1La marginalisation politique de la gendarmerie est un processus de longue durée qui n’entame pas immédiatement les rêves de grandeur et les prétentions locales. En parcourant les archives préfectorales, on mesure, au contraire, la banalité des querelles de pouvoir. En témoigne, parmi tant d’autres exemples, ce courrier du maire de Camphin-en-Pévèle, dans le Nord :

« Le 22 août dernier [1858], deux gendarmes de la brigade de Cysoing se présentent dans les cabarets de Camphin une demi-heure avant la retraite, brutalisant les paysans pour les faire sortir des lieux. Ils ne tiennent aucun compte des observations du garde champêtre qui leur prouve, la montre à la main, qu’ils sont dans l’erreur et, enfin, s’arrêtent quand ils entendent la cloche de retraite. Quelques jours après, le brigadier étant venu me faire signer sa feuille, je l’appelai dans mon cabinet et lui parlai de ces faits en l’engageant à un peu plus de modération. Il m’assura que ce jour-là ses hommes avaient raison. Il avait tort, mais il m’en a imposé. […] Si le brigadier continue à faire de la police à sa tête en bousculant le monde, je ne réponds plus, Monsieur le Préfet, des conséquences de sa brusquerie1. »

2D’un côté, un maire conciliant ; de l’autre, un chef de brigade et ses sbires, « arrivés depuis peu », qui prétendent régenter la population sans se soucier des usages. L’affrontement est tout aussi typique qu’inévitable : comment le maire, représentant de l’État et des communautés pourrait-il s’accorder avec la gendarmerie, agent exclusif du pouvoir central ?

3L’issue de cette insignifiante querelle de clocher est tout aussi emblématique. Le préfet refuse en effet de prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes. Comme souvent, c’est la gendarmerie qui emporte apparemment la mise, mais qui doit pourtant se résigner à trouver un terrain d’entente. À quoi servent les plus fermes appuis politiques, si la brigade reste ensuite esseulée sur le terrain de la fermeté intransigeante ? Le régime du sabre n’est pas viable, et les gendarmes n’ont pas les moyens de gouverner la population par la force. En ont-ils seulement envie ? Plus prudents que leurs chefs de brigade, les hommes de troupe ont une conscience plus claire de la fragilité de leur position. Aussi n’attendent-ils pas d’avoir perdu le soutien inconditionnel du pouvoir pour se doter d’une légitimité populaire qui leur permet de mieux gérer l’exercice de leurs délicates missions.

Une croissance spectaculaire

4Pour savoir ce que font les gendarmes du premier XIX^e siècle, on peut commencer par consulter l’ordonnance de 1820 et par énumérer les trente-cinq « fonctions habituelles et ordinaires » de l’arme. En voici quelques extraits : « prendre tous les renseignements possibles sur les crimes et délits », « rechercher et poursuivre les malfaiteurs », mais aussi, réprimer les « dépôts de fumier » sur la voirie ou garantir la sécurité des « plantations pour la fixation des dunes ». Mélange incongru, l’inventaire réglementaire témoigne de la polyvalence du service. Et les nombreux manuels pratiques qui fleurissent à partir des années 1820 ne démentent pas cet affichage officiel. Quand l’un annonce 19 missions fondamentales, l’autre dénombre 21 fonctions « parmi les plus essentielles2 ». Tout y passe, du transfèrement des prisonniers au contrôle des passeports, en passant par « l’identification des véritables motifs de la cherté du blé ». Comme le dit en 1840 le chevalier de May d’Aulnay, « depuis la plus petite chose jusqu’à la plus grande, en fait d’événements, tout est de son ressort3 ».

5Les statistiques permettent-elles d’être plus précis ? L’historien qui consulte les décomptes du service tels qu’ils sont conservés depuis la Restauration4 ne peut pas se départir d’une suspicion nourrie au sel des chroniques policières contemporaines. Qui ignore encore que les statistiques de l’activité policière traduisent avant tout un travail de mise en scène ? Le volume de la répression constatée donne toutefois une idée plus fine de la réalité du métier : l’exécution des mandats de justice (autour de 30 % des arrestations) tient le haut du pavé, devant une forte concentration d’étrangers sans passeport et de mendiants ou vagabonds (15 à 30 % selon les années et les lieux). Les voleurs (moins de 10 %) et, à un moindre degré, les « perturbateurs du repos public », complètent cette typologie. Tout laisse à penser que les gendarmes concentrent leurs efforts répressifs sur quelques cibles, aussi diversifiées soient-elles dans le détail.

6La faiblesse des effectifs ruine de toute façon l’hypothèse d’une gendarmerie omnipotente. Selon les textes réglementaires, l’arme comptait encore 18 010 hommes au lendemain des Cent Jours. Le chiffre est théorique. Dans les faits, on ne compte plus guère qu’une douzaine de milliers de gendarmes en 1816. Stabilisé dans les années 1820, cet effectif réduit est encore diminué après la décision royale du 28 décembre 1828, qui annonce 1 400 nouvelles suppressions de postes. Le point le plus bas est atteint à l’hiver 1830, quand la gendarmerie ne compte plus, selon les sources, que 12 500 ou 11 100 hommes5. Un rattrapage continu et assez rapide s’engage alors, ramenant les effectifs à quelques 15 000 gendarmes dans la deuxième moitié des années 1830. Malgré ces efforts, l’encadrement du territoire reste faible, ce qui peut expliquer les maigres chiffres de la répression. En 1834, chaque brigade du Nord enregistre à peine une moyenne d’une cinquantaine de procès-verbaux. À l’autre bout du pays, les cinq gendarmes de Saint-Laurent du Cerdan (Pyrénées Orientales) ne dépassent jamais la barre des vingt procès-verbaux annuels6.

7La nette prédominance des services commandés contredit également la polyvalence proclamée de la gendarmerie. Les gendarmes sont d’abord au service de la justice, dont ils se font les bras armés. Ils doivent également assurer la police de la salle d’audience et procèdent aux transfèrements de prisonniers7. Malgré leur poids, ces missions soulèvent moins de remous que les requêtes préfectorales. Il faut dire que ces hauts fonctionnaires prétendent souvent disposer de la gendarmerie à leur convenance, notamment pour assurer leur sécurité ou pour escorter leurs déplacements, mais surtout pour accélérer les transports de plis : « exposé à devenir trop fréquemment l’estafette de l’autorité » selon Germond de Lavigne8, l’homme-orchestre de la sûreté publique devient la bonne à tout faire de l’administration. Les préfets se montrent également enclins à diriger l’action de la gendarmerie. Les règlements leur donnent le droit de déterminer les cibles de la répression, tandis que les officiers gardent le contrôle des moyens mis en œuvre. Dans la première moitié du siècle, cet équilibre précaire penche nettement en faveur des autorités civiles. Les sous-préfets exigent d’être informés des moindres activités de la gendarmerie9. Ils multiplient les réquisitions, à tel point que le chef d’escadron de la Gironde doit s’en plaindre au préfet, en 1843 : « Il faut que les autorités soient discrètes et bienveillantes ; sinon, ce n’est pas une compagnie, c’est un régiment de gendarmerie qu’il faudrait dans chaque département10. » La réaction déterminée de cet officier témoigne pourtant du revirement qui s’annonce dans les années 1840.

8L’historiographie récente a réhabilité les « années décisives » de la décennie 184011. Rappelons-en quelques traits : alors que la population rurale culmine, les villes accueillent des ouvriers toujours plus nombreux ; la justice perd en sévérité clinquante ce qu’elle gagne en encadrement quotidien ; l’État accentue son emprise sur une société décloisonnée. Autant de tournants décisifs qui imposent une nouvelle discipline sociale. On ne s’étonnera donc pas de constater un mouvement d’expansion des effectifs et des activités de la gendarmerie. C’est à la demande des notables – et surtout des conseils généraux – que le gouvernement accepte de financer, en 1843, l’installation d’une centaine de brigades supplémentaires. Relancé en 1847, le mouvement aboutit en 1850 à l’affirmation que chaque canton doit accueillir une brigade de gendarmerie12. Les résultats sont éloquents : de 1843 à 1853, les effectifs réels ont grimpé de 14 000 à 19 000 hommes. Le plafond atteint ne sera plus dépassé avant les années 1870.

9Grâce à cette nouvelle assise, la masse des procès-verbaux transmis au parquet triple entre 1835 et 1850. L’effet mécanique des augmentations d’effectifs n’explique qu’une petite partie de cette hausse ; la productivité des brigades s’élève tout aussi nettement. En 1842, chaque poste transmet un peu plus de 20 procès-verbaux. Dix ans plus tard, ce ne sont pas moins de 37 affaires qui sont enregistrées dans chaque brigade. On pourrait s’en tenir à ces chiffres éloquents si l’ampleur des évolutions n’incitait pas à la méfiance. Que mesurent, en effet, les statistiques policières : les activités elles-mêmes ou l’enregistrement des activités ? Quand on assiste à un quintuplement du nombre d’incendies en moins de quinze ans, il devient évident que l’augmentation des procès-verbaux correspond d’abord à un meilleur effort de saisie13. La statistique des arrestations est moins liée aux réorganisations formelles, mais plus sensible aux variations conjoncturelles de la délinquance. Cet indicateur complémentaire confirme le sens du mouvement tout en le ramenant à de plus justes proportions. Dans la compagnie du Nord, ce sont ainsi un millier d’individus qui sont arrêtés au début des années 1830 et un peu moins du double vingt ans plus tard.

10L’histoire de cette croissance commence curieusement par un échec. Simples agents de police judiciaire, les chefs de brigade espéraient se faire attribuer le statut d’officier de police judiciaire, réservé par les règlements aux seuls lieutenants. Une telle réforme paraissait assez naturelle, dans la mesure où les sous-officiers menaient déjà, dans les faits, la plupart des enquêtes judiciaires14. Mieux encore, les gendarmes n’étaient-ils pas chargés de surveiller des gardes champêtres qui bénéficiaient, eux, du titre d’officier de police judiciaire15 ? L’affaire semblait d’autant plus entendue qu’un statut dérogatoire avait été accordé à titre provisoire aux chefs de brigade des départements de l’Ouest confrontés à la menace chouanne16. Aussi s’engage, en 1845, un débat sur la généralisation définitive de cette mesure transitoire. La plupart des magistrats consultés soutiennent l’idée17. Mais le législateur recule. Est-ce la crainte d’un mélange des genres entre pouvoir militaire et autorité judiciaire, le spectre des « juges bottés » de l’Ancien Régime18 ? Faut-il plutôt incriminer les réticences de certains officiers supérieurs, qui craignent « de faire descendre [leurs] sous-ordres au rang d’agent de police19 » ? Quoi qu’il en soit, ce refus incite l’arme à prospecter dans d’autres directions, et notamment du côté de la police communale.

11Le dispositif de sécurité publique provinciale se fonde sur une tacite séparation des tâches. Aux gendarmes, les routes et les affaires d’importance, tandis que les maires, aidés de leurs gardes champêtres ou de leurs agents de police, gèrent à leur convenance ce qui relève de la police municipale et rurale20. Cet arrangement vole en éclats dans les années 1840, et les rivalités se cristallisent autour de la question des cabarets : les gendarmes ont-ils le droit de verbaliser les débits de boisson qui ne seraient pas fermés à l’heure légale ? La question est tranchée en faveur de l’arme par la Cour de Cassation en 184021, et les brigades n’hésitent plus à lancer l’offensive et à réprimer sans relâche. Excédés, les maires des Flandres se constituent en une « véritable ligue contre la gendarmerie » ; les plus déterminés mettent en balance leur démission, à l’instar du maire de Bavinchove : « vos populations seront désormais gouvernées par des maires ou par des gendarmes », explique-t-il au préfet du Nord. Le maire de Moulins a beau interdire le sol de sa commune aux patrouilles de gendarmerie22, rien n’y fait : l’arme a – provisoirement – gagné la bataille de la police municipale.

12À côté de ce succès emblématique, les autres conquêtes font pâle figure. Il faut pourtant accorder une place à part à la police des gares. La surveillance de ces nouveaux espaces de circulation provoque d’incessants conflits de compétence jusqu’à l’ordonnance du 15 novembre 1846 qui les confie à la vigilance des commissaires23. Dès 1847, le chef d’escadron du Nord rédige pourtant une circulaire qui recommande « d’assister à l’arrivée de tous les trains24 ». En imposant la présence du bicorne dans ce nouveau territoire de l’action policière, cette initiative locale rapidement généralisée manifeste l’ambition retrouvée du corps. Mais les premières difficultés montrent que les exécutants ne s’empressent pas autant que leurs supérieurs. Lorsqu’un aliéné vient perturber la gare de Douai, les gendarmes refusent de s’en occuper, prétextant que leur mission recouvre exclusivement la surveillance des voyageurs. Il faut toute l’insistance du commissaire pour qu’ils se saisissent de l’individu – avant de le relâcher sans plus de formalités sur le parvis de la gare25 ! L’anecdote offre un éclairage, malheureusement isolé, sur les tensions qui traversent l’institution. Les simples gendarmes sont-ils si satisfaits de voir leur charge de travail augmenter ? Les kilomètres alignés et les pages d’écriture accumulées pèsent sur le moral des troupes, au même titre que les rivalités avec les autres acteurs du maintien de l’ordre.

« Le premier dans le canton »

13L’expansion de la gendarmerie déstabilise l’équilibre précaire des forces de police du premier XIX^e siècle. En dépit de quelques tentatives de codification26, personne n’avait établi de véritable hiérarchie. Mais la circulaire du 17 décembre 1851 semble jeter les bases d’une réorganisation globale en plaçant toutes les forces de police rurale sous le contrôle exclusif de la gendarmerie en cas de troubles graves à l’ordre public27. Espoir déçu : dès janvier 1852, Louis-Napoléon décide de créer un ministère de la Police Générale, dont les contours mal définis ressuscitent les vieilles querelles d’attribution. La gendarmerie entre brièvement dans le champ d’influence de cette nouvelle structure, avant que le maréchal de Saint-Arnaud ne prenne conscience de la manœuvre et du risque de marginalisation du ministre de la Guerre28. L’épisode montre en tout cas que le régime impérial n’a pas l’intention d’adosser son système policier à une gendarmerie trop puissante. Non seulement les gardes champêtres gardent leur autonomie, mais le décret du 28 mars 1852, qui étend aux campagnes la zone de compétence des commissaires de police, ouvre une brèche, dans laquelle s’engouffre le décret du 17 janvier 1853, qui fonde l’institution des commissaires cantonaux. Concurrents des gendarmes, ces fonctionnaires civils sont installés dans les deux tiers des cantons vers 186029.

14Pour réconforter des gendarmes inquiets, les circulaires d’application insistent d’abord sur l’opportunité de reconversion qu’ouvre cette nouvelle carrière. La perspective d’accéder à ces nouvelles fonctions prend un tour alléchant, même si la modestie des effectifs à pourvoir, ainsi que la concurrence de candidats plus qualifiés ou mieux soutenus, réduisent les chances réelles des candidats. Selon les chiffres ministériels publiés en 1865, 10,8 % des commissaires sont d’anciens gradés de la gendarmerie30. Outre qu’elle ménage les susceptibilités de l’arme, cette particularité présente l’avantage théorique de faciliter le dialogue entre les deux institutions concurrentes. Il ne reste toutefois guère de trace de cette complémentarité heureuse, et le Journal de la Gendarmerie évacue, dès 1857, l’argument du patrimoine commun des forces rivales : « Ils ont commandé la gendarmerie ; sous leur nouvel habit, ils prétendent la commander encore ; de là, souvent, tout le mal et tous les conflits31. »

15Ces affrontements sont aussi pittoresques qu’isolés : tel policier dresse contravention contre un gendarme dont le chien ne portait pas la plaque réglementaire ; tel autre accuse de braconnage un chef de brigade croisé en forêt32. Leur répétition traduit toutefois une sourde lutte d’influence et une pratique impérialiste de la police rurale, contre lesquelles le Journal de la Gendarmerie dresse un long réquisitoire : « Où s’arrêteront des envahissements qui, souvent, n’ont même pas l’excuse du doute et qui prennent souvent aussi le caractère de véritables usurpations33 ? » La même amertume guide le témoignage du commandant de l’Hérault, selon lequel, « depuis la création des commissaires, les gardes champêtres ne fournissent plus aucun renseignement à la gendarmerie34 ». Les gendarmes ne sont pourtant pas exempts de tout reproche, comme le signale le commissaire d’Estagel : « Depuis mon installation, M. le brigadier Ducrue n’a cessé de recommander à MM. les maires du canton que, si jamais il survenait quelque chose d’extraordinaire dans leurs communes, ils devraient lui en donner connaissance à lui le premier35. »

16Ces accrochages décident le ministre de l’Intérieur à commander, en 1856, une enquête à ses préfets. Nuancées, les conclusions mettent en cause la maladresse des commissaires, mais partagent les torts : « Il ne faut pas se dissimuler que la gendarmerie a vu avec quelque regret l’établissement de commissaires cantonaux36. » En témoignent les paroles de mépris distillées par les gendarmes. C’est ainsi qu’un brigadier s’emploie à jeter le doute sur la compétence professionnelle de son rival, « en [lui] disant qu’il n’avait pas le droit d’entendre des témoins qui avaient déjà été entendus par lui37 ». Dans l’Hérault, un gendarme refuse même de contribuer au sauvetage d’un pêcheur tombé à l’eau : « je n’ai d’ordres à recevoir d’aucun commissaire de police », explique-t-il publiquement, après avoir critiqué les consignes délivrées par le commissaire38.

17Mais les gendarmes savent surtout jouer de leur assise militaire qu’ils opposent au statut fragile des commissaires. Comme l’explique le brigadier de Frontignan à un maire, « qu’est-ce qu’un commissaire de police ? Un simple rapport du maire le fait révoquer39 ». Repris dans la presse professionnelle, qui explique avec malice que « le commissaire est le garde champêtre de la ville40 », l’argument mobilisé témoigne d’une haute idée du métier de gendarme, exercé en toute indépendance et sans délimitation territoriale. Héritage de l’Ancien Régime, le droit de suite permet en effet au gendarme « de dresser procès-verbal hors de la circonscription dont il est membre41 ». Si cette faculté reste très largement théorique, elle n’en contribue pas moins à fonder un sentiment de supériorité bien partagé.

18Les affrontements qui opposent les gendarmes aux policiers ne constituent pas tant les prémisses d’une « guerre des polices » que l’écume de tensions plus profondes qui traversent l’ensemble de l’ordre administratif et même de la société. La recherche se heurte ici aux limites d’une documentation lacunaire, puisque les trop rares exemples disponibles souffrent d’une présentation à charge. Peut-on prêter foi à des dénonciations de propos reconstitués et peut-être exagérés ? Que faire des plaintes classées ou des calomnies colportées ? Face à ces difficultés, il faut d’abord revendiquer une humilité méthodologique et réfuter, une fois n’est pas coutume, toute prétention à la vérité. Pour la plupart des affaires repérées, on ne dispose, en effet, que du témoignage et d’un bref démenti. Le jugement final qui les accompagne ne reflète généralement que l’état des rapports de forces. Faute de disposer des pièces du dossier42, l’historien doit donc se contenter de relever le contenu des plaintes et d’en enregistrer les récurrences et les cohérences, comme s’il s’agissait de fictions43, pour définir un horizon du vraisemblable. L’univers discursif des dénonciations trace ainsi les contours des représentations critiques de la gendarmerie.

19Une fois définies les limites de l’analyse, on peut remarquer la fréquence d’un schéma qu’illustre à merveille un épisode de 1876. Cette année-là, le chef de gare de Cette requiert l’assistance du brigadier de faction pour éloigner un ivrogne. Mécontent d’être dérangé pour assurer une mission salissante, voire dangereuse, ce gradé refuse tout net, avant d’insulter l’employé et de conclure « qu’il se f… de la loi44 ». Tous les éléments traditionnels des accusations des années 1850-1870 sont réunis : l’illégalisme des gendarmes, opposé à la bonne conscience réglementaire des plaignants ; la violence verbale, plus rarement physique ; la publicité d’actes relativement véniels ; la mise en cause du chef de brigade, plutôt que de ses sous-ordres. Pour compléter ce topos de la dénonciation, il suffirait d’ajouter le reproche d’ivresse, fréquemment signalé. Passons sur la violence, dont on aura l’occasion de reparler. Retenons, en revanche, cette étonnante plasticité du rapport à la loi. L’anecdote brosse un portrait du gendarme au-dessus des règlements, bien éloigné de ses prédécesseurs des années 1840 qui jouaient patiemment des textes de lois pour imposer leur pouvoir local.

20Sans doute peut-on lire dans ce basculement quelque impact des nouveaux discours, ainsi que l’assurance d’un soutien plus franc. Comme le signale en 1853 le général chargé d’inspecter la compagnie de la Lozère : « certains gendarmes se sont vantés de la protection qui leur était accordée et ont ajouté des menaces contre ceux de leurs concitoyens qui leur résisteraient ou manqueraient de déférence envers eux45 ». Cette confiance prend même un tour irrationnel lorsque le brigadier Libert déclare à la cantonade disposer « des pouvoirs inconnus de la gendarmerie, pouvoirs auxquels rien ne saurait résister ». En vertu de cette mystérieuse garantie, il incarcère un garde champêtre et annonce « que le maire aurait son tour […] et qu’il ne reculerait pas plus devant l’arrestation du sous-préfet, comme celle du préfet46 ». Il ne s’agit toutefois pas tant de revendiquer des compétences extraordinaires que d’intimider les pouvoirs rivaux. C’est ainsi qu’à Flixecourt, dans la Somme, le brigadier Dubus « aurait dit que le maire ou lui sauterait, [et] qu’un maire de village ne servait qu’à ramasser les cailloux47 ». Mise en exergue, la fragilité de l’autorité municipale s’oppose implicitement à l’importance revendiquée par la gendarmerie. Dans la même compagnie, le brigadier de Rue n’hésite d’ailleurs pas à monter en épingle ses missions pour mieux discréditer ses concurrents. Ce procédé soulève l’indignation du sous-préfet :

« Le brigadier Leblond se serait vanté d’être le premier dans le canton et il aurait déclaré qu’il a mission de surveiller les maires et le juge de paix. […] Plusieurs personnes notables avec lesquelles je me suis entretenu m’ont avoué qu’elles croyaient que la gendarmerie avait en effet pour instruction de surveiller les maires. L’une d’elles, qui exerce une très bonne position à Rue, ajouta même que, suivant l’opinion la plus répandue, la gendarmerie avait mission d’exercer une sorte d’inquisition sur les personnes48. »

21La crédulité profite suffisamment aux gendarmes pour que certains ne se privent pas de l’entretenir. La mythologie du Deux-Décembre, la place de l’arme dans le dispositif policier du Second Empire, mais aussi l’accroissement récent de ses pouvoirs et de sa présence concrète, sont autant de facteurs qui la renforcent aux yeux des populations. Les chefs de brigade instrumentalisent donc le prestige public du métier pour alimenter des stratégies individuelles d’accès à la notabilité.

22Reste à savoir dans quelle mesure cette politique de la puissance se confond avec un imaginaire de l’omnipotence. Peut-on suggérer que la tactique impérialiste du chef de brigade pénètre suffisamment les esprits pour alimenter une sorte d’inconscient du métier ? Même en faisant la part de la calomnie, il faut bien reconnaître qu’une grande partie de ces proclamations scandaleuses n’émergent qu’à la suite d’une imprégnation alcoolique peu propice aux provocations mûrement réfléchies. En témoigne cette anecdote de 1858, qui vaut d’être citée longuement :

« L’auteur de cette scène est le brigadier de gendarmerie de Solesmes. Après avoir fait de nombreuses libations, il se trouva dans un tel état d’ivresse que, pendant très longtemps, il chercha chicane au garde champêtre de l’endroit et le maltraita des pieds à la tête. Sur l’observation qui lui fut faite […] que sa conduite était inqualifiable, il répondit qu’il n’avait d’observation à recevoir de qui que ce soit ; qu’il ne connaissait que son capitaine ; qu’il se foutait du sous-préfet et du maire de Solesmes ; qu’il était le seul maître de Solesmes. […] Enfin, il remonta à cheval et revint à Solesmes dont il parcourut les rues au grand galop et en criant : C’est moi qui suis le maître de Solesmes, c’est moi seul qui commande ici49 ! »

23Croyance naïve ou calcul social ? L’épisode reste évidemment isolé, mais il dessine peut-être l’horizon que taisent prudemment la plupart des chefs de brigade du Second Empire – le rêve d’un pouvoir absolu sur la société qu’ils encadrent. Cette ambition généralement refoulée est tout à fait emblématique des années 1850, elle s’effrite déjà dans les années 1860, quand les réalités du terrain reprennent le dessus sur les fantasmes.

24Il suffit d’observer l’évolution des rapports entre policiers et gendarmes pour mesurer cet apaisement, faute de combattants. La jeune institution des commissaires cantonaux résiste mal à l’usure du temps et aux restrictions budgétaires50. Les fonctionnaires en partance ne sont pas toujours remplacés. Quant à ceux qui résistent, ils sont absorbés par leurs missions et ne cherchent plus vraiment à concurrencer la gendarmerie. Ne se sentant plus aussi menacée qu’auparavant, celle-ci apprend, de son côté, à partager ses prérogatives. Elle s’y décide d’autant plus facilement que la charge de travail croît plus vite que les effectifs du corps. Après les recrutements massifs du milieu du siècle, le Second Empire constitue, en effet, une période de stagnation : entre 1854 et 1869, seuls 469 postes sont officiellement créés sur le budget de la Guerre. Les commissaires deviennent ainsi de précieux partenaires appelés à sanctionner la majorité des infractions urbaines. Le partage des tâches est manifeste à Solre-le-Château, en Thiérache. Alors qu’ils relevaient deux tiers des contraventions de simple police dans les années 1850, les gendarmes n’en signalent plus que 10 % lors de la décennie suivante51. Le passage de témoin s’opère sans heurt, comme le montrent les patrouilles menées conjointement par le commissaire et par le chef de brigade. Tout se passe comme si la forte envergure du commissaire cantonal permettait aux gendarmes de délaisser le menu fretin pour se concentrer sur les missions les plus délicates52. De la même manière, les gendarmes délaissent de plus en plus la police des villes et des faubourgs. L’arme reste la première force de surveillance du pays : elle traite la moitié des affaires judiciaires – jusqu’à 90 % dans certains arrondissements ruraux dépourvus de police53. Mais son appétit de pouvoir est désormais rassasié.

L’usage de la force

25La loi fondatrice du 28 germinal VI a soumis l’emploi des armes à deux conditions concurrentes : « si des violences ou des voies de faits sont exercées contre eux » ou « s’ils ne peuvent défendre autrement » la mission qui leur est confiée. Précision fondamentale, « la gendarmerie ne fait usage [des armes] qu’après que l’autorité administrative du lieu a sommé, de par la loi, les personnes attroupées de se retirer paisiblement », et ce à trois reprises54. Cette mise sous tutelle civile dissocie le bras répressif de la garantie juridique et prémunit – en théorie – des abus de pouvoir, mais elle tombe en désuétude sous la Restauration55. En 1827 comme en 1830, les gendarmes et la troupe fondent sur l’attroupement comme ils marcheraient contre l’ennemi… Tout un travail de mise en scène assimile le manifestant à l’émeutier et le gendarme au guerrier. Les officiers convoquent le langage et les techniques qu’ils ont incorporés en garnison ; les gendarmes sont réputés impitoyables56.

26Née dans la rue, la monarchie de Juillet amorce toutefois un virage libéral : la loi du 10 avril 1831 rétablit ainsi le principe des sommations57. Le changement de ton se traduit dans le discours professionnel. Comme l’explique, par exemple, le lieutenant de May d’Aulnay, « les paroles insolentes, les menaces de faire usage des armes, les actions brutales faites avec les chevaux pour écraser, les démonstrations ou simulacres de charges, sont tous moyens faibles et dangereux qui ne font en résultat [sic] qu’irriter les masses ou les encourager58 ». Il ne s’agit pas seulement d’adoucir les formes de la répression, il faut surtout les rendre plus efficaces : le prestige de « l’autorité morale » devient le meilleur atout du gendarme59, et la presse corporatiste tresse les louanges des détachements qui ont su disperser les attroupements sans dégainer leurs armes60. Un chef de légion en vient même à réprimander une brigade qui a engagé l’affrontement, « au lieu de se borner à observer les délinquants pour les saisir dans une occasion plus favorable61 ».

27Cette parenthèse libérale peut-elle résister à la montée des oppositions ? Déjà affaibli, le discours de la modération disparaît après juin 1848. L’affolement des préfets et des magistrats se traduit alors par des injonctions belliqueuses, en particulier dans le Midi, où l’on invite les gendarmes de l’Hérault à résister, arme au poing, aux attroupements62. Ces appels à la fermeté aboutissent, en 1853, à la circulaire du maréchal de Saint-Arnaud :

« Je sais que la modération avec laquelle les gendarmes s’acquittent de leurs fonctions est l’un des éléments les plus solides de l’autorité morale dont ils jouissent. Cette modération prend surtout un caractère particulier de grandeur et de force quand elle se manifeste au milieu des périls ; mais il est évident qu’elle enhardit le crime et qu’elle est la cause principale des pertes éprouvées par la gendarmerie63. »

28L’invitation à ouvrir le feu excuse à l’avance tous les débordements policiers à venir, et l’on songera, par exemple, à la férocité des répressions de 1851-1852 ou aux fusillades meurtrières dirigées contre les ardoisiers de Trélazé, en 1855, ou contre les insurgés de Tarbes, en 185964. Autant d’épisodes d’extrême violence qui s’ajoutent à la longue liste des ripostes armées aux rébellions collectives. Comme l’a montré Aurélien Lignereux, les gendarmes des années 1850 ne reculent pas devant les moyens pour que force reste à la loi.

29Remises en perspective sur la moyenne durée, les conclusions d’Aurélien Lignereux ne montrent pourtant pas un développement significatif du recours à la violence. Il semble, au contraire, qu’un certain goût de la modération imprègne encore l’imaginaire professionnel du corps. Si l’on relit attentivement la circulaire de 1853, on constate d’ailleurs que Saint-Arnaud doit s’employer à persuader les gendarmes du bien-fondé de son argumentation. C’est avec fierté que les gendarmes précisent parfois « n’avoir pas fait usage des armes » devant des criminels dangereux. Les officiers s’en agacent régulièrement65. Mais eux-mêmes critiquent la brusquerie des régiments employés au maintien de l’ordre66 et saluent, non sans naïveté, la force morale du corps : « tout à coup, le bruit se répandit que la gendarmerie arrivait, la foule se dispersa comme par enchantement », raconte ainsi le chef d’escadron du Nord67.

30La dissuasion préventive prend progressivement le pas sur une violence frontale qui reste ordinaire dans les grandes manifestations, mais qui disparaît presque complètement des petits conflits isolés. Ce choix stratégique répond à un souci de distinction, mais il résulte bien plus de l’organisation concrète du service. Et pour cause, la brigade qui doit gérer des troubles localisés ne peut pas espérer de renfort68. Esseulés, ses cinq ou six hommes doivent penser au sort de leurs familles et ménager l’avenir : pourquoi prendre le risque de brutaliser des insurgés qui redeviendront, quelques jours ou quelques semaines plus tard, de paisibles administrés ? Autant privilégier la résolution pacifique du conflit. La gestion des troubles frumentaires constitue le banc d’essai de cette stratégie préventive. Les violences policières y sont rares, et les gendarmes n’hésitent pas à écouter la foule et à emprisonner « pour leur propre sûreté69 » les cibles de l’émeute. Il s’agit d’abord d’enrayer la crise, quitte à nourrir ce « continent invisible de régulations et d’arrangements70 » qui fonde aussi le rétablissement de l’ordre perturbé et qui correspond parfois très bien aux sentiments profonds des gendarmes71.

31On pourrait objecter que ceux-ci sympathisent plus naturellement avec les villageois mécontents qu’avec les ouvriers révoltés. Les brigades envoyées dans les bassins miniers, à La Ricamarie ou à Aubin, s’illustrent en effet par leur violence72. Ne suffirait-il pas, selon un vieil officier de gendarmerie, d’une « fusillade en bloc » pour résoudre la question sociale73 ? En d’autres cas, pourtant, les sous-officiers chargés de rendre compte des motifs de la grève témoignent d’une étonnante sensibilité aux revendications ouvrières, comme le signale Michelle Perrot74. Confrontés, en 1854, à la colère d’ouvriers du chemin de fer qui n’ont pas encore reçu leur salaire, les gendarmes des Landes n’hésitent pas à solliciter « les plus riches propriétaires de la région » pour acheminer « quelques hectolitres de farine » qui apaisent la faim et l’émeute75.

32Ce lent changement de stratégie permet-il de parler d’une pacification plus générale des mœurs policières ? De même que dans le domaine du maintien de l’ordre, on peut remarquer que des règles de plus en plus précises encadrent les formes répressives du métier. L’abus de pouvoir, c’est-à-dire « tout acte de la gendarmerie qui troublerait les citoyens dans l’exercice de leur liberté individuelle », constitue ainsi une faute professionnelle, punie de révocation. Les archives permettent d’identifier une poignée de gendarmes radiés du corps pour avoir outrepassé les droits que leur confèrent leurs fonctions. Commerçants rançonnés, suspects battus à mort, détenu dépouillé, obtiennent ainsi justice, mais combien d’autres préfèrent se taire, soit qu’ils ne s’indignent pas d’une rudesse relativement banale dans les campagnes, soit qu’ils se méfient de la vengeance de gendarmes soutenus en haut lieu.

33Les rares plaintes qui émergent se concentrent sur trois moments de l’histoire du corps. Les premières liasses de reproches apparaissent dans les années 1840, face au développement de la gendarmerie. Soutenues par les maires, elles évoquent surtout la maladresse, la brutalité ou l’ivrognerie des gendarmes. Les plaintes se raréfient sous le Second Empire, sans doute parce que l’arme est désormais hors d’atteinte. Elles reviennent à la fin des années 1860, par le truchement des journaux d’opinion. Relatées par le menu, les exactions de la gendarmerie permettent de dresser la critique du régime sous couvert de pittoresque rural et de comique troupier. Quand Le Temps décide, en 1867, de s’attaquer au ministre de la Justice, il publie ainsi le récit des mésaventures de M. Hautefeuille, petit notable qui a déplu au chef de brigade et qui s’est retrouvé garrotté et encellulé sans raison. L’article garde un ton léger, mais la péroraison rappelle la charge politique de l’historiette76. C’est cet angle d’attaque qui inspire le troisième – et principal – moment de dénonciation, au début des années 1870. La rupture se mesure au poids des cartons d’archives ; il serait cependant hasardeux de déduire de cette tardive profusion de plaintes un développement des exactions réelles. Au contraire, la libération de la parole résulte plutôt de la fragilisation politique de la gendarmerie, ainsi que d’une nouvelle sensibilité à la violence77.

34Les plaintes visent les pires gendarmes, ceux qui « mettent le pistolet sur la figure78 ». Elles ne disent pas grand-chose, en revanche, des brutalités ordinaires, notamment lors des interrogatoires. Rares sont les témoignages aussi précis que celui de cette jeune fille victime de viol en 1844 :

« Je leur racontai avec détail la chose comme je vous l’ai racontée. “Ce n’est pas vrai, me dirent-ils, tu es une menteuse, nous avons pris des renseignements […]. Si tu dis autrement, nous allons t’emmener dans une prison, tu y resteras deux mois, tu seras dedans, et l’autre dehors”. Je répondis aux gendarmes que j’avais déclaré au Procureur du Roi la vérité, que ce n’était pas autrement, mais ils insistèrent, me menacèrent de me mettre en prison, comme je l’ai dit, et m’effrayèrent au point que j’ai dit comme eux79. »

35Autant dire que la plupart de ces intimidations qui font le sel des « contes de la violence ordinaire80 » de Maupassant ne laissent pas de trace dans les archives. Un silence tout aussi pesant recouvre les petites malveillances quotidiennes. C’est à peine si l’on s’indigne, au détour d’une plainte, des insultes coutumières dont le maréchal des logis Bel accable les jeunes ouvrières : « vous auriez mieux fait d’aller vous faire bourriquer derrière les haies comme vous le faites tous les jours, tas de vaches, chameaux et rosses que vous êtes » – « impolitesse ordinaire », conclut l’officier chargé de l’affaire81. Presque aussi banale, sinon anodine, l’attitude de ces gendarmes qui enferment « trois jours en prison » un garnement de douze ans, « parce qu’il était méchant » : le consentement du père satisfait la hiérarchie qui n’enquête pas plus avant82.

36Il est vrai que les populations ne s’indignent guère d’un style cavalier qui cible surtout les pauvres et les femmes, c’est-à-dire les catégories les plus fragiles de la communauté rurale. Les coups, les jurons, les injures, sont-ils si surprenants dans la société rurale des années 1860 ? Ne contribuent-ils pas, au contraire, à rapprocher les gendarmes de leurs administrés, par l’emploi d’un même langage ? Cette hypothèse rappelle les réflexions de Jean Genet sur l’usage policier du tutoiement : « le tu est plus chaud que le vous et le tu protège mieux que le vous83 ». Ce n’est pas parce que les gendarmes des récits dialogués de la comtesse de Ségur tutoient les voleurs et les paysans qu’ils confondent ces deux groupes, ni que les seconds se sentent offensés.

37Exemplaires, les gendarmes des Vacances ou de la Sœur de Gribouille vouvoient, en revanche, les notables et les rencontres de hasard. La déférence des gendarmes répond à la crainte de vexer quelque personnage influent, mais elle résulte aussi des instructions qui insistent sur la politesse requise « quand [on] fait exhiber les passeports84 ». Gérard de Nerval bénéficie de cette courtoisie de circonstance quand des gendarmes l’interpellent. Dépourvu de papier, le poète est brièvement incarcéré pour la nuit, mais il témoigne de la correction de ses gardes85. Cette anecdote montre également comment se sont diffusées des règles de conduite envers les prisonniers hébergés ou escortés86. L’ordonnance de 1820 rappelle déjà que « la loi défend de faire aux personnes arrêtées aucun mauvais traitement ni outrage », tandis que les premiers guides professionnels insistent longuement sur « l’idée que, dans le nombre des prévenus, il se trouve des innocents, et, alors même qu’ils sont coupables, il n’est pas permis d’aggraver leur position87 ».

38La gendarmerie reste évidemment dure aux malfaiteurs, mais des comportements professionnels normalisés s’imposent progressivement et éliminent les résidus de cruauté – et de compassion88 – qui subsistaient. Les rebonds occasionnels de la violence quotidienne ne doivent pas tromper sur le sens du mouvement : le milieu du XIX^e siècle voit s’amorcer un processus d’adoucissement des mœurs policières. Cette évolution répond d’abord à la professionnalisation du métier. Mais elle rencontre aussi les désirs des gendarmes eux-mêmes, soucieux de préserver leur intégration sociale.

« Empêcher les paysans de danser »

« Les gendarmes se sont multipliés en France, bien plus encore que les violons, quoique moins nécessaires pour la danse. Nous nous en passerions aux fêtes de village et, à dire vrai, ce n’est pas nous qui les demandons. Mais le gouvernement est partout aujourd’hui, et cette ubiquité s’étend jusqu’à nos danses, où il ne se fait pas un pas dont le préfet ne veuille être informé. »

39Publiée en 1822 par Paul-Louis Courier, la Pétition pour les villageois que l’on empêche de danser témoigne de la méfiance qu’inspire une gendarmerie chargée d’« empêcher les paysans de danser89 ». Les archives regorgent d’exemples, qui mettent en scène l’isolement de la brigade, confrontée au silence obstiné des populations. Comme l’avoue un sous-officier de la Haute-Saône, « ne pouvant trouver de témoignages », sa troupe doit renoncer à traquer les débits de boisson clandestins90. Ailleurs, ce sont des « indications fort évasives » ou totalement fictives qui sont données aux gendarmes chargés d’identifier les organisateurs d’un charivari91. Enracinée dans la longue durée, cette attitude surprend si peu les agents de la force publique qu’ils ne prennent pas la peine de s’en offusquer.

40Pour Eugen Weber, le dicton « De la justice Seigneur délivrez-nous » résume l’attitude des populations rurales, au moins jusqu’aux années 1880. Plus nuancés, d’autres travaux ont mis en évidence la subtilité manouvrière des paysans, parfaitement capables « d’aspirer l’ensemble gendarmerie-instruction pour les intégrer à [leurs] propres fins92 ». En définitive, ce n’est pas tant l’appareil judiciaire que l’on craint, mais plutôt sa fâcheuse tendance à inspecter les plus petits détails de la vie privée. En cas de meurtre, d’incendie ou de vol, les victimes appellent la gendarmerie et se soumettent à ses investigations sans trop rechigner. Elles n’en redoutent pas moins la curiosité indécente de ces enquêteurs qui interrogent le maire et le voisinage, qui relèvent minutieusement l’étendue des dégâts et la valeur des propriétés, qui traduisent, enfin, la parole villageoise dans le langage juridique du procès-verbal. Lors de ces opérations, le mutisme des témoins reflète parfois moins la peur ou l’hostilité qu’une volonté de brouiller les pistes ; il s’agit moins d’empêcher les gendarmes d’enquêter que d’orienter leur instruction préalable.

41S’il ne faut pas exagérer le travail d’obstruction des habitants, force est de reconnaître que certaines missions attisent leur unanime courroux. Les historiens du monde rural ont déjà dressé la liste de ces délits. La place d’honneur revient assurément – et pour longtemps – aux violences familiales : « Cela ne te regarde point, ce qui se passe entre mari et femme n’est que leur affaire, et point celle des gendarmes », crie ainsi un fermier de la Vienne avant de tuer le gendarme qui venait l’interroger93. Ironie du sort, le soldat assassiné avait mené, dans les huit années précédentes, pas moins de deux enquêtes concernant des viols et relevé quatre affaires d’infanticides – autant d’investigations sensibles qui ébranlent l’ordre familial et villageois et qui restent souvent vécues comme des inquisitions. D’autres délits longtemps couverts par la communauté rurale se banalisent au cours du premier XIX^e siècle. Ainsi des désertions et des insoumissions, qui alimentaient encore, sous le Premier Empire, la plupart des rébellions à la gendarmerie94 : les brigades n’ont pas relâché leur vigilance, mais les villages se sont soumis au principe de la conscription et défendent moins systématiquement les récalcitrants à la loi commune95. Il faut également signaler la normalisation de la police des forêts. Après avoir été au cœur de violents affrontements sous la Restauration, cette mission crée moins de troubles, sans doute parce que les gendarmes ont su calmer leur zèle répressif96. L’évolution est à peu près identique dans le domaine de la contrebande : les saisies de fraude se raréfient au milieu du siècle, tandis que les officiers recommandent à leurs hommes de laisser agir les douaniers.

42Parmi les missions les plus délicates et les plus mal acceptées par une société rurale jalouse de ses acquis révolutionnaires, la répression du braconnage connaît, en revanche, un véritable pic au milieu du XIX^e siècle, avec une mise en application drastique de la loi de 1844. En témoigne l’envolée des amendes infligées dans le département de l’Hérault : leur produit quadruple entre 1849 et 1853, avant qu’une lente décrue ne ramène ce chiffre au niveau déjà élevé de 185197. Inquiet des rébellions qui fleurissent dès 1847, le sous-préfet de Lodève explique ces débordements par l’activité d’une arme « qui poursuit à outrance les braconniers », tandis que les gardes champêtres s’abstiennent prudemment98. Isolées sur ce front sensible, les brigades des années 1850 peuvent consacrer jusqu’au tiers de leurs sorties à cette mission, pendant la période légale de la chasse.

43À cela s’ajoutent les contraventions : on ne sait malheureusement pas grand-chose de l’évolution de ces petites infractions qui n’ont que récemment attiré l’attention des historiens99. La loi du 30 mai 1851 sur la police du roulage témoigne cependant de la toute nouvelle importance que leur accorde le législateur. Comme le signale Jean-Claude Farcy, les jugements de simple police progressent considérablement au début des années 1850, à tel point qu’on peut sans doute parler d’une « disciplinarisation de la société rurale100 ». Qu’il s’agisse de sanctionner les voitures dépourvues de lanternes, les dépôts d’ordures illégaux, les fermetures tardives de cabarets ou tant d’autres minimes infractions, les gendarmes multiplient les constatations et consacrent à cette mission 20 à 40 % de leurs procès-verbaux.

44L’arme ne détient pourtant pas le monopole des contraventions ; elle partage cette tâche avec d’autres agents de l’ordre, commissaires cantonaux ou gardes champêtres. Mais elle dresse les procès-verbaux les plus sensibles. Dans le canton de Solre-le-Château, les policiers civils se sont spécialisés dans la police de voirie (dépôts d’ordures, défaut d’échenillage, etc.) et ont cédé presque toute la police du roulage aux gendarmes101. Quoi d’étonnant à cela ? La brigade surveille traditionnellement les routes à l’aide de ses chevaux. Ce faisant, elle prend toutefois le risque de l’impopularité physique puisqu’elle est amenée à notifier directement l’infraction au contrevenant, là où le commissaire cantonal préfèrera souvent faire transmettre la sanction par un tiers. Renversé par la voiture qu’il voulait arrêter, le brigadier Guérin peut ainsi mesurer l’ingratitude de sa mission102. Et le décalage est encore plus criant pour tout ce qui concerne la police des cabarets : les gendarmes sont les seuls à faire évacuer les débits de boisson ouverts après l’heure légale. Avec ces amendes et ces fêtes interrompues, on en revient aux danses que dispersaient les brigades de la Restauration. Ce sont bien ces petites missions anodines qui ternissent le plus l’image du gendarme.

45Les pouvoirs civils sont conscients du risque politique que représente l’acharnement répressif de la gendarmerie. Aussi s’efforcent-ils de pousser l’arme dans la voie du bon sens et d’une certaine modération. En première ligne, les municipalités s’engagent dans ce combat, à l’image de la ville d’Antrain, qui, au milieu du siècle, « émet le vœu que la gendarmerie […] fasse exécuter les règlements avec le sentiment de justice plutôt qu’avec une excessive rigueur103 ». À peine plus sévère, le préfet d’Ille-et-Vilaine reconnaît également qu’il faut agir « avec modération, en employant de préférence la voie de la persuasion104 », tandis que la loi de 1851 sur la police du roulage prévoit prudemment de communiquer une copie de chaque procès-verbal aux sous-préfets, leur offrant implicitement la possibilité d’orienter la répression105. Dans les faits, les concessions sont de plus en plus nombreuses. Le décret de 1854 n’admet-il pas explicitement que le contrôle des voyageurs sera soumis « au discernement de la gendarmerie » ? Mieux, un officier supérieur peut même préciser, en 1863, que « l’arme doit par-dessus tout éviter les vexations inutiles envers les populations des campagnes qui sont généralement plus dévouées au gouvernement que celles des villes106 ». Ainsi s’ouvre – timidement – la porte des petits accommodements avec les règlements.

46Avouons-le, il est impossible d’en mesurer l’ampleur. Sont-ils isolés, ces gendarmes de la Somme qui oublient d’appliquer les « arrêtés interdisant les couvertures en chaume » ou, pire encore, cette brigade des Hautes-Alpes qui laisse courir les braconniers en échange d’une part de gibier107 ? Que faut-il penser de ces agents qui verbalisent un charretier en précisant qu’ils s’étaient auparavant contentés de remontrances verbales108 ? S’ils doivent malgré tout réprimer, les gendarmes savent choisir leurs cibles. Moins chanceux que les spécialistes de la police contemporaine109, l’historien n’accompagne pas ses objets de recherche sur les routes. On peut toutefois s’appuyer sur quelques indices statistiques pour essayer de reconstituer les critères du choix répressif. En partant d’un échantillon de 448 arrestations effectuées en 1857110, il est ainsi possible d’opposer les interventions commandées et les interpellations spontanées : les gendarmes arrêtent-ils les mêmes personnes selon qu’ils en reçoivent l’ordre ou selon qu’ils en prennent l’initiative ? L’exercice est délicat, mais les différences sociales semblent minimes. À peine remarque-t-on une légère surreprésentation des ouvriers parmi les suspects arrêtés à l’initiative des gendarmes, tandis que les cultivateurs sont plus souvent victimes des décisions de justice appliquées par la brigade.

Tableau n^o 5 – Cadre géographique des arrestations en 1857

47L’origine géographique des prévenus est nettement plus discriminante : plus de 60 % des missions commandées visent des habitants du canton, contre moins de 20 % pour les interventions spontanées. Au contraire, les gendarmes qui agissent de leur propre chef privilégient manifestement les étrangers ou les natifs d’autres départements, qui représentent plus des deux tiers de leurs cibles. L’écart culmine dans les brigades rurales et surtout dans les Hautes-Alpes, où moins de 10 % des interpellations libres concernent des autochtones. Il est nettement moins sensible, à l’inverse, dans les chefs-lieux de département, où les visages connus se diluent dans l’anonymat urbain. Reste à interpréter ces résultats : est-ce l’effet d’une certaine complaisance envers les contrevenants du cru ou la conséquence mécanique d’une plus forte criminalité des horsains ? La route qui mène du déracinement au crime n’est pas si rectiligne qu’on a pu le croire : certains analyseront ainsi le comportement grégaire des migrants temporaires comme un facteur d’émulation délinquante, tandis que d’autres y liront un instrument de contrôle collectif des passions111. Il n’est pas nécessaire de trancher le débat pour rappeler que les hommes du XIX^e siècle dénonçaient communément la migration comme « école du crime ». Plongés dans ce discours ambiant, les gendarmes n’ont pas besoin de trahir leurs devoirs pour concentrer en toute bonne foi leur surveillance sur les étrangers.

48Dans le cas des contraventions, en revanche, le gendarme peut choisir ses cibles avec beaucoup plus de liberté : la moitié des procès-verbaux dressés autour du bourg de Mennetou entre 1872 et 1880 concerne des voyageurs de passage112. Les chiffres sont encore plus nets dans les cantons bien documentés de Villers-Cotterêts et de Solre : ni le statut social, ni la profession, n’offrent de clémence particulière, mais la domiciliation joue un rôle décisif, et les étrangers sont les cibles privilégiées de la répression113. Dans la mesure du possible, les gendarmes apprennent à épargner les visages familiers de leurs administrés.

La gendarmerie protectrice

49« Après nous être vus envahis de brigades de gendarmerie venues en certains jours de réjouissances publiques uniquement pour empêcher de danser la jeunesse du pays, voici [que surviennent] de trop nombreux vols […] contre lesquels la gendarmerie est impuissante114. » Publiée en 1876 dans un important quotidien régional républicain, cette remarque rappelle que les gendarmes jouent d’abord le rôle de protecteurs des personnes et des biens et qu’ils tirent leur légitimité populaire de cette mission. Dès le Directoire, la poussée du brigandage met en évidence l’insuffisance des polices locales et l’utilité de la gendarmerie115. Le déploiement des brigades répond donc à la demande publique, et non à une hypothétique volonté colonisatrice de l’État jacobin. Le processus n’a pas changé de nature sous la monarchie de Juillet, lorsque maires et notables réclament de nouveaux effectifs de gendarmerie. Les plus riches propriétaires ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’exprimer, et la majeure partie de la population soutient la venue de ces brigades qui enrichissent les commerçants et donnent du lustre à la bourgade et à sa foire116. « Deux brigades dans une même commune, c’est du jamais vu ! », s’enorgueillit ainsi le maire de Creil117. Ces considérations de prestige et de rentabilité peuvent emporter la décision, mais l’essentiel n’en reste pas moins la demande de sécurité.

50Rien de tel, pour obtenir une brigade de gendarmerie, que d’avancer l’argument d’une nombreuse « population flottante ». Déjà en 1720, la réorganisation de la maréchaussée devait permettre de surveiller plus étroitement les errants. La lutte contre le vagabondage, la peur de la mobilité ouvrière et la solidification des identités nationales renforcent cette polarisation de la répression118. Les délits d’itinérance – vagabondage, défaut de passeport – représentent plus ou moins un tiers des arrestations. Cette mission prioritaire rencontre généralement l’adhésion de la population, et les officiers sont très attentifs à ce que les campagnes se sentent protégées contre les rapines des vagabonds. À Thonon, où le bruit court que des forçats évadés se seraient réfugiés, l’échec des recherches n’empêche pas le lieutenant de saluer la belle conduite de ses hommes, qui « ont fortement impressionné les populations qui ont vu avec une vive satisfaction l’empressement et l’activité déployés par la gendarmerie ». Près de Montélimar, où des vagabonds menacent les propriétés isolées, on se décide également « à faire disparaître cette panique en organisant ostensiblement un service de nuit119 ».

51L’action de la gendarmerie semble ainsi largement corrélée à la demande publique. N’est-ce pas pour cela qu’en Bretagne, où les villageois sont plus longtemps restés sensibles à la détresse des mendiants, les gendarmes s’en prennent moins souvent aux vagabonds120 ? La réciproque est peut-être moins vraie. Dans le canton de Roubaix, où les ouvriers français s’en prennent à leurs concurrents belges lors de l’émeute de juillet 1819, la brigade de gendarmerie locale s’efforce de protéger les Flamands, l’un d’eux profitant de cette escorte inespérée pour s’exclamer : « nous sommes les maîtres à présent, et ce ne sera point un cochon de français qui me battra121 ». Car les gendarmes obéissent au cadre légal et aux instructions officielles. Contraint par les accords consulaires et par les revendications patronales, le préfet du Nord freine la répression plus qu’il ne l’encourage. L’arme ne peut donc pas prendre appui sur la xénophobie populaire – au demeurant plus délicate à analyser qu’il n’y paraît – pour s’octroyer une popularité à bon compte. Le décalage entre les attentes publiques et l’action du corps atteint son paroxysme en 1847. Fuyant une terrible crise économique, les Flamands rejoignent en masse le département du Nord. Les gendarmes qui les rencontrent doivent tenir compte des normes légales, des recommandations officieuses, des impératifs d’ordre public, du sentiment de rejet, des injonctions humanitaires, qui se mêlent et se confondent122.

52La demande sociale est nettement plus unanime quand il s’agit de garantir la sécurité des personnes. On sait que le deuxième tiers du XIX^e siècle marque un tournant décisif dans l’appréhension de la violence, en particulier dans un monde rural qui avait longtemps tardé à adopter les nouvelles attitudes urbaines123. Plus sensible aux menaces physiques, la population entend être défendue, et la presse des années 1870 n’hésite pas à lancer de grandes campagnes d’opinion contre la passivité des forces de police. « Sommes-nous à Lille ou à Honolulu ? », s’indigne ainsi le Messager du Midi, lorsqu’« une bande de sauvages attaque des citoyens inoffensifs124 ». Naguère imposées et souvent mal perçues, les interventions de la gendarmerie sont désormais sollicitées. Comme le montrent les récits édifiants de la comtesse de Ségur et toute une série de gravures à succès, le gendarme devient avant tout le protecteur de la veuve et de l’orphelin. Nul doute, en tout cas, que les femmes et les enfants soient les principaux bénéficiaires de la substitution d’autorité qui accompagne l’avènement du gendarme.

53Dans cette société de petits propriétaires ruraux, la légitimité de l’uniforme se construit surtout par l’action de défense des biens. Les sources ne disent presque rien de ces missions routinières, mais le travail de répression des escroqueries joue à coup sûr un rôle capital dans l’acceptation du gendarme. L’arme inspecte, en effet, les réserves de grains des négociants qui tentent de faire monter les prix en période de tension frumentaire ; elle démasque les ventes à faux poids et recueille les plaintes des clients bernés sur les marchés. Autant d’activités bien accueillies qui s’intègrent à la mission de protection de la propriété. Il faut « se faire bien venir [sic] des habitants en portant une surveillance active sur les propriétés », rappelle ainsi, en 1840, un guide professionnel125.

54Le zèle recommandé bénéficie sans doute davantage aux plus riches terres et aux plus belles demeures. Comme le prouvent des anomalies sur la carte des brigades, certains postes ne doivent leur existence qu’à la présence et à l’entregent d’un notable influent. Dès 1846, le commandant Dupleix regrette cette privatisation de la sécurité publique : « Combien de gros propriétaires, grands ou petits personnages, veulent que la gendarmerie surveille avant tout leurs terres, leurs bois et leurs chasses126 ? » De là à ce que la brigade se transforme en « police de chasse particulière », il n’y a qu’un pas, parfois franchi127. Faut-il pour autant parler d’une surveillance de classe ? Des patrouilles régulières sont menées dans l’ensemble de la circonscription et bénéficient à tous les petits propriétaires, quelle que soit la valeur de leurs terres.

55La meilleure preuve en reste l’importante répression du vol. Dans les années 1850, la seule catégorie des « vols simples » rassemble 10 % des procès-verbaux. La majeure partie de ces délits concerne de très modestes infractions. En janvier 1866, le préjudice médian des vols enregistrés par les brigades de l’arrondissement de Clermont de l’Oise atteint à peine 20 F128. En août 1868, la brigade de Cercottes enregistre même un larcin de trente sous129. L’enquête n’est évidemment pas aussi approfondie selon que l’on poursuit un voleur de poules ou un pilleur de domaines. Mais les gendarmes du Loiret n’hésitent pas à lancer des « investigations supplémentaires » pour résoudre un vol de gibier, pas plus qu’ils ne rechignent à fouiller la maison d’un journalier accusé d’avoir dérobé une montre de faible valeur130. Il est très difficile de mesurer le taux d’élucidation de ces enquêtes. Selon les relevés du parquet de Château-Thierry, ce sont toutefois 41,6 % des affaires signalées en 1858 qui aboutissent. Le chiffre est presque identique, vingt ans plus tard, dans le ressort du tribunal de Doullens. Gonflés par les flagrants délits, ces bons résultats montrent néanmoins que la gendarmerie ne se contente pas d’accueillir la plainte, mais qu’elle obtient également des succès qui renforcent le sentiment de protection et de reconnaissance dont bénéficient les victimes.

56Quand il défend la création de nouvelles brigades, en 1845, le député Saint-Priest explique que la gendarmerie est « une milice dévouée pour les calamités publiques131 ». Cette définition du métier revient peut-être à l’esprit du gouvernement, l’année suivante, lors des terribles inondations de la Loire. « Modèle d’intelligence, de courage sublime quelquefois et d’abnégation », selon les propos du général Ornano, l’arme s’illustre grâce la « connaissance plus particulière qu’elle a des lieux dévastés ». Elle guide les renforts militaires, organise les secours, réquisitionne les barques, transporte les réfugiés. « Ayant de l’eau jusqu’au cou », le maréchal des logis Latouche dirige ainsi une cinquantaine de personnes vers la terre ferme. En définitive, ce sont près de 400 gendarmes qui obtiennent une récompense nominative132. Ces exploits remarqués ne sont pas isolés ; ils s’inscrivent pour partie dans la continuité du service ordinaire, même s’il est bien difficile d’en mesurer l’ampleur.

57Lutte contre les flammes ou les flots, recherche des noyés, figurent, en tout cas, parmi les missions habituelles des brigades. Il est vrai que les pompiers concurrencent sérieusement les gendarmes dans la plupart des villes, mais les petites localités doivent encore bien souvent s’appuyer sur leur seule brigade pour gérer les secours133. En 1851, le lieutenant Godey juge toujours nécessaire d’attribuer une « pompe à incendie » à chaque poste de gendarmerie134. Le travail de secouriste des gendarmes ne se cantonne toutefois pas à ces sinistres, si l’on en juge par l’interminable litanie des « belles actions » répertoriées dans les journaux professionnels. La polyvalence est de règle, qu’il s’agisse de plonger à la rescousse d’un baigneur, d’extirper un enfant d’un puits ou de rétablir les communications avec un hameau isolé, « après une marche des plus pénibles, en nous frayant un passage dans une couche de neige d’un mètre d’épaisseur au moins et en suivant à peu près la direction du village maltraité par le fléau135 ». La situation la plus courante concerne cependant les animaux emballés. Rien n’est plus banal dans la société rurale du XIX^e siècle, mais on aurait tort de sous-estimer l’impact de ces drames :

« Le 8 juin 1878, le gendarme Guillaume, des brigades de Nevers, se fait particulièrement remarquer par son courage et son sang-froid en s’élançant à la rencontre d’une vache furieuse qui venait de blesser cinq personnes, dont une mortellement, et qu’il réussit à tuer à coups de sabre après avoir été renversé deux fois par cette bête136. »

58À l’image de cette interposition héroïque, certains épisodes s’inscrivent profondément dans la mémoire collective. À la Belle Époque, les habitants de Grand-Fougeray entretiennent encore le souvenir du maréchal des logis Bagot, qui avait secouru, un demi-siècle auparavant, les fermiers menacés par « le plus terrible orage » qu’ait connu la région137. Sans insister sur ces cas exceptionnels, on admettra que la belle conduite des gendarmes soutient d’autant plus facilement la popularité du corps qu’elle est largement médiatisée. Les collections d’assiettes historiées développent régulièrement la légende dorée du gendarme sauveteur, tandis que les journaux consacrent de nombreux articles aux opérations de secours. On apprend ainsi, à la lecture du Journal de Vitré, que le brigadier Cahon a relevé un ivrogne endormi alors que la nuit glaciale de février tombait : « sans ce brigadier, j’étais perdu », avoue le miraculé138. La reconnaissance populaire devient un lieu commun des récits édifiants : « Une bonne femme me disait, le croyant bien sincèrement, qu’il fallait que les gendarmes eussent charmé le feu, sans quoi ils n’en seraient pas venus à bout139. »

59De tels témoignages sont-ils crédibles ? La gendarmerie gagnerait-elle, par le sauvetage, le crédit qu’elle n’avait jamais su conquérir par le sabre ? La prudence s’impose, dans la mesure où d’autres observateurs soulignent le climat d’hostilité qui entoure l’apparition de l’uniforme. « Curieuse, mais froide et sans pitié », la foule reste gouvernée, selon le gendarme Macé, « outré et malheureux », « par l’égoïsme, par la cupidité ou par l’aversion qu’inspire encore la gendarmerie140 ». Il reste parfois très difficile d’obtenir le concours des populations lorsqu’il s’agit de combattre un incendie ou, pire, quand il faut enterrer les victimes du choléra141. La complainte sur l’ingratitude des victimes reste une rengaine classique dont il ne faut toutefois pas exagérer la portée. La popularité du sauveteur grandit d’ailleurs à la mesure de l’opprobre qui accable les serviteurs défaillants. Comme on l’explique au supérieur d’un gendarme qui s’est enivré au lieu de partir en quête des victimes d’une inondation : « si vous n’en avez que comme celui-là, vous pouvez bien rester à la caserne142 ». Le devoir d’assistance s’installe dans l’imaginaire social.

60Satisfaction personnelle, suffrages populaires, statut professionnel : tout pousse donc les gendarmes à accomplir ces missions périlleuses et à en savourer les fruits. Si l’institution vante la modestie de ses hommes, le Journal de la Gendarmerie doit reconnaître, à son grand désarroi, que les gendarmes présentent les faits « sous un trop joli jour143 » afin de se signaler auprès de leur hiérarchie. Tous ont en effet appris à mesurer la valeur de leurs interventions et à évaluer l’importance de leurs missions en fonction des récompenses qui leur sont associées : rien de tel qu’un sauvetage dangereux pour glaner une citation à l’ordre de la légion. Ainsi se construit une grille des valeurs professionnelles qui s’explique en grande partie par l’éthique militaire du métier – comme au combat, les citations à l’ordre de la légion récompensent avant tout l’exposition au danger –, mais qui contribue à orienter la perception du métier144.

61Pour se conformer au modèle du bon gendarme, il faut respecter cette prescription édictée par Moncey dès le Premier Empire : « Tous les devoirs de cette arme ne sont jamais bien remplis si l’estime publique n’est le premier des sentiments qu’elle inspire autour d’elle145. » Cette grille de lecture condamne le modèle prétorien fondé sur l’intimidation et sur la distance. Les gendarmes du premier XIX^e siècle n’ont jamais totalement su – ni voulu – se couper des populations. Démentis et démodés, les discours de célébration de « l’arme d’élite » et des héros de la « guerre intérieure » ne répondent ni à la réalité du terrain ni à l’esprit des temps nouveaux. Autant dire que les gendarmes restent mal à l’aise avec leur uniforme, enfermés dans un dilemme entre une volonté de puissance de moins en moins défendable et un désir d’insertion sociale plus conforme à leur situation objective. L’acuité de cette question identitaire n’échappe pas à la hiérarchie, qui craint de voir ses hommes ravalés au modeste rang des gardes champêtres, dont ne les distinguent, somme toute, que le statut militaire et le regroupement en brigades. Comment garantir la fidélité et le zèle des gendarmes, comment les faire marcher d’un même pas, dans le respect de la loi et des règlements ? Conscients que les cordes usées de l’honneur et du prestige risquent de céder, les officiers prennent soin de développer un programme de professionnalisation qui se déploie sur la longue durée.