Les enjeux de l’insertion professionnelle des étudiants : comment gérer la sortie des études et de l’université ?
p. 145-154
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Texte intégral
1Le sens et les représentations que les étudiants construisent de leurs études et de leur future insertion professionnelle sont au cœur de cette réflexion. Replaçant cette question dans le champ des analyses sur la jeunesse et le passage à l’âge adulte, période de la vie définie comme une période de construction de soi et d’expérimentations, on prêtera attention à la manière dont ces jeunes envisagent leur trajectoire non seulement professionnelle mais aussi sociale, en référence à la situation particulière qu’ils connaissent aujourd’hui. En France, l’intégration sociale est dominée par l’enjeu des études et du premier emploi, ce que Cécile Van de Velde (2008) appelle la logique du placement. Cette logique est elle-même en tension avec une autre qui prône l’autonomie et la révélation de soi (de Singly, 2008).
2Dans ce cadre, quels regards les étudiants portent-ils sur une transition à venir : la fin des études supérieures et l’insertion professionnelle ? Quels projets formulent-ils ? Pour François Dubet, le projet est défini comme « la représentation subjective de l’utilité des études par un acteur capable de définir les objectifs, d’évaluer les stratégies et leur coût » (Dubet, 1994 : 513). Précisément, quels sont ces « stratégies » et ces « coûts » entrevus par les étudiants lors de leur entrée à l’université (1) et au cours de leur L31 (2) ? Comment participent-ils aux réflexions que les étudiants formulent sur leur insertion professionnelle future et sur le regard que ces derniers portent sur le monde du travail (3) ?
3Méthodologiquement, ces réflexions prennent sens grâce à des travaux réalisés à l’université François-Rabelais de Tours. Les données produites sont à la fois quantitatives et qualitatives. Les éléments qualitatifs proviennent d’une enquête menée en partenariat avec l’Observatoire de la Vie Étudiante (OVE) de l’université de Tours sur les représentations des enjeux de l’insertion professionnelle croisant le point de vue des étudiants avec celui des enseignants-chercheurs de l’établissement2.
4En ce qui concerne les données quantitatives, nous nous appuyons également sur des enquêtes réalisées par l’OVE de l’université de Tours et notamment celles qui sont produites dans le cadre du suivi de cohorte intitulé « Rabelaisiens 2008 ». À la rentrée 2008, l’OVE a lancé une grande étude auprès des inscrits en première année, toutes disciplines confondues, sur leur projet à l’université. L’OVE a enquêté dès le mois de juillet 2008 auprès de ces étudiants « primo entrants » et va les suivre pendant 5 ans.
5Entre juillet et octobre 2008, un premier questionnaire, « Votre projet à l’université », a été proposé. Ce sont les résultats de cette première enquête qui sont ici exploités.
6Ces différentes études proposent donc des données variées sur la population étudiante de l’université François-Rabelais de Tours, et il ne s’agit évidemment pas de les analyser dans une perspective longitudinale, puisqu’elles n’ont pas été construites dans ce sens. Il convient davantage de les concevoir comme des photographies de la situation étudiante. Plus précisément, nous nous centrerons sur les caractéristiques des étudiants inscrits dans les composantes « Arts et Sciences Humaines » et « Lettres et Langues », ayant pour ces deux groupes d’étudiants les données les plus complètes.
ÉLABORATION DU PROJET À L’ENTRÉE DE L’UNIVERSITÉ ET EN FIN DE PREMIER CYCLE (L) : « LA FAC, POUR QUOI FAIRE ET POUR COMBIEN DE TEMPS ? »
7L’enquête « Votre projet à l’entrée de l’université » (première enquête du suivi de cohorte des Rabelaisiens 2008 pilotée par l’OVE Tours) posait aux nouveaux arrivants dans l’établissement cette question : « Considérant votre avenir professionnel, diriez-vous que votre projet est défini/votre projet est à préciser car vous avez plusieurs idées/vous n’avez pas d’idée précise actuellement/vous ne voulez pas vous poser cette question pour le moment ? » Les premiers résultats donnent des éléments de diagnostic.
8Si l’on prend l’ensemble des étudiants, quelle que soit leur filière, on constate qu’une majorité d’entre eux a adhéré à cette notion de projet, même imprécis soit-il. 48,3 % des étudiants interrogés expliquent qu’ils ont un projet mais qu’il est à préciser puisqu’ils ont plusieurs idées. Pour les étudiants d’Arts et Sciences Humaines (ASH), la proportion est un peu moindre (47,3 %) et elle fléchit encore pour les étudiants de Lettres et Langues (45,9 %). Également, ils sont une part non négligeable à affirmer avoir un projet défini : 28,2 % de l’ensemble des étudiants. Sur ce point, les étudiants d’Arts et Sciences Humaines se distinguent, puisqu’ils sont 32,9 % à adhérer à cette proposition contre 27,4 % pour les étudiants de Lettres et Langues3. En revanche, ces derniers sont plus nombreux à dire qu’ils n’ont pas d’idée précise actuellement : 23,6 % contre 17,3 % pour les étudiants ASH et 20,2 % pour l’ensemble des étudiants. Quant à la proportion des étudiants qui ne veulent pas se poser la question du projet, elle est assez faible et reste dans des proportions équivalentes selon la population considérée : 3,3 % pour tous les étudiants, 3 % pour les étudiants de Lettres et Langues et 2,6 % pour les étudiants ASH.
9Concernant la différence entre hommes et femmes, on constate que les femmes, quel que soit l’échantillon retenu – total, ASH ou Lettres et Langues –, sont toujours plus nombreuses à indiquer qu’elles ont un projet professionnel défini à l’entrée à l’université. Les hommes, pour leur part, sont toujours plus nombreux à souligner qu’ils n’ont pas d’idée précise actuellement. Pour la dernière proposition, « votre projet est à préciser car vous avez plusieurs idées », les réponses sont plus partagées. Si les proportions sont relativement équivalentes pour l’échantillon total (48,1 % pour les femmes et 48,4 % pour les hommes), elles se démarquent nettement pour les étudiants en ASH donnant la préférence de l’imprécision aux hommes (51,7 % contre 45,6 % pour les femmes) et pour les étudiants en Lettres et Langues donnant la préférence de l’imprécision aux femmes (47 % contre 42,5 % pour les hommes).
10Si l’on croise ce projet professionnel au projet de formation, on constate que les études s’inscrivent dans la durée. En effet, quel que soit l’échantillon retenu, les étudiants – hommes et femmes – qui souhaitent poursuivre leur formation après le bac + 3 (niveau L) sont toujours majoritaires (sur l’échantillon total : 31 % veulent obtenir un niveau M2 contre 20,9 % pour un niveau L ; Lettres et Langues : 44,6 % contre 29,4 % ; ASH : 35,8 % contre 29,1 %). Il reste aussi qu’ils sont 14,2 % (16,7 % pour les ASH et 15,1 % pour les Lettres et Langues) à dire qu’ils ne savent pas le niveau d’études qu’ils visent (les hommes étant toujours plus indécis que les femmes). Enfin, la durée visée des études est corrélée à la mention obtenue au bac : plus les étudiants tirent vers l’excellence, plus ils souhaitent poursuivre des études après le niveau L.
PAROLES D’ÉTUDIANTS SUR LEURS PROJETS
11Tous les étudiants rencontrés lors d’entretien définissent un projet de poursuite d’études avant un projet professionnel. Interrogés entre janvier et mars de leur L3, aucun ne souhaite arrêter ses études à la fin de ce premier cycle. L’entrée en M1 poursuivie d’un M2, et pourquoi pas d’un doctorat, est envisagée. On y décèle des stratégies d’accumulation des diplômes, fondées sur le sentiment que les diplômes protègent du chômage ou du moins ne confinent pas à un secteur trop étroit, comme l’exprime cette étudiante de L3 de psychologie : « Pour moi, les études, ça correspond à une sûreté. Avoir un diplôme donc avoir des débouchés. »
12Cette poursuite des études est rarement entreprise en référence à un métier précis. Dans notre corpus, seul cet étudiant en sociologie de 22 ans a un but professionnel exact : il veut être journaliste sportif. Son projet pourrait presque être apparenté à une vocation, tant il est ancien et jamais démenti, et le parcours de formation qu’il s’est fixé doit lui permettre d’atteindre son objectif :
« Étant donné que depuis l’âge de 12, 13 ans, je veux être journaliste, depuis cet âge-là, je me suis renseigné comment devenir journaliste. Les écoles de journalistes qui étaient, avant, à bac + 2 sont à bac + 3 depuis la réforme LMD. Donc à partir de là, moi j’ai pianoté sur internet et je me suis rendu compte que, souvent, la filière sociologie revenait pour permettre d’accéder à ces concours d’école de journalisme […]. Et la licence de sociologie, c’est la première étape qui me permette d’accéder au concours donc moi, je n’ai pas réfléchi, j’ai foncé en licence et basta. »
13Pour lui, ces formations de sociologie puis en école de journalisme sont plus des « formalités » imposées par le système de certification. Pigiste depuis l’âge de 16 ans, accumulant les expériences, il se perçoit déjà comme un professionnel dont la reconnaissance institutionnelle ne peut être acquise que par le diplôme délivré par les écoles adaptées ; ce qui ne manque pas de l’irriter : « C’est un peu un frein parce qu’on est dans une société en France où on base tout sur le diplôme. »
14Pour les autres étudiants de notre corpus, la poursuite d’études est attachée à des domaines d’activités plus ou moins vagues. « La traduction » pour cet étudiant en anglais ou bien « les institutions européennes » ou bien encore « l’humanitaire, la défense des droits, les politiques publiques » pour ces autres étudiants. Elle peut aussi n’être corrélée à rien du tout. Pour ceux qui ont une idée même imprécise, il est difficile de savoir si c’est le choix de master, l’intérêt pour le contenu de la formation qui les mène vers un domaine en particulier ou si c’est le domaine d’activités attendu qui leur demande de choisir une filière de formation adaptée. C’est certainement un peu des deux à la fois. Dans tous les cas, la poursuite d’études demande de choisir entre plusieurs possibilités, de se spécialiser et, de fait, provoque une réduction des possibles.
15Quand la poursuite des études n’est pas dirigée vers un but, même imprécis soit-il, elle s’apparente plus à une position d’attente. Il semble que la fin du premier cycle ne soit pas encore le moment pour se poser des questions, d’autant plus que le cursus n’a pas réussi à susciter une orientation du projet. Ces décisions sont reportées à un an (M1) voire deux ans (M2) ; sans pour autant que l’étudiant explique quelles « stratégies » il pense mettre en œuvre pour se déterminer. Le témoignage de cette jeune femme inscrite en L3 de sociologie est de ce point de vue assez explicite :
« Alors là, en ce moment, c’est un peu, comment dire, l’incertitude, le flou total donc je ne sais pas trop encore. Ce qui est certain, c’est que l’an prochain déjà, je vais faire un master, oui un master en deux ans et puis après on verra. Ça va dépendre si ça marche le master, si j’en ai marre aussi. Je ne sais pas, si un prof m’incite à poursuivre, je ferai peut-être un doctorat, il ne faut pas avoir peur de se fixer des objectifs le plus haut possible. Mais bon je verrai bien d’ici là, je verrai dans deux ans, on n’y est pas encore. Et puis, on ne sait pas, si ça se trouve dans deux ans, je vais avoir l’opportunité d’un job qui me plaira et puis j’arrêterai mes études au master. Je verrai bien à la fin du master. »
16Dans les entretiens, la demande formulée aux étudiants de donner des éléments de leurs projets à venir, tant sur le plan universitaire que sur le plan professionnel, les entraîne à relire leur parcours depuis l’entrée dans l’établissement. Les projets évoluent, se modifient avec l’avancée dans le cursus. Ils suivent des « processus d’ajustement successifs grâce auxquels les étudiants finissent par construire un projet possible et qui soit en même temps le leur » (Dubet, 1994 : 513). Dans les premières années universitaires, le cheminement dans les études est plus souvent marqué par l’indécision – ou « le flou », pour reprendre une expression retrouvée dans la plupart des entretiens – que par l’affermissement des choix. Plusieurs figures se dégagent.
17Il y a le « flou d’origine », celui avec lequel on est rentré à l’université et qui ne s’estompe pas réellement à mesure que le cursus avance.
18Il y a l’indécision qui se développe, comme la marque d’une incapacité à choisir. Ainsi cette jeune femme, après deux ans en LEA et trois ans en musicologie (elle est inscrite en L3 de musicologie), hésite. « Le problème, c’est que je suis intéressée par plein de choses mais justement ce n’est pas fixe, en fait. » Ce jeune homme qui finit sa L3 d’anglais s’interroge aussi beaucoup : « Là je suis censé partir un an à l’étranger et à mon retour, je me demande si je ne vais pas tout recommencer à zéro et partir sur des études de médecine. » Tout son entretien est marqué par l’examen des différentes possibilités qui pourraient s’offrir à lui. « J’aime bien ce que je fais, il n’y a pas de problème mais dans l’idéal, j’aime bien toucher à tout. Si je pouvais faire cinq métiers dans ma vie, je le ferais […]. Oui, si j’avais pu être juriste, je l’aurais fait. Si j’avais pu être prof, enfin c’est ce que je compte faire… Si j’avais pu être médecin… » En fin d’entretien, il évoque aussi la tentation « d’intégrer une boîte de personnels navigants commerciaux pour devenir steward ». L’entrée sur le marché de l’emploi dans un statut particulier étant souvent considérée comme définitive, il s’agit de ne pas avoir de regrets.
19Il y a aussi les parcours d’abandon du projet initial. Ainsi, cet étudiant d’histoire a choisi cette filière pour se préparer aux concours des écoles de journalisme. Sans véritablement bien expliquer les raisons de l’abandon de ce projet, mais qu’on croit être lié à la peur de la précarité du statut de journaliste, il voudrait se réorienter en licence de Science Politique. Son projet n’est d’ailleurs pas plus précis et n’apparaît pas le prémunir d’éventuelles difficultés d’insertion professionnelle. Ces parcours d’abandon, de réorientation du projet initial peuvent être analysés plus particulièrement et plusieurs questions émergent déjà qui relèvent de la manière de mettre en adéquation un projet de formation initiale avec un projet qui évolue. Comment sont vécues ces réorientations, dans un « climat » de parcours linéaires ? Les sinuosités des trajectoires sont bien souvent décrites comme « une perte de temps », « un retour un arrière ».
20Dans ces cheminements et ces constructions de projet, l’étudiant peut s’adresser à de multiples interlocuteurs pour l’aider à raffermir ses choix ou pour demander des conseils. Dans la sphère privée, on y retrouve les parents, les amis, les autres étudiants… Dans la sphère institutionnelle, les étudiants peuvent également rencontrer leurs enseignants et des conseillers d’orientation. À l’égard de ces deux types d’interlocuteurs, la plupart des étudiants ont des jugements très réservés, pour ne pas dire sévères. En ce qui concerne les enseignants, ils estiment que ce n’est pas vers cette catégorie de personnel qu’il faut se tourner pour obtenir des renseignements, des conseils qui leur serviraient à l’élaboration de leur projet professionnel. Quel que soit leur degré d’accord avec la proposition selon laquelle, comme l’explique cet étudiant d’histoire, « les chercheurs, leur métier, c’est de chercher. Ils ne sont pas là pour faire des études sociologiques sur les débouchés et la portée des diplômes, ils sont là pour nous apprendre des choses », les étudiants sont tous d’accord pour souligner que leurs enseignants ne peuvent pas leur apprendre grand-chose sur le chapitre de la sortie de l’université, étant donné qu’ils n’en sont eux-mêmes jamais réellement partis. Pour cette étudiante en L3 de lettres, « tous les profs que j’ai n’ont jamais été soumis au marché du travail puisqu’ils sont sortis de leurs agrégations pour enseigner tout de suite ». Pour les étudiants, cela ne prédispose donc pas à connaître les débouchés dans la filière dans laquelle ils enseignent. « Ils ne peuvent pas avoir une super-connaissance de ça, ils n’ont jamais été en dehors de la fac, le marché du travail, le secteur privé, tout ça. Ils ne connaissent pas », explique cette étudiante de sociologie. Cette autre étudiante de musicologie renchérit :
« Je pense qu’il faudrait des remises à niveau de temps en temps, c’est un peu comme le permis, tu vois. Les gens de 70 ans, je pense qu’ils devraient repasser leur permis, parce que les panneaux, ils ont changé depuis le temps. Eh bien, c’est un peu pareil pour les profs parce qu’il y en a beaucoup, ils ne sont plus du tout au courant. Il y a des nouveaux métiers qui se forment. »
21Il ne faut pas non plus oublier ces petites phrases, peut-être quelquefois dites sur le ton de la plaisanterie ou du second degré, mais qui semblent mettre en perspective ou faire douter des orientations prises. Nos entretiens nous donnent de nombreux exemples de ces « paroles malheureuses ». Cet étudiant d’histoire relate ainsi :
« J’ai déjà eu un prof qui cette année a fait un speach d’une heure sur les débouchés de l’histoire et c’était pour nous faire comprendre que si on continuait en histoire justement, on allait finir trop mal. Il a sorti des chiffres qui faisaient trop peur du style “l’année dernière, 6 000 licenciés d’histoire ont tenté le concours de postier” ou ce genre de choses. Enfin, je ne dis pas que postier, ce n’est pas respectable, mais quand tu vas en histoire, tu ne t’attends pas vraiment à ça. »
22Cet autre étudiant de sociologie explique aussi : « Une fois j’ai interrogé un prof, il disait que “de toute façon, en socio, il n’y a pas du tout de débouchés, je ne sais pas ce que vous faites là”, un truc comme ça. » Enfin cette dernière étudiante en histoire de l’art rapporte : « Si tu veux, tous nos profs disent que “de toute façon l’histoire de l’art, la filière, si vous avez votre licence, ça ne débouche sur rien.” »
23Pour les conseillers d’orientation, les jugements ne sont pas moins sévères. Leurs compétences, la légitimité de leur fonction sont souvent mises en doute. Les critiques formulées révèlent l’ambivalence des demandes étudiantes en matière d’information et d’orientation. Majoritairement, ils regrettent leur entrevue avec un conseiller d’orientation car pensent-ils, ils n’ont rien appris et n’ont pas pu mieux choisir une orientation, un domaine d’activités après le rendez-vous. En réalité, ils ne se sentaient pas beaucoup plus avancés : « Ça m’a servi à rien du tout, ça m’a plus troublée qu’autre chose » (Femme, L3 d’histoire de l’art). Le malaise vient plutôt de la manière dont se joue la relation entre l’étudiant et le conseiller d’orientation, les deux protagonistes soutenant des positions qui sont, dans les récits des étudiants, toujours contradictoires. Lorsque la demande de l’étudiant était de l’aider à formaliser un projet de métier précis, la réponse du conseiller a été de valoriser la démarche autonome du projet par l’étudiant lui-même. « J’ai demandé à voir quelqu’un en disant que j’étais un petit peu perdue, que j’étais en psycho et que je ne savais pas trop quoi faire. Et là, la personne m’a répondu : “Bah, je ne peux pas répondre à votre place !” Donc voilà, j’ai vraiment ressenti ça comme très inutile » (Femme, L3 de psychologie). Dans le même ordre d’idée, l’expérience de cette étudiante en L3 de sociologie est également significative : « Ils ne t’orientent pas. Mis à part te comprendre, c’est tout ce qu’ils font. “Oui, je comprends, je comprends…” Ça va bien, mais j’ai un avenir aussi à chercher. » Par contre, lorsque le conseiller propose des choix précis, bien souvent l’étudiant considère qu’il est « à côté de la plaque » et, au final, il a préféré choisir seul.
24Ces réactions révèlent en tout cas les difficultés de la réception de l’information de la part de l’étudiant, lorsqu’elle requiert un ajustement du projet. Pour cette étudiante de L3 de sociologie, les conseillers d’orientation, « c’est des gens qui en savent moins que toi sur ce que tu veux faire ». Elle justifie :
« J’y suis allée l’année dernière et je leur ai dit que j’étais en L2 de sociologie, que j’aimerais bien tenter les écoles de journalisme et que j’aimais aussi la communication […]. Et ils ont vraiment répondu à côté de la plaque. Aujourd’hui, je n’arrive toujours pas à comprendre ce qu’ils m’ont dit donc ils m’ont dit d’aller en LEA […]. En gros, ils m’ont un petit peu découragée en fait : les études que je faisais là, en gros ça servait à rien. Ils ne m’ont pas dit concrètement que ça ne servait à rien : “Ça ne sert pas à rien du tout, c’est une expérience, vous apprenez des choses, mais maintenant vous allez faire ci et faire ça.” En fait complètement changer d’orientation. Je pense qu’ils n’écoutent pas du tout la personne qu’ils ont en face d’eux, ils ne cherchent pas à la cerner. »
25Ces réactions révèlent aussi une tension entre des principes de réalité (choisir une orientation, un métier potentiellement favorable à l’insertion professionnelle) et le désir de réalisation de soi. Les conseillers d’orientation
« ne sont vraiment pas là pour aider, c’est clair. J’ai un ami qui est dessinateur. Enfin qui dessine, honnêtement, vraiment très, très bien. Il a fait des expositions déjà. Quand il est allé au CIO, ils lui ont dit clairement : “Non mais Monsieur, il faut redescendre sur terre. Artiste, ce n’est pas un métier.” Alors ils lui ont fait faire une espèce de test pourri : “Ah vous pourriez être cuisinier.” Il s’est barré bien vite […]. Je pense que quand on est conseiller d’orientation psychologue, il faut rendre les étudiants un peu lucides sur ce qu’il est possible de faire mais pas non plus leur détruire et leur démolir complètement leurs rêves » (Homme, L3 anglais).
26D’ailleurs quels sont ces rêves des étudiants et précisément en matière de formation et d’emploi ?
LE REGARD DES ÉTUDIANTS SUR L’EMPLOI ET L’INSERTION PROFESSIONNELLE
27Pour les étudiants rencontrés, il s’agit avant tout de trouver une bonne adéquation entre l’activité professionnelle et la réalisation de soi. « Mon but, c’est d’avoir un métier qui me plaît » (Femme, L3 de psychologie). On retrouve d’ailleurs cette notion de plaisir dans les explications du choix de la filière. Avoir un métier qui plaît consiste à exercer dans un domaine qui correspond aux qualités et aux envies qu’on se reconnaît. « J’adore écrire, j’adore observer, j’adore regarder les gens autour. Donc c’est un petit mélange de tout ça qui me donne l’envie d’essayer de devenir journaliste », justifie cette jeune femme en L3 de sociologie. La prise en compte de ces qualités et envies est censée garantir l’épanouissement personnel : « Moi je veux un boulot épanouissant mais aussi calme et sans stress. Je ne veux pas me prendre la tête pour des trucs qui n’en valent pas la peine » (Homme, L3 histoire). Il n’en reste pas moins que placer son projet professionnel sous l’angle de l’épanouissement et des qualités personnelles peut être facteur de doutes. Doutes sur la pertinence de la lecture de ses envies : cette jeune femme, L3 histoire de l’art, se destine au métier de professeur des écoles, mais « j’ai peur que ce ne soit pas le métier que j’aime vraiment, peur qu’après avoir eu le diplôme, j’aime pas autant les enfants que ça ». Doutes aussi sur la stabilité de ses choix : se dit ici une sorte d’écart à la norme du choix définitif. « En fait, je ne me vois pas forcément faire la même chose toute ma vie, faire le même truc pendant quarante ans. À la longue, ça doit être lassant, faire la même chose pendant toute ta vie. Non, je veux pouvoir faire plein de choses, bouger, repartir de zéro, recommencer tout » (Femme, L3 de sociologie). Doutes enfin sur la dimension de sa vie dans laquelle on peut se réaliser. Pour dire les choses autrement, passions et travail font-ils bon ménage ?
« L’autre jour, on a eu une petite discussion avec mes amis et on se demandait, justement, ce qui vaudrait mieux comme métier : que ce soit quelque chose qui soit déjà une passion à la base ou quelque chose qu’on n’aime pas mais qui serait juste un moyen de vivre, en fait ? Finalement, la conclusion après quelques heures de débat, c’était […] que si c’était une passion, on avait quand même des risques de s’en dégoûter. Donc je laisse mes vraies passions pour ce qu’elles sont : moi ça va être plutôt musique et informatique, donc je préfère garder ça pour mes loisirs » (Homme, L3 d’anglais).
28Si l’on s’intéresse maintenant à la manière dont les étudiants s’interrogent précisément sur les conditions de leur insertion professionnelle, le rêve tourne au cauchemar. « L’inquiétude », « l’incertitude », « le pessimisme », « l’angoisse », « le doute, la peur et le stress » dominent les discours recueillis. Ces sentiments de malaise sont nourris par la peur de la précarité, qu’elle soit financière ou professionnelle. Ils s’appuient également sur des représentations très négatives de la situation professionnelle. « Le monde du travail est un monde difficile. Il faut trouver sa place, faire ses preuves. On est jugé en permanence. C’est du stress, on joue sa vie, quand même » (Femme, L3 de sociologie). « J’imagine le monde du travail comme un monde qui ne fait pas de cadeau : marche ou crève. Il y a beaucoup de concurrence, beaucoup de gens qui ont les dents longues » (Femme, L3 de sociologie). « C’est la jungle, dans les petits boulots d’été, j’ai pu voir que c’était quand même un peu du chacun pour soi » (Femme, L3 de psychologie). Néanmoins, cette présentation a le défaut d’être trop dichotomique et ne laisse pas la place aux positions beaucoup plus nuancées, voire optimistes que l’on retrouve dans le fil des entretiens. En même temps qu’ils énoncent les sources de leurs angoisses, les étudiants peuvent aussi se dire confiants sur les conditions de leur propre avenir, liés à leur capacité de débrouillardise et à la réalisation de leur indépendance personnelle : pouvoir s’assumer seuls. Cette position rappelle celle notée par Olivier Galland (2009), qui parle « d’une crise de confiance collective » avant une crise de confiance individuelle.
29En conclusion, les premières analyses de ces données recueillies auprès des étudiants de l’université de Tours et qui cherchent à approcher leurs rapports aux études, à l’insertion professionnelle et plus largement à leurs conditions de vie vont dans le sens des conclusions de travaux déjà réalisés. On entend cette « conception ternaire des trajectoires : études non salariées, période d’insertion, puis accès à l’emploi » (Van de Velde, 2008) qui participe de cette logique de placement et d’affirmation des choix précoces et fortement déterminants. Cette logique est également elle-même en tension avec cette autre qui prône l’autonomie et la révélation de soi. Celle-ci n’est pas absente des discours des étudiants nous livrant leurs représentations quant aux enjeux des études et de l’insertion professionnelle. En même temps qu’ils doivent se placer, les étudiants veulent se trouver, cherchant à jouer ou à s’ajuster avec les normes qui leur demandent de pouvoir se déterminer précocement.
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Notes de bas de page
1 Le niveau L3 correspond à la troisième année de licence et équivaut à la troisième année d’études à l’université. En France, les études supérieures sont découpées en trois cycles : L (Licence), M (Master), D (Doctorat).
2 À ce jour, 38 entretiens d’étudiants inscrits en L3 ainsi que 12 entretiens d’enseignants-chercheurs ont été réalisés.
3 D’ailleurs, ces taux sont intéressants puisqu’ils figurent parmi les plus élevés comparativement aux résultats des autres composantes. Seules les réponses de Médecine pour les ASH et de Médecine et Pharmacie pour les Lettres et Langues sont plus élevées.
Auteur
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