5. Les mobilisations de défense des exilés affaiblies par les politiques d’accueil de demandeurs d’asile1
p. 83-98
Texte intégral
1Lorsque l’on relit aujourd’hui l’histoire des exilés d’abord chiliens puis vietnamiens, cambodgiens et laotiens durant les années 1970, on est frappé par l’absence de doutes exprimés à l’époque quant à leurs motifs de départ et à leur statut de victimes. Même si ce bon accueil des Chiliens et des Indochinois a pu constituer une exception, y compris dans les années 1970, force est de constater que la situation, trente ans après, est diamétralement inversée pour la quasi-totalité des exilés : ceux qui demandent l’asile aujourd’hui sont à peine écoutés et leurs récits de vie, dans une très grande majorité, ne sont pas crus, quelles que soient leurs nationalités et les situations fuies. Comment passe-t-on en moins de trente ans de la situation prévalant encore dans les années 1960 où des exilés étaient perçus comme des victimes, objets de compassion, à la situation d’aujourd’hui où ils sont perçus comme des coupables à chasser, à expulser voire à enfermer dans des camps ?
2Bien que la question semble évoquer un objet d’étude spécifique, inscrit dans la problématique des circulations migratoires et des répressions sécuritaires, cette recherche rencontre des dynamiques sociales et historiques de portée plus générale qui engagent l’interaction entre l’action publique et les mobilisations sociales dans un processus historique de disqualification d’une population comme ensemble de victimes à protéger.
3Pour l’étudier, nous nous abstiendrons de qualifier nous-mêmes les exilés de « victimes de persécution » (i.e. : possibles « réfugiés » au sens de la Convention de Genève) et réciproquement de les disqualifier comme tels en parlant de « migrants », notion qui suppose, à l’inverse, une pleine liberté de la volonté de voyage et de présence à l’étranger. À distance des deux pôles de cette tension sociale relative à une qualification/disqualification de « victime », et afin d’étudier la genèse de cette tension elle-même, nous considérerons les « exilés » dans leur ensemble en désignant ainsi toute personne contrainte de vivre hors de son pays d’origine quelle que soit la nature ou l’intensité de cette contrainte. Se trouvent ainsi englobées plusieurs catégories de sens commun (migrants, demandeurs d’asile, réfugiés, déboutés du droit d’asile, sans-papiers, irréguliers, clandestins, etc.) dont on doit s’affranchir pour en étudier les genèses et les usages sociaux.
4Le présent article prolonge une recherche2 sur la transformation des rapports de forces idéologiques qui traversent le secteur de l’action publique et des mobilisations relatives aux exilés. Trois systèmes de valeurs et croyances rivalisent : utilitariste, national-sécuritaire et humaniste/asilaire3. Dominantes durant les « Trente glorieuses » (1945-1974), les idées utilitaristes passent au second plan, dans les périodes suivantes, jusqu’à la résurgence récente et marginale des dernières années, derrière les préoccupations sécuritaires et, surtout, nationalistes. Un tournant national-sécuritaire, façonne nos cultures politiques depuis trente ans. Il s’exprime dans la radicalisation répressive des politiques anti-migratoires, notamment l’élévation des taux de rejets des demandes d’asile jusqu’aux maxima actuels proches de 100 % et la surreprésentation des étrangers dans les prisons européennes. Ce tournant traduit une modification des rapports de forces entre un courant ascendant, national-sécuritaire, et un courant s’affaiblissant, celui des droits humains (dont le droit d’asile). Or un tel mouvement de balancier peut dépendre d’une croissance endogène du premier (par exemple la conversion de fonctionnaires aux idées nationales-sécuritaires) mais aussi de l’affaiblissement du second. C’est sur ce versant, celui d’un possible déclin des soutiens humanistes aux exilés, qu’il devient intéressant de s’interroger sur les dynamiques sociales susceptibles de provoquer un tel affaiblissement.
5L’origine de cette interrogation est la suite inattendue d’une expérience de juge de la demande d’asile comme représentant du HCR à la Commission des recours des réfugiés (CRR) de février 2001 à juillet 2004. Après une participation durant plus d’un an et demi au rejet massif des demandeurs d’asile et une socialisation dans la culture de ce rejet juridictionnel, les premiers contacts extérieurs à la CRR en 2003, auprès de cadres et salariés de centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), acteurs supposés hostiles aux rejets juridictionnels voire en lutte contre leurs ressorts, auraient du se traduire par des « dissonances cognitives » entre le juge (toujours identifié comme tel bien que redevenu chercheur) et l’associatif de l’accueil des demandeurs d’asile. Ces dissonances auraient pu porter sur la perception des institutions, la procédure d’examen des demandes d’asile ou l’analyse de récits d’exils particuliers. Or c’est au contraire une forte osmose idéologique qui est apparue entre le juge du rejet et l’associatif de l’accueil. Il n’y avait pas de différences importantes entre les conversations menées avec ces acteurs associatifs et celles menées dans les institutions, avec les autres juges et les rapporteurs de la CRR.
6Comment des acteurs associatifs engagés dans l’aide aux exilés en sont-ils venus à assimiler les manières de penser issues des administrations et juridictions qui refusent tendanciellement à ces mêmes exilés la protection qu’ils demandent ? Quelle incidence a eu ce phénomène sur l’évolution des associations concernées, leur organisation interne, leurs discours politiques et leur place dans l’espace public ?
7L’hypothèse progressivement apparue comme la plus probable est celle d’un enrôlement de ces associations dans le dispositif public de gestion des CADA, avec perte d’autonomie vis-à-vis des référentiels étatiques. Pour le comprendre, il faut partir « du bas », des activités ordinaires des travailleurs sociaux dans les CADA, et analyser les contraintes qui les conduisent à intérioriser les raisonnements des institutions publiques. On saisit mieux ensuite ce que l’expansion de ces activités change pour les associations professionnalisées par les seuls financements d’une politique publique de multiplication des CADA. Cette transformation de certaines associations explique l’exacerbation d’un clivage du champ associatif et la réduction de ses capacités militantes contre l’État et ses politiques.
L’intériorisation des perceptions étatiques
8Si l’on observe l’activité des CADA en s’intéressant aux pratiques quotidiennes de leurs salariés, on constate d’abord que l’accueil des demandeurs d’asile varie fortement d’une organisation à l’autre. De la petite association de quartier issue d’une ancienne mobilisation sociale à la grande entreprise associative d’hôtellerie sociale comptant des centaines de salariés en passant par l’association paramunicipale reflétant une préférence politique pour la gestion privée des actions de la commune, les référents professionnels du travail social sont très différents. Les objectifs des dirigeants, les mentalités des salariés, les activités quotidiennes en centre, la place des demandeurs d’asile, les relations humaines composent, d’une organisation à l’autre, des mondes sociaux qui se ressemblent à peine.
9Cependant, par-delà cette diversité, tous les travailleurs sociaux en CADA sont confrontés à des problématiques communes liées à la politique de l’asile : elles concernent l’admission en CADA, le conseil juridique aux demandeurs d’asile et les « sorties de CADA ». Ces trois sources de contraintes pèsent sur tous les acteurs de l’accueil professionnalisé des demandeurs d’asile : cadres dirigeants, travailleurs sociaux salariés, stagiaires et bénévoles. Elles les réunissent en un monde commun et les rapprochent des fonctionnaires de l’État dont ils intériorisent les manières d’appréhender la demande d’asile et de raisonner à son sujet. Sous le poids de ces contraintes, les travailleurs sociaux tendent à raisonner dans les CADA comme dans les administrations et les tribunaux.
L’admission en CADA : (pré)juger de la demande d’asile
10L’écart entre l’offre de places disponibles en CADA et la demande oblige à une sélection dont les critères font l’objet de controverses dans les associations avec deux tonalités opposées, exprimées parfois par les mêmes acteurs : d’un côté, le rappel des règles formelles et des critères officiels de priorité dans l’admission en CADA ; de l’autre, l’évocation de réalités plus complexes qui font intervenir en second plan d’autres critères. Ces controverses restent feutrées du fait de la proximité de beaucoup d’associations, de leur dépendance même, au-delà des seules gestionnaires de centres, à l’égard du placement en CADA. Rares sont les acteurs associatifs, comme Antoine Decourcelle et Stéphane Julinet, qui lèvent le voile : « Les conditions d’admission dans ces CADA sont devenues le règne de l’arbitraire le plus complet, avec la caution d’organisations humanitaires4. »
11Depuis le 1er janvier 2004, la sélection est opérée pour un tiers par une Commission nationale d’admission et pour le reste par des Commissions locales d’admission départementales. Ces commissions, placées sous l’autorité du ministère des Affaires sociales, sont dirigés par ses services centraux (DPM) ou déconcentrés (DDASS). Elles sont de composition hybride associant des fonctionnaires et des responsables de centres d’accueil. Une candidature pour une place en CADA pouvant être présentée par toute association contactée à cette fin par un demandeur d’asile, qu’elle soit ou non gestionnaire de centre, il faut distinguer deux types d’associations, les gestionnaires de centres et les porteurs de candidatures. Ces deux ensembles se recoupent partiellement, les premières pouvant recevoir et relayer des candidatures pour leurs centres ou pour d’autres. Le groupe des porteurs de candidatures est néanmoins plus vaste et hétérogène, incluant de multiples petites associations.
12Les critères formels de sélection sont administratifs (autorisation provisoire de séjour, récépissé de demande d’asile de moins de trois mois) et sociaux (sans ressources suffisantes et sans logement). Les premiers éliminent les exilés isolés et mal informés, les seconds sont peu discriminants. Une deuxième série de critères intervient ensuite : sont réputés prioritaires les primo-arrivants (première demande de statut de réfugié, sans prise en charge antérieure dans un centre ni refus de proposition d’hébergement), les familles avec enfants en bas âge, les jeunes majeurs isolés (18-20 ans), les demandeurs ayant des problèmes de santé ne nécessitant pas un accueil médicalisé, les femmes seules, les demandeurs d’asile en réexamen (sans place dans un centre ni refus d’hébergement au titre de la première demande).
13Ces critères de second rang ne sont contraignants qu’en apparence : ils se superposent en partie et leur hiérarchisation n’est pas fixée, ce qui ouvre de vastes marges d’appréciation dans leur application. Par ailleurs, le nombre de candidats sur chacun de ces critères dépasse les capacités d’accueil, ce qui contraint à opérer une sélection parmi les éligibles. Marges d’appréciations et sélection parmi les éligibles permettent d’introduire une préoccupation d’un autre ordre relative à la probabilité de réussite d’un (e) candidat (e) lors du futur examen de sa demande d’asile par l’État.
14Or, de ce critère implicite dépend une statistique politiquement essentielle : le taux de réussite (des demandes d’asile) de personnes logées en CADA. Il est estimé entre 50 % et 70 % alors que le taux global en France se situe entre 10 % et 20 %. Cet écart, dont l’interprétation constitue un enjeu politique, est important pour des associations gestionnaires de CADA qui n’ont guère intérêt, dans un contexte politique de lutte contre les « faux réfugiés », à passer pour les premiers hébergeurs de cette population stigmatisée. En outre, dans la mesure où ces associations ont à assumer la lourde problématique des « sorties de CADA » (voir ci-dessous), l’ensemble de leurs personnels préfère accueillir des demandeurs d’asile qui quittent le CADA comme « réfugiés » régularisés plutôt que comme « sans-papiers » à la rue.
15L’interprétation officielle de cet écart, mise en avant par les responsables de CADA, le ministère de tutelle et les instances annexes (par exemple la CNCDH), consiste à le corréler soit aux conditions de vie plus confortables des exilés (ce confort, les déchargeant de certains soucis matériels, les aide à mieux s’occuper de la procédure) soit à la qualité du travail associatif de conseil aux demandeurs d’asile tout au long de la procédure. Cependant une autre interprétation circule, à demi-mot, dans ce monde associatif : les associations gestionnaires de CADA, qui ont intérêt à ce que leurs « clients » réussissent l’examen de la demande d’asile, font partie des commissions locales et nationales d’admission (c’est-à-dire de sélection à l’entrée des CADA) et pèsent sur les décisions prises… avec d’autant moins d’effort que les fonctionnaires de la DPM ou des DDASS qui dirigent ces commissions ont aussi intérêt à un taux de réussite élevé, dans la procédure d’asile, de la clientèle des centres. Aucune « théorie du complot » n’est nécessaire pour expliquer le phénomène : la théorie des « effets de composition » du sociologue R. Boudon suffit. Les associations qui présentent des candidats, même si elles ne sont pas elles-mêmes gestionnaires de CADA, anticipent sur cet intérêt dominant. Parmi les nombreux exilés qui se présentent à elles en réunissant tous les critères de premier rang (administratifs) et deuxième rang (sociaux), elles tendent à repérer et à présenter aux commissions d’admission, après discussions informelles avec les responsables de CADA pour s’assurer de soutiens au sein de la commission, les « bons » candidats : ceux qui sont les plus susceptibles de réussir dans la procédure d’asile. Les associations savent que ce sont eux aussi qui sont les plus susceptibles de réussir devant les commissions d’admission en CADA ; ce faisant, elles (pré) jugent la demande d’asile.
16Par ce mécanisme implicite, les acteurs associatifs tendent à intégrer dans l’appréciation des cas individuels le critère de la réussite à l’examen de la demande d’asile et se font ainsi juges préalables de la demande d’asile. Ce mécanisme est un puissant facteur de diffusion des normes et manières de penser institutionnelles dans le milieu associatif.
Le conseil juridique en CADA : penser comme les juges
17Ce que les travailleurs sociaux nomment « l’accompagnement » social et juridique est une dimension centrale de l’activité des CADA qui, en 1991, se sont vu confier la mission d’aider les demandeurs d’asile à faire valoir leurs droits. Cette mission s’est ensuite élargie à l’ensemble des relations que les demandeurs ont à nouer avec l’extérieur : démarches à la préfecture pour le titre de séjour, information sur la procédure d’asile, constitution du dossier de demande d’asile, préparation aux auditions devant l’OFPRA et la CRR, soutien médico-psychologique, établissement des dossiers de sécurité sociale et d’allocations d’insertion, ouverture de compte bancaire, obtention de titres de transport, réalisation des examens de santé obligatoires, etc.
18Dans certains CADA, un juriste est recruté spécifiquement pour l’accès à la procédure d’asile. Dans les autres CADA, la plupart des travailleurs sociaux connaissent mal le droit de l’asile et se disent souvent, au cours de nos entretiens, désemparés face à cette mission. Cela se traduit alors par une préférence pour les autres formes d’accompagnement (soutien médico-psychologique, animation culturelle, aide aux relations sociales, accompagnement scolaire des enfants, etc.). Avec cette réserve importante qui relativise, pour la plupart des CADA, la corrélation éventuelle entre l’aide juridique et le taux de réussite, cette activité, même réalisée a minima, contraint les conseillers à assimiler la grille d’analyse administrative et juridictionnelle des demandes d’asile.
19Arriver à penser comme les fonctionnaires de l’OFPRA et les juges de la CRR est une condition d’efficacité dans ce travail. Les personnels concernés s’exposent alors, plus que les autres, à la communication des administrations et tribunaux : textes de lois, décrets et circulaires, recueils de jurisprudence de la CRR, manuels de droit qui en font la synthèse, mémento du HCR, articles de presse, listes de diffusion ou discussion par e-mail… Ils assimilent ces manières de penser en les appliquant à chaque demande d’asile accompagnée, depuis la rédaction initiale du récit d’exil, la constitution du dossier présenté à l’OFPRA, la rédaction des mémoires ampliatifs transmis à la CRR sous le sceau des avocats, jusqu’à la préparation des candidats aux auditions des deux instances…
20Certaines de ces associations offrent en outre un service d’aide juridique aux demandeurs d’asile hors CADA, sous la forme de permanences ouvertes, souvent tenues par des bénévoles et/ou des étudiants stagiaires. Cette activité de conseil remplit une fonction latérale : elle permet à ces associations de repérer les « bons » candidats à l’admission en CADA, y compris pour leurs propres centres. Les bénévoles et les stagiaires engagés dans cette activité se trouvent alors enrôlés de la même façon, à penser comme des juges, dans une fonction de jugement préalable de la demande d’asile. Ainsi, l’ensemble des personnels intériorisent les manières de penser émanant de l’État… au moment où celui-ci rejette la plupart des exilés.
La « sortie de CADA » : justifier le jugement pour le supporter
21L’expression « sortie de CADA » mérite ses guillemets tant il s’agit d’une expression consacrée pour désigner une vaste problématique, un pan douloureux du monde des CADA. « Sortie de CADA » signifie, pour les travailleurs sociaux, expulsion de personnes qu’ils ont aidées et soutenues pendant des mois, voire des années, dont ils ont côtoyé les récits intimes, les biographies banales ou sidérantes, les malheurs et les joies, le regard des enfants aussi. Et lorsque tombe la décision ultime de la CRR, ces exilés déchus, supposés quitter le territoire, sombrent le plus souvent dans la clandestinité. Au-delà d’un certain délai, ils ne peuvent plus séjourner en CADA sous peine, pour celui-ci, de sanctions diverses, la première étant la suppression de la subvention allouée par la DDASS pour les héberger.
22Il revient alors aux travailleurs sociaux de convaincre ces personnes, qu’ils ont aidées en vue d’une insertion sociale, à accepter l’inverse : l’exclusion sociale. Historiquement, avec l’élévation des taux de rejet, plus la « sortie de CADA » consécutive à un rejet de la demande d’asile est devenue l’issue probable du séjour en centre, plus la préparation à cette exclusion sociale est devenue l’une des fonctions centrales du travail social en CADA : préparer l’exilé à cette issue probable, pour en atténuer la brutalité, c’est réaliser un accompagnement psychologique du rejet. Bien loin d’être un simple dispositif d’accueil, le CADA est ainsi devenu une composante du dispositif d’exclusion des exilés.
23Du travail d’insertion à l’accompagnement du rejet, les travailleurs sociaux doivent mentalement s’adapter. Considérer le jugement de rejet comme injuste est possible mais le faire trop souvent fait courir le risque de ne plus supporter l’emploi dans ce type d’organisation. Il est alors tentant de faire porter la responsabilité de l’échec au demandeur lui-même : l’inconsistance de son récit, son manque de crédibilité, une assiduité insuffisante dans la préparation du dossier, de l’audition, le manque d’efforts pour réunir les documents demandés par le conseiller, pour réécrire le récit en suivant ses consignes, les faibles capacités narratives de l’exilé, son manque de clarté ou même la tranquillité relative de son pays…
24Se trouve ainsi justifié le jugement de rejet… qui fonde en retour l’irresponsabilité de ceux à qui il revient d’en imposer les conséquences pratiques : la « sortie de CADA », parfois violente, et puis, pour l’exilé, le foyer d’hébergement d’urgence vite insupportable, les taudis des ghettos urbains, la « clandestinité », la peur de la police, les squats, la rue, la misère… La décision de rejet de l’OFPRA et de la CRR, même contestée sur le fond, doit conserver aux yeux de ces acteurs associatifs une valeur morale suffisante pour leur permettre d’assumer la partie de procédure dans laquelle ils sont enrôlés comme auxiliaires de l’État pour faire exécuter la décision et mettre à la rue l’exilé débouté du droit d’asile.
25Au-delà de cette tolérance à l’égard des rejets prononcés, plusieurs travailleurs sociaux interrogés indiquent faire attention à ne pas trop se lier avec les demandeurs d’asile pour ne pas avoir à souffrir in fine de l’issue probable. En outre, l’animation interne d’un CADA (activités culturelles, loisirs, fêtes…), si elle renforce la cohésion sociale des résidents, fait courir le risque de résistances collectives aux sorties de CADA et se trouve alors réduite au minimum. À la justification du rejet s’ajoute ainsi, notamment dans les grandes organisations, une distance structurelle vis-à-vis des exilés.
La professionnalisation des associations
26La professionnalisation des associations spécialisées dans l’accueil des demandeurs d’asile, c’est-à-dire l’augmentation du nombre de leurs salariés en valeur absolue et en valeur relative, s’accélère en 1991 comme une conséquence de l’interdiction faite à cette date aux demandeurs d’asile de travailler. Au moment où l’État refuse aux exilés de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, il leur offre un nombre croissant mais limité de places d’accueil en CADA dont le financement permet aux associations de salarier un nombre croissant d’employés pour gérer les centres et accompagner les demandeurs d’asile. Ces associations sont alors dépendantes de l’État pour le maintien des emplois et salaires de leurs personnels.
27Le nombre de places d’hébergement en CADA passe d’environ 2 500 à la fin des années 1980 à près de 18 000 aujourd’hui. Le nombre de salariés dans les associations gestionnaires passe dans le même temps de quelques dizaines à près de 2 000 aujourd’hui. Ces associations voient simultanément le nombre de bénévoles diminuer, jusqu’à leur disparition presque complète, et leur budget évoluer, les cotisations devenant insignifiantes comme source de financement. L’organisation associative se modifie aussi en marginalisant la représentation des adhérents (assemblée générale, conseil d’administration, bureau, président) au profit de la direction technique, des cadres supérieurs et salariés de l’association.
Interdiction de travailler pour les demandeurs d’asile
28C’est en 1973, avec l’arrivée des réfugiés chiliens, que se met en place le « dispositif national d’accueil » (DNA) et qu’apparaissent les premiers centres provisoires d’hébergement (CPH). En 1975, l’État délègue à l’association France Terre d’Asile (FTDA) la coordination du dispositif qui est ensuite étendu progressivement aux réfugiés de toutes origines. Ensuite, un autre dispositif est créé pour les réfugiés du Sud-Est asiatique, confié également à FTDA. Les deux se rapprochent, totalisent ensemble 5 500 places puis décroissent, à partir de la fin des années 1970, au fur et à mesure que diminue le nombre de réfugiés en provenance du Chili et du Sud-Est asiatique. Au milieu des années 1980, la capacité de l’ensemble est de 2 500 places tandis que le nombre de demandeurs d’asile continue d’augmenter et que le taux de rejet des demandes d’asile par l’OFPRA et la CRR poursuit une évolution qui le conduit au ratio (80 % de rejets, 20 % d’acceptations) exactement inverse à ce qu’il était une décennie plus tôt.
29Les années 1989 et 1990 amorcent une nouvelle accélération de la dynamique de rejet des exilés : les moyens en personnels de l’OFPRA sont considérablement augmentés de manière à raccourcir les délais de traitement des demandes d’asile ; ces délais de rejet de la majorité des exilés passent de quelques années à environ six mois. Ce raccourcissement des délais permettra ensuite de justifier l’interdiction de travailler…
30L’année 1991 prolonge en effet ce tournant. Deux circulaires sont promulguées : celle du 26 septembre 1991 qui interdit aux demandeurs d’asile de travailler et celle du 19 décembre 1991 qui réserve aux « réfugiés » statutaires le bénéfice des centres provisoires d’hébergement (CPH) et qui crée pour les nouveaux venus des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). La création des CADA est ainsi étroitement liée à l’interdiction de travailler édictée par une circulaire ministérielle préparée sous l’égide du Premier ministre socialiste, Michel Rocard, puis promulguée par son successeur socialiste, Edith Cresson, le 26 septembre 1991. Cette politique visait à limiter la venue des demandeurs d’asile sur le territoire français dans un contexte d’augmentation de leur nombre après la chute du Mur de Berlin et de propagation aux sommets de l’État d’une crainte de déferlement migratoire en provenance de l’Est. Ce déferlement n’a pas eu lieu et le nombre annuel de demandes d’asile a chuté, dès 1992. Ce retour à la normale, similaire en France à ce qu’il a été dans les autres pays européens, a cependant été interprété par la haute fonction publique française comme un résultat de l’interdiction de travailler… justifiant ainsi sa pérennité.
31L’un des effets de l’interdiction de travailler a été de placer ces exilés, en ce qui concerne leurs moyens de survie, bien qu’en situation régulière sur le plan du droit au séjour, dans une situation soit de dépendance à l’égard des CADA soit de clandestinité économique. L’augmentation des places de CADA a été présentée dès cette époque comme une contrepartie à l’interdiction de travailler. Cependant, elle n’a jamais permis de prendre en charge la totalité des demandeurs d’asile : on passe d’environ 2 500 places à la fin des années 1980 à 3 500 places à la fin des années 1990 tandis que le nombre annuel de demandes d’asile nouvelles est de plusieurs dizaines de milliers par an et que les temps de traitement des demandes d’asile dépassent largement les onze mois de versement de l’allocation. En 2000, l’État finançait 5 000 places de CADA alors que l’on dénombrait 40 000 demandes d’asile. Dans ce contexte de rareté, les places en CADA, qui donnent un privilège matériel (l’absence de loyer notamment mais aussi la probabilité plus élevée de réussir l’examen de la demande d’asile), deviennent un enjeu de convoitise des exilés et de mobilisation de leurs défenseurs.
32Cette centralité de l’enjeu tient également à l’importance financière des CADA pour les associations qui acceptent de gérer ce type de dispositif. Le prix de la journée CADA est de 24,82 € par personne. Les « places en CADA » (individuelles) sont créées à l’initiative de chaque DDASS qui lance, dans son département, un appel d’offres auquel répondent les associations qui souhaitent prendre en charge ce type d’activité et peuvent justifier d’une expérience dans ce domaine ou dans un domaine proche de l’action sociale. Le ministère des Affaires sociales, à travers ses représentations déconcentrées et ses services ministériels, procède à la sélection des associations. Les associations gestionnaires de CADA sont ainsi devenues très dépendantes de ces sources de subventions qui financent les salaires de leurs employés dont le nombre a brutalement augmenté, depuis la fin des années 1990, en relation directe avec l’augmentation du nombre de places d’accueil en CADA.
33L’augmentation du nombre de place en CADA est devenue l’un des leitmotive des associations gestionnaires relayées par la Confédération française pour le droit d’asile et par leur ministère de tutelle. On passe ainsi de 3 588 places en CADA en 1998 à 19 424 en 2006 au terme d’une évolution qui se prolonge aujourd’hui avec, à l’horizon de 2007, une offre de 20 000 places.
Tableau élaboré avec celui d’Audrey Van Erkelens5 récapitulant le nombre de places en CADA, le nombre de CADA, le nombre de demandes d’asile et le taux global de reconnaissance du statut de réfugié pour les années 1998 à 2005

Professionnalisation de l’action associative
34Durant les années 1990, ces associations étaient locales et diversifiées. Le marché s’est ensuite concentré au profit de quelques gros opérateurs nationaux ou régionaux notamment la Sonacotra, l’AFTAM, France Terre d’Asile (FTDA) et Forum Réfugiés.
35En 2005, avec 50 CADA d’une capacité totale de 3 437 places, la Sonacotra est devenue le premier opérateur public dans ce domaine. Créée en 1956 pour l’accueil en foyer des travailleurs migrants, la Sonacotra est une société d’économie mixte sous tutelle du ministère de l’Emploi, de la cohésion sociale et du logement. C’est en 1999 que le contrat d’objectif signé avec l’État inscrit pour la première fois l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés dans les missions de la Sonacotra. Cette grande société parapublique voit en effet la clientèle historique de ses fameux « foyers Sonacotra », le travailleur migrant célibataire notamment algérien, diminuer par vieillissement et non renouvellement… au risque de menacer le chiffre d’affaire de l’entreprise6. Elle se repositionne alors sur le marché des CADA, jusque-là sous contrôle politique de FTDA dont la mise à l’écart préparée dès l’année 2000 et effective en 2004 peut s’interpréter comme une aide de l’État au redéploiement des activités de la Sonacotra qui dispose de plus de soutiens dans l’appareil d’État et qui est plus stable que FTDA, secouée en 2000 par un mouvement de grève de grande ampleur.
36Avec 34 CADA d’une capacité totale de 2 300 places, l’AFTAM est la seconde organisation gestionnaire de centre suivie de France Terre d’Asile qui gère 30 CADA d’une capacité de plus de 2 000 places. Forum Réfugiés, pour sa part, gère le fonctionnement d’un centre de transit, de quatre CADA, d’un centre provisoire d’hébergement (CPH) pour réfugiés statutaires et se trouve, à ce titre, en charge du suivi de 700 personnes en continu. Sonacotra et AFTAM, traditionnels gestionnaires de foyers pour immigrés se sont repositionnés sur le marché de l’accueil des demandeurs d’asile lorsque leur clientèle habituelle s’est réduite. France Terre d’Asile et Forum Réfugiés sont des associations, initialement militantes, devenues gestionnaires de CADA. À ces grandes associations, il faut ajouter un nombre encore important d’autres associations, grandes ou petites, mais gérant chacune un petit nombre de places en CADA.
37La Sonacotra et l’AFTAM, se sont professionnalisées bien avant le développement du marché des CADA sur d’autres marchés connexes de l’hébergement social alors que la professionnalisation de FTDA et Forum Réfugiés est directement indexée à la politique publique de multiplication des CADA : Forum Réfugiés passe de moins d’une dizaine de salariés au début des années 1990 à près de 110 aujourd’hui et France Terre d’Asile d’environ 40 à près de 400 dans le même temps. Cette croissance salariale transforme profondément les caractéristiques sociologiques de ces organisations tant du point de vue des relations internes que des relations avec leur environnement.
38La professionnalisation ne reflète pas seulement une augmentation du nombre de salariés en valeur absolue mais également une croissance de leur place relative dans l’ensemble des personnes engagées au sein de l’association. Le nombre relatif de militants bénévoles diminue jusqu’à une complète ou quasi-disparition de ce type d’intervenants. Cette diminution est à corréler directement à la dévalorisation du statut symbolique du bénévole dans ce genre de structure. Dans ces associations professionnalisées, le bénévole est moins une ressource humaine qu’un problème de gestion, une catégorie de personnes à occuper voir à encadrer pour éviter les perturbations de l’activité. D’où une inversion des relations entre salariés et bénévoles, ainsi exprimée par le directeur d’une association lors de nos entretiens : « Moi j’ai résolu le problème des bénévoles : il n’y a aucun bénévole, dans mon association, qui travaille sans être sous la tutelle d’un salarié. » Et l’inversion des ratios démographiques et des hiérarchies symboliques se prolonge logiquement en inversion des rapports de forces politiques entre salariés et adhérents au sein de l’organisation prévue par la loi de 1901 sur les associations. Les instances représentatives des adhérents, l’assemblée générale et le conseil d’administration voire en son sein le bureau, deviennent de simples instances d’enregistrement des choix effectués par la direction des salariés.
L’affaiblissement des soutiens aux exilés
39Durant la dernière décennie, entre le milieu des années 1990 et aujourd’hui, certaines associations se professionnalisent en se spécialisant dans la gestion des CADA. Cette évolution induit une double transformation des associations concernées : leurs personnels salariés, sous le poids des contraintes découlant des politiques publiques, intériorisent la perception étatique de l’exilé, signifiée par la croissance des taux de rejets des exilés. Simultanément, l’organisation associative se transforme, perd ses militants bénévoles et ne finit par réunir que des salariés inscrits dans une hiérarchie et dirigés par un encadrement qui relaie à la fois les perceptions étatiques intériorisées par les salariés et les perceptions étatiques des bailleurs de fonds que sont les administrations du secteur. Ces associations gestionnaires de CADA deviennent ainsi des associations étatiques.
40Pour autant, ces associations ne perdent pas toute liberté d’expression vis-à-vis des choix gouvernementaux : comme les autres services ou organisations rattachés à l’appareil d’État, qui résonnent de débats entre des sensibilités administratives diverses, les associations gestionnaires de CADA conservent le droit d’exprimer leur attachement au droit d’asile. Cette expression n’est plus le reflet d’une mobilisation ou d’une opinion commune à un ensemble de militants, mais la mise en œuvre d’une stratégie de communication décidée par la direction et réalisée par des salariés spécialisés en communication. En outre, cette volonté de défense du droit d’asile, bien qu’autorisée par l’État, subit une contrainte de dépendance : contrairement aux structures de l’administration, ces associations para-étatiques disparaissent si l’État décide de supprimer leurs subventions. L’anticipation de ce risque borne leur liberté d’expression et cantonne leur communication dans les limites de ce qui est acceptable (finançable) par l’administration.
41Lorsque, au cours des années 1980 et 1990, la politique publique de l’asile devient une politique de rejet de la quasi-totalité des exilés, ces associations non seulement ne parviennent pas à se désengager des nouvelles lignes de l’action publique mais renforcent de surcroît leur dépendance à l’État par une professionnalisation accélérée dans la gestion des CADA. Elles deviennent alors, malgré elles, un des facteurs d’affaiblissement du milieu de soutien des exilés, en creusant le principal clivage interne de ce milieu et en se faisant les relais dans cet environnement des arguments produits par l’appareil d’État.
Division entre défense du droit d’asile et défense des sans papiers
42Ce clivage était perceptible dès le milieu des années 1990 : si l’on prend comme témoin la recherche de Johanna Siméant sur La Cause des sans-papiers (1998)7, on s’aperçoit que la thématique des réfugiés, du droit d’asile et de ses principaux acteurs, apparaît à peine dans le domaine étudié. C’est un indicateur de la séparation des deux mondes. Chacun d’eux dispose de ses propres instances confédérales : d’un côté la Coordination française du droit d’asile (CFDA) et de l’autre la Coordination nationale des sans-papiers (CNSP). Les associations passerelles existent (LDH, Gisti, MRAP, Cimade…) mais ne suffisent pas à décloisonner ces mondes qui convergent peu et souvent s’affrontent.
43À Lyon, par exemple, ce type de conflit oppose de manière récurrente l’association Forum Réfugiés, gestionnaire de CADA, et les autres associations défendant l’ensemble des exilés. Durant l’été 2001, un vaste mouvement de défense des exilés (primo-arrivants, sans-papiers, demandeurs d’asile et déboutés du droit d’asile) a vu le jour pour réclamer des logements et, au-delà, la régularisation de tous. Le mouvement a été aidé et accompagné par le MRAP, le Secours populaire, la Ligue des droits de l’homme, etc. Forum Réfugiés a alors pris ses distances en dénonçant l’amalgame entre demandeurs d’asile et sans-papiers. Le conflit se reproduit en 2002 avec le Collectif des sans-papiers : celui-ci « reproche à Forum Réfugiés de ne pas soutenir leurs actions, dont l’épisode le plus récent était l’occupation de l’Église Saint-Nizier à Lyon durant plusieurs jours au début du mois de juillet 2002. De son côté, l’association dénonce la tentative d’amalgame entre demandeurs d’asile et sans-papiers entretenue par le collectifs au travers du slogan : “demandeurs d’asile aujourd’hui, sans-papiers demain”8. » À l’hiver 2005 le conflit renaît, lié à l’allongement, sur la place Carnot, de la file d’attente d’exilés demandant leur entrée dans les CADA gérés par Forum Réfugiés qui se voit reprocher une politique similaire à celle des préfectures faisant attendre des journées durant, sur le trottoir, les candidats à un titre de séjour.
44Ce clivage, qui n’a rien de spécifiquement lyonnais, traverse l’ensemble des réseaux associatifs nationaux, dissociant deux mondes aujourd’hui lointains ; clivage paradoxal sous plusieurs points de vue : lorsque plus de 80 % des demandes d’asile sont rejetées, la population des victimes défendues dans l’un et dans l’autre monde est à peu près la même. Quelques sans-papiers n’ont pas demandé l’asile et quelques demandeurs d’asile obtiennent le statut de réfugié, mais à l’intérieur de ces marges, la grande masse ne forme qu’une seule et même population. Le clivage évoqué constitue donc un affaiblissement objectif des capacités de mobilisation en faveur de cette population majoritaire.
45Les associations gestionnaires de CADA ne prennent en charge qu’une petite proportion de la population des demandeurs d’asile (quelques dixièmes tout au plus), et une proportion encore plus petite de la population totale des exilés. Cependant, leurs capacités d’expression dans l’espace public sont sans commune mesure avec ces proportions : ces associations ont les moyens de financer des « chargés de communication » professionnels et d’alimenter l’espace public, sous diverses formes (études et rapports, site web, mailing listes, communiqués de presse, supports de marketing humanitaire, etc.), en arguments favorables à leurs thèses ; d’autre part, leur proximité vis-à-vis des pouvoirs publics en fait des interlocuteurs souvent privilégiés par les journalistes à la recherche d’un contre-discours politiquement correct, un discours « contre mais tout contre » suivant la formule consacrée.
Clivage et neutralisation de la Coordination française du droit d’asile (CFDA)
46Au terme de deux décennies d’histoire des réseaux associatifs en France est signée, en mai 2000, la Charte fondatrice de la Coordination française du droit d’asile. Tout au long de cette histoire des alliances se nouent entre certaines associations, des rapprochements et des distanciations s’observent. Mais un clivage se creuse plus que les autres, de plus en plus profondément autour de l’enjeu des relations avec les pouvoirs publics : comme l’observe Gérard Noiriel, l’État, qui avait laissé aux associations caritatives le soin de s’occuper des demandeurs d’asile, a repris la main en subordonnant une partie d’entre elles par les programmes de financement9. Quatre associations ont passé des conventions avec l’État : FTDA et Forum Réfugiés, le SSAE et la Cimade. Cependant, sur ces quatre conventionnées, le SSAE jouera par la suite un rôle modeste et sera réabsorbé par l’appareil d’État lors de la création de l’Agence nationale des migrations (ANAEM). La Cimade dispose de sources de financements autonomes issus des réseaux protestants pour un tiers de son budget et obtient les subventions publiques à travers des conventions diversifiées sans spécialisation dans la gestion des CADA ; ces éléments lui permettent de conserver une large autonomie politique vis-à-vis des pouvoirs publics. Ce sont donc essentiellement sur FTDA et Forum Réfugiés que portent de manière récurrente les controverses sur la dépendance associative.
47Adeline Claude, tout au long de son étude10 sur la genèse et les interactions internes de la CFDA, analyse l’importance et la permanence de ce clivage qui oppose les deux principales associations gestionnaires de CADA aux autres associations. Elle montre en particulier que deux conceptions de l’asile s’opposent : une conception large qui inscrit l’asile dans un cadre plus général de défense des droits humains ; une conception restrictive qui réduit l’asile à un régime d’exception dérogeant à la souveraineté des États, sous l’égide d’une convention internationale (la Convention de Genève) qui a elle-même réduit la notion de réfugié à une figure sociale particulière.
48Ce clivage prolonge au sein de la CFDA celui qui déjà divise le champ associatif de soutien aux exilés comme le montrent deux moments de dissensions au sein de cette plateforme :
- Fin 2003, la représentante d’Act Up au sein de la CFDA propose de lancer un appel en faveur du Collectif de soutien des exilés du Xe arrondissement de Paris qui œuvre pour la défense d’exilés aux statuts divers (demandeurs d’asile et déboutés du droit d’asile) ; Forum Réfugiés dénonce alors la confusion entre « asile et immigration », menace de suspendre, comme FTDA, sa participation à la confédération et obtient finalement le rejet de la proposition d’Act Up. Forum Réfugiés indique alors maintenir sa participation « à condition que l’asile en reste l’objet essentiel ».
- En 2004, un autre débat est rouvert au sein de la CFDA sur les « déboutés du droit d’asile ». Le principal intérêt de ce débat est de montrer l’effet de neutralisation politique qu’induit la pression des associations-CADA sur la confédération dans son ensemble. Dans un texte datant de 2002, « Dix conditions minimales pour un réel droit d’asile en France », la CFDA avait réclamé la régularisation des déboutés qui ne pouvaient être reconduits en raison de risques en cas de retour au pays. Cependant, cette disposition n’a pas donné lieu à mobilisation et le débat interne a été éludé ; le texte « Projet : réflexion sur les déboutés (CFDA 2004) » n’a toujours pas débouché sur une prise position publique.
49Les associations gestionnaires de CADA lestent aujourd’hui la dynamique d’ensemble du milieu associatif en limitant les revendications acceptables aux conditions d’examen des demandes d’asile et à l’augmentation du nombre de places en CADA dont dépend le chiffre d’affaire des entreprises associatives. L’expression publique de ces organisations, qui ne résulte pas d’une mobilisation de solidarité ou d’une représentation des exilés mais d’une stratégie de communication publique décidée par la direction, ne comporte rien ou presque sur les conditions d’accès au territoire, sur les politiques étrangères dans les pays de transit, sur l’interdiction aux demandeurs d’asile de travailler, sur les déboutés du droit d’asile, anciens « clients » des CADA devenus sans papiers, sur les centres de rétention administrative et les actions policières qui les remplissent, sur les rafles et les expulsions ; rien enfin qui interdirait à ces associations de participer aux politiques actuelles d’externalisation de l’asile, aux finalités antimigratoires explicites et aux financements abondants pour accueillir et fixer les demandeurs d’asile hors d’Europe et dans lesquelles elles commencent à s’enrôler en 2006.
50Les exilés se trouvent aujourd’hui globalement disqualifiés tant comme « réfugiés » (i.e. : victimes de persécutions), comme victimes de contraintes migratoires ou simplement victimes d’une clandestinité peu enviable. Ils sont au contraire criminalisés, ce qui est attesté par leur surreprésentation dans les prisons européennes, la guerre aux migrants livrée aux portes de l’Europe, le retour des camps, des rafles, etc. Or cette criminalisation résulte d’un tournant national-sécuritaire qui s’exprime certes à travers des politiques répressives diffusant une idéologie spécifique (l’exilé comme menace, risque ou problème), mais qui dépend tout autant de l’effondrement des contre-discours susceptibles de la concurrencer efficacement. Pour expliquer cet effondrement, une sociologie des mobilisations de soutien aux victimes ne saurait se contenter de théories sur les mutations du militantisme sans considérer l’effet propre des politiques publiques comme processus idéologiques susceptibles de laminer les mobilisations sociales par conversion doctrinale, enrôlement fonctionnel et division politique. Réciproquement, on percevrait mal certaines transformations plus globales du champ politique si l’on ignorait l’effet paradoxal que peut avoir sur les rapports de forces idéologiques, dans chaque secteur d’action publique, l’intégration des revendications, organisations et leaders de mobilisations sociales dans les dispositifs partenariaux d’action publique mis en place par des gouvernements réputés attentifs à ces mobilisations.
Notes de bas de page
1 Cet article reprend et réduit (de moitié) le texte du « working paper » publié sur le site de TERRA : J. Valluy, « L’accueil étatisé des demandeurs d’asile : de l’enrôlement dans les politiques publiques à l’affaiblissement des mobilisations de soutien aux exilés », TERRA-Éditions, Coll. « E squisses », mars 2007(http://terra.rezo.net/article556.html). Le lecteur spécialisé y trouvera l’ensemble des sources en bas de page, des développements supplémentaires dans les deuxième et troisième parties ainsi qu’une bibliographie détaillée. Cette recherche est réalisée dans le cadre du programme FRONTIERES (ANR), dir. D. Fassin.
2 J. Valluy, « La nouvelle Europe politique des camps d’exilés : genèse d’une source élitaire de phobie et de répression des étrangers », Cultures & Conflits, avril 2005, n° 57.
3 J. Valluy, « Les politiques européennes de l’immigration et de l’asile sous tension : entre logique des quotas et logique anti-migratoire », in Cahiers du CEMMM, n° 8, mai 2006 (Actes du colloque « Migration maghrébine : Enjeux actuels et contentieux », 24-25 nov. 2005, Université Mohammed I, Oujda/Maroc), p. 33-41.
4 A. Decourcelle, S. Julinet, Que reste-t-il du droit d’asile ?, Paris, L’Esprit frappeur, 2000, p. 136.
5 A. Van Erkelens, « Comment est géré un Centre d’accueil de demandeurs d’asile lorsqu’il donne lieu à une convention entre l’État et une association ou une entreprise ? » (05/12/2005) dans le séminaire « Politiques publiques » de J. Valluy, Master « Administration du politique » de l’Université Paris 1.
6 M. Bernardot, « Ali au Pays des Vermeils ? Vieillesse, précarités et solidarités en foyer de travailleurs », Working paper, septembre 2005.
7 J. Siméant, La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
8 Entretien de Jean Costil avec Magalie Santamaria, cité in La mise en œuvre d’une politique publique par des entrepreneurs de cause, l’exemple de la politique d’asile et d’accueil des réfugiés et l’Association Forum réfugiés, Mémoire pour le DEA Science politique comparative, Université de Droit, d’Économie et des Sciences Aix-Marseille III, dir. C. Traini, 2002, p. 37.
9 G. Noiriel, Réfugiés et sans papiers. La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècle, Paris, Hachette, 1999, (1991), p. 216.
10 A. Claude, Droit d’asile et action collective : l’exemple de la Coordination française pour le droit d’asile, Mémoire pour le DEA Droits de l’Homme et Liberté Publiques, Université Paris X, D. Lochak (dir.), 2004, 110 p.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009