1 Le 11 septembre 1973, les forces armées renversent le gouvernement de Salvador Allende et instaurent une dictature qui durera jusqu’en 1990. Elle est dirigée, les premiers mois, par une junte militaire puis par le général en chef de l’armée de terre, Augusto Pinochet. De 1973 à 1985, un état d’exception est mis en place au moyen d’édits militaires comportant notamment l’état de siège, l’état d’urgence, le couvre-feu, l’interdiction des partis politiques, la censure de la presse et la prohibition des réunions et des manifestations publiques.
2 Notre travail de terrain comprend des entretiens semi-directifs réalisés auprès de douze membres et de deux dirigeants de l’AFDD entre mai 2005 et décembre 2006, ainsi que l’analyse des documents publics de l’association, en particulier trente-deux déclarations, neuf lettres publiques et deux communications de l’association. Nous avons aussi consulté un corpus restreint de presse concernant l’affaire des 119 (voir infra).
3 C. Taylor, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf, 1998 [1979].
4 L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 22-23.
5 B. Fradin, J. Quéré, J. Widmer (dir.), L’Enquête sur les catégories : de Durkheim à Sacks, Paris, EHESS, coll. « Raisons Pratiques », 1994, p. 34.
6 L. Quéré, « Le public comme forme et comme modalité de l’expérience », in D. Cefaï, D. Pasquier (dir.), Le Sens du public, Paris, PUF, 2004.
7 E. Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 [1974].
8 Une modalisation selon Goffman se produit quand « une transformation systématique a lieu sur un matériau déjà signifiant selon un schème d’interprétation sans lequel la modalisation serait dépourvue de signification […] La fonction cruciale d’une modalisation, c’est donc de définir ce qui pour nous est en train de se passer », Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 54.
9 Gouvernement de l’Unité populaire, alliance composée par le Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti radical, le Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU) et l’Action populaire indépendante (API). L’Unité populaire dirigea le pays entre 1970 et 1973.
10 Le rapport de la Commission nationale de vérité et réconciliation de 1991 compte 1 197 détenus disparus.
11 Au fur et à mesure que leur engagement dans l’association – et dans la cause de celle-ci – s’accroît, ces femmes vont développer un langage et une pratique militante. Celle-ci découle en grande partie des actions militantes communistes, après l’entrée des parents de ce parti en 1976. Mais leur forme de militantisme est d’un caractère différent : les parents du MIR, notamment les mères, ont un lien affectif vis-à-vis de la cause « socialiste », dans la mesure où la cause a été adoptée suite à la disparition d’un proche. Les parents de communistes et socialistes – eux aussi dans leur majorité de femmes –, par contre, étaient eux-mêmes militants au moment où s’est produite la disparition du proche et le caractère de cette perte relève dès le départ, pour eux, d’une perte politique, ce que nous essayerons d’approfondir avec l’analyse de catégories.
12 R. Ruz, Agrupación de familiares de detenidos desaparecidos : organización y forma de sociabilidad en dictadura, Tesis de Licenciatura en historia, Universidad Católica de Chile, Santiago, 2004.
13 Rassemblement inter-confessionnel créé en octobre 1973 et dissout en 1976 en raison de son interdiction par le régime. Son action s’est poursuivie par le biais de la création du Vicariat de la solidarité au sein de l’Église catholique en 1976.
14 Instrument légal créé au Chili en 1976, le recours de protection des garanties constitutionnelles est défini comme une action de protection de certains droits fondamentaux contre les atteintes liées à des actions ou omissions illégales ou arbitraires de l’autorité ou de particuliers. Le recours d’amparo se restreint à la protection de la liberté personnelle dans le cas d’arrestations arbitraires ou illégales. In H. Nogueira, E. Pfeffer, M. Verdugo, Derecho constitucional, tomo I, Santiago, Jurídica de Chile, 1994. On pourrait s’interroger sur le fait qu’un nouvel instrument légal a été créé en 1976, en pleine dictature, sachant que les habeas corpus interposés pour les familles des détenus ont été systématiquement rejetés.
15 L. Quéré, « Événement et temps de l’histoire » in J.-L. Petit (dir.), L’Événement en perspective, Paris, Raisons Pratiques, EHESS, 1991 et du même auteur « Un événement indécidable ? », Espace-Temps, n° 64-65, 1997, p. 4-15.
16 Tout au long de son existence, l’association établit des liens décisifs pour son action avec des organismes internationaux, les églises, notamment catholique, certains partis politiques du centre et de gauche (notamment le MIR, le PS et le PC) et différents réseaux professionnels parmi lesquels celui des avocats des droits de l’homme.
17 O’Dia (Brésil) et Lea (Argentine) dont la parution cessera suite à ce premier numéro (la publication d’O’Dia était suspendue depuis plusieurs décennies).
18 Comme La Tercera et Las Ultimas noticias le 16 juillet 1975, La Segunda le juillet 1975, El Mercurio le 23 juillet 1975, La Segunda le 24 juillet 1975, La Tercera le 25 juillet 1975, et El Mercurio les 26 et 27 juillet 1975, puis le 31 août 1975.
19 Cette découverte fut possible grâce à la confession d’un agriculteur, rendue publique par l’Église catholique (Ruz, 2004. op. cit.). L’AFDD organisa un pèlerinage à Lonquén, installant une plaque dont l’inscription note « Aux martyrs de Lonquén, Association de familles de détenus disparus, 25 février 1975 ». Photographie insérée dans le document « Lonquén, une vérité arrachée, 7 octobre 1983, à 10 ans d’un crime », AFDD, octobre 1983.
20 A. Schutz, Le Chercheur et le quotidien : phénoménologie des sciences sociales, Paris, Klincksieck, 1987.
21 L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification, op. cit.
22 Nathalie Heinich s’intéresse aux élites artistes sous l’angle du paradoxe de la formation d’une identité collective (les artistes) selon un régime de singularité (singularité du talent). On pourrait transposer cette idée au cas de l’AFDD : son action et l’identité des détenus disparus se constituent en affaire collective tout en maintenant la singularité du lien familial qui unit les familles aux disparus. Voir N. Heinich, L’Élite artiste : excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
23 Émission « Détenus disparus », El Mirador, Télévision nationale du Chili, 2000 (la déclaration d’Ana González est une retransmission d’une vidéo filmée au Vicariat de la solidarité pendant la dictature).
24 Par exemple, en réponse aux demandes de l’ONU, le régime militaire avançait les justifications suivantes : « Il y a un taux de disparitions normal dans tous les pays (perte de la raison, personnes fuyant la justice, personnes disparaissant volontairement) ; il y a des personnes passées en clandestinité, des personnes sorties du pays sans être enregistrées […], des personnes sorties du pays grâce au droit d’asile, des personnes figurant sur les listes qui n’ont pas d’existence légale, des personnes figurant sur les listes qui sont décédées ; beaucoup de ces personnes utilisaient de faux papiers, beaucoup des ces personnes ont pu décéder lors d’affrontements avec les forces de sécurité », discours du ministre de l’Intérieur Sergio Fernández, 16 juin 1978.
25 Avec le soutien des Chiliens en exil, l’AFDD dénonce auprès de différents organismes de la sphère interna-ce qui se produit au Chili : l’OEA (Organisation des États américains), l’ONU, ainsi que des ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch. En 1974, l’OEA (grâce à l’initiative des partis politiques de gauche) mène une enquête in situ sur les violations des droits de l’homme au Chili, au cours de laquelle des centaines de Chiliens, majoritairement des femmes, dénoncent la détention et la disparition de parents et d’amis. En 1976, l’ONU établit son premier groupe de travail sur le Chili et publie en 1978 son premier rapport spécial sur les droits de l’homme dans le pays.
26 L’expression apparaît dans différents journaux nationaux. Las Últimas Noticias annonce par exemple le 15 novembre 1978 : « Peligroso asaltante era un presunto desaparecido » (Le dangereux braqueur était un présumé disparu). De même, El Mercurio publie le 16 novembre 1978 un article intitulé « Revelan delitos de un presunto desaparecido » (On révèle des délits d’un présumé disparu).
27 Cette répression s’explique en partie par la recherche, de la part du régime, de la direction clandestine du Parti communiste, qui fut finalement détenue en avril 1976. Rapport sur la qualification de victimes de violations des droits de l’homme et de la violence politique. Corporation nationale de réparation et de réconciliation, 1996.
28 H. Vidal, Dar la vida por la vida. La agrupación chilena de familiares de detenidos desaparecidos. Minneapolis, Minnesota, Institute for the study of ideologies and literature, 1982.
29 Lors de cette grève, l’AFDD fait la déclaration suivante : « Il y a grève dans 79 villes du monde qui correspond à 17 pays et à un total de 579 personnes en grève de la faim, sans compter celles de San José de Costa Rica, dont le nombre est indéterminé », Grèves de la faim dans le monde, AFDD, 31 mai 1978 ; Archives interfédérales de la CFDT, Relations entre la CFDT et le syndicalisme au Chili, côtes 8 H 2006, 8 H 2009-8 H 20 013.
30 Cette seconde grève fut réalisée pour s’opposer au décret-loi d’amnistie 2 191 d’avril 1978. Le décret loi 2191, promulgué par le régime de fait en 1978 accorde, dans son article 1er, l’amnistie à toute personne ayant participé, en qualité d’auteur, complice ou receleur, dans des actes délictueux signalés entre le 11 septembre 1973, jour du coup d’État, et le 10 mars 1978. C’est-à-dire pendant la période d’état de siège.
31 Comme noté supra, à partir de 1976 commencent à circuler des revues et journaux d’opposition, et certaines chaînes de radio diffusent des informations en opposition au régime. Néanmoins, la plupart des médias diffusent uniquement les informations officielles (toutes les chaînes de TV, la plupart des radios et journaux). En fait, un des premiers édits militaires interdisait tous les médias. Ensuite, la censure et la « censure préalable » seront établies. La presse d’opposition sera constamment soumise à des ordres de clôture, à des agressions aux locaux, et à des procès pénaux et civils entamés contre les journalistes et les journaux. Ainsi, on désigne cet espace d’ouverture pour la presse dissidente comme une forme de publicisation et non comme le signe de la formation d’un espace public. Si la presse dissidente a constitué un canal de dénonciation et de publicisation des diverses causes opposées à la dictature, il ne s’agissait pas d’une forme de critique démocratique mais plutôt d’une forme de résistance à un régime autoritaire.
32 L. Israël, Robes noires, années sombres. Avocats et magistrats en résistance pendant la Seconde guerre mondiale, Paris, Fayard, 2005.
33 La période de septembre à décembre 1973 est une période de répression de masse, pendant laquelle les principales victimes sont les militants des partis et fonctionnaires ayant participé à l’UP. À partir de décembre 1974 commence la répression des réseaux clandestins en phase de constitution.
34 E. Padilla, La Memoria y el olvido. Detenidos desaparecidos en Chile, Santiago, Orígenes, 1995.
35 Entretien, mars 2005. Homme, 50 ans, deux ans et demi dans l’association, chômeur, ex-militant communiste.
36 Entretien, mars 2005. Femme, 73 ans, membre de l’AFDD depuis 30 ans, femme au foyer, militante communiste avant son entrée dans l’association.
37 Interview de Gladys Marin in A. Garcia Castro, La Mort lente des disparus au Chili : sous la négociation civils-militaires (1973-2002), Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 227-228.
38 Cité par H. Vidal, Dar la vida por la vida, op. cit., p. 74.
39 Dans sa « Lettre à Pinochet » du 20 juillet 1977, l’AFDD écrit : « Si nous avons signalé à son excellence la militance politique des principaux cas de disparitions, c’est parce que nous croyons qu’il est en train de se produire un processus systématique de génocide politique qui a pour objet l’élimination de tous ceux qui professaient des idées ou doctrines que l’actuel gouvernement a exclues pour les considérer attentatoires à la sécurité nationale. », (C’est nous qui soulignons).
40 D. Cuadros Garland, « Formation et reformulation d’une cause : le cas des droits de l’homme au Chili, de la dictature à la politique de la réconciliation nationale », Politix, n° 62, 2003, p. 165-190 ; et sa contribution à l’ouvrage.
41 Créé en 1976, au sein de l’Église catholique par initiative du Cardinal Raúl Silva Henriquez, celui-ci devient un des seuls espaces de dissidence tolérés par le régime militaire et s’avère essentiel pour l’AFDD : « Le Vicariat accueille l’association dans ses locaux, lui assure une assistance juridique et conserve les archives des démarches effectuées par les parents et avocats auprès des organismes officiels et auprès d’organisations politiques devenues clandestines. Le Vicariat est ainsi devenu une source d’information qui, plus tard, se révélera fondamentale pour établir des certificats d’authentification des victimes. »
42 L. Israël, « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le Cause Lawyering », Droit et Société, n° 49, 2001, p. 795.
43 Voir à ce propos S. Lefranc (dir.), Après le conflit, la réconciliation ? Paris, Houdiard, 2006 et M. Le Pape, J. Siméant et C. Vidal (dir.), Crises extrêmes : face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006.
44 Déclaration contre la disparition forcée de l’OEA en 1994. La « Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées » a été approuvée par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies en février 1994. Elle considère « que les disparitions forcées affectent les valeurs les plus profondes de la société toute entière […], et que sa pratique systématique est comparable à un crime contre l’humanité ». Elle fut signée par le Chili en 1994 mais n’est toujours pas ratifiée aujourd’hui.
45 L’AFDD participe en 1981 à la formation de la Fédération latino-américaine d’associations des familles de détenus disparus (FEDEFAM) et s’engage avec elle à promouvoir la typification de la disparition comme disparition forcée en tant que crime contre l’humanité.
46 Nous ne faisons pas seulement allusion ici aux images du Chili lorsqu’il était gouverné par l’Unité populaire (effectivement pour la plupart en noir et blanc), mais aussi à une certaine conception politiquement radicale du monde, celle du « tout ou rien ».
47 Ce type de distinction peut même être perceptible dans un même document, tel est le cas d’une lettre adressée à A. Pinochet le 20 juillet 1977. Dans un premier paragraphe, l’association fait référence au caractère militant de disparus, les décrivant comme des hommes « venant des secteurs paysans et urbains et qui, directement ou indirectement, avaient eu une participation dans le gouvernement antérieur [celui de l’Unité populaire] », faisant allusion aux disparus les plus célèbres des partis socialistes, communistes et du MIR. Cependant, deux pages plus loin, et au fur et à mesure que le récit se fait plus précis, sont évoqué deux corps qui ont été retrouvés : celui du « jeune Cardemil Lausic Glasinovic […] et la dépouille défigurée de Marta Ugarte Roman ».
48 Coalition de centre-gauche qui gouverne le Chili depuis 1990, composée du Parti socialiste, du Parti démocrate chrétien, du Parti pour la démocratie et du Parti radical social-démocrate.
49 Avec le MIR, la Gauche chrétienne (IC) et deux groupes armés d’extrême gauche : le Front patriotique Manuel Rodriguez (FPMR) et le Mouvement de jeunesse Lautaro (MJL).