URL originale : https://books.openedition.org/pur/10865

Comme Daniel dans la fosse aux lions : heurts et malheurs de l’institution scolaire en Belgique francophone
p. 107-118
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1L’obligation scolaire et la prolongation de la scolarité ont largement contribué à l’émergence et à la constitution de la jeunesse dans nos sociétés occidentales. Aujourd’hui encore, l’institution scolaire continue de classer, d’orienter, d’évaluer, de sanctionner les performances et les comportements des enfants et des jeunes, sur lesquels elle entend exercer son action éducative et pédagogique. Non sans mal ni heurts, toutefois. C’est ainsi qu’on voit fleurir un ensemble de catégories nouvelles : élèves surdoués, élèves à haut potentiel, élèves en difficultés, élèves à besoins éducatifs particuliers, élèves d’origine immigrée ou d’origine étrangère, primo-arrivants, élèves en décrochage, élèves « déscolarisés »… Autant de situations atypiques ou marginales en regard d’un idéal-type, celui de l’élève « normal ». Cet élève dont le parcours sans histoire ne suscite guère l’inquiétude : il a trouvé sa place, et parfois son bonheur, dans les échanges quotidiens au sein de la classe. Il a acquis les vertus essentielles à la réussite scolaire : il sait se montrer tranquille, volontaire, motivé, curieux, courtois, attentif ; il « participe », répondant aux questions posées par l’enseignant ; il « prend note » de ce qui lui est dit ou dicté, de ce qu’il peut lire au tableau ; il ne rechigne pas à réaliser des tâches souvent répétitives et dont il ne voit pas toujours l’intérêt. Et face au double arbitraire de l’action pédagogique, il n’éprouve guère d’état d’âme.
2Abandonnons toutefois l’idée qu’il existerait de plus en plus d’élèves en difficultés. Partons du constat que même si elle est dominante aujourd’hui dans le champ des actions pédagogiques et éducatives, la forme scolaire n’est qu’une modalité parmi d’autres de l’apprentissage. Dès lors, plutôt que de considérer que les parcours erratiques sont dus au décrochage cognitif de certains jeunes, livrons-nous à une impitoyable critique des pratiques routinières, des habitudes, des choses si évidentes qu’elles en sont devenues invisibles. Exercice redoutable pour celui qui entreprend de décoder les habitudes scolaires : se couper d’une expérience personnelle qui lui a plutôt réussi. La sociologie de l’école reste plutôt le fait de ceux qui sont parvenus à assimiler les exigences de la formation scolaire…
3Si les élèves ne sont plus ce qu’ils étaient – le public scolaire a quantitativement et qualitativement changé –, l’institution scolaire reste attachée à des habitudes bien ancrées. Notre propos s’appuiera sur les apports d’une expérience de formateur d’enseignants d’un peu plus de dix années1, sur les données et observations recueillies lors des stages pratiques des futurs enseignants, des séances d’expérimentation didactique, des formations continuées dans des écoles fondamentales et secondaires, des missions de coopération consacrées à la formation initiale et continuée d’enseignants.
« MADAME, VOUS ÊTES UNE PROF DE MERDE ! »
4Bien souvent, on admet qu’un enseignant doit être capable de gérer sa classe, de garder le contrôle de tout ce qui se fait et se dit dans le local de cours, voire, pour les plus téméraires d’entre eux, dans l’enceinte du bâtiment scolaire. Ce qui ne va pas sans peine. Les témoignages d’enseignants, désabusés ou blessés, en disent long sur le décalage entre les représentations initiales et les engagements effectifs : « Madame, vous êtes une prof de merde », écrit Charlotte Charpot (2009) pour décrire son expérience du métier en France et en Communauté française de Belgique. Mara Goyet (2008 : 14) se livre elle aussi à une analyse au vitriol des relations scolaires. « Trop de bavardages : j’arrêtais le cours. Commençaient leurs remarques sur mes devoirs en tant qu’enseignante qui ne pouvait se satisfaire d’être payée à rien faire. » Entrer en classe, c’est donc être jeté dans la fosse aux lions :
« Quant à l’objet et la méthode du cours, je n’ai rien contre le fait de réfléchir et d’analyser tout et n’importe quoi pour le plaisir. Mais il me semble qu’en tant que futur “petit prof innocent” jeté dans la fosse aux lions, j’ai plus besoin d’outils me permettant d’en sortir que de modèles théoriques me permettant de passer le temps pendant que les lions me dévorent » (Stéphane, AESS en histoire, université de Liège, 2006-2007, note d’évaluation du cours de sociologie de l’éducation).
« AURÉLIE AVAIT UN PROBLÈME AVEC UNE CLASSE DEPUIS SEPTEMBRE »
5Une fois plongé dans cette arène ou dans cette fosse, comment faire pour… s’en sortir ? 90 % des 127 participants (enseignants, directeurs d’école, inspecteurs et conseillers pédagogiques) à une journée d’études consacrée à la gestion de la classe (Liège, 2007) étaient d’accord pour considérer qu’il y a des professeurs qui ont une autorité naturelle, et donc que d’autres n’ont pas ce « don »…
6L’enseignant devrait en outre se prémunir des intentions plutôt malveillantes des élèves : ceux-ci auraient tendance à tester systématiquement le professeur pour voir jusqu’où ils peuvent aller.

Tableau 1. – Représentations de la relation pédagogique (réponses des participants à la journée d’études « La discipline d’abord ! Le pédagogique suivra »), Centre interfacultaire de formation des enseignants, université de Liège, 28 août 2007 (n = 127, en %).
7Si l’on est à ce point attaché à l’idée d’une autorité « naturelle », c’est en partie parce que l’institution est aujourd’hui moins forte – nous allons le voir – et en partie parce que l’enseignant ne peut plus fonder sa position sur le monopole du Savoir. Il lui faut à présent composer avec la masse des données accessibles sur le web. Exercices de mathématiques, versions latines, dissertations, problèmes de physique… : tout, ou presque, est mis à disposition de l’élève en quelques clics… La parole du maître n’est à présent plus qu’un murmure dans le grand vacarme d’un monde où tout se discute.
8L’enseignant doit donc mobiliser d’autres ressources, liées aux compétences relationnelles : motiver ses élèves, installer un « climat » propice aux échanges, être le garant de l’ordre quotidien dans la classe, maintenir un seuil minimal d’exigences. Dans cette tentative de fonder un rapport d’autorité sur des vertus charismatiques, les aptitudes individuelles sont donc placées au premier plan.
9Mais certains doutent du bien-fondé d’une telle conception. Les uns soulignent le risque de développer la stratégie du « coûte que coûte » : « On tient absolument à ne pas perdre la face et on en arrive parfois à imposer une punition collective et donc à punir des innocents, ce qui est illégal » (Cécile, AESS en histoire de l’art, université de Liège, 2008-2009). D’autres mettent en évidence les conséquences d’une surresponsabilisation individuelle. Les questions soulevées par une apprentie enseignante, lorsqu’elle évoque dans un travail d’évaluation le décès récent d’une amie, révèlent une crainte profonde :
« La légitimité est un équilibre subtil entre le respect des règles de droit et l’organisation des apprentissages par une pédagogie répondant aux besoins des élèves dans le respect des programmes. Je pense qu’un prof qui donne cours sans avoir reçu cette légitimité est en danger. Aurélie avait un problème avec une classe depuis septembre, pas spécialement difficile : elle n’était pas satisfaite de la manière dont cela se déroulait. Un jour, elle a demandé que ses élèves lui expliquent par écrit pourquoi cela se passait ainsi. Je ne connais pas les réponses, je sais que le lendemain Aurélie (pour qui tout semblait aller bien) s’est suicidée. C’était il y a quelques jours. Sans tomber dans l’excès, je me rends compte combien cette question de la légitimité n’est pas anodine. En situation de crise, elle peut devenir vitale ! » (Joëlle, AESS en sciences sociales, université de Liège, 2008-2009).
10De la même façon, lorsqu’on envisage les difficultés des élèves, la tentation est grande d’attribuer les échecs à un déficit du vouloir (Genard, 2005), un peu comme si seuls les élèves « vraiment » motivés parvenaient à réussir. Certes, les travaux fondateurs des sociologues de l’éducation ont été lus : l’influence du milieu social paraît admise et l’on ne croit plus guère à l’idée du « don ». Mais dans un monde où l’accès à l’information s’est démocratisé, où les activités de soutien scolaire mises en œuvre dans le cadre scolaire (ou en dehors) sont plus nombreuses, où l’enseignant se veut plus disponible à l’égard des familles, l’échec paraît de moins en moins admissible. La motivation est ainsi vue comme un préalable nécessaire à l’apprentissage et constitue de ce fait une préoccupation majeure chez les enseignants. Mais la motivation ne se décrète pas a priori et il se pourrait qu’elle soit plutôt une conséquence de l’orientation prise par les activités déployées en classe…
11Si bon nombre d’acteurs du monde scolaire sentent confusément qu’il n’est plus possible de faire les choses « comme avant », ils ne « savent » pas pour autant comment faire. Et bien souvent les solutions sont esquissées lors d’expérimentations individuelles, par des praticiens qui se doivent d’être réflexifs (Schön, 1993), plus que lors d’une réflexion collective ou collégiale.
« J’AI ENCORE DROIT À 13 DEMI-JOURS D’ABSENCE »
12En Communauté française de Belgique, l’école a traversé une période de profondes turbulences depuis les années 1990. Les réformes successives, inspirées tout à la fois par des contraintes budgétaires, par la reconnaissance des droits de l’élève, par l’émergence d’un nouveau paradigme pédagogique, etc., ont contribué à un affaiblissement relatif du programme éducatif de l’institution scolaire : on peut admettre que l’institution scolaire est en déclin (Dubet, 2002). Et c’est parfois le législateur lui-même qui a largement contribué à ce travail de sape.
13Ainsi, le décret du 24 juillet 1997, définissant d’une part les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et d’autre part les structures propres à les atteindre en Communauté française, établit qu’« à partir du deuxième degré de l’enseignement secondaire, l’élève qui compte, au cours d’une même année scolaire plus de 30 demi-jours d’absence injustifiée perd la qualité d’élève régulier sauf dérogation accordée par le ministre en raison de circonstances exceptionnelles ». L’intention du législateur était manifeste : réguler l’absentéisme scolaire et en donner une définition légale afin d’éviter les disparités de gestion des absences d’un établissement scolaire à l’autre.
14Mais ce que le législateur ne pouvait prévoir, c’est la lecture que les élèves, et parfois leur famille, allaient faire des règles établies. « Yasmina brossait systématiquement tous les cours du lundi matin parce que, disait-elle, elle devait aider sa mère. Et quand je lui ai fait remarquer, elle m’a répondu qu’elle n’aurait pas d’ennuis avec la préfète puisqu’elle n’avait pas encore ses 30 demi-jours » (Léonard, professeur de français, école secondaire professionnelle, D+, 2006). Pour ces élèves – ils ne sont pas tous issus de milieux défavorisés, loin s’en faut –, l’école ne serait plus obligatoire « tous les jours » et on aurait le droit de s’absenter, on aurait droit à 30 demi-jours d’absence et parfois même à un peu plus, lorsqu’on étend la zone de « congé » par des absences justifiées (sur base, entre autres, de certificats médicaux).
« Veuillez excuser ma fille Karima de s’être absenté les jours suivants.
17/10 – Gros ruhm.
20/10 – Elle est sortie le week-end, elle a bu. Et le matin elle avait la « gueule de bois » puis elle s’est seulement réveillé à 18.00.
20/11 (AM) – Elle a du aller à une réunion religieuse très importante.
1/11 – Son frère la tappé puis elle a été au SAJ. »
(Billet d’absence introduit par une élève de 5e année dans une école classée en discrimination positive.)
15L’effort de clarification du législateur a eu d’autres effets pervers. Ainsi, à partir du moment où l’élève a atteint le cap des 30 demi-journées d’absence, il est possible, selon les dispositions du décret (articles 83 et 95), d’introduire un recours auprès du ministre de l’Éducation qui, en règle générale, accorde un moratoire. Il s’agit d’observer la ponctualité et l’assiduité de l’élève au cours d’une période que le ministre détermine. L’obligation scolaire, principe inscrit dans la loi, en ressort donc doublement affaiblie : d’une part, l’école n’est plus obligatoire tous les jours ; d’autre part, il est possible de négocier sur les conditions d’exercice de cette obligation2.
« JE JURE DE METTRE TOUTES MES FORCES ET TOUTE MA COMPÉTENCE AU SERVICE DE L’ÉDUCATION DE CHACUN DES ÉLÈVES QUI ME SERA CONFIÉ »
16Ce serment, presté par le jeune enseignant à l’issue de sa formation initiale, résume en quelque sorte le nouveau défi éducatif : parvenir à offrir à chaque élève des chances égales d’accéder à l’apprentissage. Car le système éducatif de la Communauté française de Belgique se caractérise par une ségrégation particulièrement forte. Les différentes vagues de l’enquête PISA ont montré que les élèves fréquentant les établissements les plus performants sont issus de milieux familiaux socioculturellement plus favorisés et présentent un parcours scolaire beaucoup moins « accidenté » que ceux fréquentant les autres établissements. À l’inverse, les établissements les moins performants regroupent des élèves issus de familles fragilisées, tant sur le plan économique que socioculturel (Lafontaine, 2009).
17Les établissements scolaires les plus prestigieux ont généralement des structures pyramidales : beaucoup d’élèves dans les premières années et de moins en moins au fur et à mesure du déroulement de la scolarité. Les mécanismes de réorientation en cas d’échec sont ici déterminants : lorsqu’une école n’offre qu’un enseignement général (de transition) et que le conseil de classe décide de la réorientation d’un élève vers une section professionnelle (de qualification), l’élève est amené à quitter l’école. De telle sorte que d’autres établissements accueillent, généralement à partir de la 3e année ou de la 5e année, des élèves « fragilisés ».
18Fait déterminant dans la reproduction des inégalités sociales, l’organisation du travail scolaire, basée en classe sur une transmission orale des connaissances, trouve son complément « naturel » dans le travail à domicile, sous différentes formes : devoirs, exercices à réaliser ou à compléter, étude de ce qui a été vu en classe. Si en Communauté française de Belgique le législateur a imposé une régulation du temps réservé aux travaux à domicile (pour l’enseignement élémentaire), ceux-ci gardent d’ardents partisans parmi les enseignants et les parents. C’est ainsi que dans les écoles du haut de la hiérarchie, le travail à domicile est considéré comme une exigence propre à l’apprentissage intellectuel et que du côté des élèves, travailler, c’est avant tout travailler chez soi parce qu’à l’école, « on écoute plutôt le prof » (Guillaume, 2009). Dès lors que le plus fort du travail de l’élève se déroule à son domicile, dans des situations diverses et hétérogènes que l’enseignant ne peut bien évidemment pas contrôler, les écarts se creusent (Barrère, 2003 : 81).
19Par ailleurs, les enseignants sont poussés à adopter une orientation pédagogique nouvelle, dont Mangez résume bien les fondements :
« Le mode pédagogique “transmettre-recevoir” a été considéré comme peu propice à donner aux élèves un rôle d’acteur. Contraints de recevoir et de restituer, ils sont démotivés et ne voient pas le sens de leur action. Il faut, dit-on, faire place à l’enfant, acteur de son apprentissage, en accord avec lui-même et cesser de matraquer les jeunes avec des savoirs. C’est ce que disent les critiques des pédagogies transmissives, mais aussi de nombreux élèves » (Mangez, 2001 : 32).
20Or si les injonctions sont nombreuses, il semble bien qu’on ne voit pas encore très bien comment il faut s’y prendre… Et dans ce contexte de glissement des normes pédagogiques, on s’accroche à des habitudes de travail qui, aux yeux des enseignants, restent des repères précieux.
« LE TABLEAU EST PLUS QU’UN SUPPORT : C’EST UN SYMBOLE ! »
21Il est utile de rappeler que la régulation d’un système s’appuie souvent sur des objets techniques et des dispositifs pratiques (Latour, 1989). Interrogés sur l’importance de différents éléments du décor scolaire, les apprentis enseignants de l’université de Liège restent globalement très attachés au tableau, aux examens de juin, aux réunions de parents et au travail à domicile, un peu moins aux sonneries de fin de cours.

Tableau 2. – Objets et dispositifs jugés essentiels à l’école (étudiants AESS, université de Liège, en %).
22À la lecture des arguments invoqués, il semble acquis que les représentations initiales du métier sont imprégnées de la référence magistrale3 : le tableau offre un support visuel, qui appuie l’exposé oral. Comme si parler ne suffisait pas toujours et qu’il fallait « matérialiser » – expression choisie par un apprenti enseignant – les notions théoriques par des schémas, des dessins tracés au tableau. Bien plus, grâce au tableau, les acteurs individuels deviennent professeur ou élève, et leur singularité s’efface derrière les rôles assignés par l’institution scolaire : pour le premier, transmettre un savoir et, pour l’autre, réceptionner le message transmis. « Le tableau est plus qu’un support, c’est un symbole. Le tableau, c’est le savoir directement accessible. Le côté tactile du tableau est très important à cet égard » (Olivier, AESS en histoire, université de Liège, 2006-2007). À chacun sa place, dans l’ordre spatial et symbolique (Thin, 2002 : 24).
23La présence du tableau dans la classe se double d’une séquence d’interaction « classique » – au double sens du terme –, d’un scénario invariable (mais est-il pour autant immuable ?), répété à l’envi par chacun des apprentis enseignants que nous encadrons depuis dix années : le professeur entre en classe, se dirige vers le tableau, dépose des documents sur son bureau. Puis prononce les paroles d’usage, celles qui vont de soi : saluer ses élèves, parce que l’on sait aujourd’hui que l’élève est une personne à part entière ; pour les plus « chanceux », prier les élèves de s’asseoir parce qu’ils se sont levés à l’entrée du maître ; pour les plus « audacieux », prendre des nouvelles des élèves : « Comment ça va ? Vous êtes en forme ? » parce qu’ils savent ou croient savoir qu’il faut captiver ou séduire son public. Puis le professeur se met à parler. Parfois l’élève est invité à prendre la parole… En classe, le scénario est prévisible : écouter le professeur, prendre note, répondre à d’éventuelles questions.
24L’attachement à ce modèle se nourrit d’une conception de la justice où l’idée d’égalité est centrale : tous les élèves ont droit au même message en même temps ; le professeur doit donner à tous la même chose. À moins qu’il ne s’agisse de la façon de travailler la plus économique, celle qui en définitive convient le mieux au professeur et aux élèves, parce qu’elle exige de tous les protagonistes les efforts les plus restreints. Toutefois, en regard de la norme prescrite dans le serment de Socrate, l’utilisation du tableau ne garantit aucunement l’implication de chacun des élèves dans l’apprentissage : il n’est pas possible de les envoyer tous à la fois au tableau ; il n’est pas possible non plus, comme le soulignait malicieusement une apprentie enseignante, de ramener le tableau à la maison.
25Si certains préfèrent au cours magistral un cours « dialogué », il n’est pas sûr que cette modalité d’organisation du travail scolaire permette la réalisation du prescrit légal. Ainsi, lorsque l’enseignant pose des questions « à la cantonade », le fossé se creuse inéluctablement entre les gagnants et les perdants, entre ceux qui sont les premiers sur la balle et énoncent verbalement – et de préférence à voix haute et intelligible – la « bonne » réponse ou la réponse « attendue », et ceux à qui on n’a pas donné le temps de répondre ou qui n’ont pas pris le temps de la réflexion, sachant cet effort inutile puisque la « bonne » réponse sera bel et bien donnée à tous. On peut lire chez Felouzis (1993) une intéressante illustration de ce processus.
26En ne centrant la démarche que sur les capacités des « meilleurs » élèves ou des plus rapides, le risque est grand de susciter le décrochage de ceux qui ne voient guère d’intérêt à prendre place dans une compétition vide de sens à leurs yeux. L’inactivité à laquelle ils sont contraints, et à laquelle certains ne goûtent que modérément, devient alors source potentielle de conflit et d’affrontement.
« S’IL VOUS PLAÎT, TAISEZ-VOUS ! »
27Envisageons d’un peu plus près ce que les enseignants qualifient de « sale boulot » (Barrère, 2003 : 103) : le règlement des incidents scolaires. Les enquêtes réalisées en Communauté française de Belgique (Casalfiore, 2002), en France (Grimault-Leprince et Merle, 2008) et nos propres observations convergent : les enseignants tendent à réprimer le travail non fait et le bavardage. La classe est un lieu où il convient d’écouter un message qui s’adresse à tous les élèves en même temps et où l’enseignant est en droit de vérifier le résultat d’un travail généralement individuel, parfois collectif, qui a été effectué « à la maison ». Les interventions récurrentes sur les activités « parallèles », comme poursuivre un travail entamé durant l’heure précédente ou préparer un travail pour l’heure qui suit, se réfèrent à une autre règle : à la fin du cours, quel que soit l’intérêt de la tâche qui avait été entamée, il convient, au propre comme au figuré, de tourner la page et de passer à autre chose. Et il arrive que des pratiques pédagogiques soient détournées de leur fonction initiale pour devenir des instruments de répression ou de sanction de comportements non désirés.
28On aura compris que le mode d’organisation du travail scolaire détermine largement le statut de la « péripétie » qui survient. Apprendre, est-ce nécessairement écouter ? Il est probable qu’on peut concevoir une autre orientation pédagogique : parler moins, faire agir plus et observer pendant ce temps (de Ketele, 1983).
« ALLEZ, VAS-Y, FRAPPE-MOI ! »
29En 2007, en Communauté française de Belgique, 239 actes de violence commis envers les enseignants ont été reconnus comme accidents de travail (en 2005 : 176 ; en 2003 : 207 ; en 2001 : 195) (données collectées par la Cellule des accidents du travail du personnel enseignant de la Communauté française). Il s’agit de menaces (28, dont 3 avec arme) ; d’agressions avec coups (100, dont 1 avec arme) ; de bousculades (81) ; d’agressions à caractère sexuel (2) ; de lancements de projectiles, comme une craie (33) ; ou encore de tentatives d’étranglement et d’empoisonnement (2)4.
30À lire les dossiers de déclaration d’accident et les questions soulevées par les responsables de ce service administratif, on apprend beaucoup sur le désarroi, la maladresse, les erreurs et parfois les fautes des enseignants. L’incident et sa gestion s’opèrent selon une séquence typique : le professeur fait une remarque à un élève, devant toute la classe – on vient de caractériser la nature des principaux motifs d’intervention : le bavardage et le travail non fait – ; l’élève refuse d’obtempérer ; le professeur rappelle l’élève à l’ordre ; l’élève insulte le professeur ; le professeur tente de calmer l’élève ; le professeur touche ou saisit l’élève ; l’élève se rebiffe et s’en prend au matériel ou au professeur ; un tiers (éducateur, autres élèves…) intervient et tente de calmer l’élève.
31L’interpellation publique de l’élève n’est pas sans risques. Car lorsque l’enseignant n’entend pas faire demi-tour, le risque est grand alors de voir survenir l’une des formes d’humiliation « qui ne s’adresse non plus à l’élève mais à la personne » (Merle, 2002 : 32), aucun des deux protagonistes n’entendant perdre la face (Goffman, 1972). Et quand l’élève quitte la position légitime – rester assis –, l’affrontement des regards est le premier pas vers une confrontation physique.
« Nous avons vécu un gros problème il y a quelques années avec un professeur d’atelier. Il n’allait pas très bien. Il ne savait plus quoi faire avec ses élèves. Il leur demandait de trier des tuyaux et de les ranger des plus petits aux plus grands. Et même ça, les élèves ne le faisaient plus. Un jour, un des élèves, un grand gaillard costaud, a lancé au prof : “Allez, vas-y, frappe-moi. Je parie que tu n’oseras pas.” Et le prof l’a fait. Il a frappé l’élève. Il lui a envoyé un coup de poing et l’a mis KO » (M. Honoré, directeur d’un établissement d’enseignement secondaire spécialisé, région liégeoise).
32Le règlement des incidents scolaires et des affrontements entre enseignants et élèves peut alors devenir lui-même source de violence, lorsque les principes de droit les plus élémentaires – ceux qui organisent tout État de droit – sont bafoués : sanctions imposées sans preuve effective, par exemple lorsqu’un examen est annulé sur base de soupçons de tricherie ; violation de la présomption d’innocence ; punitions collectives contribuant à punir des élèves pour des fautes qu’ils n’ont pas commises ; punitions infligées par l’enseignant lui-même pour des faits dont il a été victime, en violation du principe que nul n’a le droit de se faire justice ; confusion des pouvoirs et des rôles lorsque l’enseignant victime est tour à tour enquêteur, juge d’instruction et magistrat prononçant la sentence et surveillant l’application de la peine.
33Il faut alors reconnaître que dans bien des cas, les principes élémentaires du droit ne sont pas (toujours) connus ni appliqués, et que les enseignants entendent rester les seuls arbitres des conflits qui surviennent dans leur classe (voir tableau 1). Il reste difficile de « passer la main » à un tiers et plus encore de faire demi-tour quand on s’est engagé dans une tâche absurde ou dans une démarche illégale, parce qu’on a le sentiment de faire aveu d’impuissance, de donner l’impression d’une insigne faiblesse ou de compromettre son statut d’enseignant.
CONCLUSIONS
34Élèves en difficultés ou institution à bout de souffle ? Déficits individuels ou hysteresis de l’habitus pédagogique ? C’est vers cette deuxième hypothèse que notre expérience de formateur d’enseignants nous a amené. Dans cette approche des pratiques éducatives et pédagogiques dans les écoles secondaires, il y a des choses que, bien involontairement, nous ne voyons plus tant elles sont devenues « normales ». Il s’agirait donc, dans la ligne ouverte par les travaux de Vincent (1980, 1994), de poursuivre « la critique de la supposée neutralité sociale de la forme scolaire » (Martuccelli, 2000 : 302) en se penchant sur le geste scolaire le plus banal pour y déceler le fondement d’un mode d’organisation du travail scolaire et mettre à jour ses effets objectifs.
35Ce qui est communément traduit en termes d’affirmation ou de maintien de l’autorité gagnerait à être considéré comme une reconnaissance conférée par les élèves du bien-fondé de l’apprentissage qui leur est imposé. Hormis les cas de rupture les plus profonds, on peut considérer que, dès lors qu’il se trouve dans la classe, l’élève intègre un jeu dont il reconnaît a priori la validité même s’il n’a guère le choix : « Je sens que ça sert à quelque chose de venir ici. » Mais ce capital initial de confiance peut être largement entamé par la mise en œuvre de l’apprentissage : « Si je suis obligé de venir ici, je ne viens pas pour faire n’importe quoi. » La modernité, rappelait Louis Roussel (1989 : 332), n’entendait pas supprimer les institutions, mais il était avant tout question de les fonder sur une légitimité nouvelle, celle de l’espoir partagé et du consentement collectif :
« Pas de société sans un pacte d’obligations acceptées, pas de société sans institutions donc. Mais pas davantage d’institutions stables sans qu’un projet commun justifie les contraintes délibérées. Pas davantage non plus de projet commun sans espoir collectif. Que cet espoir s’estompe, qu’il perde sa crédibilité, tout le système s’écroule, institutions comprises… »
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Cette bibliographie a été enrichie de toutes les références bibliographiques automatiquement générées par Bilbo en utilisant Crossref.
BIBLIOGRAPHIE
10.4000/books.pur.24334 :Barrère A., Travailler à l’école. Que font les élèves et les enseignants du secondaire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Sens social », 2003.
Casalfiore S., « Les petits conflits quotidiens dans les classes de l’enseignement secondaire. 1. Nature et sens des transgressions sociales à l’origine des conflits dans la dyade enseignant-élève », Cahier de recherche du Girsef, n° 16, juin 2002, université catholique de Louvain.
Charpot C., Madame, vous êtes une prof de merde, Bruxelles, Éditions de l’Arbre, 2009.
De Ketele J. -M., Observer pour éduquer, Bern, Peter Lang, 1983.
Dubet F., Le déclin de l’institution, Paris, Le Seuil, coll. « L’Épreuve des faits », 2002.
10.2307/3322488 :Felouzis G., « Interactions en classe et réussite scolaire. Une analyse des différences filles-garçons », Revue française de sociologie, vol. 34, n° 2, 1993, p. 199-222.
Genard J.-L., « Ce que la sociologie peut dire de la responsabilité », Guillaume J.-F. (dir.), Les formes contemporaines de l’engagement, Liège, Éditions de l’université de Liège, 2005, p. 189-204.
Goffman, E., Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
10.3917/deba.151.0122 :Goyet M., « D’une détérioration générale : voilà, c’est dit », Le Débat, n° 151, septembre-octobre 2008, p. 122-136.
Grimault-Leprince A. et Merle P., « Les sanctions au collège. Les déterminants sociaux de la sanction et leur interprétation », Revue française de sociologie, vol. 49, n° 2, 2008, p. 231-267.
Guillaume J.-F. (dir.), Les formes contemporaines de l’engagement, Liège, Éditions de l’université de Liège, 2005.
Guillaume J.-F. (dir.), Bousculer les habitudes scolaires. Vers une gestion pédagogique des écoles secondaires ?, Liège, Éditions de l’université de Liège, 2009.
Lafontaine D., « La place de l’établissement scolaire dans le système éducatif de la Communauté française », Guillaume J.-F. (dir.), Bousculer les habitudes scolaires. Vers une gestion pédagogique des écoles secondaires ?, Liège, Éditions de l’université de Liège, 2009, p. 9-33.
Latour B., La science en action, Paris, La Découverte, 1989.
Mangez E., « Réformer la réforme au premier degré ? », La Revue Nouvelle, n° 5, mai 2001, p. 30-45.
Martuccelli D., « Études sociologiques des fonctions de l’école », L’Année sociologique, vol. 50, n° 2, 2000, p. 297-318.
10.3406/rfp.2002.2880 :Merle P., « L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire : contribution à une sociologie des relations maître-élèves », Revue française de pédagogie, n° 139, avril-mai-juin 2002, p. 31-51.
Roussel L., La famille incertaine, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989.
Schön D. A., Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Éditions Logiques, coll. « Formation des maîtres », 1993.
Thin D., « L’autorité pédagogique en question. Le cas des collèges de quartiers populaires », Revue française de pédagogie, n° 139, avril-mai-juin 2002, p. 21-30.
10.4000/books.pul.30073 :Vincent G., L’école primaire française, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980.
10.4000/books.pul.9522 :Vincent G., L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994.
Notes de bas de page
1 Dans le cadre de la forme d’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur (AESS), le titre pédagogique requis pour pouvoir être nommé dans l’enseignement secondaire en Communauté française de Belgique.
2 On notera que le dispositif a été tout récemment revu par le législateur : un décret daté du 12 décembre 2008 (et transmis aux directions d’école dans une circulaire du 3 avril 2009) prévoit de nouvelles dispositions pour gérer les absences injustifiées. « Cette mesure constitue une réponse à une pratique répandue chez certains élèves qui considèrent qu’ils ont “droit” à 30 demi-jours d’absence injustifiée avant d’être déclaré élève libre » (Exposé des motifs, Documents parlementaires, session 2008-2009, 605, nº 1). Ainsi, le nombre de demi-jours d’absence injustifiée au-delà duquel un élève perd la qualité d’élève régulier passe à 27 demi-jours pour l’année scolaire 2008-2009, à 24 demi-jours pour l’année scolaire 2009-2010 et à 20 demi-jours à partir de l’année scolaire 2010-2011. La circulaire transmise précise néanmoins, compte tenu des délais de parution au Moniteur belge, que des dérogations seront admises et que les services administratifs analyseront ces demandes « avec bienveillance ».
3 Dans l’analyse thématique des 263 items de justification (cohorte 2006-2007), on constate une prépondérance des arguments liés au modèle magistral : 12 % d’entre eux mettent en avant les apports du tableau dans le cadre d’une leçon magistrale, 43 % soulignent l’importance d’un support visuel ou d’un support pour l’écriture (il va de soi qu’il s’agit d’une tâche réservée à l’enseignant…) (Guillaume, 2007).
4 Une même déclaration d’accident peut contenir plusieurs faits : par exemple, menaces et bousculades.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La jeunesse n'est plus ce qu'elle était
Ce livre est cité par
- (2013) Le Lien social Réinventer le travail. DOI: 10.3917/puf.meda.2013.01.0243
- Becquet, Valérie. (2012) Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, N° 62. DOI: 10.3917/agora.062.0051
- Roudet, Bernard. (2012) Qu’est-ce que la jeunesse ?. Après-demain, N ° 24, NF. DOI: 10.3917/apdem.024.0003
- Mellot, Sandra. Theviot, Anaïs. (2021) S’informer sur l’actualité en ligne. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.26527
- Pilote, Annie. Canuel, Marlène. (2015) Construction identitaire et altérité en contexte de mobilité : le cas d’étudiants universitaires originaires de milieux francophones minoritaires au Canada. Revue de l’Université de Moncton, 44. DOI: 10.7202/1031000ar
La jeunesse n'est plus ce qu'elle était
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
La jeunesse n'est plus ce qu'elle était
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3