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Justice et sociétés rurales

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Frédéric Chauvaud
, 
Yves Jean
, 
Laurent Willemez

Première partie. Équité territoriale et justice sociale

Des collèges à la campagne : démocratiser l’enseignement par l’aménagement scolaire en milieu rural au début de la Ve République

François Dubasque

Texte intégral

  • 1 Journal officiel (JO), débats parlementaires, 20 juin 1963, p. 3602-3604.

1En juin 1963, le Premier ministre Georges Pompidou présente à l’Assemblée nationale les projets du gouvernement en matière d’éducation. Il vante les mérites de la IIIe République qui a réussi la démocratisation de l’enseignement primaire en dotant chaque village d’une école. Mais il dresse aussi le constat des inégalités qui perdurent entre milieu urbain et secteur rural en raison des distances entre le domicile familial et les établissements scolaires d’enseignement secondaire1. Cette intervention traduit une préoccupation constante des pouvoirs publics depuis le Plan Langevin-Wallon élaboré dans l’immédiat après-guerre. Jamais appliqué, ce projet d’organisation de l’enseignement dans les régions rurales, présenté comme une mesure de justice sociale, sert en effet de référence aux hommes politiques en charge des questions éducatives dans les décennies suivantes marquées par « l’explosion scolaire ». La recherche de l’égalité des chances doit passer par la réduction des inégalités socio-spatiales.

2C’est donc ce lien entre aménagement du territoire et démocratisation de l’enseignement, à la fois phénomène historique de diffusion de l’instruction et projet de réduction des inégalités à l’école, qui retiendra ici notre attention. Il sera examiné à travers la politique de réforme de l’enseignement secondaire conduite sous les présidences du général de Gaulle et de Georges Pompidou. L’accent sera particulièrement mis sur les acteurs du processus décisionnel : membres des cabinets et hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale, conseillers du Premier ministre et de l’entourage présidentiel, afin de déceler dans leurs discours et témoignages, les représentations dans ce domaine. L’examen des réformes successives conduites par les ministres de l’Éducation nationale – de Christian Fouchet, « le ministre bâtisseur », à Joseph Fontanet, en passant par Olivier Guichard, « l’aménageur » – permettra également de mesurer l’impact des mutations structurelles et fonctionnelles dans la recomposition du paysage scolaire en secteur rural. Enfin l’étude des statistiques officielles et les travaux de sociologues seront de précieux éléments pour apprécier les résultats de cette politique à la fin des « Trente Glorieuses » et évaluer, au final, l’importance du paramètre géographique dans la logique de démocratisation de l’enseignement.

Une volonté politique : réduire les inégalités socio-spatiales

Un système scolaire inadapté

  • 2 Louis Cros, L’Explosion scolaire, Paris, CUDP, 1961.

3À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, une croissance démographique sans précédent en France provoque, selon l’expression de Louis Cros, ancien directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale René Billières, en 1956-1958, une véritable « explosion scolaire2 ». En 1960, l’enseignement secondaire compte seize fois plus d’élèves qu’au début du siècle. Fort de 500000 élèves en 1939, il en totalise près de 2 millions vingt ans plus tard. Or, le système scolaire français n’est pas préparé à cette massification : la fréquentation du secondaire revêt en effet un caractère extrêmement sélectif. Deux filières étanches y coexistent avant 1959. Celle considérée la plus noble, réservée à la bourgeoisie, c’est l’enseignement long des lycées conduisant à l’université ; l’autre, populaire, dispense un enseignement court en école primaire avec possibilité, une fois le certificat d’études obtenu, de prolonger ses études dans des cours complémentaires et des écoles primaires supérieures qui forment essentiellement des cadres moyens.

  • 3 Alain Girard, La Réussite scolaire en France, 1961.
  • 4 Viviane Isambert-Jamati, dans Bulletin de liaison des professeurs d’écoles normales, no 2, 1962.

4Cet enseignement cloisonné en deux voies verticales bien distinctes est donc profondément marqué par les inégalités sociales. Dans Les héritiers publié en 1964, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron affirment ainsi qu’un fils de salarié agricole aurait moins d’une chance sur cent d’accéder à l’université dans les années 1950. Le sociologue Alain Girard avait lui-même mis en évidence, quelques années auparavant, le poids de l’héritage socio-culturel dans la réussite scolaire3. Selon lui, la représentation des groupes sociaux dans les lycées présentait un profil inverse à celui de la structure de la population française. Ces établissements n’accueillaient en effet que 7 à 8 % d’enfants de cultivateurs alors que cette catégorie sociale représentait, en 1954, 27 % de la population active, soit 8 millions de personnes. Dans une enquête réalisée en 1962, la sociologue Viviane Isambert-Jamati souligne, quant à elle, le rôle du genre comme facteur aggravant d’inégalité sociale. En 1954, 85 % des filles de cultivateurs restaient dans des classes de fin d’études primaires jusqu’à l’âge de 14 ans, tandis que 83 % des filles issues de milieux sociaux favorisés rejoignaient l’enseignement secondaire dès l’âge de 11 ans. La volonté de faire entrer son enfant le plus rapidement possible dans la vie active, l’appréhension du changement de cadre social, ou la distance de la famille à l’établissement scolaire expliquaient ces différences de comportement vis-à-vis de l’éducation4. Or, si les deux premiers objectifs concernent l’ensemble des couches populaires, le troisième en revanche est plus spécifique aux populations rurales. C’est effectivement la principale raison du retard accusé par les élèves d’origine rurale dans le prolongement scolaire par rapport aux milieux ouvriers dont les effectifs lycéens dépassent alors de trois à quatre points ceux des ruraux.

  • 5 Marcel Gautier, « La Répartition des effectifs scolaires en France », Annales de géographie, 1964, (...)
  • 6 Discours de Jean Capelle au congrès de la Confédération nationale de la Mutualité, de la coopérati (...)
  • 7 Marcel Gautier, « La Répartition des effectifs scolaires en France », op. cit., p. 57.
  • 8 Analyse extraite de Charles Moracchini, Système éducatif et espaces fragiles. Les collèges dans le (...)

5À l’instar des travaux du géographe Marcel Gautier, il importe donc de mettre la situation sociale en corrélation avec la localisation géographique. Son étude sur la répartition des effectifs scolaires découle de statistiques établies par le ministère de l’Éducation nationale en 1960 afin de mettre en lumière les inégalités du taux de scolarisation entre les départements, ou bien à l’intérieur des départements, mais toujours au désavantage des zones rurales5. Les départements agricoles, en particulier ceux à la population dispersée, sont les moins scolarisés. Avec une population active agricole de 59 % et une densité de population de 48 hab/km2, la Mayenne connaît par exemple un taux de scolarisation inférieur à 20 %. À l’inverse, dans les Alpes-Maritimes, où la population active agricole ne représente que 13 % de la population active totale et où la densité de population atteint 130 hab/km2, ce taux dépasse 70 %. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, tous les signaux – absentéisme, retard scolaire, échec au certificat d’études, ou absence du second degré – illustrent de manière concordante la situation scolaire particulièrement fragile des campagnes. Comme le souligne le recteur Jean Capelle, directeur général de la Pédagogie au ministère de l’Éducation nationale : « Il y a dans tous les milieux, et en particulier dans le milieu rural, une immense jachère humaine encore insuffisamment développée6. » D’autres critères, sociaux ou psychologiques, viennent accentuer ces écarts entre départements ruraux. Dans les Deux-Sèvres, le taux de passage en sixième peut ainsi varier de 1 à 3 selon un gradient nord-sud. Comme dans la Vendée voisine, il semble que la forte hiérarchisation des structures sociales dans les campagnes du nord du département soit de nature à contrarier la scolarisation7. Dans les régions montagneuses faiblement industrialisées et les régions viticoles du Midi sensibles aux crises, l’instruction, perçue comme un instrument de promotion ou un tremplin à l’émigration, est au contraire largement valorisée. En dépit de son caractère rural et montagnard, l’académie de Clermont-Ferrand a ainsi, en 1959, un taux de scolarisation proche de la moyenne nationale. Or en montagne, c’est précisément à l’activité des petits cours complémentaires publics ou privés qu’elle doit ces résultats8. Ces cours complémentaires, mis en place en 1886, ne sont cependant qu’une excroissance des cours primaires. Ils traduisent donc eux aussi, par déduction, des insuffisances structurelles : retard des zones rurales en matière de diffusion de l’enseignement secondaire et inégalité géographique par concentration de certains établissements dans les villes. Ces insuffisances trouvaient leur cohérence tant que l’enseignement secondaire était réservé à une étroite minorité. Le vieillissement et la marginalisation de certains territoires ruraux, la mécanisation et les nouvelles formes de gestion des exploitations agricoles dans d’autres, créent désormais dans les campagnes une demande sociale forte et de nouvelles exigences en matière éducative.

De nouvelles ambitions au début de la Ve République

6La Commission ministérielle d’étude pour la réforme de l’enseignement, mise en place par René Capitant en novembre 1944, s’était déjà largement préoccupée de l’enseignement en milieu rural. De la mi-octobre à la mi-décembre 1945, cette question fut même l’objet exclusif de ses débats. Le rapport rendu par la commission en 1947 comprend un appendice intitulé « Projet d’organisation de l’enseignement dans les régions rurales », dans lequel on peut lire le passage suivant :

  • 9 La réforme de l’enseignement, projet soumis à monsieur le ministre de l’Éducation nationale par la (...)

« Les enfants des campagnes devront pouvoir bénéficier de la réforme comme tous les autres enfants, il faudra distribuer les écoles de second cycle sur tout le territoire (écoles intercommunales ou cantonales) avec internat et ramassage scolaire systématique des enfants dans les localités éloignées9. »

7Bien qu’aucune réforme de l’enseignement secondaire n’ait abouti sous la IVe République, ce rapport, plus connu sous le nom de plan Langevin-Wallon, n’en devient pas moins un enjeu politique qui détermine le contenu des projets suivants. Pour répondre à la demande sociale ainsi qu’aux besoins économiques en main-d’œuvre qualifiée, les gouvernants de la Ve République, sitôt aux commandes, affichent ainsi leur volonté de réformer le système scolaire national. Comme le souligne le Premier ministre Georges Pompidou, cette réforme, à la fois quantitative et qualitative, doit reposer sur une plus grande équité socio-spatiale :

  • 10 JO, débats parlementaires, p. 1418-1421 : discours prononcé à l’Assemblée nationale, le 19 mai 196 (...)

« Le premier motif que nous avons de réformer l’enseignement tient à notre volonté de le démocratiser […]. Pour qu’il soit véritablement démocratique, c’est-à-dire à la portée de tous, il faut d’abord que l’enseignement du second degré, au même titre que l’enseignement du premier degré, se rapproche du domicile familial. Faute de quoi les familles paysannes répugnent de se séparer de leurs enfants pour leur faire entreprendre des études longues et aléatoires10. »

8L’égalité des chances est donc pensée en termes à la fois sociaux et géographiques. La dispersion géographique des établissements scolaires doit être encouragée afin de rapprocher le plus possible l’enseignement des milieux ruraux. On va donc associer cette préoccupation à une autre qui concerne l’aménagement du territoire. La décentralisation scolaire fait en effet partie des missions de la DATAR, créée en 1963. En concevant la réforme de l’enseignement secondaire comme un instrument de revitalisation du monde rural, les services du ministère de l’Éducation nationale intègrent cette logique. Dans l’esprit des concepteurs de la réforme, l’implantation de collèges doit permettre une reconcentration rurale à l’échelle du canton, la commune désertée par ses habitants cède alors la place au chef-lieu comme cellule économique de base du milieu rural. Les lettres adressées au ministre pour réclamer la création d’établissement dans leur canton afin d’y fixer population et activités économiques, témoignent d’une large prise en charge par les élus locaux – au départ du moins – de cet objectif.

La réforme de l’enseignement secondaire dans les années 1960

Acteurs et processus décisionnel

  • 11 Témoignage recueilli dans le cadre de la campagne d’archives orales de l’Association Georges Pompi (...)
  • 12 À ce sujet, voir les témoignages de Jacques Narbonne, ancien conseiller du général de Gaulle à l’é (...)

9Durant les quinze premières années de la Ve République, treize ministres se succèdent rue de Grenelle. Ce sont Christian Fouchet sous le gouvernement Pompidou, entre 1962 et 1967, et Olivier Guichard dans le gouvernement Chaban-Delmas, de 1969 à 1972, qui connaissent la plus grande longévité. Ministre « bâtisseur », le premier évaluait en kilomètres le nombre de classes mises bout à bout. C’est lui qui fait adopter, en 1963, la réforme des collèges. Quant au second, son expérience à l’aménagement du territoire lui vaut sa nomination à l’Éducation nationale. Deux personnalités ont toutefois plus particulièrement marqué de leur empreinte la réforme de l’enseignement secondaire : le recteur Jean Capelle, directeur général de l’organisation et des programmes pédagogiques de 1961 à 1964. Avec son adjoint René Haby, ancien proviseur du lycée de Montgeron, il est à l’origine de la proposition de créer des établissements polyvalents de 1er cycle scolarisant les élèves pendant quatre années consécutives ; mais aussi Georges Pompidou, attentif aux questions scolaires jusqu’au moindre de leurs détails. Fils d’enseignants, enseignant lui-même, ce dernier entre en septembre 1944 au cabinet du général de Gaulle pour y suivre les questions de politique intérieure et d’éducation. Si Jean-François Saglio, chargé de mission pour l’éducation au secrétariat général de la présidence de la République de 1969 à 1973, témoigne que Pompidou n’a jamais considéré par la suite l’éducation nationale comme un domaine réservé, les décisions dans ce domaine ont pourtant été prises en grande partie à Matignon jusqu’en 1969, à l’Élysée ensuite11. En 1963, les discussions préparatoires à la réforme du 1er cycle de l’enseignement secondaire, en apportent la preuve. Les points de vue de Pompidou et Capelle divergent : dans une logique d’aménagement du territoire, le premier souhaite implanter le maximum de collèges dans les campagnes ; le second défend au contraire l’idée d’un seuil plancher de population pour assurer la pleine efficacité pédagogique des futurs établissements. Le général de Gaulle impose un compromis lors du Conseil restreint du 4 avril 1963, mais c’est à Matignon qu’en supervisant l’application de la réforme, on obtient néanmoins le dernier mot12. Désavoué, Capelle démissionne en décembre 1964.

  • 13 Archives nationales (AN), fonds Pompidou, 5AG2/99 : notes Gilbert Léoutre, chargé de mission au se (...)

10Élu président de la République, Georges Pompidou manifeste à diverses reprises son attachement au monde rural. Natif du Cantal et représentant ce département à l’Assemblée nationale entre 1967 et 1969, il se rend ainsi, le 6 août 1972, à Mauriac, au nord-ouest d’Aurillac, à l’invitation du député-maire de la ville. Ce déplacement officiel a pour but l’annonce de la création d’un collège d’enseignement technique13.

Une réforme à forte empreinte territoriale

11Le 6 janvier 1959, une ordonnance signée du général de Gaulle et de Jean Berthoin, ministre de l’Éducation nationale, prolonge l’obligation scolaire de 14 à 16 ans. Le même jour, un décret réforme l’organisation du système éducatif : les cours complémentaires de l’enseignement primaire supérieur sont transformés en collèges d’enseignement général (CEG). Un cycle d’observation de deux ans (sixième-cinquième), commun à toutes les sections, est institué afin d’orienter les élèves en fonction de leurs capacités. Cette première réforme est cependant un échec : entre 1959 et 1963, elle n’entraîne aucune redistribution d’élèves, tandis que plus de la moitié des jeunes ruraux ne poursuivent pas dans l’enseignement secondaire. La réforme Fouchet-Capelle de 1963, qui crée les collèges d’enseignement secondaire (CES), tente de contourner la difficulté en reportant les orientations décisives en fin de classe de troisième. Polyvalents, ces établissements comprennent désormais trois filières réunies sous la même autorité administrative : celle de l’enseignement long aboutissant au lycée, celle d’un enseignement général court conduisant au lycée technique, et celle des classes de transition vers la vie active.

  • 14 À ce sujet, voir le témoignage de Jean Capelle, Éducation et politique, Paris, PUF, 1974, p. 39.

12La mise en œuvre de l’obligation scolaire et la répartition géographique des CES conduisent aussi à réviser la carte scolaire, élaborée en 1959, pour la redécouper en secteurs extrêmement hiérarchisés. Le décret du 3 août 1963 traduit donc la volonté de Jean Capelle d’implanter ces établissements dans des secteurs « semi-ruraux » où la population est suffisamment nombreuse (autour de 10 000 habitants) pour justifier la réunion en un même endroit de toutes les options du 1er cycle. Les secteurs définis sont ensuite regroupés en districts correspondant à un bassin socio-économique et comprenant un ou deux lycées généraux ainsi qu’un lycée technique14. Capelle doit toutefois accepter le compromis imposé par Pompidou de maintenir, à côté des CES, les CEG – de plus petite taille (trois classes par division pour un maximum de 400 élèves) afin de desservir les secteurs ruraux à faible densité (autour de 500 à 600 habitants).

  • 15 Id., L’École de demain reste à faire, Paris, PUF, 1966, p. 121.

13La création des CES constitue donc une rupture fondamentale dans l’histoire du système éducatif français : elle substitue en effet une organisation par degrés à une institution scolaire à deux réseaux mise en place depuis la fin du XIXe siècle. Dans les zones rurales, la carte scolaire revêt de surcroît une importance capitale dans la mesure où chaque secteur y est conçu, à partir des données fournies par les inspecteurs d’académie, comme une unité territoriale commune à plusieurs activités : pédagogique, administrative et économique15. Cette politique de réforme a-t-elle dès lors favorisé la recomposition sociale et le renouveau rural attendus ?

L’impact de la réforme

  • 16 Ces chiffres sont extraits de Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », Actes d (...)

14L’ère des réformes s’est accompagnée d’un effort budgétaire sans précédent. Les crédits d’investissement et de fonctionnement du ministère de l’Éducation nationale, qui étaient inférieurs à 10 % du budget total de l’État en 1958, atteignent 18 % en 1971 et représentent alors plus de 3 % du PNB dont un quart est destiné au seul 1er cycle de l’enseignement secondaire. Le programme de construction des CES démarre lentement : la livraison de 21 établissements en 1963-1964 atteint néanmoins 409 en 1965-1966. Sous l’impulsion de Pierre Billecocq, nommé secrétaire d’État en charge des constructions scolaires, ce mouvement s’accélère fortement à partir de 1969. C’est l’époque du slogan : « Un CES par jour, un CET par semaine, un lycée par mois. » Au total, ce sont plus de 2 500 établissements qui voient le jour entre 1965 et 1975 pour répondre à l’afflux massif de nouvelles catégories d’élèves jusqu’alors privées d’enseignement secondaire. En l’espace de dix ans, les effectifs ont en effet doublé pour atteindre 3 millions d’élèves en 1969. Parmi ceux-ci, les enfants d’agriculteurs ont connu la plus forte progression : entre 1954 et 1968, leur taux de scolarisation à la sortie du 1er cycle du secondaire a été multiplié par cinq. Les enfants d’exploitants âgés de 16-18 ans, sont pourtant loin d’avoir comblé leur retard scolaire puisqu’en 1968, seuls 39 % d’entre eux sont scolarisés contre 90 % des enfants de cadres supérieurs et de professions libérales. Ils précèdent toutefois les enfants d’ouvriers dont le taux de scolarisation dans la même tranche d’âge est passé de 16 % en 1954 à 35 % en 196816. Encore convient-il de considérer ces chiffres avec précaution dans la mesure où ils ne prouvent complètement ni l’efficacité de la réforme du secondaire ni la réduction des inégalités géographiques. Ils expriment d’autre part la stratégie défensive d’une catégorie sociale en déclin, cherchant un recours plus intensif à l’école que celle des ouvriers moins menacée dans ses perspectives de débouchés durant la phase d’expansion économique des années 1960.

L’équité en question

  • 17 Cité dans L’Année politique, économique, sociale et diplomatique : 1970, Paris, PUF, 1971, p. 392.

15En 1970, un rapport de l’OCDE sur l’enseignement en France met l’accent sur les limites de la démocratisation, en évoquant : « Un système d’enseignement qui se fonde sur l’idéal d’égalité mais dans lequel l’échec est le lot de beaucoup17. »

Les limites de la démocratisation

  • 18 Antoine Prost, L’Enseignement s’est-il démocratisé ? Les élèves des lycées et des collèges de l’ag (...)
  • 19 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’ (...)
  • 20 Françoise Œuvrard, « Démocratisation ou élimination différée ? Note sur l’évolution du recrutement (...)

16Dans une enquête publiée en 1986 sous l’intitulé L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Antoine Prost dresse un bilan très mitigé : la croissance progressive du taux de scolarisation à l’âge de 16 ans est pour lui le signe évident d’une démocratisation quantitative de l’enseignement dans les années 1960. Mais les objectifs du Ve Plan (1966-1970) n’ont pas été atteints. Les CES, appelés à recevoir 80 % des élèves d’une classe d’âge, n’en accueillent que 53 % en 1970. Selon lui, les réformes ont par ailleurs « organisé le recrutement de l’élite scolaire au sein de l’élite sociale18 ». La création des CES a reproduit, à l’intérieur d’un même établissement, le cloisonnement qui existait jadis entre établissements. Au lieu de les éradiquer, le système a donc perpétué les inégalités. Antoine Prost rejoint sur ce point les analyses formulées, dès 1970, par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La reproduction19, ou encore par Françoise Oeuvrard. En analysant la composition sociale des élèves du niveau quatrième de l’enseignement public pour l’année scolaire 1976-1977, elle conclut, chiffres à l’appui, qu’à la sélection par rejet de l’institution se sont substituées des « formes douces » de relégation. Les enfants d’agriculteurs représentent, avec une relative stabilité, 7,8 % des effectifs de la 4e normale, 10,3 % de la 4e aménagée et 9,5 % de la 4e pratique. En revanche, les pourcentages respectifs sont de 12,4 %, 3 % et 0,6 % pour ceux dont les parents exercent une profession libérale ou sont cadres supérieurs20. La ségrégation sociale continue donc sous une autre forme au sein de filières nouvelles et de voies dépréciées.

17L’instauration de la carte scolaire n’a pas fait davantage disparaître la ségrégation spatiale. L’exemple de l’Auvergne illustre parfaitement certains travers de la politique sectorielle du ministère de l’Éducation nationale. Si, en 1963, la transformation des cours complémentaires en CEG a effectivement étendu l’offre éducative en matière d’enseignement secondaire à la quasi-totalité des cantons auvergnats, ces établissements restent de petite taille et faiblement polyvalents. En effet, en pérennisant l’existence d’un enseignement secondaire de proximité, la carte scolaire fige la situation.

18Elle favorise ainsi la réservation des filières nobles de l’enseignement long aux élèves des établissements urbains seuls à pouvoir bénéficier de toute la palette prévue par la réforme Fouchet-Capelle. En 1970, le taux d’entrée en sixième varie toujours en fonction de la localisation de la résidence d’autant que la carte scolaire fixe en priorité les élèves les plus défavorisés dans leur zone géographique, avec les caractères scolaires et sociaux qui y sont attachés, puisque les autres ont souvent les moyens d’y déroger. À cette époque, les campagnes affichent toujours le plus fort taux de redoublement en CM2 et celui le plus faible d’entrée au lycée.

Décentralisation ou déconcentration : la place des élus locaux

  • 21 Pour de plus amples développements sur cette question, se reporter à Jean Kerninon, Éducation nati (...)

19Les implications territoriales de la réforme de l’enseignement secondaire ont-elles débouché sur un nouveau partage des responsabilités au plan local ? À partir de 1965, les commissions départementales d’équipement sont composées pour un tiers de conseillers généraux et de maires ; un conseiller général siège à la commission académique de la carte scolaire présidée par le préfet du département. Malgré la volonté réitérée des ministres successifs de les associer à la définition des secteurs scolaires, les élus locaux ont des difficultés à trouver leur place dans le processus décisionnel. C’est surtout en qualité de bailleurs de fonds que les collectivités territoriales sont sollicitées par l’État, soucieux de se décharger d’une partie du fardeau financier que représente le budget de l’éducation. Au départ, nombreuses sont les communes désireuses de coopérer pour entretenir l’espoir d’un statut renforcé dans l’aménagement de l’espace local. Mais cette adhésion initiale fait vite place au mécontentement. En effet, les CEG, soumis à un régime municipal, plus répandus dans les petites localités, pèsent lourdement sur les finances des collectivités. Ce n’est finalement qu’en 1973 que le Premier ministre Pierre Messmer prend l’engagement de nationaliser l’ensemble des établissements de 1er cycle dans un délai de cinq ans21.

Un retournement de tendance au début des années 1970 : le rural relégué au second plan ?

  • 22 AN, fonds Pompidou, 5AG2/99, note de Joseph Fontanet sur la préparation du budget de l’Éducation n (...)
  • 23 AN, fonds Pompidou, 5AG2/100 : notes J.-F. Saglio, 23 mars 1972 et archives privées, notes Michel (...)

20Quelle place la ruralité occupe-t-elle dans la politique éducative de l’État au début des années 1970 ? Après les événements de Mai 68, le pouvoir reconsidère ses priorités en fonction des urgences. Edgar Faure, nommé ministre de l’Éducation nationale le 10 juillet 1968, se préoccupe avant tout de mener à bien la réforme de l’université. Olivier Guichard, qui lui succède onze mois plus tard, a pour objectif principal de restaurer l’ordre et la discipline dans les lycées encore en proie à l’agitation. Les conséquences économiques de la crise obligent par ailleurs le gouvernement à prendre des mesures de blocage en application du plan de redressement financier et de la politique d’austérité adoptée pour 1970. Les moyens vont donc s’avérer insuffisants pour répondre aux besoins engendrés par la multiplication des établissements et l’affluence de la population scolaire. Une note rédigée en 1973 par le ministre Joseph Fontanet révèle que 300 000 élèves du second degré sont encore accueillis dans des classes mobiles vétustes22. Les constructions industrialisées à bas coût apparaissaient jusqu’alors comme une solution d’urgence pour faire face à cette pression. Mais l’incendie le 6 février 1973 du CES Édouard Pailleron, dans le XIXe arrondissement de Paris, se solde par un lourd bilan humain de vingt et un morts. Cette catastrophe va stigmatiser l’échec du modèle de la construction « d’un collège par jour23 ».

  • 24 AN, fonds Pompidou, 5AG2/53 : rapport de G. Palmade, conseiller technique au ministère de l’Éducat (...)
  • 25 AN, fonds Pompidou, 5AG2/73 : lettre d’Olivier Guichard au Premier ministre, 24 juin 1971.
  • 26 AN, fonds Pompidou, 5AG2/67 : Conseil restreint du 11 décembre 1973, enseignement du second degré.

21Il y a bien lieu de s’interroger à présent sur la portée des réponses politiques et économiques de l’après Mai 68. Celles-ci révèlent, semble-t-il, un nouvel état d’esprit des décideurs à l’égard d’une ruralité désormais perçue comme un espace en déclin irrémédiable. Dès 1969, des rapports émanant du ministère de l’Éducation nationale critiquent en effet la carte scolaire conçue et mise en place au début des années 1960. Une authentique égalité des chances n’est plus considérée réalisable que dans le cadre d’unités pédagogiques beaucoup plus vastes que les districts et secteurs de base24. En 1971, le ministre Olivier Guichard remet en cause les crédits affectés aux opérations du second degré en zones de rénovation rurale, au motif de leur faible rentabilité25. Enfin, le projet de réforme de l’enseignement du second degré, présenté par Joseph Fontanet lors du Conseil restreint du 11 décembre 1973, illustre également ce nouvel état d’esprit. Préparé par un comité d’experts où figure François Bloch-Laîné, chargé d’un rapport sur la décentralisation, il contient certes un paragraphe consacré à l’égalité des chances mais ne fait nulle mention de la dimension territoriale de la démocratisation26. Il est manifeste que la volonté initiale de réduire les inégalités spatiales ne bénéficie donc plus de la même impulsion ministérielle.

*

  • 27 Georges Pompidou, Le Nœud gordien, Paris, Flammarion, 1984 (1re éd. : 1974), p. 88.

22Si l’on excepte ceux émanant des partis, des syndicats et des associations de parents d’élève, et même si bien peu ont abouti, ce sont onze projets de refonte de l’enseignement secondaire qui ont été présentés par les gouvernements des IVe et Ve Républiques depuis la Libération jusqu’en 1974. Ce niveau d’enseignement a donc fait l’objet d’un constant effort de réflexion au nom de la démocratisation, même si la réduction des inégalités géographiques y a occupé une place fluctuante. Dans Le nœud gordien, rédigé à la veille de la campagne présidentielle de 1969, Georges Pompidou trace une ligne d’action à laquelle il est demeuré fidèle dans l’exercice de ses différentes responsabilités au sommet de l’État : « Dispersion à la base pour faciliter la démocratisation, concentration au sommet pour permettre l’efficacité27. » On a vu combien l’écart entre cette ambition et les réalisations du pouvoir en matière d’aménagement scolaire en milieu rural a été important, faute d’un nouveau partage des attributions au profit des collectivités locales.

23Durant les quinze années qui suivent, l’attention renouvelée pour la politique d’aménagement rural inscrite dans les VIe et VIIe Plans, la mise en place du collège unique par la réforme Haby en 1975, puis les mesures de décentralisation prises en 1983, offrent un nouveau cadre à l’élaboration d’une politique éducative de réduction des inégalités géographiques. Dans le prolongement de la loi d’orientation du 10 juillet 1989 sur l’éducation, le gouvernement socialiste poursuit cet objectif mais en limitant cette fois son ambition à des opérations ciblées. Il s’agit de la mise en place, à partir de 1990, d’un dispositif expérimental dit de « rénovation du réseau scolaire dans les zones d’habitat dispersé ». Il ne concerne que sept départements ruraux : Aveyron, Creuse, Dordogne, Drôme, Guadeloupe, Mayenne et Vosges. À l’heure où la France entre dans un processus de suppression de la carte scolaire, le débat autour de l’articulation des politiques éducatives et de l’aménagement rural conserve toute son actualité.

Notes

1 Journal officiel (JO), débats parlementaires, 20 juin 1963, p. 3602-3604.

2 Louis Cros, L’Explosion scolaire, Paris, CUDP, 1961.

3 Alain Girard, La Réussite scolaire en France, 1961.

4 Viviane Isambert-Jamati, dans Bulletin de liaison des professeurs d’écoles normales, no 2, 1962.

5 Marcel Gautier, « La Répartition des effectifs scolaires en France », Annales de géographie, 1964, vol. 73, no 395, p. 46-62.

6 Discours de Jean Capelle au congrès de la Confédération nationale de la Mutualité, de la coopération et du crédit agricole, Évian, 1964. Compte rendu publié dans la Revue des études coopératives, 3e trimestre 1964, p. 216.

7 Marcel Gautier, « La Répartition des effectifs scolaires en France », op. cit., p. 57.

8 Analyse extraite de Charles Moracchini, Système éducatif et espaces fragiles. Les collèges dans les montagnes d’Auvergne, Clermont-Ferrand, Ceramac, université Blaise Pascal, 1992.

9 La réforme de l’enseignement, projet soumis à monsieur le ministre de l’Éducation nationale par la commission ministérielle d’étude, [Paul Langevin et Henri Wallon éd. scientifiques], Paris, [1947], p. 15.

10 JO, débats parlementaires, p. 1418-1421 : discours prononcé à l’Assemblée nationale, le 19 mai 1965.

11 Témoignage recueilli dans le cadre de la campagne d’archives orales de l’Association Georges Pompidou, entretien du 22 janvier 1998 réalisé par Vincent Leonard et Noëlline Castagnez-Ruggiu.

12 À ce sujet, voir les témoignages de Jacques Narbonne, ancien conseiller du général de Gaulle à l’éducation, dans De Gaulle et l’éducation, une rencontre manquée, Paris, Denoël, 1994, p. 102 et suiv., et de Lucien Geminard dans L’unification du système enseignant français (1963-1985). Souvenir d’un inspecteur général, Paris, INRP, 2002, p. 17 et suiv.

13 Archives nationales (AN), fonds Pompidou, 5AG2/99 : notes Gilbert Léoutre, chargé de mission au secrétariat général de la présidence de la République, 1973.

14 À ce sujet, voir le témoignage de Jean Capelle, Éducation et politique, Paris, PUF, 1974, p. 39.

15 Id., L’École de demain reste à faire, Paris, PUF, 1966, p. 121.

16 Ces chiffres sont extraits de Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales, no 24, t. 1, 1978, p. 21.

17 Cité dans L’Année politique, économique, sociale et diplomatique : 1970, Paris, PUF, 1971, p. 392.

18 Antoine Prost, L’Enseignement s’est-il démocratisé ? Les élèves des lycées et des collèges de l’agglomération d’Orléans de 1945 à 1980, Paris, PUF, 1986, p. 201.

19 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, éd. du Minuit, 1970.

20 Françoise Œuvrard, « Démocratisation ou élimination différée ? Note sur l’évolution du recrutement social de l’enseignement secondaire en France, entre 1958 et 1976 », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, no 1, p. 87-97.

21 Pour de plus amples développements sur cette question, se reporter à Jean Kerninon, Éducation nationale et espace local : les défis de la carte scolaire, Paris, L’Harmattan, 1997.

22 AN, fonds Pompidou, 5AG2/99, note de Joseph Fontanet sur la préparation du budget de l’Éducation nationale pour l’année 1974, 5 juin 1973.

23 AN, fonds Pompidou, 5AG2/100 : notes J.-F. Saglio, 23 mars 1972 et archives privées, notes Michel Jobert, 7 et 14 février 1973.

24 AN, fonds Pompidou, 5AG2/53 : rapport de G. Palmade, conseiller technique au ministère de l’Éducation nationale, sur les enseignements du second degré, 23 octobre 1969, 27 p.

25 AN, fonds Pompidou, 5AG2/73 : lettre d’Olivier Guichard au Premier ministre, 24 juin 1971.

26 AN, fonds Pompidou, 5AG2/67 : Conseil restreint du 11 décembre 1973, enseignement du second degré.

27 Georges Pompidou, Le Nœud gordien, Paris, Flammarion, 1984 (1re éd. : 1974), p. 88.

Auteur

Maître de conférences d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers et membre du Gerhico-Cerhilim. Ses travaux de recherche portent sur l’histoire politique de la France du XXe siècle. Il a publié Jean Hennessy (1874-1944). Argent et réseaux au service d’une nouvelle république (PUR, 2008) et prépare la publication des actes d’un colloque intitulé « Fiefs, bastions, terres de mission et déserts électoraux de la Révolution à nos jours ».

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