La jeunesse n’est-elle qu’un mot ?
p. 13-21
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Texte intégral
1Le titre de cette intervention est une sorte de boutade. Mais il se trouve que je crois n’avoir lu aucun mémoire d’étudiant portant sur la jeunesse dans lequel on ne trouve la célèbre formule : « la jeunesse n’est qu’un mot ». Et je ne compte pas les articles scientifiques. Que signifie le succès de la phrase de Bourdieu, dont le sens n’est pas mystérieux puisqu’elle peut être lue comme un truisme sociologique rappelant que tous les objets sociaux sont construits, que la définition de la jeunesse est une définition historique, qu’elle n’est pas la même selon les époques en termes de limites, de droits, de représentations ? La jeunesse varie socialement : la jeunesse dorée, la jeunesse dangereuse ne sont pas les mêmes. Elle varie selon les genres : la jeunesse des filles n’est pas celle des garçons. Mais ce qui vaut pour la jeunesse vaut pour tous les objets sociaux : les classes sociales, les définitions du politique et de l’État, celles de l’entreprise et de la religion… Or, sur aucun de ces objets on n’écrit quasi rituellement qu’ils ne sont « qu’un mot ».
2On peut supposer que le succès de la formule « la jeunesse n’est qu’un mot » renvoie à la volonté de démystifier les mouvements sociopolitiques qui, depuis la Restauration, ont idéalisé la jeunesse (voir Bantigny et Jablonka 2009). On a parlé de la jeunesse comme d’un acteur capable de renouveler le monde ou de le conduire à sa perte, selon les contextes et les sensibilités politiques. Puis, il y eut l’âge des mouvements de jeunesse organisés par les syndicats, les partis et les Églises, celui des mouvements d’État et des grandes fédérations de jeunesse, postulant une certaine unité de la jeunesse au-delà des clivages sociaux et projetant, à travers elle, un désir d’unité nationale, morale, révolutionnaire. On sait aussi que, depuis « Salut les copains » et les industries culturelles de masse, la jeunesse a été perçue comme un marché relativement unifié. Mais aujourd’hui, ces mouvements de jeunesse ont très fortement décliné. Les jeunesses socialistes ou UMP sont plus des écoles de cadres des partis que des mouvements de jeunesse et, depuis longtemps déjà, les grandes fédérations de la jeunesse, celles des Maisons des jeunes et de la culture par exemple, ont perdu de leur dynamisme et ne sont que des associations de travail social et d’animation culturelle. La jeunesse est un segment de marché considérable, mais personne ne défend véritablement l’idée que ce marché est homogène. Toutefois, il n’y a rien de bien original dans le constat selon lequel l’unité des mots cache la diversité des pratiques. C’est une affirmation assez classique dont on trouverait les fondements chez Durkheim et Fauconnet jusqu’à Latour : les catégories sociales sont des catégories construites. Alors, la jeunesse n’est qu’un mot, la classe ouvrière n’est qu’un mot, les femmes ne sont qu’un mot, les enfants ne sont qu’un mot, les vieillards ne sont qu’un mot… Tout n’est qu’un mot parce que tout est composite, tout est historiquement fabriqué, tout est culturellement défini1. Il faut donc admettre que la jeunesse n’est qu’un mot, comme tous les objets sociaux, mais qu’elle existe aussi parce qu’elle combine des principes d’unité et des principes de diversité, comme tous les objets sociaux.
3On peut faire l’hypothèse que le succès récurrent de la formule de Bourdieu tient au fait que la définition de la jeunesse se brouille. La littérature historique montre que la définition de la jeunesse a longtemps été bien encadrée avec tout un jeu d’obligations, de contraintes et des modalités de déviance tolérée réservées aux jeunes et à leurs « sociétés ». Voici presque trente ans, j’avais étudié une jeunesse ouvrière encore assez fortement « socialisée », où les jeunes garçons étaient soumis à une injonction paradoxale à la « déviance » : pour devenir un homme, un garçon doit se battre, se saouler, faire des « conneries ». Il doit transgresser les règles pour les connaître, il doit affirmer sa virilité avant que de se soumettre aux contraintes du travail régulier et du mariage. Or, ces mécanismes plus ou moins rituels ne fonctionnent que dans le cas où le temps de la jeunesse est relativement borné et clairement défini. On sait quand elle commence, on sait quand elle s’arrête. L’allongement de la jeunesse, son « embourgeoisement » largement lié à la scolarisation de masse, en a effacé les bornes, ce qui a conduit à la « déritualiser ». Plus exactement, les rites juvéniles sont de plus en plus endogènes à la jeunesse elle-même, et de moins en moins reconnus par les adultes. Par ailleurs, en dépit de la force des mécanismes de reproduction, les jeunes ne sont plus assurés qu’une place les attend. Et, moins la jeunesse est programmée, plus elle est perçue comme « un mot » et, accessoirement, plus elle est perçue comme potentiellement dangereuse puisque les adultes reconnaissent moins leur jeunesse dans celle de leurs enfants.
4Comment construire une sociologie de la jeunesse à partir de l’idée que la jeunesse est moins définie par des statuts, des rôles, des programmes intériorisés, des habitus pour parler de cette manière, qu’elle n’est définie comme une série d’épreuves ? La jeunesse est moins un statut qu’elle n’est un ensemble d’épreuves qui obligent les acteurs à construire leur propre expérience. Je vais donc esquisser ces épreuves, ces expériences et les conclusions que l’on peut en tirer.
ÉPREUVES D’INVESTISSEMENT
5La jeunesse est une épreuve d’investissement. Le jeune est obligé d’agir en fonction des places qu’il occupera, des positions qu’il occupera ou qu’il désirera occuper. Dans les sociétés traditionnelles et dans la société industrielle encore, les places sociales sont extrêmement définies et pour la plupart des jeunes, il n’y a pas véritablement de doute à ce propos. Je suis fils de paysans, je serai paysan ; je suis fille de paysans, je serai paysanne et j’épouserai le garçon qui habite de l’autre côté du champ ou du village. Les choses n’étaient guère différentes pour un enfant d’ouvrier ou de bourgeois à l’exception de quelques aventuriers de l’école et de la vie professionnelle. Aujourd’hui, la jeunesse a totalement partie liée avec le système scolaire. Si la jeunesse s’est profondément transformée, c’est parce que la scolarité s’est considérablement allongée et que l’école est devenue la grande machine à distribuer les individus dans la structure sociale. Ce qui a changé, ce n’est pas tellement le résultat final de cette distribution par l’école, on sait très bien qu’à la fin chacun retombe à peu près sur les positions qu’il était appelé à occuper au départ. Mais ceci ne passe plus par un phénomène d’engendrement mécanique, le placement des individus transite par une série d’épreuves, scolaires notamment, et le grand changement est moins dans la production finale des inégalités sociales que dans les mécanismes de leur production et de leur reproduction. Il est probable que les positions occupées dans le système scolaire soient les meilleurs indicateurs puisqu’elles procèdent de leurs origines et augurent de leur avenir. En France, un conseil de classe de fin de seconde annonce à peu près ce qui va se passer dans les dix ans qui suivent. Et ce jugement n’est pas un simple effet de la naissance, il cristallise un parcours scolaire antérieur et, plus on avance dans le système scolaire, plus c’est le parcours antérieur qui détermine ce que vous allez devenir. Plus on avance dans la jeunesse, plus c’est l’histoire scolaire de l’individu qui pèse. De ce point de vue, les mécanismes de reproduction sociale ne sont plus des processus d’engendrement génétique, ce sont des mécanismes compétitifs commandés par des inégalités initiales. On ne devient pas ce qu’on est appelé à devenir par une reproduction sociale qui serait un peu comme une reproduction biologique, mais on entre dans un espace de jeu et de compétition qui fait que la somme des petites différences scolaires va constituer des différences sociales définitives. Du point de vue des taux de mobilité, les choses peuvent rester stables, mais du point de vue du jeune, ça change tout. Prenons un exemple extrêmement simple : pour devenir ouvrier quand votre père est ouvrier, il faut quand même que vous échouiez à l’école. Bien sûr, vos chances d’échouer sont grandes, mais encore faut-il échouer et ce n’est pas le cas de tous. D’ailleurs, si on regarde la mobilité fine, il y en a beaucoup : beaucoup de gens montent, mais comme la structure sociale évolue peu, il y a presque autant de gens qui descendent. C’est le fameux malaise des classes moyennes qui découvrent que l’égalité des chances à laquelle elles disent croire exige qu’elles laissent un peu de place aux challengers.
6Au-delà des classes sociales et de leur reproduction, la jeunesse est un monde de vainqueurs et de vaincus. Je pense qu’on ne s’intéresse pas assez au sport et aux métaphores sportives qui commandent la vie sociale. À chaque épreuve, on gagne ou on perd, et quand on est tombé on joue une épreuve inférieure et on retombe ; quand on gagne, on monte et on rejoue au risque de perdre… La métaphore sportive n’est pas complètement absurde, car, de la même façon que dans le sport, c’est la fabrication du champion scolaire qui détermine la logique du système. C’est la fabrique du lauréat des grandes écoles qui détermine la totalité de la hiérarchie scolaire. Les uns triomphent, les autres choisissent ce qui reste par une succession de choix négatifs. L’épreuve juvénile est une épreuve d’investissement dans laquelle le jeune agit en fonction de l’anticipation qu’il a des positions qu’il peut occuper, et, chaque fois, il reformule ses choix, ses stratégies en fonction de la place qu’il tient dans le jeu. De ce point de vue-là, la sociologie de la jeunesse et la sociologie de l’éducation scolaire sont à peu près équivalentes.
7Comme nous avons, en France, une propension à produire plus de diplômes que d’emplois correspondant à ces diplômes, et comme nous pensons – tradition républicaine oblige – que les diplômes sont la manière la plus juste de déterminer la valeur et le mérite des individus, l’épreuve d’investissement s’apparente à un jeu de chaises musicales. Au sommet du système il y a des ajustements très forts entre le diplôme et la carrière professionnelle, mais plus vous descendez, moins vous avez cette équivalence et vous entrez dans la période des petits ajustements, des petits boulots, des stages, des mobilisations de divers capitaux qui font que chacun va finir par trouver sa chaise en espérant, comme dans les chaises musicales, qu’on ne sera pas celui qui reste planté et hors jeu. Ce mécanisme-là engendre, dans l’espace juvénile, deux types de conduite qui en sont les « pathologies ». L’un de ces mécanismes est le retrait, le fameux décrochage. Je ne joue plus un match dans lequel je suis à peu près sûr de ne jamais gagner. Parfois, je ne joue plus un match dans lequel la seule chose que j’aie à gagner, c’est de ne pas perdre. La formule « avec le bac t’as plus rien mais si tu l’as pas c’est pire » est en réalité très profonde. Il est probable que ce type de retrait se développera dans les années qui viennent : soit l’emploi régresse et le jeu n’en vaut pas la chandelle, soit il repart et j’ai intérêt à choisir la proie du travail contre l’ombre des études2. On observe à l’école des conduites banales et troublantes reflétant une présence inactive. Les élèves sont présents et ne « jouent » pas ; ils assurent leur simple présence. À l’université, il arrive que 50 % des étudiants inscrits ne se présentent pas aux examens du premier semestre. Les uns et les autres maintiennent une sorte d’existence sociale minimale dans le système. Et si les professeurs en souffrent, ils finissent par s’en accommoder du moment qu’il n’y a pas de violences. Il y a donc un retrait soft qui ne scandalise guère tant qu’il ne crée pas trop de désordres. Comment ne pas mettre en regard les passions qui agitent l’opinion à propos du recrutement des grandes écoles concernant quelques centaines d’élèves, et l’indifférence suscitée par le fait que 150 000 élèves quittent l’école sans la moindre qualification ?
8L’autre manière de sortir des épreuves d’investissement est la violence. Il s’agit moins de la réponse à la violence symbolique que la culture scolaire exercerait sur la culture juvénile populaire, c’est une violence d’injonction à la responsabilité de ses actes. Plus l’école se présente comme un système d’égalité des chances compétitives, plus elle est en mesure d’attribuer aux individus leurs propres échecs. Si vous effacez les « lois » du destin ou, plus précisément, si vous les mettez derrière un paravent, l’individu qui échoue est tenu d’assumer son échec. Si l’on veut que les élites soient fières de leurs succès, il faut évidemment que ceux qui échouent soient responsables de leurs échecs. Quand vous êtes responsable de vos échecs, quand vous êtes envahi par ce que Hegel appelait la conscience malheureuse, vous avez le choix entre la dépression ou la violence et, dans ce dernier cas, on retourne la violence contre ceux qui vous ont fait échouer. Évidemment, le passage à la violence suppose certaines conditions, dont la cristallisation de processus de discrimination qui favorisent le renversement de la conscience malheureuse en violence : ce n’est pas moi qui échoue, ce sont les enseignants « racistes » et la totalité des forces sociales qui nous font échouer. Et dans cette violence, on est sans doute plus proche de Fanon que de Marx.
UNE ÉPREUVE IDENTITAIRE
9Ces épreuves d’investissement sont associées à une épreuve plus « anthropologique » : le problème le plus ancien de la jeunesse, c’est de « grandir ». C’est bête à dire, mais quand vous interrogez des collégiens et des lycéens, leur problème c’est d’être plus « grands », plus autonomes, plus libres. Or, nous retrouvons là le problème évoqué à propos des rites et des modalités de déviance tolérée, les jeunes ont l’impression de ne pas vivre dans un monde fortement institutionnalisé proposant des étapes claires du chemin vers la maturité. Dès lors, ces jeunes essaient de fabriquer leurs propres manières de grandir à partir d’une série de petits signes et de petites conquêtes plutôt que de « grandes étapes ». Comme le montre François de Singly, j’obtiens de fermer ma chambre, de ne pas fermer ma chambre, d’obéir ou de ne pas obéir, d’avoir une télé à moi, de choisir mes vêtements et mes amis3. À cet égard, les travaux de Michel Bozon sont très intéressants4. Chacun doit faire son calendrier sexuel avec toutes les injonctions paradoxales que l’on connaît : trop tôt, ce n’est pas bien, trop tard, ce n’est pas bien non plus. Cette labilité institutionnelle selon laquelle tout dépend de soi plus que d’une norme collective toute-puissante appelle des processus qui ne sont pas véritablement nouveaux mais qui se sont peut-être renforcés.
10Le premier est la puissance du groupe de pairs comme producteur de normes. Les pairs sont, à la fois, des concurrents scolaires et ceux qui donnent les codes utiles au fait de grandir. Et comme les codes ont besoin de signes, c’est généralement les industries culturelles qui les fournissent. Être grand, c’est coller à ces signes et les critiquer, montrer que l’on n’en est pas dupe puisqu’on est grand. Une thèse en cours montre que l’essentiel des conversations lycéennes tourne autour de cette question. Gérard Mauger parle de « désouvriarisation » des jeunes ouvriers et il est vrai que les jeunes ouvriers sont plus fabriqués par ces processus que par une socialisation ouvrière ponctuée par des étapes fortement inscrites dans la communauté. De ce point de vue, la plupart des élèves ne sont ni des héritiers, ni des boursiers, ils sont les enfants du « cracking culturel » des cultures de masse qui leur offrent des codes inscrits dans les groupes de pairs.
11L’autre conséquence de cette « désinstitutionnalisation » est le culte de l’authenticité. C’est l’idée, ou la chimère, selon laquelle chacun doit être vu et reconnu comme un individu singulier, original, maître de ses projets, de son destin et de sa personnalité. Il semble que les jeunes aient moins à se conformer à des rôles prescrits qu’à « inventer » ces rôles, ces projets, ces parcours et, à terme, leur personnalité. Bien sûr, cet imaginaire individualiste est plus un rapport à soi qu’une réalité, comme le démontrent à la fois le conformisme des codes juvéniles et la prévisibilité des parcours. Mais cet impératif n’en est pas moins essentiel puisqu’il accompagne nécessairement une longue phase de latence et d’incertitude. De latence si on raisonne comme Parsons, d’incertitude si on raisonne comme Bauman et tous ceux qui critiquent le nouvel esprit du capitalisme. Pour le dire autrement, à l’objectivité des parcours et des épreuves se superpose l’imaginaire de l’authenticité et de la créativité alors que l’on pouvait croire que dans la société industrielle et dans le modèle malthusien de l’école républicaine se juxtaposaient le poids du destin et l’idéal de l’adhésion au rôle, fussent-ils associés à une représentation critique de la société.
12Être jeune c’est être défini par ces types d’épreuves : les premières sont des épreuves de compétition et de contrôle, les secondes sont les épreuves de l’incertitude et de l’obligation d’être libre. Ainsi observe-t-on la quasi-disparition des espaces de déviance tolérée. Les réponses sont toujours désajustées. On en fait ou trop ou pas assez. On n’est jamais dans la bonne longueur puisqu’on va interpréter comme une déviance grave ce qui est une sorte de rituel juvénile, ou interpréter comme un rituel juvénile ce qui est peut-être une franche déviance. Il suffit de regarder les difficultés de « lecture » des travailleurs sociaux, des enseignants et parfois des parents, pour se convaincre de ces flottements. Dans le même établissement scolaire ou le même quartier, les mêmes conduites sont perçues comme des jeux ou comme des crimes selon le regard qui les saisit.
LA JEUNESSE DIFFRACTÉE
13Parce que l’ajustement, la combinaison de ces épreuves juvéniles, ne s’enferme dans aucune typologie stable, parce que les combinatoires sont extrêmement variables et complexes, on aboutit à une impression paradoxale. D’un côté, la jeunesse n’est pas qu’un mot parce que la nature des épreuves juvéniles est relativement commune à tous les jeunes. D’un autre côté, la distribution des épreuves, des ressources des acteurs et des cadres culturels provoque une dispersion et un éclatement des expériences sociales. On se donne parfois de grandes facilités en se fixant sur des situations très concentrées : le jeune « galérien » de banlieue en est une, comme l’étudiant de Sciences Po en est une autre. Mais entre ces pôles il est difficile de lire les conduites bien plus brouillées. Par exemple, des jeunes de classe moyenne sont des garçons qui échouent à l’école, alors que des jeunes filles de classe populaire sont plutôt dans la réussite scolaire, pendant que les uns et les autres ont des familles plutôt traditionnelles ou des familles plutôt libérales… Les axes de clivage sont quasiment infinis. C’est pour cette raison que la sociologie de la jeunesse tire souvent vers le portrait psychologique.
14Il s’opère un déplacement du contrôle social défini par les jeunes comme une double exigence, assez contradictoire, de performance et d’épanouissement. Le modèle d’authenticité dit « agis comme tu le souhaites », celui de la performance ajoute « à condition que tu réussisses à l’école ». Nous ne sommes plus dans le modèle d’un contrôle « moral » distinguant nettement les conduites conformes des conduites déviantes (je ne dis pas délinquantes), mais dans un modèle où c’est l’efficacité scolaire ou professionnelle qui détermine la conduite et qui fait contrôle social. Je ne vais pas faire la fête tous les soirs non pas parce que c’est mal, mais parce qu’il y a le baccalauréat. Évidemment, en termes sociaux, cette injonction est relativement bien maîtrisée par les élèves qui ont le plus de ressources culturelles et sociales, et qui parviennent assez bien à gérer cette double injonction. Mais pour les classes les moins favorisées, cette injonction est évidemment tout à fait difficile puisque la sanction de la performance est moins positive et que les modèles d’épanouissement se font contre la performance. Dans certains établissements, on vous explique que les bons élèves sont des « collabos ». Mais, partout, les élèves que j’ai rencontrés expliquent : « Le premier mot qu’on me dit quand je rentre chez moi n’est pas bonsoir, c’est : “t’as eu des notes ?” » Ce modèle s’impose à des milieux qui n’ont plus la capacité d’accomplir ces injonctions, et là se forme une tension extrême entre les termes de ce modèle. Il serait peut-être intéressant de regarder en quoi les cultures juvéniles sont des réponses à ces épreuves.
LES CONSTRUCTIONS PUBLIQUES DE LA JEUNESSE
15Si l’on accepte l’idée selon laquelle la jeunesse est définie comme un jeu d’épreuves, il importe de se demander comment les systèmes politiques, et notamment les politiques publiques, les construisent. Or, les comparaisons internationales (voir Galland, 2009 ; Van de Velde, 2008) et nos discussions entre Français et Québécois dans cette rencontre de Cerisy montrent qu’il existe des configurations nationales assez nettement différentes.
16Par exemple, il y a une combinatoire française dans laquelle l’école a un rôle très particulier. La France reste persuadée que l’école doit donner une place déterminée à chacun. D’où des explosions scolaires récurrentes puisque les jeunes ont le sentiment que la promesse n’est pas tenue et, j’ajouterai, ne peut pas être tenue. Elle ne peut pas l’être quand 65 % de gens ont le bac et que la moitié des bacheliers pensent qu’ils seront cadres ; ils risquent d’être déçus. Donc, nous sommes dans le modèle du parcours scolaire parfait. Même quand les jeunes n’intériorisent pas ce modèle, les enseignants l’intériorisent pour eux, et l’échec relatif devient une expérience de masse. Même si on ne partage pas totalement les thèses de Chauvel (2002) sur le destin des générations, il est vrai que la France n’a pas arbitré en faveur des jeunes. Les travaux de Esping-Andersen (1999) montrent bien que l’État providence corporatiste protège bien ceux qui sont déjà protégés en externalisant la précarité sur les outsiders, dont les jeunes. On pourrait très bien le démontrer à travers les taux de chômage, les niveaux de pauvreté… Enfin, je suis obligé de renvoyer à mes propres travaux, l’école française est très faiblement socialisatrice. Dans un lycée français ou dans une université française, les élèves ne se sentent pas du tout appartenir à l’établissement et se sentent plutôt les membres d’une communauté juvénile largement indépendante de l’établissement. Ce qui est très différent dans d’autres modèles éducatifs.
17À terme, on voit se dessiner des modèles nationaux de jeunesse au-delà des différences internes à chaque jeunesse nationale. Certains pays, libéraux ou sociaux-démocrates de l’Europe du Nord, construisent la jeunesse autour de l’individu et de ses parcours. La décohabitation familiale est précoce, les études se combinent avec les jobs et le travail, les parcours d’entrée dans la vie professionnelle sont ouverts, acceptés et assez bien assurés dans les pays sociaux-démocrates. Les jeunes de ces pays sont relativement optimistes parce que les aléas de la jeunesse sont tenus pour « normaux » et parfois aménagés. D’autres pays, dont la France, croient d’abord dans l’État et dans une correspondance étroite des diplômes et de l’emploi, le contrôle social est centré sur l’école et les politiques publiques visent plus à construire des places qu’à aménager les parcours. Souvent ces jeunes sont pessimistes et peu confiants en eux. Enfin, d’autres pays croient surtout dans la communauté et la famille, on reste à la maison, quel que soit le revenu, on compte sur les réseaux plus que sur les diplômes. Ici, la jeunesse n’arrive pas à se terminer.
18Si l’on accepte de voir que la jeunesse est plus définie comme un ensemble de parcours que comme un état, comme une série d’épreuves extrêmement contraintes et comme une obligation de liberté, les diverses politiques qui l’encadrent finissent par la définir. De ce point de vue, on peut regretter que les politiques françaises de la jeunesse paraissent singulièrement décalées par rapport à la nature de cette expérience. Le droit « d’expérimenter » est peu reconnu, on assure des positions plus que des parcours. Les politiques scolaires aménagent mal la cohabitation du travail et des études, l’accès au logement reste difficile, les jeunes couples sont mal assurés et, de manière générale, la jeunesse est perçue comme un marché docile et comme une classe dangereuse. Les bons élèves sont encadrés par l’école, les autres le sont par la police. Une expérience labile n’entre pas dans des cadres inadéquats. Non seulement la jeunesse se passe souvent mal, mais elle est aussi perçue comme un problème social. De ce point de vue, là encore, la comparaison des études présentées par les Français et par les Québécois montre que les sensibilités sociales et sociologiques sont des plus contrastées dans les deux pays. Il y a de grandes chances pour que des politiques qui tiennent mieux compte de la nature des expériences juvéniles soient aussi des politiques socialement plus équitables.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Bozon M., Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan, 2002.
10.3917/puf.chauv.2010.01 :Chauvel L., Le destin des générations, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
10.3917/puf.espin.2007.01 :Esping-Andersen G., Les trois mondes de l’Etat-providence, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
Galland O., Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ?, Paris, Armand Colin, 2009.
Singly F. de, Les adonaissants, Paris, Armand Colin, 2006.
10.3917/puf.vande.2008.01 :Van de Velde C., Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
Notes de bas de page
1 J’ajoute cependant que moins on est jeune, moins on pense en fait que la jeunesse n’est qu’un mot ; il suffit de se baisser pour s’en apercevoir.
2 L’embellie économique de 1997 à 2002 avait fait régresser les effectifs des lycées professionnels.
3 F. de Singly, Les adonaissants, Paris, A. Colin, 2006.
4 M. Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan, 2002.
Auteur
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