6. Les « victimes » : label ou groupe mobilisé ? Éléments de discussion des effets sociaux de la catégorisation
p. 101-112
Texte intégral
1Cette contribution se propose de tracer des pistes de réflexion sur les mécanismes et les effets sociaux de l’identification de groupes de « victimes » dans des conflits et des mobilisations diversifiés. L’émergence de la « figure de la victime » apparaît souvent, dans les travaux savants, mais également désormais dans la presse et, plus généralement, en dehors du monde de la science, comme une évidence factuelle qui révélerait des transformations sociétales, mais dont la signification elle-même est rarement directement interrogée. Lorsque le caractère mensonger de la déclaration d’une jeune femme qui avait rapporté l’agression dont elle avait été victime dans le RER est révélé en août 2004, une journaliste du Monde affirme que cette affaire « illustre les dérives du processus de reconnaissance des victimes, lancé depuis vingt ans1 ». Et le journal d’interroger deux sociologues, un philosophe et un historien sur « cette sacralisation de la victime2 » qui serait devenue le propre de nos sociétés. À y regarder de plus près pourtant, ce sont bien les journalistes, qui se posent ici comme observateurs d’un nouveau « phénomène social victimaire », qui ont initialement, en donnant crédit au récit de la jeune femme et en le rapportant dans certaines formes, consolidé l’identité publique de cette « victime ».
2Ainsi, on touche immédiatement au caractère de construit collectif que revêt cette identification comme « victime » : espaces et institutions policiers, judiciaires, politiques, médiatiques sont impliqués et interpellés par ce récit public. Tous les jeux autour de cette catégorie – faite par et pour la pratique – semblent donc possibles. Dès lors, il va de soi que le mot « victime » ne désigne ni un concept qui pourrait servir au politiste ou au sociologue pour l’analyse des pratiques de mobilisation, ni même une notion plus ou moins univoque : comparant les pratiques de deux associations de lutte contre le Sida, Sandrine Musso et Gwenola Le Naour montrent ainsi comment des figures concurrentes des « victimes » de la maladie coexistent et s’affrontent, alors même qu’une cause unique de la « lutte contre le virus » est proclamée. La catégorie de « victime » est mobilisée dans des registres hétérogènes, dans différentes configurations géographiques, sociales et temporelles, bien entendu, mais aussi souvent par différents groupes d’acteurs sur un même terrain de mobilisation.
3À partir de cet éparpillement d’usages, on voudrait développer une analyse plus systématique, non seulement des mécanismes de l’étiquetage et de l’auto-désignation comme victime, mais surtout de leurs effets sur les formes d’action et de mobilisation observables. L’analyse de la labellisation, éventuellement stigmatisante, de certains acteurs et groupes sociaux se concentre souvent sur les effets symboliques de la catégorisation, au détriment de l’attention à apporter à leur traduction dans toute une série de dispositifs pratiques, auxquels s’attachent des aspects directement matériels. Après avoir fait le point sur les acteurs engagés dans la désignation comme victime, on s’attardera sur le caractère d’investissement de forme – forme fortement liée aux codes et règles de l’espace judiciaire – que cette catégorisation revêt. Enfin, on examinera les effets du succès de la catégorie de victime en termes de logiques de mobilisation. La figure de la victime s’inscrit désormais dans des cadres d’interprétation et de gestion des crises politiques, partiellement « transférables » d’une région du monde à une autre.
Les victimes, entre auto-identification et stigmatisation
4Quelle que soit la manière dont on cherche à objectiver sociologiquement les mécanismes de désignation plus ou moins officielle de groupes de « victimes », ce mode de catégorisation renvoie à des situations empiriques variées, ainsi qu’aux expériences des plus hétérogènes des acteurs concernés. Néanmoins, l’apposition de l’étiquette de victime exige, pour produire certains effets sociaux, de correspondre non seulement à une identité revendiquée individuellement ou collectivement face à différentes institutions – pour reprendre l’exemple évoqué plus haut, une jeune femme se déclare victime d’une agression dans le train, elle dépose plainte, parle à des journalistes – mais également à une identité officialisée et garantie par d’autres acteurs, ayant, dans différents espaces sociaux, autorité pour dire qui est « victime ». Ce sont, bien évidemment, des policiers, des professionnels de justice, des gens de médias mais aussi des universitaires, comme on le voit dans le présent exemple et comme l’illustre le recours à des historiens pour dire, en justice (on pense immédiatement au procès Papon) ou dans d’autres arènes publiques, quels groupes sont les « véritables victimes » de conflits ou de violences politiques.
5Autrement dit, même si mon identification comme victime peut exister plus localement dans l’espace social, en reposant sur le partage d’une lecture de la situation avec cette catégorie dans mon monde familial par exemple, ou dans les jeux professionnels dans lesquels j’interviens quotidiennement, la labellisation publique comme victime ne peut se faire sans l’intervention de ces institutions spécialisées localisées dans des champs sociaux diversifiés. Si ces dernières cessent de jouer le jeu de la labellisation, comme dans l’exemple ci-dessus, elle cesse d’être mobilisable comme identité publique. Le fait que cette labellisation soit reconnue et spécifiée est donc le produit d’un travail de construction de cause, déjà souvent étudié par ailleurs3, qui repose sur la convergence de labellisations (qui n’implique ni coopération ni univocité du terme).
6Il reste qu’une perspective en termes de construction de cause donne à la reconnaissance comme victime un aspect fortement stratégique : le caractère rationnel et calculé de la lutte pour cette identification, pour les modes d’existence sociale et les effets de prise en charge par certaines institutions que cela entraîne, dissimule le fait que les acteurs ne perçoivent quelquefois pas d’autre option disponible que cette constitution en victimes. L’espace des identités possibles aux yeux des acteurs, à un endroit et à un moment, est toujours plus ou moins restreint, et devient très étroitement contraignant dans des contextes dans lesquels la lutte et la violence politiques sont moins légitimes : Gaëlle Dequirez montre ainsi parfaitement comment le sens pratique des militants tamouls sri lankais en exil en France les dissuade de se poser en tant que « résistants », « guerriers », « indépendantistes », comme ils le font par exemple à Sri Lanka, et les oriente vers la revendication de l’identité de victime. L’usage de la catégorie n’est pas universellement ouvert aux acteurs, il est temporellement, géographiquement et socialement structuré4. Le fait d’être exilé ou pris dans les rouages de la violence d’État dans un pays donné, et de ne pas pouvoir en conséquence avoir directement recours à des institutions judiciaires devant lesquelles mobiliser « ses droits », structure une définition particulière de la figure de victime et des stratégies de reconnaissance du dommage qu’on peut adopter.
7Dès lors, il convient de se demander dans quelles configurations la « victimisation5 » sera surtout le résultat d’activités stratégiques, c’est-à-dire ici vécues sur le mode du travail d’anticipation et donc d’une emprise minimale sur les pratiques des autres acteurs, et dans quelles conditions elle apparaîtra aux intéressés comme une forme qui s’impose à eux comme de l’extérieur. Les perceptions des acteurs concernés révélées par des enquêtes de terrain spécifiques peuvent seules éclairer complètement ces questions. Si le savoir pratique sur la possibilité de mobiliser la catégorie et sur la manière de recourir aux institutions habilitées à délivrer plus ou moins officiellement ce label oriente une perception plus stratégique de la revendication identitaire comme victime, même les acteurs les plus démunis en ressources et les plus extérieurs aux espaces de mobilisation de la catégorie restent capables de calcul. Ceci d’autant plus que les protagonistes peuvent souvent jouer sur plusieurs labellisations/identités concurremment ou successivement (victime/résistant ou survivant) en fonction des publics face auxquels et pour lesquels ils se définissent, et par lesquels ils sont éventuellement dénommés. Le travail d’auto-identification aussi bien que la légitimation par l’usage du statut de victime n’excluent pas, bien sûr, la croyance la plus sincère dans la catégorie et la perception réelle des événements à travers le binôme victime/bourreau6. La multiplication des usages de cette classification, tout particulièrement pour penser des situations de sortie de crise politique dans certaines régions, ne peut que contribuer à la naturalisation de la catégorisation et donc à la diffusion de la perception et de l’auto-identification dans ces termes.
8L’un des bénéfices de la dénomination en tant que victime dans les sociétés occidentales contemporaines peut tenir dans l’effet de dépolitisation des causes défendues que le recours à la catégorie permet : la victime est par définition du côté de la légitime défense et non de la violence coupable, elle représente l’absolue vulnérabilité et l’innocence (passive) face au pouvoir d’État, et non une idéologie ou un choix politique que l’on pourrait juger équivalent à d’autres. Dans certains cas, il n’est pas à exclure que cette dépolitisation puisse justement être vécue comme perte d’identité porteuse de stigmatisation7 par ceux auxquels l’étiquette est accolée : ainsi, les militants tamouls sri lankais peuvent se vivre comme des « résistants », ou les déportés de régimes totalitaires comme des « survivants », et les uns et les autres peuvent faire l’expérience d’une identification subie en tant que « victimes » sous l’effet de la mobilisation d’autres acteurs et tenter de faire prévaloir d’autres définitions de leur situation8. Il reste que l’effet de dépolitisation évoqué tient sans doute largement à l’intervention dans le processus d’étiquetage9 d’acteurs sociaux qui ne sont pas des hommes politiques et qui acquièrent un très grand poids dans la désignation collective des groupes concernés : il s’agit tout particulièrement des professionnels de la justice. La victime est avant tout une figure de l’espace judiciaire.
L’investissement d’une forme efficace et contraignante
9On l’a suggéré, la définition des situations, des victimes et des coupables désignés, les formes de mobilisation jugées appropriées (aller en justice ou non), les « solutions » préconisées, etc., varient grandement, y compris sur un même terrain de mobilisation, dans une logique de concurrence entre groupes investis dans des constructions collectives des causes. Néanmoins, parler de « victime », c’est déjà se référer à un mode de construction de la cause bien spécifique qui renvoie à des cadres cognitifs préconstitués, plus ou moins partagés dans notre société, qui ont trait aux rapports entre justice et injustice : on s’inscrit ainsi dans la tension entre la proclamation des droits que l’on pourrait exercer en justice et celle de notre bon droit à l’insatisfaction, du bien-fondé de notre souffrance et, par là, de nos revendications. Il semble qu’un continuum se dessine, liant, à un pôle, la constitution en victime du procès, victime judiciaire donc et souvent pénale, recherchant la condamnation de coupables et la réparation de dommages individuels, et, à l’autre pôle, le registre plus éthique et/ou émotionnel de l’affirmation de la justesse d’une action dans un espace public médiatique (et non judiciaire) de la part de victimes qui peuvent agir comme collectifs. Toute une série d’hybridations et de positions intermédiaires restent possibles, en jouant par exemple sur le registre des droits de l’homme et de la référence à des juridictions ou à des « forums de justice » moins établis ou institutionnalisés (l’un des enjeux de l’activité des tribunaux pénaux internationaux est ainsi de dire solennellement quelles sont les « véritables victimes » de génocides ou de crimes contre l’humanité, tout en consolidant dans le même temps leur place et leur pouvoir d’institutions nouvelles et hybrides). Selon le positionnement tenu à l’intérieur de ce continuum, ce qui varie n’est pas uniquement du domaine du symbolique (la question du sens donné à l’action, des effets de légitimation), ce sont aussi, très concrètement, les périmètres de mobilisation ouverts aux acteurs, les espaces de publicisation des causes investis, les formats de cette publicisation et les types d’acteurs et de groupes sociaux placés en interaction et/ou en interdépendance.
10Ce qui nous intéresse particulièrement ici, lorsque l’on parle de la constitution de l’identité publique de « victime », c’est qu’elle ne peut se faire sans l’intervention d’acteurs, judiciaires ou autres, extérieurs aux groupes qui reçoivent cette dénomination : participant aux processus de définition des victimes et de construction des situations dans ces termes, ils y inscrivent leurs propres logiques d’action, les impératifs de leurs espaces professionnels, les temporalités dont ils dépendent. L’analyse des activités des acteurs au procès pénal, juristes et criminologues, qui ont autorité pour dire publiquement dans certaines situations historiques ce qu’est une victime, et inséparablement qui est victime, devient alors centrale10. Ces acteurs juridiques et judiciaires pourraient sembler marginaux et être rejetés dans l’ombre par un découpage de l’objet d’étude focalisant l’attention sur les groupes mobilisés revendiquant leur identification publique comme « victimes ». Pourtant, l’usage même de la catégorie les met au centre du dispositif : ils sont souvent les premiers à avoir leur mot à dire sur ces situations, lorsque les groupes mobilisés vont en justice mais aussi dans la mesure où l’espace du jugement (judiciaire, et tout particulièrement pénal) est structuré à travers l’opposition entre victimes et coupables. L’espace du jugement moral peut ici se calquer partiellement sur celui du jugement pénal, en empruntant cette division. Tout se passe donc comme si les codes régissant le jeu juridique informaient les discours, les visions, les pratiques des participants. Plus précisément, en recherchant non seulement l’attribution sociale de l’identité de victime mais la qualification juridique en tant que telle, les groupes concernés n’ont d’autre choix – dans nos sociétés, dans lesquelles l’autorité pour porter les « victimes » à l’existence sociale est monopolisée par des institutions spécialisées, professionnalisées et autonomisées – que de s’en remettre à des tiers acteurs qui transposent la situation des groupes intéressés dans la grammaire de leur propre espace.
11La « judiciarisation » des causes place la mobilisation, au moins en partie, sur des scènes judiciaires et l’annexe au temps du procès : une fois le jugement rendu, la « victime », dont le dommage est supposé réparé, perd son titre pour agir, tandis que la revendication morale du « bon droit » à se mobiliser n’est pas enfermée dans ces cadres temporels spécifiques11. En justice, les intéressés deviennent des « parties civiles », de potentielles « victimes mobilisées » qui dépendent des règles, des catégories, des rythmes et échéances de l’espace judiciaire12. L’espace judiciaire ne retient des expériences des groupes concernés que ce qui s’inscrit dans ses propres cadres et dispositifs, si bien que la traduction judiciaire des enjeux sociaux produit toujours des effets de réduction de la complexité et de mise en équivalence – dans les catégories et formes du jeu juridique – de situations empiriques diversifiées. Des souffrances et des violences vécues dans des contextes locaux et historiques très dissemblables, que l’on pourrait juger, d’autres points de vue, comme incommensurables et incomparables, sont reconnues et officialisées (et ainsi « grandies13 » socialement) mais, simultanément, simplifiées et standardisées à travers leur soumission à la catégorisation pénale (ou au moins juridique) et aux circuits organisés des institutions judiciaires. L’investissement des formes juridiques14 est donc indissociable d’un effet d’imposition de forme qui s’exerce d’abord sur les « victimes », même lorsque la revendication de cette identité provient de celles-ci.
12De plus, comme le montrent les travaux sur le cause lawyering15, l’activité militante de certains juristes ou avocats a pour effet secondaire, attaché au travail de promotion de causes, de produire et de faire reconnaître publiquement des « victimes ». La désignation juridique et judiciaire des victimes porte des effets fortement contraignants pour les acteurs politiques, confrontés à la demande de reconnaissance, politique cette fois, de leur préjudice, par les groupes mobilisés. La nécessité de faire avec les verdicts de justice se fera d’autant plus sentir que les hommes politiques auront annoncé à l’avance leur intention de s’y soumettre, voire qu’ils auront contribué à la mise en place de juridictions ad hoc chargées de gérer une situation (dans des contextes de sortie de crise ou de violences). Le degré de mobilisation médiatique, et notamment d’engagement d’intellectuels ou d’universitaires dans des arènes publiques, n’est bien évidemment pas sans effet dans ces configurations. Lorsqu’elles ont lieu dans le cours des procès eux-mêmes, des interventions de ce type viennent d’ailleurs en complexifier les jeux, en offrant des logiques de perception et d’action alternatives (celles de l’historien ou du criminologue témoin dans des cas de crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide, par exemple), quelquefois dotées d’une forte légitimité sociale, aux acteurs judiciaires. L’emprise des cadres d’interprétation et de désignation propres au jeu judiciaire conduira souvent les magistrats à ignorer très largement ces récits alternatifs lors de la construction des verdicts. Pourtant, dans des situations déterminées, ils peuvent également s’attacher à intégrer les définitions des victimes portées par des historiens ou des universitaires aux dispositifs formels qui encadrent plus ordinairement leurs pratiques : lors de certains des procès contre des faucheurs d’OGM (qui se soldent pour la plupart en faveur des « victimes » d’atteintes à la propriété), des magistrats optent au contraire pour la relaxe16. Ils adoptent la définition de la situation présentée par des scientifiques cités comme témoins qui désignent le fauchage comme une précaution nécessaire face à un risque sanitaire dont la société est désormais « victime » et la traduisent dans les termes juridiques de « l’état de nécessité » justifiant la neutralisation des OGM.
13La catégorisation comme victime implique donc une division du travail de mobilisation plus ou moins vaste et complexe. Elle passe très largement par l’appel à l’intervention de personnels spécialisés dans le règlement des différends, quelle que soit la nature exacte de ces acteurs : la victime – objet de l’injustice, du dommage, de la violence – est co-instituée par un/des tiers qui va/vont ex post lui « rendre justice » (le juge, le journaliste…). Il n’y donc pas lieu de s’étonner de l’inquiétude que manifestent certains groupes (surtout les moins bien dotés en capital culturel) face à cette labellisation et du sentiment de dépossession ou de perte de contrôle sur le destin de la cause défendue qui accompagne quelquefois les mécanismes de « victimisation ». À l’inverse, lorsque des acteurs parviennent à transporter la reconnaissance de leur identité de victime selon les logiques d’un espace donné sur une autre scène, à utiliser par exemple des condamnations judiciaires pour attester de leur bon droit dans les médias ou face aux pouvoirs publics, se plaçant ainsi à différents niveaux du continuum entre l’activation des droits et la proclamation du « bon droit à » mentionné plus haut, ils tendent à en bénéficier en termes de rapport de force dans les différentes arènes où ils évoluent.
La circulation de la catégorie et ses effets
14La répétition de ses usages dans différents contextes fait de la catégorie de victime une forme efficace et contraignante, dont la disponibilité sociale est largement connue. En effet, les victimes produites en justice ne sont pas tant des individus spécifiques, même si les infractions et les peines sont individualisées dans le procès, ou des groupes particuliers, que des types de victimes, dans lesquels d’autres acteurs peuvent le cas échéant se reconnaître : victimes d’erreur médicales, d’accidents technologiques, de la négligence d’élus locaux dans l’entretien d’équipements publiques, de violences policières, de discriminations d’État, etc. Ces mécanismes de généralisation rendent possible la circulation de la catégorie au fur et à mesure de ses réappropriations successives. Elle devient alors le lien entre des situations plus ou moins différentes dans leurs formes phénoménales mais unifiées symboliquement à travers elle. Il ne s’agit pas seulement ici du partage d’une dénomination mais aussi et surtout du passage par des circuits et des dispositifs similaires. Ceci est particulièrement bien illustré par la constitution judiciaire de victimes dans le domaine de la santé publique : à partir du milieu des années 1990 en France, des poursuites pénales de responsables politiques et administratifs (notamment) en matière de santé et de sécurité publique émergent et se multiplient, semblant faire boule de neige. Après le début de l’affaire du sang contaminé, qui se développe simultanément sur des scènes judiciaires ordinaires, dans une cour spéciale (la Haute cour de justice puis la Cour de justice de la République), et dans des arènes publiques non judiciaires, d’autres dossiers impliquant des élus et des fonctionnaires locaux mis en cause pour des infractions par imprudence ou négligence (suite par exemple à la rupture d’un barrage ou à l’effondrement d’équipements ayant blessé voire tué des administrés) apparaissent en justice et dans les médias. Si ces recours au juge se multiplient, c’est que les justiciables concernés peuvent progressivement percevoir la « judiciarisation » de leur cause, non seulement comme une option qui leur est ouverte, mais comme une stratégie qui a de bonnes chances d’être couronnée de succès (en terme de condamnation pénale et de reconnaissance publique de leur identité de victime).
15Le scandale du sang contaminé fait ici figure de précédent, aux yeux des acteurs, c’est-à-dire de repère sur la base duquel il est possible d’anticiper les résultats d’une action sociale17. Les magistrats semblent désormais disposés favorablement à l’égard de ceux qui tentent de se constituer en victimes dans ces affaires. À la faveur des scandales politico-financiers du début de la décennie 1990 s’est en effet diffusée dans la magistrature une vision largement nouvelle des conduites possibles à l’égard des responsables politiques, y compris au plus haut niveau. Des juges vont alors souvent considérer non seulement comme souhaitable mais comme dorénavant faisable – sans véritable menace pour leur carrière ou leur survie professionnelle – la poursuite de personnalités politiques et publiques. Ils développent également des savoir-faire concernant les catégories juridiques appropriées et efficaces dans ces dossiers (mobilisant les délits par imprudence ou négligence, alors que se construit parallèlement tout le discours de la précaution). La médiatisation des affaires garantit la circulation de cette « expertise judiciaire ». Des situations factuelles diverses et au départ éparpillées se trouvent donc reformulées dans des termes comparables à travers ces catégorisations communes, et liées à travers les effets qu’elles produisent. La multiplication des affaires conduit à l’émergence tardive et a priori paradoxale de revendications concernant la reconnaissance de faits parfois anciens, mais relus à la lumière des nouvelles représentations du jouable : c’est seulement en 2001 que des malades du cancer attribué au nuage radioactif de Tchernobyl se mobilisent en justice, alors que les affaires concernant les effets de l’exposition à l’amiante se multiplient également. Dès lors qu’une telle reconnaissance publique de l’identité de victime devient (plus) plausible, la « simple » indemnisation discrète suite à un recours gracieux, ou tout autre règlement du problème « entre soi », peut se trouver socialement dévaluée aux yeux des intéressés et ne plus apparaître comme une option à la hauteur de leur souffrance. Au total donc, on gagne à penser la consolidation et la circulation de la catégorie de victime en relation avec ces mécanismes cumulatifs de « judiciarisation » des causes dans certains domaines : ils forment un processus qui s’auto-renforce et qui repose sur des apprentissages progressifs et relationnels de la part de toutes les parties prenantes à ces affaires.
16On voudrait apporter ici deux précisions. D’une part, la diffusion de la catégorie discursive « des victimes » est indissociable de la constitution de dispositifs pratiques plus ou moins institutionnalisés : ils peuvent être orientés vers la reconnaissance du préjudice (impliquant alors souvent des institutions (para) judiciaires), sa réparation, sa punition, ou vers la réconciliation (écartant alors souvent les institutions répressives), vers la prévention des risques (toutes les mesures et les dispositifs de précaution qui se multiplient à partir des années 1990 sont de ce point de vue révélateurs18) ; ces dispositifs sont généralement un moyen pour les acteurs politiques de tenter de gérer et de contrôler au maximum la situation et les activités des victimes déclarées19. D’autre part, la circulation de cette figure de la victime ne se résume pas au mécanisme diachronique (même si c’est ici sur un temps assez court) qui parcourt l’espace judiciaire que l’on vient d’évoquer, elle signifie également que la qualité de victime « acquise » dans l’espace du procès par exemple est au moins partiellement transposable et efficace dans d’autres sphères sociales : face aux médias ou aux autorités politiques, en particulier. Bien plus, le transfert (réussi) de cette identité la consolide tout en l’autonomisant en partie des logiques du champ judiciaire. Prenons un exemple : les succès devant la justice de malades exposés à l’amiante dans des bâtiments publics (et la médiatisation de ces procès) contraignent les hommes politiques à intégrer à leurs propres visions et pratiques cette constitution judiciaire du problème et de ses victimes. Les gouvernants peuvent alors mettre en place des dispositifs destinés à gérer les revendications et détenir davantage d’emprise sur la situation (indemnisation, communication, désamiantage, nouvelles constructions…), à travers lesquels se constitue une figure de la victime qui n’a plus besoin d’en passer par un procès pour être reconnue comme telle par le politique et pour bénéficier des politiques publiques engagées.
17Cette reconnaissance transversale à différents espaces, qui emprunte le langage de la victime, en se répétant dans différents contextes, finit par tracer les contours de modes d’identification disponibles dont peuvent se saisir des individus ou des groupes mobilisés. On veut ici évoquer les effets du succès de cette catégorisation au détriment d’autres dans l’espace des mobilisations, sur les logiques de l’engagement et les significations qui lui sont attachées. La « cause des victimes » contribuerait-elle à la cristallisation d’un nouveau répertoire de mobilisation, et, dans ce cas, comment le définir et le délimiter ? Sans donner plus de substance et d’unité qu’elle n’en possède à la catégorie de victime, dont le flou et la flexibilité fait au contraire le succès, nous pouvons constater que cette figure de la victime aux contours incertains s’est inscrite à l’intérieur des stocks cognitifs dans lesquels nous puisons les modèles d’identification possibles, notamment au moment de nous engager dans l’action collective. Il ne nous appartient pas ici développer davantage l’analyse de l’inscription de ce mode d’identification dans les transformations contemporaines des formes de l’action collective. Néanmoins, elle nous parait difficilement dissociable des transformations récentes des rapports entre jeu politique, d’un côté, et espaces médiatiques et judiciaires, de l’autre, et de l’emprise qu’ont eu des acteurs de ces deux univers sur la définition du possible et du légitime en politique.
18En miroir de ces logiques de mobilisation de groupes et de mouvements sociaux, la question des victimes s’inscrit dans des politiques de gestion des crises, qui ne concernent pas uniquement les terrains surtout évoqués jusqu’à présent, à savoir la France, les démocraties occidentales, et les tensions qu’elles connaissent par exemple en matière de santé publique. La désignation des victimes va de pair avec toute une technologie de gestion d’affrontements d’une ampleur incomparable, dans des contextes de sortie de régimes dictatoriaux et/ou de situations de violence politique extrême. Qui plus est, elle est alors associée à des dispositifs « exportables » de résolution des conflits. Elle transporte la référence à toute une série de cadres, de formats, de types d’actions et d’organisations qui sont, non seulement – comme on l’a vu – réappropriables dans des limites temporelles et géographiques assez étroites, mais qui peuvent également être transportés vers des sociétés et des régions distantes à de nombreux points de vue de celles qui ont été le berceau des expériences initiales, et auxquelles ce schéma d’interprétation et d’action peut être plus ou moins imposé à la faveur de rapports de domination internationaux (la gestion de la crise au Rwanda en est un exemple). Quelle que soit l’hétérogénéité réelle des situations de conflit, de crise de régime ou de gestion de violences étatiques concernées, et la diversité des acteurs impliqués, l’étiquetage de la situation autour de figures de victimes fonctionne comme l’imposition de cadres de perception communs – assortis de dispositifs pratiques préconstitués – permettant de mettre en ordre une configuration par assimilation à d’autres situations historiques. Les modalités de gestion de « transitions à la démocratie » qui ont pris place en Amérique latine, en Espagne, en Afrique du Sud, etc., peuvent être construites par les acteurs qui seront par la suite également en situation de tenter de consolider d’autres sorties de crise politique, comme des précédents qui orientent leur lecture du faisable et leurs anticipations, à la manière du scandale du sang contaminé pour les « victimes » d’affaires de santé publique en France, mais à une tout autre échelle. Ils peuvent alors s’efforcer d’éviter la désignation de « victimes officielles » en reproduisant précisément des dispositifs explicitement construits ailleurs pour ne pas recourir à la justice, tout particulièrement pénale (les commissions Vérité et réconciliation apparaissent ainsi souvent comme une « bonne forme » à emprunter, susceptibles de réduire les coûts de la transition et de la pacifier), et ainsi pour ne pas désigner de perdant/coupable20. Les travaux consacrés plus spécifiquement à l’étude de tel ou tel cas empirique sont à même de repérer précisément quels précédents sont définis et mobilisés, comment des systèmes de cadrage et de catégorisation sociale sont repris partiellement ou substantiellement, de quelle manière les dispositifs associés sont hybridés ou réinventés, quels héritages ou filiations sont revendiqués ou rejetés, comment l’histoire de chaque société concernée et de certains groupes en son sein s’en trouve réécrite en même temps que le sens des situations présentes et du futur probable est défini. En effet, quelle que soit la volonté d’orthodoxie des acteurs de l’importation des modèles de transition, les catégories et les dispositifs sur lesquels ils reposent sont toujours reformulés dans de nouvelles configurations empiriques. Leur circulation dépend grandement de l’activité d’intermédiaires qui tendent à devenir des spécialistes de ces transferts de technologies. Les juristes d’organisations internationales et de droits de l’homme jouent ainsi un rôle majeur dans les mécanismes de systématisation et d’homogénéisation de ces cadres et dispositifs, et dans leur « exportation21 ».
19Le succès de cette circulation à une large échelle renforce probablement la capacité à généraliser en mobilisant la catégorie de victime et son opérationnalité dans des situations des plus diversifiées. La croyance dans l’existence d’un mouvement transnational de défense ou de reconnaissance des victimes, qui se manifesterait notamment à travers la multiplication des juridictions pénales internationales, peut en retour structurer les pratiques des acteurs – judiciaires et médiatiques en particulier – socialement habilités à désigner des « victimes reconnues » et ainsi participer à un mouvement endogène de consolidation de la catégorie. Rien ne serait donc plus trompeur que de voir dans la diffusion du discours sur les victimes un indicateur de la pertinence de la catégorie en tant que concept scientifique ou révélateur de transformations sociales simples et univoques. En revanche, le pouvoir d’unification symbolique de cet instrument de la pratique est manifeste, à charge pour le sociologue de pister aussi les usages variés de la catégorie, ses transformations et ses destins sociaux, les acteurs majeurs de sa circulation.
Notes de bas de page
1 C. Prieur, « L’affaire Marie L. révèle une société obsédée par ses victimes », Le Monde du 22 août 2004.
2 F. de Singly, sociologue au CNRS : « Cela témoigne de la dimension pessimiste de la modernité », Lucien Karpik, sociologue à l’École des mines : « Être victime, c’est chercher un responsable », G. Vigarello, historien, auteur d’une Histoire du viol (Le Seuil) : « L’opinion est tout entière dans la compassion », O. Abel, professeur de philosophie : « On se légitime par le malheur que l’on subit », Le Monde, 22 août 2004.
3 Cf. A. Collovald, B. Gaïti, « Des causes “qui parlent” », Politix, n° 16, 1991, et plus généralement, les deux numéros spéciaux « Causes entendues », Politix, n° 16 et 17, 1991-1992. Et « La cause du droit », B. Gaïti et L. Israël (dir.), Politix, n° 62, 2003.
4 Dans le même sens, sur la catégorie de « terrorisme » et sa mise en regard avec la désignation concurrente de certains acteurs comme « résistants », cf. I. Sommier, Le Terrorisme, Paris, Flammarion, 2000.
5 Comme on l’a déjà souligné concernant les notions de « juridicisation » ou de « judiciarisation », il s’agit d’analyser les mécanismes et effets de la construction d’une catégorie socialement efficace plutôt que d’y voir l’explication ou même la désignation d’un processus unifié. Cf. V. Roussel, « La judiciarisation du politique : réalités et faux-semblants », Mouvements, n° 29, sept. -oct. 2003, p. 13-18.
6 Tout comme la catégorie de confiance qui structure les perceptions et l’identification des situations, sans être un concept éclairant les logiques d’action des intéressés et les interactions en jeu. V. Roussel, « Une question de confiance. Objectivation des rapports sociaux et perception en terme de confiance », avec A. Girard, Raisons politiques, n° 10, mai 2003, p. 171-186.
7 E. Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1975.
8 Cette qualification institue en effet un principe de division sociale a-politique, un ordre qui nie le caractère idéologique des oppositions, qui s’écarte également d’une interprétation en terme de ségrégation ou de lutte entre classes économiquement inégales – qui contredit par exemple une vision marxiste des rapports sociaux – et exclut et délégitime donc implicitement ces représentations de la segmentation sociale.
9 H. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985.
10 S. Liwerant, « L’aporie du droit face à la logique meurtrière des crimes contre l’humanité et des génocides. Approches criminologique et anthropologique », Thèse de droit pénal, Université Paris X-Nanterre, 2004.
11 Les mobilisations de malades du Sida prennent ainsi des formes diverses, au-delà de certaines stratégies de recours au procès : J. Barbot, Les Malades en mouvement. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002 ; N. Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de Sida, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.
12 N. Luhmann, The Differentiation of Society, New York, University of Columbia Press, 1982 ; M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Science-Po, 1996.
13 L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
14 I. Thévenot, « Les investissements de forme », Conventions économiques, Cahiers du CEE, 29, Paris, CEE-PUF, 1986, p. 21-71.
15 A. Sarat, S. Scheingold, Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford University Press, 1998 ; L. Israël, « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le Cause Lawyering », Droit et société, n° 49, 2001.
16 Tribunal d’Orléans, 9 décembre 2005 et Tribunal de Versailles, 12 janvier 2006.
17 F. Chateauraynaud, D. Torny, Les Sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Édition de l’EHESS, 1999 ; V. Roussel, « New Moralities of Risk and Political Responsibility », in R. V. Ericson, Risk and Morality, Toronto, University of Toronto Press, 2003.
18 P. Lascoumes, « La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité », L’Année sociologique, 46, 1996, n° 2, p. 359-382 ; P. Lascoumes, « La précaution, un nouveau standard de jugement », Esprit, novembre 1997, p. 129-140 ; D. Torny, « La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses », Politix, n° 44, 1998, p. 51-75.
19 Elles ont également pour enjeu de « reprendre la main » face aux magistrats, et plus généralement à l’emprise acquise par des acteurs non politiques sur le jeu politique.
20 La logique de la réconciliation et les figures du pardon supposent largement l’abandon de la posture de victime qui exige réparation, cf. S. Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002 ; S. Lefranc (dir.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Houdiard, 2006.
21 J. Siméant, M. Le Pape, C. Vidal, Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006.
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