernard Guenée et de Bernard Chevalier1. Des études sur les capitales symboliques et culturelles aux XVIIIe et XIXe siècles sont récemment parues, mais le concept est peu analysé pour la Renaissance. Le seul colloque qui inclut le Quattrocento et le Cinquecento est celui organisé par Peter Clark et Bernard Lepetit sur les « capital cities in early modern history », où les approches économiques et démographiques dominent, peut-être de manière anachronique, pour interroger de façon spécifique la Renaissance. La réflexion de ces auteurs, inspirée par les ouvrages d’Alexandre Le Maitre (La métropolité ou l’établissement des villes capitales, Amsterdam, 1682), de Cantillon (Essai sur la nature du commerce en général, 1735) considère la ville comme « une catégorie économique » et s’efforce peut-être davantage de mesurer « l’effet capitale » sur son hinterland, plus que le fait capitale en lui-même2. Or la Renaissance a connu des disparitions (Chambéry), des déplacements (Turin), des créations (Madrid, Mannheim), des hésitations enfin aussi sur le choix de la capitale (Mdina, Birgu ou La Valette à Malte, Madrid ou Valladolid en Castille). Ces phénomènes ont produit des textes, des mémoires qui permettent l’analyse de la métropolité par les contemporains, comme le montre le célèbre Delle cause della grandezza delle città de Botero (1588) ou le Solo Madrid es corte d’Alonso Nunez de Castro (1658).
2Cette période marquée par la rénovation de l’héritage antique, par l’influence de la trace italienne, par la découverte de mondes citadins extra-européens, par l’affirmation de l’État moderne, par des modifications profondes des configurations territoriales a-t-elle eu des effets sur le phénomène métropolitain ? Il suffit de lire l’ouvrage de Botero pour constater à quel point sa réflexion sur les causes de la grandeur de la ville est nourrie d’exemples tirés de l’Antiquité classique mais aussi des récits de voyageurs et de la cosmographie sur la Chine ou le Nouveau Monde. Ainsi, Temistlan au milieu de son lac, « métropole du Mexique » est invoquée pour illustrer le rôle que l’eau, sous toutes ses formes, même lacustre, joue dans l’essor des villes3. Toutes étant la réminiscence d’une autre, le réveil d’un imaginaire antique épuré et rénové par l’humanisme remodèle-t-il la ville capitale ? Que pèse l’exemple d’Athènes, de Rome voire de Constantinople et Jérusalem dans le phénomène métropolitain de la Renaissance ? Montaigne, maire de Bordeaux, qui affirme, « Paris a mon cœur… Je ne suis Français que par cette grande cité » a cependant tout fait pour obtenir le titre de « citoyen romain ». « Titre vain », qu’il a « reçu avec beaucoup de plaisir » pour « l’ancien honneur et religieuse mémoire de son autorité4 ».
3Or l’historiographie des capitales ignore ou englobe cette période, ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’anachronismes, d’illusions téléologiques et rétrospectives. Il est frappant de constater que les travaux sur les capitales retiennent les cités qui le sont encore aujourd’hui. Comme si l’analyse du phénomène « capitale » ne valait que par sa pérennité et son actualité. On en vient à rêver de traiter du sort des capitales déchues. Cette tendance à ne faire l’histoire des capitales qu’en fonction de celles qui demeurent de très grandes villes induit une causalité mécanique qui estompe la question des capitales perdues et déclassées, mais aussi les fragilités, les difficultés et la précarité de statut de celles qui, parce qu’elles ont finalement traversé l’histoire, laissent à penser qu’il faut interroger leur éternelle « essence » capitale. Par leur situation géographique, leur inscription dans un réseau de communications, elles semblent de toute éternité vouées à devenir ce qu’elles sont devenues. A priori, qui oserait douter qu’Istambul était destinée à être l’héritière de Constantinople, comme une exposition au Grand Palais l’a récemment illustré, à l’occasion de l’année de la Turquie ? Or en 1621 le sultan Oman est assassiné au moment où, sous prétexte d’un pèlerinage à La Mecque, il s’apprêtait à transférer le « siège de son empire en Égypte », sous l’influence de son principal conseiller et au grand dam des janissaires et des habitants de Constantinople5. Abandonner une approche essentialiste est une manière de cerner la construction des capitales en revalorisant la part d’accidents et d’opportunités afin de restituer aux acteurs leurs rôles, leurs combats dans l’histoire urbaine et donc de faire affleurer les enjeux de la métropolité pour les contemporains.
4En outre cette approche sur la longue durée tend à ne retenir parmi les critères définissant la capitale que ceux qui prévalent aujourd’hui. Christophe Charle affirme ainsi que Paris est la capitale « d’un état nation très anciennement formé et centralisé6 ». Mais le fait que Paris soit capitale depuis longtemps, induit-il qu’elle le soit de la même manière au XVIe qu’au XVIIIe ou au XXe siècle ? La permanence d’un site ne peut tenir lieu de définition de ce qu’est une capitale7. Définir le phénomène à la Renaissance impliquera de cerner parmi les critères fonctionnalistes ou non, ceux qui assurent alors cette prééminence. Si chez les médiévistes, la résidence du prince et la sédentarisation de l’administration jouent un rôle essentiel dans l’émergence et l’analyse du phénomène de la capitale, chez les modernistes, le plus souvent spécialistes de la seconde modernité, prédominaient naguère les approches économiques et démographiques8 et maintenant les approches culturelles. Mais faut-il en rester à ces critères ? La mémoire, les rituels et la religion ne sont-ils pas des ingrédients essentiels de la définition de la capitale de la Renaissance9 ?
5Cette époque aime l’histoire ; le prestige historique des villes entretenu par les diaristes, les chroniqueurs et les mémorialistes, constitue un vecteur de cette conscience métropolitaine. Botero assigne en effet au passé et au décor de la ville un pouvoir d’attraction susceptible d’exciter la curiosité et d’attirer du monde. Rome et Venise illustrent ce pouvoir du « piacere » que doit déployer la métropole10. On sait aussi que le XVIe siècle amorça une révolution militaire dont on peut se demander quel effet spécifique elle produit sur la capitale. Les études de Trexler sur Florence, de Muir sur Venise et des écoles cérémonialistes ont en outre souligné l’importance des rituels mais aussi leur mutation à la Renaissance. Des livres de cérémonies, des festaioli et autres maîtres des cérémonies, sans oublier la coutume, régissent ces liturgies urbaines, princières et auliques. Y a-t-il des capitales cérémonielles dotées d’une fonction légitimante pour le pouvoir, et la dotant donc aussi d’un pouvoir de délégitimation ? Ces rituels peuvent avoir une performativité par eux-mêmes (élection, sacre, funérailles, prestation de serment, joyeuse entrée) mais aussi s’adosser à des fonctions peu abordées dans la réflexion sur les capitales, qu’il s’agisse de fonctions pérennes, par exemple celle de nécropole, ou temporaires mais récurrentes, comme lieu de rassemblement des diètes, des états, des cortès… Enfin, si dans le colloque sur les capitales culturelles dirigé par Christophe Charle et Daniel Roche, la religion a été exclue de l’analyse car elle tourne le dos à la modernité au XIXe siècle, il n’en va pas de même au XVIe siècle. Cette époque vit se déchirer encore davantage la tunique sans couture du Christ. La Réforme calviniste notamment s’est faite porteuse d’un idéal civique et sa défense a souvent revigoré des unions citadines ; est-ce propice à la hiérarchisation des cités ou cela favorise-t-il des liens horizontaux dans des structures confédératives ? En outre la confessionnalisation a marqué le paysage urbain de nombreuses villes, à commencer par Rome, Genève, Madrid. Quels effets toutes ces mutations religieuses ont eu sur les grandes cités ? N’a-t-on pas dit que Rodolphe II avait transféré sa capitale de Vienne à Prague en 1582 parce que la première, trop indocile, était aussi trop protestante11 ? Peut-on enfin parler de capitale religieuse, voire sacrale, dont l’influence s’exercerait ici dans un autre périmètre que celui assigné par les limites de souveraineté politique. Giovanni Botero a été particulièrement attentif aux différentes composantes religieuses de la métropolité. « Le cita che in questo genere hanno autorita (en matière de religion) o riputatione sopra l’altre sono anco vantaggiose nella grandezza12. » Détenir d’insignes reliques attire les foules en quête de protection. Pourtant la polarisation d’un sanctuaire comme Montserrat, Guadalupe ou Le Mont-Saint-Michel en France ne fait pas éclore une ville. Mais il oppose le cas de Jérusalem et surtout de Rome qui doit son attrait au sang des martyrs et aux reliques. La sainteté du lieu a stimulé sa croissance13. Toutefois, le secrétaire de Charles Borromée souligne aussi que l’essor urbain est souvent associé à l’asile offert pour ceux qui sont persécutés pour leur foi, et ce avant le temps de la confessionnalisation. Ainsi Salonique a bénéficié des mesures d’expulsion des juifs d’Espagne et du Portugal, Constantinople a profité des déplacements de populations artisanales ordonnés par les sultans et infligés aux villes sujettes, comme Trebizonde, Le Caire. Genève a été l’asile de apostats14. À ses yeux, les villes libres et franches, sur le plan religieux, comme Livourne, mais aussi fiscal, comme Naples ou les villes des Flandres ont plus de célébrité et de capacité attractives que « le citta soggette a principi e a monarchia15 ». Voilà qui interroge le lien entre capitale et grandeur des États16.
6En effet, loin d’être un défenseur de l’humanisme civique et de la défense des libertés, l’auteur de la Ragion di stato est aussi celui qui établit une étroite corrélation entre la taille des États et la grandeur des villes. Les grandes agglomérations de Chine, la Rome antique, Constantinople ou Paris étayent son propos tandis que les États italiens étriqués ou les petits royaumes se partageant la péninsule ibérique ont été un frein à l’éclosion de grandes villes17. Or l’historiographie tend à faire de la Renaissance le temps d’affirmation de l’État moderne, fondé sur un idéal type weberien, absolutiste, centralisé et bureaucratique. Si les grands chantiers sur la genèse de l’État moderne ont avancé l’émergence du phénomène dans la chronologie, ils n’ont guère remis en cause son fondement théorique. L’histoire politique et urbaine, largement façonnée par les États-nations du XIXe siècle ne conçoit la capitale qu’en fonction de ce développement. Dans le colloque des médiévistes paru récemment, on évoque encore le modèle des « capitales fixes des états modernes absolutistes18 ». L’absence de centralisation politique expliquerait l’absence de capitale et l’absence de capitale serait une entrave et un symptôme du faible développement de l’État. Martino Berengo rappelle qu’au XIXe siècle, Ugo Foscolo voyait déjà dans le trop grand nombre de capitales en Italie la raison de l’absence d’une vraie capitale permettant de réaliser l’unité19. Or cette approche du politique est sérieusement remise en cause aujourd’hui. Les monarchies absolues comme la France ne le sont pas tant qu’on l’imagine et la négociation avec les bonnes villes, les états, les clientèles nobiliaires reste essentielle. Surtout la configuration politique de l’Europe est bien plus complexe avec des fédérations, des états régionaux, des monarchies composites, des protectorats, des républiques urbaines, des états régionaux sans oublier un Empire dont les structures sont toujours vivaces. Les frontières se recomposent, au gré des expansions militaires, ottomanes notamment, et enfin, une institution politique, la cour, sédentaire ou itinérante se développe considérablement à partir du XVe siècle ; développement qui est fonctionnel, numérique, économique et culturel. Or cette réflexion sur la complexité politique de la Renaissance n’a pas encore été assez prise en compte dans l’analyse du phénomène de la métropolité. Les révisions de l’histoire politique doivent conduire à réinterroger les modèles urbains. Ainsi Peter Clark et Bernard Lepetit évoquent les capitales coloniales, Dublin comme Lima et Mexico20. Mais s’il est pertinent de considérer l’Irlande comme une colonie, il est erroné de parler ainsi de la Nouvelle-Espagne ; c’est une vice-royauté comme les royaumes de Naples ou de Valence. Dès lors qu’advient-il de ce concept de « capitale coloniale » à l’heure de l’expansion européenne ? La question n’est pas anachronique dans la mesure où Botero s’est ainsi demandé si l’essor extra-européen n’avait pas nui au développement des capitales métropolitaines, pour conclure que les colonies ne doivent être trop éloignées de la capitale sinon les liens avec elle se refroidissent. Mais l’essor de Lisbonne le persuade que la colonisation des îles de la « Méditerranée atlantique » (Pierre Chaunu) n’a pas contrarié l’affirmation du peuplement de Lisbonne21.
7Botero, qui a pour modèle la Rome de Sixte Quint n’est pas un analyste impartial du phénomène urbain. Et même si son pouvoir prescriptif a pu séduire ceux qui veulent le suivre dans la territorialisation de la puissance, on peut se demander s’il est pertinent de réserver aux États de type absolu l’apanage du phénomène métropolitain. Le prince fait-il la capitale en en faisant le lieu de résidence de sa personne et de sa cour, sa nécropole, sa capitale dynastique ou bien reconnaît-il de facto un caput regni établi par une ancestrale tradition et qui peut se passer de cour, voire de roi ?
8Enfin, l’historiographie propose des définitions des hiérarchies urbaines qui sont parfois exclusivement inscrites dans une aire nationale. La « bonne ville » est-il un concept qu’il faille réserver aux villes de France et des Pays-Bas ? La distinction établie au XIXe siècle entre ville dominante et capitale ne vaut-elle que pour l’Italie ? La notion de ville de résidence, n’est-elle opérationnelle que dans le cadre du Saint-Empire ?
9Voilà pourquoi, ce colloque voudrait déconstruire des phénomènes trop réifiés, des définitions trop atemporelles et même peut-être suggérer une autre géographie des capitales.
10C’est par ce point que je voudrais conclure cette introduction en cernant les choses à partir des mots, à la manière des humanistes. Je commencerai par une enquête sur le vocabulaire français, puis par les termes latins et les réalités qu’ils désignent au XVIe siècle.
11Dans la langue française du XVIe siècle, le mot reste un adjectif. On parle de ville capitale et principale. Mais les auteurs sont flous dans la définition de cette primauté. Nicot évoque ainsi en 1606 la ville capitale des sénéchaussées (Beaucaire est la ville capitale d’une sénéchaussée du Languedoc), des duchés (Bourges est la capitale du duché de Berry) ou d’un pays : Rouen est la capitale de la Normandie comme Prague est ville capitale de Bohème et Wittemberg, ville capitale de la Saxe. On retrouve la même diversité d’échelles dans le dictionnaire de Ménage de 1650 qui a cependant substantivé le mot. Désormais on parle de capitale, mais toujours en l’appliquant aussi indistinctement à Angers, capitale de l’Anjou qu’à Copenhague. La capitale n’est pas affaire de taille.
12Ces dictionnaires éclairent un peu sur les fonctions qui permettent de cerner la capitale. Tout d’abord, prime le poids de l’histoire. Lorsque le dictionnaire d’Estienne cite des capitales en 1549, c’est le plus souvent pour évoquer des cités antiques, parfois disparues. Les provinces de son temps continuent d’avoir des capitales, par tradition historique. Nicot en 1606 souligne qu’un « parlement est une cours souveraine séant en la capitale de son ressort ». La capitale est liée à l’exercice d’une juridiction sur un territoire. Enfin, dans son article « roi », Nicot introduit la notion de capitale cérémonielle puisqu’il dit que pour être souverain, il faut « raisonnablement recevoir sacre et couronne en la plus noble cité de tous ces pays ». On pourrait alors suggérer le remplacement d’une vision historique de la capitale par une vision fonctionnaliste. Est capitale la ville qui possède archevêché, parlement, chambre des comptes, université… Pourtant lorsque le jésuite Philippe Labbé présente au jeune roi Louis XIV son « tableau des villes et provinces de France » en 1646, bien des agglomérations qui possèdent ces institutions comme Nantes, Caen, Rennes ne sont pas ainsi désignées. En revanche, Rouen est capitale non de Normandie mais du Rouennais, soit le Vexin et le pays de Caux, comme Saint-Fargeau est « capitale du petit pays de la Puisaye », et Avranches capitale du diocèse du même nom. Il veut bien réserver le titre de capitale à des petites villes, mais pas aux grandes cités de province, pour réserver à Paris le titre de « capitale de votre royaume, séjour ordinaire des rois vos prédécesseurs et de votre majesté, archevêché, parlement, chambre des comptes, cour des aides, monnaie, présidial, université, généralité22 ».
13Cette analyse des occurrences du mot « capitale » ou « métropole » dans les dictionnaires français d’une vaste Renaissance et son usage dans un livre de géographie montre tout d’abord la relative faiblesse de la définition. Elle fait surtout apparaître des silences. Rien sur la résidence du prince, avant Labbé, rien sur la centralité géographique (qui n’est pas énoncée comme critère dans les dictionnaires avant Furetière en 1690), rien sur la centralité politique, les formes de circulation et de domination économique, culturelle et démographique. Alors que pour les étrangers, tel Machiavel, le roi de France semble être le plus obéi et le plus riche des souverains européens, cette puissance n’est pas associée à Paris. Sauf chez Labbé, à la fin de notre période, cette ville ne semble pas être la seule capitale et l’exercice comme le ressort territorial de cette métropolité restent flous. Encore en 1682, Alexandre Le Maitre distingue les capitales (provinciales) des « capitales des capitales23 » : « Il peut y avoir plusieurs villes capitales sous une métropolitaine de la province, toutes ces métropolitaines sont sous le siège de la grande métropolitaine qui tient le siège et thrône de l’empire24. » Cet ingénieur géomètre rêve d’un réseau hiérarchisé et harmonieux de villes se répartissant les activités humaines depuis les plus viles, réservées aux plus petites villes, jusqu’aux plus insignes, apanages de la capitale des capitales. En revanche, au XVIIIe siècle, Montesquieu dira dans L’Esprit des lois (xxiii, 24) : « Autrefois chaque ville de France était une capitale : il n’y en a plus aujourd’hui qu’une grande25. » Le concept semble donc au XVIe siècle à la fois moins précis et plus diffus géographiquement qu’au temps des Lumières.
14Plaçons nous maintenant, de manière moins hexagonale, dans l’orbis latinus. Grâce à l’édition récente, due à Stephan Fussel et Rem Koolhaas, nous avons un accès facile aux gravures parues dans les éditions successives du Theatrum mundi urbium praecipuarum de Braun et Hogenberg publié entre 1577 et 162326. J’ai recensé et traduit les cartouches nommant les cités capitales (voir annexe). Cette approche permet de voir la diversité des vocables employés et de dresser une cartographie des villes capitales de la Renaissance par les contemporains.
15À la fin du XVIe siècle, l’Europe compte 58 capitales, soit le double d’aujourd’hui. Mais ce phénomène se distribue très inégalement sur le sol européen. Certes, on peut attribuer ces écarts de densité à la source et aux origines germaniques des auteurs, qui ont en outre été inspirés par Sébastien Munster. Mais ils ont aussi emprunté à Belleforest de sorte que la rareté des capitales dans certains espaces tient moins aux lacunes du livre qu’à leur rareté dans certaines parties du continent.
16L’Europe de l’Ouest, péninsule Ibérique, France, îles Britanniques présente peu de capitales. Et si certaines cités ont indéniablement ce statut, la présence d’autres, comme Saintes ou Exeter est plus difficile à interpréter.
17Certains espaces sont même sans capitale. C’est le cas de la Suisse, ligue de cantons, de type fédéral. Est-ce à dire que l’expression est inappropriée ? Le secrétaire de Montaigne qualifie pourtant Schaffouse de « ville capitale d’un canton suisse ». L’absence de capitales saute aussi aux yeux dans l’Italie péninsulaire alors densément peuplée et urbanisée, tandis que l’Italie insulaire en possède son lot. Dans la péninsule, l’emploi, rarissime, est péjoré par l’espace qu’il polarise et qui est souvent identifié aux territoires de l’Antiquité pré-romaine. Milan est capitale des Insubres, Gênes, reine de Ligurie. Le recueil n’ignore pourtant pas les villes italiennes. Mais leur grandeur, leur beauté, leur antiquité ou leur prospérité n’en font par des capitales ; on les nomme « Florence la belle, Rome la sainte, Milan la grande, Naples la noble, Gênes la fière ». Cette impression est confirmée par le voyage de Montaigne en Italie. Il ne désigne jamais Ferrare, Venise, Florence, Rome, Turin de capitale. Milan, bien qu’à ses yeux comparable à Paris n’est cependant que la « piu popolata d’Italia, grande » comme il le dit en italien27. Les seules villes capitales sont « Ancône, maîtresse ville de la Marche », et Chambéry, « ville principale de Savoie ». Il semble plus facile d’employer ce terme pour des villes secondaires et en rapport avec des petites régions, que pour les grands centres urbains constitués au sein de vastes ensembles géopolitiques. On pourrait alors penser que le morcellement italien n’est pas propice à la métropolité. Mais il serait difficile d’en faire une loi générale en Europe.
18En effet les Pays-Bas, l’Empire, et l’Europe orientale sont largement pourvus de capitales. Le secrétaire de Montaigne souligne que Munich est « ville principale du duché de Bavière », où les ducs ont « leur maitresse demeure », et Innsbruck « est ville principale du comté de Tyrol là où se tient Ferdinand, archiduc d’Autriche ». Et pourtant ce n’est qu’une « très belle petite ville ».
19De cette géographie des capitales, il ressort que des espaces peu densément urbanisés comme l’Allemagne en ont beaucoup alors que des espaces très urbanisés comme les Pays-Bas ou l’Italie peuvent en avoir beaucoup ou très peu28. Le lien capitale/urbanisation n’est pas probant. Pas davantage que le lien capitale/État moderne (souvent localisé dans l’Ouest de l’Europe) ni même le lien entre capitale et prince. N’est-ce pas dans cette Allemagne où Machiavel note que la « puissance réside beaucoup plus dans les communes que dans les princes » que l’on trouve beaucoup de capitales29 ?
20Un second constat permet de dissocier largement le rang des villes et leur taille pour faire mentir une loi « rang taille » qui a été bien vérifiée et parfois suridentifiée à l’époque contemporaine selon Bernard Lepetit30. Si l’on suit les chiffres et les catégories établies par Jan de Vries31, hélas pour la seule Europe occidentale, on peut constater que certes, parmi les 10 plus grandes villes européennes en 1600, qui ont plus de 80 000 habitants, seules Rome, Venise, Séville ne sont pas rangées dans les capitales par Braun. Mais si l’on prend les 29 villes ayant entre 40 000 et 79 000 habitants, seules onze sont capitales pour Braun (Bruxelles, Cologne, Magdebourg, Nuremberg, Rouen, Gênes, Vienne, Valladolid, Tolède, Barcelone, Messine). Et parmi les 59 cités ayant entre 20 000 et 39 000 habitants, on compte encore 7 capitales comme Gand, Edinburg, Koenisberg, Lubeck, Mayence, Munich, Prague. Le pourcentage de capitales décroît à mesure que l’on descend dans la taille des villes mais il y a des villes médiocres qui sont capitales et de très grandes villes qui ne sont pas capitales. Donc le fait capital est irréductible à la dynamique économique et démographique.
21Tournons-nous alors vers le rôle du souverain. On sait que chez Botero la résidence du prince, qui constitue son développement le plus long, est le facteur déterminant pour expliquer la grandeur d’une ville comme Rome, Paris, Madrid, Moscou ou Constantinople32. Or chez Braun, sur 58 capitales, 8 sont explicitement signalées comme résidences actuelles ou historiques des princes. Elles sont plutôt localisées en Europe centrale : Weimar, Dresde, Heidelberg, Nimègue, ancienne résidence de Charlemagne, Koenisberg, Buda, Valladolid, Bruxelles. Les gravures figurent parfois le château. Ainsi même si Luxembourg est seulement la première ville du duché du même nom, la moitié de la gravure représente le palais et jardin du comte, Pierre Ernst de Mansfeld. Le recueil comporte du reste des gravures de résidences princières sans ville comme l’Escorial, Caprarola, Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye. À ces villes de résidences, s’ajoutent des villes liées aux liturgies royales. Sur l’image de Cracovie, est représentée l’entrée du cortège du couronnement royal tandis que le cartouche de Francfort rappelle que c’est le lieu d’élection de l’empereur. Mais l’imaginaire urbain que reflète le livre de Braun n’est pas aussi déterminé par la présence de l’institution princière que Botero. La référence au prince est en effet loin d’être la mention la plus explicite. Rien ne mentionne que Bratislava est devenu le lieu de la diète hongroise et du couronnement, et ce jusqu’au XIXe siècle, alors que Buda est toujours considérée comme la capitale de Hongrie, fût-elle occupée par les Ottomans.
22L’entreprise de Braun reste finalement très attachée à une forme de métropolité inscrite dans la durée et qui semble être un phénomène sui generis. Il s’énonce sous deux formes ; dans trente cas, le cartouche parle du caput et plus souvent de la ville métropole, ou de la métropole c’est-à-dire en grec la ville mère. Puis dans 24 cas, la ville est dite soit la reine (Londres, Gênes), et plus fréquemment la plus grande, ou la première d’un espace ou d’un réseau urbain (La Hanse pour Cologne). Cette primauté ne va pas sans difficulté. Par exemple Palerme et Messine sont toutes deux les plus grandes de Sicile mais seule la première est caput regni. La maternité et la primauté sont les caractéristiques de la capitale.
23Il est donc difficile de discerner deux définitions, l’une plus politique, la « métropole » et une autre plus économique et démographique, la « première ville ». Lisbonne, Paris, Tolède ne sont pas des métropoles mais les plus grandes ; ceci étant Exeter est aussi la première ville du Devon. Et l’on trouve dans les métropoles des villes au dynamisme économique comme Rouen, Barcelone, Magdebourg mais pas seulement puisque ce terme désigne aussi Saintes ou Huy.
24En fait, c’est moins le substantif qui désigne la capitale que le génitif qui l’accompagne : Il hiérarchise, amplifie ou réduit les capitales. Ce génitif renvoie en effet parfois à un peuplement, ce qui renvoie à une vision livresque et génétique de la métropolité. Mais le plus souvent, il désigne un espace : un royaume, un duché, un comté, parfois, mais plus rarement, des provinces sans titulature féodale, et exceptionnellement un réseau de villes marchandes, la Hanse. Mais les ligues urbaines, si nombreuses dans l’Empire avant et après la Réforme, tout comme les cercles d’Empire, sont en revanche sans capitale chez Braun.
25La désignation de cet espace est parfois problématique au regard de la situation politique. Ainsi Mayence est-elle capitale de l’Allemagne ? En Espagne, le régime foral est largement ignoré, sauf pour Barcelone, et l’Hispania a deux capitales, Tolède et Valladolid, la première étant siège du primat de Castille et la seconde siège de la cour du roi catholique dont on sait que son empire est plus vaste que l’Espagne. L’ordre politique ne suffit donc pas à lui seul à définir un phénomène capital à variables multiples, changeantes dans l’espace européen de la Renaissance.
26De sorte qu’on en vient à se demander s’il s’agit d’un concept pertinent ou s’il ne s’agit pas d’un concept écran ? Le colloque s’efforcera de répondre à cette interrogation.
Notes de bas de page
1 Les villes capitales au Moyen Âge, XXXVIe congrès de la Société de médiévistes de l’enseignement supérieur, Paris, 2006.
2 Lepetit B., Les villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, 1988, p. 84.
3 Botero G., Della ragion di stati e delle cause della grandezzza della città, Venise, 1598 (rééd. anastatique Bologne, 1990), p. 323.
4 Montaigne, Journal de voyage, éd. de F. Garavini, Paris, 1993, p. 232.
5 Galland A., La mort du sultan Oman, Paris, 1678, p. 7-10.
6 Charle C. et Roche D., Capitales culturelles, capitales symboliques, Paris et les expériences européennes XVIIIe-XXe, Paris, 2002, p. 9. Voir aussi Charle C., Capitales culturelles et rayonnement symbolique XVIIIe-XXe, Paris, 2004.
7 Ainsi Paris est dès le Moyen Âge, une capitale philosophique mais dont les modalités de rayonnement n’ont alors rien à voir avec celles décrites par Stéphane Van Damme, dans son livre, Paris, capitale philosophique de la Fronde à la Révolution, Paris, 2005.
8 « La taille, une clé du destin des villes » selon Zeller O. et Pinol J.-L., Histoire de l’Europe urbaine, Paris, 2003, t. 1, p. 602.
9 Del Rio Barredo M. J., Urbs regia, La capital ceremonial de la Monarquía Católica, Madrid, 2000.
10 Botero G., Della ragion di stati e delle cause della grandezzza della città, op. cit.
11 Berenger J., Histoire de l’empire des Habsbourg, Paris, 1990, p. 264.
12 Botero G., Della ragion di stati e delle cause della grandezzza della città, op. cit., p. 335.
13 ibid., p. 335-338.
14 Ibid., p. 313-314, 331.
15 Sur la liberté et l’immunité, voir ibid., p. 332 et 342-344.
16 On renverra sur cette territorialisation de la puissance au livre récent de Descendre R., L’état du monde. Giovanni Botero entre raison d’État et géopolitique, Genève, 2009.
17 « Gli stati sono mediocri e medioci anche le citta capitali », écrit-il en parlant de l’Italie, Botero G., op. cit., p. 361. Sur l’Espagne, voir p. 364.
18 Les villes capitales au Moyen Âge, XXXVIe congrès de la SHMES, Paris, 2006, p. 16.
19 De Seta C., Le città capitali, Bari, 1985, p. 3.
20 Clarke P. et Lepetit B. (éd.), Capital Cities in their Hinterlands in Early Modern Europe, Aldershot, 1996, p. 6.
21 « E che i Portoghesi usciti da Lisboa per coltivare i habitare l’isole de gli Astori e di Capo Verde e la Madera e le altre non habino aggrandito Libsoa molto piu che se non si fossero mossi ? », Botero G., op. cit., p. 334.
22 Labbé P., « Tableau des villes et des provinces du royaume de France à sa majesté », La géographie royale, Grenoble, 1658.
23 Le Maitre A., La métropolitée, Amsterdam, 1682, p. 54.
24 Ibid., p. 129. Voir sur la répartition idéale des activités, p. 25.
25 Cité dans l’article « Capitale », de Brunet R. et al., Les mots de la géographie, Montpellier.
26 J’ai utilisé la superbe et monumentale édition éditée par Stephan Fussel chez Taschen.
27 Montaigne, Journal de voyage, éd. de F. Garavini, Paris, 1993, p. 499.
28 Les taux d’urbanisation en 1600 sont dans De Vries J., European urbanization, 1500-1800, Cambridge Massachusetts, 1984, p. 39.
29 Machiavel, « Portrait des choses d’Allemagne », Œuvres, trad. Christian Bec, Paris, 1996, p. 69.
30 Lepetit B., Les villes dans la France moderne, op. cit., p. 177.
31 De Vries J., op. cit., p. 278-287.
32 Braun accorde encore une place plus faible à la notion de place marchande, d’emporium peu présente sinon pour Lisbonne, Nuremberg, Francfort et Lvov. Alors qu’au contraire Botero insiste sur l’échange, la circulation et surtout la fonction d’entrepôt et de magasin que jouent les grandes villes.
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L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
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Dominique Lhuillier-Martinetti
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L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
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L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
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2008