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Étudier et être étudiant, quelles valeurs pour les jeunes d’aujourd’hui ?
Jacques Hamel, Christian Méthot et Gabriel Doré
p. 119-131
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Index géographique : France
Texte intégral
1Être étudiant représente, à bien des égards, le point d’orgue de la jeunesse. En effet, dans les sociétés modernes et encore plus aujourd’hui, dans la « société du savoir », étudier correspond sans conteste à la qualité requise pour être jeune au sens qu’a pris ce mot dans la foulée de Mai 68. Si les statistiques sociales sur le « décrochage scolaire » précoce viennent ébranler cette image, elle reste toujours bien vivante pour concevoir la jeunesse sur les plans pratique et théorique. Être jeune signifie encore de nos jours évoluer dans l’enceinte des collèges et universités à un âge avancé qui, par ricochet, contribue à l’« allongement de la jeunesse » si bien démontré par les riches enquêtes d’Olivier Galland et de Bernard Roudet sur le sujet (Galland et Roudet, 2002 et 2005).
2Toutefois, qu’est-ce qu’être étudiant ? La question se pose dès qu’on outrepasse les photographies dont regorge la publicité des institutions, celle de jeunes, étendus sur les pelouses des campus, livres à la main, bavardant avec les camarades de classe et manifestement libres de toutes contraintes extérieures à leur propre personne. La sociologie cherche à y répondre sous divers angles et force est d’admettre que la question est l’objet de vifs débats.
3En effet, nombre de sociologues cherchent à savoir si la vie étudiante donne corps à une culture propre aux étudiants. Inversement, d’autres chercheurs de la discipline s’emploient à montrer les différences sociales entre étudiants, de sorte qu’on est forcé de conclure à l’absence de traits communs entre jeunes inscrits au collège ou à l’université, par exemple.
LES ENQUÊTES SOCIOLOGIQUES SUR LES ÉTUDIANTS, BREF REGARD RÉTROSPECTIF SUR LA SOCIOLOGIE DE LANGUE FRANÇAISE
4À leur époque, Bourdieu et Passeron (1964, 1972) avancent qu’outre le fait d’être étudiant, aucun autre dénominateur commun ne lie les jeunes qui évoluent dans ces institutions. Si, en effet, les enquêtes sociologiques ont soin de dépasser ce que les auteurs nomment l’« essence historique des étudiants » – en bref, avoir l’âge requis, fréquenter ces lieux et se livrer à cet exercice qu’est étudier –, elles révèlent, preuves à l’appui, des différences significatives entre étudiants, sous l’angle de la culture comme des autres ressources et pouvoirs que Bourdieu, on le sait, associe à la notion de capital. L’inégalité sociale règne entre étudiants, comme les enquêtes sociologiques ne cessent de le montrer en France comme au Québec et, ainsi, il semble vain – en théorie du moins – de déceler une culture commune dans les rangs étudiants.
5Cette démonstration, fondée sur l’analyse statistique de pointe, bat en brèche l’image de la vie étudiante surgie de Mai 68 en vertu de laquelle les étudiants, en faisant front commun, semblent partager à bien des égards des valeurs collectives et, plus largement, un mode de vie ou une « culture » susceptible de mettre au diapason l’ensemble des jeunes inscrits aux études supérieures.
6La sociologie contemporaine renchérit sur le sujet en ne cessant d’exhiber de nettes différences entre étudiants en matière de connaissances, de goûts et de pratiques culturelles. En effet, Bernard Lahire, disciple pendant un temps de Bourdieu, se fait fort de montrer que la culture des étudiants, à l’instar de celle des autres jeunes, transcende singulièrement l’origine et la position sociales chères à son maître, de telle sorte qu’elle ne s’avère nullement homogène ou corollaire à la classe sociale à laquelle l’analyse sociologique associe chacun des étudiants pour rendre raison de leur culture. Les différences en la matière se manifestent donc également dans les rangs des étudiants issus d’une même classe sociale conçue en théorie. Notre auteur se voit donc obligé de conclure que la « culture étudiante n’existe pas, ce qui peut s’observer, se décrire et s’analyser, ce sont des catégories d’étudiants (aux conditions d’existence et d’étude différentes) et des manières différentes d’étudier » (Lahire, 2000 : 374).
7Or, d’autre part, les recherches actuelles sur les étudiants produites notamment par François Dubet (1996) et Valérie Erlich (1998 et 2004) soulignent avec emphase que « les principes d’identification et de construction de leurs expériences étudiantes doivent être aujourd’hui recherchés dans “les rapports des étudiants à leurs études” » (Erlich, 2004 : 123). En d’autres termes, être étudiant se conçoit sous ce chef sous l’angle des valeurs attribuées aux études par les jeunes enclins à s’inscrire dans les établissements collégiaux et universitaires.
8Sous cette optique, les valeurs à l’œuvre dans leurs choix et motivations dament le pion à la classe sociale afin d’expliquer leurs « rapports aux études » selon l’expression en vogue sans qu’elle ne soit exactement formulée. Que faut-il donc entendre par « rapport aux études » ?
SUR LA NOTION DE « RAPPORT AUX ÉTUDES », ÉLÉMENTS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
9Sur le plan théorique, la notion de « rapport à » fait florès dans les études sociologiques, notamment celles consacrées aux valeurs. En effet, « rapport au travail », « rapport à la religion », « rapport à l’environnement » apparaissent notamment au programme des sociologues en englobant, souvent indistinctement, la notion – « rapport à » – et ce qu’elle prend pour objet. Sous ce chef, la notion embrasse les « idéaux, les préférences et les orientations profondes qui structurent les représentations et les actions d’un individu » (Bréchon, 2003 : 9) à l’égard du travail, de la religion ou de l’environnement par exemple. En bref, elle a trait aux préférences ou aux inclinations qui marquent d’une pierre blanche ou noire ce que chacun, à son niveau, perçoit comme valable ou estimable dans sa vie, inversement détestable ou inacceptable, étendu à son expérience en société. Les valeurs prennent corps sur cette base dès que ces « orientations fondamentales » prédisposent les individus à agir dans un sens déterminé » (Valade, 1997 : 243) et constituent « leur identité profonde, ce qui les mobilise et les fait vivre » (Bréchon, 2009 : 9).
10Dans cette perspective, l’analyse des valeurs des jeunes élaborée par Galland et Roudet établit judicieusement une distinction entre valeurs instrumentales et valeurs expressives. Les valeurs acquièrent une qualité instrumentale lorsqu’elles relèvent d’une conception fondée sur la relation d’un moyen par rapport à une fin, tandis qu’elles sont qualifiées expressives quand cette conception intègre des « sentiments », voire des symboles d’accomplissement personnel.
11Sur ce registre, l’« esprit de réussite », l’« application dans une activité » et la « conformité aux règles » forment les valeurs instrumentales, tandis que l’« individualité », la « capacité d’initiative » et l’« esprit d’indépendance » donnent corps aux valeurs expressives. En clair, la notion d’individualité correspond à la tendance en vertu de laquelle l’étudiant se conçoit et conçoit ses études en axant ses aptitudes et compétences sur les qualités qu’il se reconnaît, et s’oppose à la notion d’application dans une activité grâce à laquelle l’étudiant se conçoit et conçoit ses études en axant ses qualités sur les aptitudes et compétences qu’il pense avoir. La conformité aux règles pousse l’étudiant à se concevoir et à concevoir ses études sur la base des règles en vigueur, par contraste avec l’esprit d’indépendance en vertu duquel l’étudiant se conçoit et conçoit ses études sans s’aligner sur les règles et normes extérieures. Enfin, l’esprit de réussite traduit l’inclination à se concevoir et à concevoir ses études en fonction d’objectifs déterminés sans égard à sa personne, à l’inverse de la capacité d’initiative par laquelle l’étudiant se conçoit et conçoit ses études en fonction de projets fondés sur sa personne et ses aspirations. Le tableau suivant illustre les oppositions binaires induites en bonne méthode entre valeurs instrumentales et valeurs expressives.

Tableau 1. – Tableau des valeurs instrumentales et expressives.
12Les couleurs instrumentales ou expressives des valeurs, on l’aura compris, surgissent du « rapport aux études » selon l’expression utilisée par Erlich et Dubet. Aux yeux d’Olivier Galland et de Marco Oberti1, les premières traduisent une « éducation matérialiste » valorisant l’utilité tandis que les secondes manifestent une éducation axée sur la « réalisation de soi ». À cet égard, ils notent que les valeurs varient en fonction : a) des filières suivies ; b) des types d’établissements fréquentés ; et c) de leur localisation (en province ou dans un grand centre).
UNE ENQUÊTE SUR LES VALEURS DES ÉTUDIANTS ET ÉTUDIANTES
13Sur cette base, on a décidé de conduire une enquête sur le « rapport aux études » conçu sous l’angle des valeurs affichées par les universitaires à l’égard de leurs études et de la vie menée sous le toit de leurs établissements ou, pour le dire plus clairement, les valeurs à l’œuvre chez les étudiants à l’égard : 1) de ce qui les motive à choisir leur programme d’études et les cours qui le composent, 2) du rythme de leurs études, 3) du temps consacré aux études, 4) du temps passé dans les établissements et 5) de la culture étudiante.
14L’enquête concerne la population étudiante inscrite à des programmes d’études susceptibles de représenter éloquemment le « rapport aux études » qu’affichent les jeunes inscrits aujourd’hui aux programmes collégiaux et universitaires. À cet égard, le choix des filières renvoie à la recherche éloquente de Mathias Millet (2003) sur la façon dont les étudiants en médecine et en sociologie orchestrent leur « travail universitaire » et qui, selon cet auteur, traduit des différences notables, pour ne pas dire des conceptions opposées, dans les « valeurs » attribuées aux études selon la discipline de prédilection. En bref, les valeurs dites instrumentales sont en toute hypothèse le fait des futurs médecins, par contraste avec les valeurs expressives en vigueur chez les sociologues en herbe.
15Sans en exposer ici les détails, disons simplement que la population ciblée inclut l’ensemble des collégiens et universitaires en sociologie et en médecine et ce, dans les établissements où ces deux programmes sont offerts dans trois localités du Québec2 : Montréal, Québec et Sherbrooke qui ici font respectivement office de capitale et de villes de province.
16La population étudiante concernée par l’enquête correspond exactement aux individus membres en septembre 2007 des cohortes suivantes : 1) les débutants (1 er trimestre), 2) les finissants (les étudiants qui peuvent être envisagés selon ce statut en vertu des règles et des délais en vigueur sans être nécessairement diplômés ou avoir mis fin à leurs études), 3) les étudiants qui après avoir suivi l’un de ces programmes ont décroché leurs diplômes de baccalauréat, de maîtrise ou de doctorat depuis deux ou trois ans. L’enquête se fonde sur ces trois cohortes pour considérer l’évolution des valeurs dans les rangs étudiants selon une vision comparative entre l’une et l’autre de ces cohortes puisque, on le devine, dans le cadre d’une recherche financée pendant seulement trois ans, il est impossible de suivre nos sujets à la trace comme dans le cadre d’une enquête longitudinale.
UN SONDAGE EN LIGNE
17La totalité de la population étudiante ciblée (N = 5 483) a d’abord été invitée à répondre à un questionnaire en ligne, visant à identifier les valeurs à l’œuvre sous les cinq aspects du « rapport aux études » précédemment énumérés dans la perspective de la « sémiométrie » (Lebart et al., 2003). Cette dernière consiste à présenter aux répondants une liste assez longue d’énoncés et à demander leur degré d’adhésion à chacun. Les énoncés sont évidemment élaborés en vue d’exprimer les valeurs en question, mais également de façon à signifier un trait « instrumental » ou « expressif », dans l’idée qu’en approuvant plus ou moins chacun des énoncés, les répondants révèlent des « orientations profondes » qui traduisent leur « rapport aux études » sous forme de valeurs. L’illustration suivante montre une des questions posées dans le sondage en ligne et assortie des énoncés formulés de manière à révéler la teneur instrumentale ou expressive des valeurs à la lumière des distinctions élaborées plus haut.

Figure 1. – Illustration d’un élément du sondage en ligne.
18Sur l’ensemble de la population ciblée, 1 702 étudiants ont bien voulu répondre au sondage en ligne, ce qui correspond à un taux de réponse de 31 %. Les répondants ont valeur d’échantillon puisque, à leur échelle, ils reflètent globalement les propriétés de la population envisagée au départ.
19Sur le plan technique, l’analyse du sondage en ligne se fonde en premier lieu sur l’analyse factorielle propre à créer des échelles de mesure des valeurs expressives et instrumentales. Dans la foulée, l’analyse de régression est exploitée à des fins confirmatoires.
BRÈVE PRÉSENTATION DES RÉSULTATS DE L’ANALYSE DU SONDAGE EN LIGNE
20Il va de soi qu’il est impossible ici d’exposer les résultats de l’enquête en totalité et dans toutes les nuances surgies au fil de l’analyse. Si on les expose en bref, on aboutit à un vaste tableau basé sur le jeu d’opposition entre valeurs expressives et instrumentales. Ce portrait d’ensemble manque toutefois de nuances puisque d’emblée l’analyse est venue fragiliser l’opposition entre valeurs expressives et valeurs instrumentales (voir tableau 2).
21En effet, l’analyse montre que les étudiants favorisent les énoncés du sondage en ligne associés aux valeurs expressives que sont l’acquisition de connaissances et la réalisation de soi à travers la formation, préférés aux énoncés à valeur instrumentale que représentent la réussite grâce à de bonnes notes et le respect des exigences du programme. Toutefois, cette tendance à vouloir se réaliser en tant qu’individu et à développer des connaissances de son propre chef se nuance, puisqu’on observe aussi un fort penchant à acquérir les compétences de travail utiles en emploi, relevant de valeurs axées sur la congruence entre moyens et fin. En d’autres termes, l’analyse statistique a fait surgir un troisième facteur en parallèle aux deux autres associés aux valeurs expressives et aux valeurs instrumentales, comme l’indique le prochain tableau, qui touche aux motivations des étudiants concernant le choix du programme d’études et, le cas échéant, des cours susceptibles d’y figurer.

Note 11
Note 22
Note 33
Rotation Varimax
KMO ,815 ; Alpha Cronbach 1re échelle (instrumentale) : ,74 ; 2e échelle (expressive) : ,71 ; 3e échelle (travail) : ,66
Tableau 2. – Analyse factorielle des énoncés liés aux motivations ayant présidé au choix du programme et des cours.
22Si on a donc soin de prendre ces nuances en note à propos des raisons qui ont motivé les étudiants à choisir leur programme d’études, l’analyse résulte en cette figure qui, bien qu’elle en donne qu’un bref aperçu, a pour qualité d’être synthétique.

Les variables en italiques sont significatives sur le deuxième facteur à p ≤ 0,05 et les variables soulignées sont significatives sur le troisième facteur à p ≤ 0,05 en fonction de la régression linéaire multiple.
Figure 2. – Position des étudiants sur le plan des valeurs selon le programme, la cohorte, le niveau et la localité.
23Le premier facteur manifeste l’appréciation générale des études et correspond aux résultats de l’analyse factorielle avant la rotation. Pour les fins de l’analyse des valeurs, l’accent a été mis sur les deuxième et troisième facteurs qui correspondent davantage aux résultats de l’analyse factorielle avec rotation.
24Sur cette base, en envisageant la totalité des répondants au sondage en ligne, on constate que, dans l’ensemble, tous programmes ciblés confondus, les valeurs expressives colorent majoritairement les motivations ayant présidé au choix du programme et des cours qui le composent. En d’autres termes, le choix des étudiants s’est fondé pour la plupart d’entre eux sur l’acquisition des connaissances de son propre chef et la réalisation de soi.
25Le rythme des études est également infléchi par les valeurs expressives en vertu desquelles l’individualité tend à se former sous sa propre gouverne. En réalité, seule la capacité à orchestrer son temps et son parcours d’étude amalgamée à l’autonomie se plie à des valeurs instrumentales en vertu desquelles cette dernière se conçoit en termes de congruence entre moyen et fin pour briller dans les études. Cela est notamment le fait des étudiants en médecine et en sociologie et, par conséquent, on doit nuancer l’opposition induite dans leurs rangs à la lumière de la distinction théorique établie entre valeurs expressives et valeurs instrumentales.
26Néanmoins, les étudiants en sociologie adoptent plus largement les valeurs expressives que leurs vis-à-vis en médecine, mais cette différence s’atténue si on tient compte de la conduite des études. En effet, les futurs médecins sont en majorité des étudiants qui consacrent plus de quarante heures par semaine à leurs travaux et recherches. Les étudiants en sociologie qui les imitent, en consacrant le même nombre d’heures à leurs études, manifestent des valeurs identiques, instrumentales, celles qui ont trait à la réussite et à la conformité aux règles. La différence entre futurs médecins et sociologues en herbe s’estompe si on prend en compte l’interruption temporaire du programme de formation et le fait d’avoir un emploi parallèlement aux études. Les répondants du sondage en ligne dont l’expérience étudiante est marquée par l’une ou l’autre de ces éventualités affichent des valeurs expressives, qu’ils soient en médecine ou en sociologie où, toutefois, leur nombre est nettement plus élevé.
27On est cependant fondé à penser que les étudiants inscrits au programme de sociologie tranchent par rapport aux étudiants en médecine sur le plan des compétences de travail, conformes à l’application dans une activité, du fait que celles-ci revêtent à leurs yeux peu d’importance, bien qu’elles soient requises à bien des égards sur le marché du travail. Si, comme on l’a déjà noté, elles apparaissent primordiales dans les rangs étudiants, en sociologie on tend à en négliger l’importance en les concevant sur un pied d’égalité avec les valeurs axées sur la réalisation de soi. La tendance fait boule de neige à mesure qu’on avance dans le programme d’études, du fait que ce dernier, selon Millet, « en raison même de l’étroitesse de [ses] débouchés professionnels, de l’incertitude et de l’indétermination des lendemains auxquels il prépare, [définit] une situation objective dans laquelle toute formulation du futur et toute projection de l’action présente sont rendues difficiles » (Millet, 2003 : 58). Les apprentis sociologues sous-estiment de ce fait l’acquisition des compétences de travail.
28Le temps passé dans l’établissement a valeur instrumentale chez nos répondants en sociologie, qui semblent se limiter à fréquenter le lieu pour assister aux cours et, plus largement, pour mener des activités connexes comme aller à la bibliothèque. On est généralement sur le campus à des fins utilitaires, et il s’agit bien moins de se livrer à des activités permettant d’exprimer son individualité.
29En médecine, inversement, le temps passé sur les lieux est marqué par des valeurs expressives, le campus est plus qu’un simple moyen d’accéder à la réussite. En effet, les aspirants médecins peuvent y faire preuve d’individualité en participant à des activités qui correspondent à leurs qualités personnelles.
30La localité où se situe l’institution fréquentée n’influe guère sur la conception expressive ou instrumentale qu’adoptent les étudiants à l’égard de leurs études. Sauf à Québec, où les étudiants affichent des valeurs sensiblement instrumentales sur le sujet, évoluer dans « un grand centre » ou en « province » ne semble pas faire de différence, contrairement à ce qu’on observe en France. Selon François Dubet, dans ce pays, les universités en province font corps avec les villes où elles ont pignon sur rue. Elles représentent le principal moteur intellectuel et culturel de l’endroit, lequel s’organise conséquemment en fonction de cette force centripète. La localité offre alors aux étudiants le décor, les ressources et les services à même de susciter en eux le sentiment de se réaliser pleinement en étudiant dans ce cadre. Dubet (1994 : 167-168) affirme en effet que « le couple formé par le campus et par la ville construit plus fortement l’identité étudiante en province que dans la capitale [Paris]. La ville de province ne dilue pas totalement le “milieu étudiant”… qui n’existe que dans celle-ci. Ceci n’est peut-être pas sans pouvoir expliquer la capacité d’implication dans leurs études et de mobilisation des étudiants provinciaux d’aujourd’hui ». Or, notre analyse ne révèle rien de particulier à cet égard contrairement à ce qu’affirme cet auteur à propos du cas français.
31Force est d’admettre que la présente analyse nuance à bien des égards l’enquête de Millet selon laquelle, en France, les étudiants en sociologie affichent des valeurs résolument expressives, contrairement à leurs collègues en médecine qui envisagent les études comme des moyens congruents à une fin. Les étudiants en médecine, au Québec tout au moins, adoptent également des valeurs expressives, et ce, d’autant plus qu’ils avancent dans leur programme, un peu moins contraignant au fil du temps.
UNE CULTURE ÉTUDIANTE ?
32Ce tableau des valeurs que les étudiants nourrissent à l’égard des études à leur programme est issu de l’analyse statistique du sondage en ligne. Ils décrivent sur ce registre les valeurs à l’œuvre dans le rapport aux études des collégiens et universitaires ciblés inscrits en médecine et en sociologie. Afin de bien expliquer leurs couleurs expressives et instrumentales, il nous a semblé opportun de conduire une série d’entrevues qualitatives auprès de 120 étudiants, ayant valeur d’échantillon des répondants au sondage en ligne.
33Le schéma d’entrevue invite les interviewés à répondre, par exemple, à la question suivante : « Crois-tu qu’il existe une culture propre aux étudiants et qui te distingue des autres jeunes ? » L’analyse des entrevues révèle notamment que les aspirants médecins sont enclins à reconnaître qu’ils partagent communément la culture étudiante à laquelle donne corps leur programme d’études.
34À leurs yeux, une distinction se fait jour entre jeunes qui ont décidé de ne pas entreprendre d’études supérieures et jeunes qui, au contraire, ont choisi de fréquenter l’université. Cette dernière option les amène à renoncer, pour l’instant, au revenu requis pour obtenir le confort matériel. La simplicité volontaire est de rigueur, mais elle leur apparaît comme une traversée du désert temporaire, puisque l’exercice prochain de la profession leur assure un avenir. La culture étudiante s’établit donc dans leur esprit sous un signe positif :
« [Être étudiante] c’est être pauvre et étudier… et là, je la vois plus la différence, parce que mes amis sont ingénieurs ou pharmaciens et ce n’est pas la même réalité honnêtement. Mais, c’est le fun être étudiant, moi je pense pas que je serais encore à l’école si j’aimais pas ça. J’aime ça, je trouve que c’est le fun, tu rencontres plein de monde encore, pis t’apprends tout le temps plein de choses et tu te rends compte que tu sais jamais rien (rires) » (débutante au doctorat en médecine à l’université de Montréal).
35Les futurs médecins ne manifestent pas de regrets à l’égard de leur entrée tardive en emploi, puisque leurs études leur permettent d’acquérir des connaissances propres à nuancer leur vision des choses. La culture étudiante s’exprime sous le signe de l’individualité, une valeur expressive, en ce qu’elle est propice à l’acquisition de savoirs susceptibles d’enrichir leur propre personne, comme le souligne ce résident en médecine :
« Oui quand même, plus les études vont loin je te dirais, plus il y a une forme de plus grande réflexion à ce moment-là. Donc souvent on est des gens plus éduqués, plus actifs finalement comme citoyen global. À ce moment-là oui c’est quand même différent » (débutant en résidence en médecine à l’université de Montréal).
36Les étudiants en médecine affichent également des valeurs liées à l’esprit d’indépendance à l’égard de la culture étudiante. Malgré les obligations et les contraintes de leur programme d’études (en termes d’heures de cours et de formation pratique), ils associent le fait d’être étudiant à une liberté qui les abrite des vicissitudes de la « vie adulte3 » et au pouvoir d’orchestrer son temps à sa guise. Cette vision s’érode toutefois en résidence, période qui correspond pratiquement à l’exercice de la profession :
« C’est le fun d’être étudiant, pis il y a plein d’amis, pis il y a une vie étudiante […] on peut vraiment en profiter […] on était capable de faire ce qu’on voulait quand on le voulait. Pis c’est pour ça quand t’es étudiant t’as vraiment plus de liberté de faire qu’est-ce que tu veux quand tu le veux, que là présentement où je travaille à tous les jours et je suis obligée de rentrer à l’hôpital à 8 h pis sortir quand j’ai fini » (débutante en résidence en médecine à l’université de Sherbrooke).
37En bref, les étudiants en médecine, lorsqu’ils décrivent la culture en vigueur dans leurs rangs, font référence à un mode de vie qui, malgré ses difficultés, notamment sur le plan monétaire, se teinte de valeurs expressives : les études représentent une occasion de développement personnel.
38Les novices en sociologie, par les valeurs qu’ils affichent, tendent aussi à dépeindre la culture étudiante aux couleurs des valeurs expressives en évoquant par exemple la capacité à prendre des initiatives dans le cadre de son programme d’études. Dans cette perspective, la culture étudiante correspond à
« un bouillonnement d’idées, où pendant que tu es à l’école, soit au cégep ou au bac, c’est le moment où tu fais des expérimentations, que tu pars en voyage, que tu t’ouvres sur le monde, que tu es dans un milieu super stimulant, qu’il y a plein de monde de réseaux différents que tu rencontres » (finissant en maîtrise de sociologie à l’université Laval).
39En sociologie, cette conception de la culture étudiante semble le fait d’étudiants actifs dans les associations étudiantes, enclins par conséquent à participer aux activités, militantes et festives, susceptibles de donner corps à la culture étudiante, activités boudées par leurs vis-à-vis.
40Toutefois, la plupart des étudiants de sociologie s’entendent pour affirmer que les études viennent aussi enrichir leur personne en donnant accès à des savoirs qui transforment leur vision de la société et qui les distinguent des autres jeunes et des étudiants d’autres programmes ; des savoirs qui les intéressent au premier chef parce qu’ils correspondent à leurs qualités et à leurs talents personnels, grâce auxquels ils développent leur capacité d’initiative. Nombre d’entre eux, membres ou non d’associations étudiantes, conçoivent la culture étudiante en termes d’ouverture d’esprit, d’intérêt intellectuel et d’acquisition de connaissances qui ne sont pas forcément axées sur un objectif précis.
41Les étudiants en sociologie tendent à concevoir la culture étudiante non comme un « mode de vie », à l’image des aspirants médecins, mais comme une somme de connaissances aussi bien savantes que personnelles, bref, comme un savoir acquis pour soi-même. La culture étudiante s’établit donc différemment chez les futurs sociologues et chez leurs collègues en médecine, tout en se marquant également au coin des valeurs expressives.
CONCLUSION
42En conclusion, force est de souligner que les étudiants en médecine affichent à maints égards des valeurs utilitaristes, mais à un moindre degré que celui prévu au départ. En effet, le programme de médecine semblait peu propice à la formation et à la manifestation de valeurs expressives : fortement contingenté, il est uniquement ouvert aux candidats enclins à se conformer à l’esprit de réussite et à suivre à la lettre les règles en vigueur, comme en témoigne éloquemment leur parcours antérieur. Leur programme d’études, résolument axé sur l’exercice de la profession, prend de ce fait la couleur de l’utilité et de l’application pratique avec le développement de compétences de travail, se révélant ainsi sous-tendu par des valeurs instrumentales.
43Toutefois, leur conception des études se teinte de couleurs expressives. Si leur programme d’études requiert temps et énergie, les futurs médecins participent massivement aux activités organisées par leurs associations étudiantes comme par leur Faculté. Celles-ci leur semblent susceptibles d’enrichir leur individualité ou de développer leur propre personne, ce qui renvoie en théorie à des valeurs expressives.
44L’analyse exposée précédemment vient nuancer l’opposition entre étudiants en médecine et en sociologie sur le plan des valeurs, formulée ici comme hypothèse. À la lumière de l’étude de Millet, on était fondé à penser qu’en théorie les valeurs instrumentales récolteraient l’adhésion des futurs médecins, tandis que les étudiants en sociologie seraient résolument enclins à afficher des valeurs expressives. L’analyse montre au contraire qu’ils sont loin d’être aux antipodes en la matière.
45Enfin, pour conclure, la comparaison entre les cohortes ciblées par l’enquête, propre à donner la vue « longitudinale » susceptible de mettre en évidence le changement qui s’opère dans leurs valeurs, révèle que les étudiants finissants – peu importe la discipline – tendent davantage à concevoir leur formation en fonction de valeurs expressives, sans être forcément opposés aux valeurs instrumentales, qu’ils rattachent davantage aux compétences de travail qu’à l’esprit de réussite et à la conformité aux règles, apparemment moins importants à leurs yeux. Inversement, les étudiants diplômés depuis deux ou trois ans, jetant un regard rétrospectif sur leur programme d’études, affichent des valeurs instrumentales d’abord fondées sur l’esprit de réussite et la conformité aux règles plutôt que sur les compétences de travail.
46Étudier et être étudiant se conçoit donc en termes de valeurs selon le programme auquel on est inscrit, comme on vient de le voir chez les médecins et les sociologues en herbe. Toutefois, l’explication gagnerait à s’élargir au capital dont sont dotés les étudiants qui, dans l’orbite de la sociologie française représentée par Bourdieu, correspond aux ressources et aux pouvoirs de toutes sortes4, hérités à la naissance et acquis de leur propre chef, susceptibles d’infléchir leur « rapport aux études ». Sous cette optique, le fait d’étudier et d’être étudiant outrepasse à certains égards l’« essence historique des étudiants » qu’à leur époque Bourdieu et Passeron mettaient en question pour expliquer le rapport noué par les étudiants à leur programme d’études.
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Valade B., « Valeur », Boudon R. (dir.), Dictionnaire de la sociologie, Paris, Larousse, 1997, p. 243.
Notes de bas de page
1Voir Galland, 1995 ; Oberti, 1996 ; Galland et Oberti, 1996.
2La présente étude englobe les étudiants inscrits à ces programmes au collège (Cégep) et à l’université, mais cet article se limite aux universitaires.
3Par vie adulte, nous entendons le franchissement de quatre bornes définies par Galland (2006) : 1) la fin des études, 2) l’accession à une carrière, 3) la vie en couple stable et 4) le départ du domicile familial.
4Chez cet auteur, le capital se présente notamment sous les espèces du capital économique, politique, relationnel, culturel, scolaire, linguistique, etc.
Notes de fin
1Réponses à la question « J’ai choisi le programme auquel je suis inscrit… »
2Réponses à la question « Sur la base de mon programme et de mes choix, ce qui me motive à poursuivre mes études… »
3Réponses à la question « Si j’en ai la possibilité, je choisirai mes cours en fonction… »
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La jeunesse n'est plus ce qu'elle était
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