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Justice et sociétés rurales

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Frédéric Chauvaud
, 
Yves Jean
, 
Laurent Willemez

Conclusion

Considérations vicinales

Jacques Rémy

Texte intégral

  • 1 Cette pluridisciplinarité s’inscrit dans la grande tradition des études rurales et elle en constit (...)

1Prétendre établir la cohérence d’un livre collectif à partir des communications qui y sont présentées c’est s’engager dans une tâche toujours délicate, souvent fastidieuse et parfois impossible. Pour le sociologue, il est beaucoup plus aisé (et amusant) de par son habitus professionnel de mettre au contraire l’accent sur l’hétérogénéité des approches et d’en établir la généalogie et les mécanismes en décryptant les modalités de constitution de l’appel à communication, la diversité disciplinaire des organisateurs1, les équilibres institutionnels à respecter et les susceptibilités universitaires et régionales à ménager (liste non exhaustive). Plutôt que de se livrer à cette trop facile déconstruction, il apparaît plus fécond à l’observateur bienveillant d’emprunter certains des chemins de traverse qui se dessinent au fil d’exposés sensiblement divers et d’examiner où ils nous emmènent, au gré d’une attention flottante dont on sait depuis Freud combien elle est propice à l’interprétation.

  • 2 Über den Prozess der Zivilisation (1939, 1969) est le titre original de l’ouvrage de Norbert Elias(...)
  • 3 Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.

2Ainsi, l’éloignement dans le temps et dans l’espace des objets construits par les intervenants (plusieurs siècles et plusieurs continents) peut inciter à se poser la question du Progrès ou, moins naïvement peut-être, du procès de civilisation2. Sans tomber – relativisme oblige – dans le piège qui consisterait à s’interroger sur les éventuels progrès de la Justice à travers les époques et les lieux où elle s’exerce, on serait tenté, à l’écoute des divers exposés présentés, de chercher à discerner des processus d’évolution des formes judiciaires (et juridiques). On pourrait l’entreprendre à l’instar de Norbert Elias considérant l’évolution des manières de table et plus largement des formes de la civilité, avec comme source première de ses réflexions le traité du grand Erasme De civilitate morum puerilium (1530), ouvrage fondateur du genre prolifique des manuels de savoir-vivre. L’auditeur s’y essaye peu ou prou en esquissant spontanément une comparaison entre les formes et pratiques analysées ici, mais peut-on aller au-delà de cette approche par trop intuitive ? Si certains auteurs incitent aux audaces comparatistes – on pense ici au fameux texte de Marcel Détienne3 – ils ne dispensent pas d’une construction rigoureuse des termes de la comparaison. Autrement dit, quel serait l’élément transversal, le mètre étalon qui permettrait d’établir une mesure commune, de rendre comparables les divers dispositifs présentés ici ?

  • 4 Librairie Arthème Fayard, 1991. Rédigé en 1939 mais publié seulement en 1987 à Francfort chez Suhr (...)

3Parmi bien d’autres réponses possibles à cette interrogation, on formulera ici une proposition : interroger et mettre en perspective historique les rapports entre le singulier et le collectif, entre l’individu et la société, qu’Elias – encore lui – subsume dans le titre en forme d’oxymore d’un autre de ses ouvrages : La société des individus4. Suivant la démarche de cet auteur, ce sont les diverses configurations concrètes du monde social, ou des mondes sociaux, ici des sociétés rurales, que l’on pourrait confronter à l’aune des interactions entre ces termes – l’individu et la société – qui interviennent sous le signe de l’interdépendance (toujours Elias), dans le cadre d’un processus marqué tout à la fois par les progrès de l’individualisation et ceux du contrôle social. Dans cette perspective, le champ du Droit comme celui de la Justice constituent d’excellents lieux d’observation, comme on le voit à la lecture des travaux présentés qui exposent, à diverses échelles (la famille, la communauté, le groupe professionnel, les différents niveaux des dispositifs de régulation…) les configurations de rapports sociaux placés sous le signe de la confrontation ou de l’affrontement, mais aussi de la médiation ou de l’arbitrage, de l’arrangement, de la conciliation.

  • 5 Peut-être s’agissait-il aussi dans l’esprit des auteurs de ne pas réitérer un précédent et fameux (...)

4Nos auteurs font donc apparaître les changements qu’ils observent dans le cadre spécifique des configurations dont ils ont dessiné les contours spatio-temporels. Le constat d’un relatif apaisement des tensions entre les individus et les groupes semble dominer la plupart de ces travaux qui mettent ainsi en avant les divers instruments de conciliation conçus et mis en œuvre par les institutions médiatrices5. Parfois, cependant, c’est l’exacerbation procédurière qui est pointée, mais la responsabilité en est alors rejetée sur un individu ou un groupe familial qui semblent emportés par l’hybris. Le mouvement d’individualisation dont nous souhaitions faire un indicateur dans une perspective comparatiste, largement décrit, souvent célébré et parfois dénoncé dans les travaux de collègues contemporains est également reconnu par les participants du colloque, plus souvent au détour qu’au cœur de leurs exposés. La construction d’une typologie ou de ces échelles d’attitude chères à la psychosociologie semble donc difficile à envisager.

  • 6 Durkheim écrivait ainsi en 1899 dans La Revue philosophique : « On considère l’État comme l’antago (...)

5S’agissant de l’autre versant, celui du développement du contrôle social sur les individus, les auteurs qui l’évoquent mentionnent moins des dispositifs du type panoptique du Foucault de Surveiller et punir (1975) que des processus d’accompagnement et d’orientation, voire de délégation et d’acculturation produits par certaines politiques publiques, dont les politiques agricoles, dans une vision parfois durkheimienne du rôle des institutions (la sociologie est définie par Durkheim comme « science des institutions ») – au premier chef desquelles l’institution juridique – comme médiatrices des relations entre l’individu et la société6.

  • 7 Voir la contribution de Solange Vernois dans le présent ouvrage.
  • 8 Voir à ce propos, en particulier p. 20, l’ouvrage de Giorgio Agamben Signatura rerum. Sur la métho (...)
  • 9 L’ideal-type est défini par Max Weber comme une construction accentuant les caractéristiques signi (...)

6Pour conclure avec une pointe de taquinerie et en toute confraternité indisciplinaire cette approche impressionniste des travaux de ce livre collectif, on en sort avec le sentiment que les collègues, dans leurs communications, réévaluent le fonctionnement des justices de proximité dans l’espace social qu’ils élaborent en portant des jugements plus favorables que ceux qu’exprimaient leurs prédécesseurs et les contemporains eux-mêmes. Ce faisant, ils se trouvent ici soudainement placés en porte-à-faux avec un témoin du fonctionnement de l’une d’entre elle à la dénomination cependant engageante, la Justice de paix. Barthélemy Gautier, saintongeais et dessinateur, brossa dans la seconde partie du dix-neuvième siècle de féroces portraits de ces vicinales Cours de justice, n’épargnant ni les plaideurs, le plus souvent des paysans, ni les juges, notables locaux, ni les avocats, avoués, huissiers et autres gens de la basoche7. Certes, le dessinateur n’est pas témoin impartial mais la caricature va droit au but et, en exagérant les traits significatifs d’une situation, la constitue d’une certaine façon en modèle, en exemplum8, entre topos et type idéal9. Avec sur les bras ce témoin de dernière heure convoqué à la toute fin du colloque, les historiens se retrouvent, pour une fois, dans la situation que doivent affronter couramment les sociologues lorsque des individus viennent en chair et en os leur représenter que les analyses que le sociologue vient de produire à grands frais sur leur monde et sur eux-mêmes ne leurs semblent pas pleinement satisfaisantes…

Notes

1 Cette pluridisciplinarité s’inscrit dans la grande tradition des études rurales et elle en constitue même une des caractéristiques essentielles. Sans vouloir parler au nom des autres disciplines ruralistes, on peut faire remarquer ici que la sociologie rurale a emprunté à l’anthropologie et à l’ethnologie, bien entendu, mais aussi à l’histoire à la géographie, aux sciences politiques, voire à l’économie, une partie de leurs instruments et de leurs concepts et s’est construite sur les acquis de ces diverses disciplines. Ainsi, il n’était pas imaginable, au sein du groupe de sociologie rurale constitué par Henri Mendras et de Marcel Jollivet, d’ignorer – pour ne citer qu’un exemple – le Marc Bloch des « Caractères originaux de l’Histoire Rurale Française ». Sur ces questions, on consultera avec bénéfice le numéro d’Études rurales « La sociologie rurale en questions » (janvier-juin 2009, 183). Ajoutons qu’en dépit – ou à cause – de la diversité des approches, des méthodes et des objets, une des originalités constitutives des études rurales, réside dans l’existence d’une sociabilité spécifique à ce champ. Celle-ci s’organise non seulement autour de certaines revues et d’ouvrages collectifs mais aussi d’associations comme l’ARF (Association des ruralistes français) et la SFER (Société française d’économie rurale) et des rencontres scientifiques qu’elles organisent. Tel qui limite son champ de recherche à la sociologie de l’agriculture et des agriculteurs se reconnaît cependant volontiers comme « sociologue rural » au travers de ces affinités ruralistes.

2 Über den Prozess der Zivilisation (1939, 1969) est le titre original de l’ouvrage de Norbert Elias paru en France sous le titre « La civilisation des mœurs » (Calmann-Lévy, 1973).

3 Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.

4 Librairie Arthème Fayard, 1991. Rédigé en 1939 mais publié seulement en 1987 à Francfort chez Suhrkamp Verlag, le premier des trois textes rassemblés dans l’ouvrage lui donne son titre Die Gesellschaft der Individuen.

5 Peut-être s’agissait-il aussi dans l’esprit des auteurs de ne pas réitérer un précédent et fameux colloque consacré aux violences rurales qui s’était tenu il y a quelques années à Poitiers ? Ou que tel brillant ouvrage sur les passions villageoises ait épuisé le sujet ?

6 Durkheim écrivait ainsi en 1899 dans La Revue philosophique : « On considère l’État comme l’antagoniste de l’individu et il semble que le premier ne puisse de développer qu’au détriment du second […]. La vérité c’est que l’État a été bien plutôt le libérateur de l’individu. C’est l’État qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l’absorber, famille, cité, corporation, etc. ». Dans ce même texte intitulé « Une révision socialiste », Durkheim ajoute cependant que l’État, à son tour, doit être modéré par des groupes plus restreints capables de « s’opposer aux empiétements du pouvoir central ».

7 Voir la contribution de Solange Vernois dans le présent ouvrage.

8 Voir à ce propos, en particulier p. 20, l’ouvrage de Giorgio Agamben Signatura rerum. Sur la méthode, paru à la Librairie philosophique J. Vrin en 2008.

9 L’ideal-type est défini par Max Weber comme une construction accentuant les caractéristiques significatives d’une forme sociale pour en faire un modèle théorique qui n’existe donc pas comme tel dans la réalité sociale mais permet d’en saisir les mécanismes et de mesurer la plus ou moins grande distance au modèle de formations sociales effectivement observées. Pour une approche rigoureuse de cette notion, fort malmenée car victime de son succès, lire l’introduction de Jean-Claude Passeron (« L’espace weberien du raisonnement comparatif ») in Max Weber, Sociologie des religions, textes réunis et traduits par Jean-Pierre Grossein, Gallimard, 1996.

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