1Les maîtres mutuels de la monarchie de Juillet ne peuvent plus être considérés de la même manière que leurs prédécesseurs de la Restauration. En effet, lors de cette dernière période, ceux-ci étaient clairement caractérisés. Ils étaient les propagateurs d’une méthode d’enseignement considérée comme une véritable invention au même titre que la vaccine ou la pomme de terre.

2Mais pour la période suivante, ce n’est plus le cas. La Société pour l’instruction élémentaire a perdu de son influence. Le système de formation qu’elle avait établi à partir des écoles modèles cède rapidement la place aux écoles normales. Ces dernières constituent une formation plus solide à la pratique du métier. Surtout, la méthode mutuelle, si elle est souvent privilégiée, notamment dans la première décennie de la monarchie de Juillet, a perdu l’exclusivité dans la préparation au métier d’instituteur. Le mode simultané, celui des écoles chrétiennes, est de plus en plus encouragé. Quant au mode mixte, il fait son apparition. Il s’agit alors d’un compromis qui fait appel à l’intervention des moniteurs pour l’acquisition des rudiments scolaires et à celle du maître pour les enseignements plus poussés. Du coup, les nouveaux instituteurs sont susceptibles d’appliquer, selon les lieux d’affectation, les différents modes.

Paris envoie à nouveau ses pionniers

3Dans les premières années de la Restauration, la formation des premiers maîtres mutuels à Paris par les soins de la Société pour l’instruction élémentaire avait concerné seulement cinq maîtres mais elle s’était révélée décisive quant à la diffusion de la nouvelle méthode dans l’académie de Rennes. En effet, parmi eux, Lambert et Rémond, avaient été de véritables pionniers en instruisant à leur tour la plupart des maîtres destinés à diffuser la nouvelle méthode à travers la Bretagne, excepté le Finistère.

4Entre 1829 et 1831, dans les Côtes-du-Nord et dans le Morbihan, en l’absence de grandes écoles mutuelles susceptibles d’être des établissements modèles, on se tourne à nouveau vers la capitale et la société fondatrice. C’est à Binic, en mars 1830, que le premier de ces nouveaux instituteurs arrive. Il s’agit de Casimir Ladreyt. Il restera dans ce poste jusqu’en 1834. Né en Ardèche à la fin du XVIII^e siècle, il a été formé en 1828 à l’école normale d’enseignement mutuel dirigée par Sarazin, rue Carpentier, à Paris. La place qu’on lui a confiée à Binic est de la plus haute importance. Il s’agit d’assurer la prospérité d’une école devenue le symbole de la reconquête de l’enseignement mutuel en Bretagne. On a vu que la polémique autour de cet établissement s’était enflée au point qu’elle avait été portée jusqu’à la Chambre des députés et que la presse parisienne s’en était fait l’écho. On n’a d’ailleurs pas lésiné sur les moyens de retenir un maître destiné, au départ, à exercer dans une localité plus importante. Il bénéficie, en effet, de 2 000 francs d’appointements par an sans compter le logement gratuit. Cette rémunération exceptionnelle n’a été rencontrée qu’à Nantes où en 1836, Mandart, le directeur de l’école du Chapeau-Rouge, reçoit la même somme de la part de son comité d’administration.

5Dépositaire de cette confiance, Casimir Ladreyt donne d’ailleurs entière satisfaction après quatre années d’exercice dans le petit port breton. Guynot-Boismenu, l’un des membres du comité supérieur d’instruction primaire, venu inspecter son école, dresse ce portrait flatteur :

« M. Ladreyt joint à des connaissances étendues et variées une haute capacité pour l’enseignement. Il a le goût, je dirais presque la passion de son état. Peut-être n’est-il retenu à Binic que par attachement pour une école qu’il a créée et en reconnaissance des sacrifices qu’on fait pour l’y conserver1. »

6Cependant, cet instituteur exceptionnel va bientôt partir vers d’autres horizons. Au cours du second semestre 1834, il est remplacé par Olivier Mathurin. À cette époque, il décide de s’installer outre-Atlantique. Aux États-Unis et au Canada, il dévoile alors la qualité de son instruction en rédigeant des manuels pédagogiques aussi bien pour l’enseignement des mathématiques que pour celui de la langue française.

7Le deuxième maître formé à Paris à cette époque est Flamarion. En février 1831, on l’appelle à diriger l’école mutuelle de Vannes. Dès le départ, des difficultés se présentent car la commune n’avait pas été très scrupuleuse dans le choix du local. En effet, celui-ci est divisé en plusieurs petites pièces, d’où l’impossibilité de mettre en pratique l’enseignement mutuel. La Société pour l’instruction élémentaire, ayant anticipé les problèmes, cherche des garanties à ce sujet auprès de la municipalité avant d’envoyer Flamarion. À l’instar de son confrère Ladreyt, ce maître paraît très capable. Il présente ainsi les raisons qui ont présidé à son envoi à Vannes :

« Ces messieurs et moi étions loin de croire que je rencontrerais de tels obstacles à Vannes car lorsque je fus décidé à quitter Paris, ils me proposèrent Vannes, Orléans, Vesoul […], ils me persuadèrent à accepter Vannes à cause du zèle qu’ils me connaissaient, attendu que ces messieurs de Vannes voulaient établir une école normale, et de l’intérêt qu’ils me portaient ; je puis vous dire sans exagération que dans un concours que nous eûmes au mois de janvier dernier, sur cinquante-deux, je fus le neuvième2. »

8Preuve de son zèle, le maître parvient en quelques mois à accueillir le maximum d’élèves que peut contenir la plus grande des pièces du local provisoire, à savoir 83. Il leur enseigne, au-delà des rudiments, la grammaire et le dessin linéaire. Il souhaite aussi se procurer les tableaux de Wilhem pour leur apprendre la musique. Mais il se heurte très rapidement à l’hostilité cléricale. On le voit ainsi en butte aux violences des élèves des Frères envers ceux de son établissement. Il déplore :

« Les charitables bons frères répondent à mes plaintes en disant que leurs enfants font leur devoir. Quel singulier devoir, si (c’est) venir jeter des pierres à la porte et aux croisées de la classe, battre mes enfants partout où ils sont rencontrés par les leurs. Deux eurent les jambes abîmées, un autre le sourcil emporté d’un coup de pierre3 […]. »

9Plusieurs fois, Flamarion pense abandonner sa place mais les membres de la Société de Paris l’encouragent à résister. Le maître doit également subir les remontrances du maire. En effet, le magistrat n’apprécie guère que l’instituteur s’affranchisse des obligations vis-à-vis de la municipalité qui administre l’école. Ainsi, Flamarion a la fâcheuse habitude d’admettre les élèves sans qu’ils aient été inscrits préalablement par elle. De même, il se permet d’acheter du matériel scolaire sans lui demander son autorisation.

10Du côté du comité d’instruction primaire et du préfet, le maître ne donne pas, non plus, entièrement satisfaction sans que, toutefois, on en sache les raisons exactes. Quoi qu’il en soit, l’affaire semble entendue lorsque le directeur de la toute récente école normale de Rennes propose un des sujets prêts à sortir de son établissement pour remplacer Flamarion. Il faut dire que la place est intéressante financièrement puisque la municipalité accorde au directeur de son école mutuelle 1 200 francs de traitement annuel. Cependant, le maire n’est pas pour un renvoi brutal du maître. Il propose qu’on lui accorde 300 francs d’indemnités de départ et qu’on l’assure d’une place équivalente dans une autre localité. Malgré ces arrangements, il semble que le maître ait, soit changé de profession, soit ait décidé de partir enseigner dans une autre région. En effet, il n’apparaît sur aucun des états de situation ultérieurs concernant les écoles primaires de l’académie de Rennes.

11Le troisième maître ayant séjourné à l’école normale de Paris dirigée par Sarazin est Louis-Etienne Campion. Contrairement à Flamarion et à Ladreyt, il est natif de la région. Ce sont des notables briochins, voulant rétablir leur école mutuelle disparue depuis 1823, qui l’ont choisi pour aller se former à Paris. Louis Bienvenüe, au nom de ces notables, en explique les raisons au maire de Saint-Brieuc :

« À parler franchement, je ne crois pas que nous ayons chez nous un instituteur, un seul homme qui réunisse, dans cette partie, les qualités que nous exigeons. Nous voulons une école normale : il nous faut un sujet qui possède à un haut degré tous les genres d’instruction qui peuvent y être donnés. […] Il nous faut dès ce moment un maître tout formé, tout exercé, que nous puissions annoncer de prime abord comme capable de former de bons maîtres. C’est là ce que nous allons demander à la Société de Paris. Vous jugez bien, Monsieur, que nous ne sommes pas moins difficiles sur les mœurs que sur les talents4. »

12Le futur maître est né à Hillion (Côtes-du-Nord) le 2 décembre 1804 dans une famille de laboureurs. Il effectue ses études secondaires au collège de Saint-Brieuc entre le 1^er octobre 1817 et le 19 juillet 1825. Pendant deux ans, du 1^er janvier 1829 à la fin de l’année 1830, il occupe un emploi au bureau central du canal de Nantes à Brest. Ce jeune homme n’est donc pas destiné, au départ, à faire carrière dans l’instruction primaire.

13À la fin du mois de décembre 1830, Campion est dans la capitale. Les cours à l’école normale de la rue Carpentier ne commencent qu’à partir du 1^er janvier suivant et il pense que sa formation ne prendra que sept ou huit jours. Or, deux mois sont nécessaires pour apprendre la méthode mutuelle. Bien qu’il trouve cela justifié pour certains postulants qui « ne savent pas par quel bout prendre un crayon5 » ou qui « n’ont jamais entendu parler d’angles, ni de triangles », il espère bien, quant à lui, passer les examens plus rapidement que les autres et rentrer à Saint-Brieuc avant le 1^er mars. Pour accélérer sa formation, il se rend, chaque jour, dans une école modèle que lui a indiquée Jomard, l’un des fondateurs de la Société de Paris. Ainsi, avant d’entreprendre le cours proprement dit, il estime connaître suffisamment la méthode.

14Cependant, l’optimisme du début laisse place, trois semaines plus tard, à davantage de réalisme devant la difficulté des études. Il déclare au maire de Saint-Brieuc :

« Depuis ma dernière lettre, j’ai entièrement changé d’avis. Je sens que les leçons de M. Sarazin sont pour moi du plus grand intérêt puisque je suis destiné à en donner de pareilles. D’ailleurs, j’ai assisté aux examens et j’ai vu combien on était difficile. Sur 52 élèves, 14 ont été reçus ; un seul a obtenu le brevet du 1^er degré, et il faut noter qu’il avait suivi deux cours, c’est-à-dire qu’il avait consacré 6 mois à s’instruire de la méthode. La peur m’a pris mais je n’ai pas perdu courage6. »

15Son séjour dans la capitale est mis à profit pour d’autres occupations que la formation elle-même. Il entreprend ainsi les démarches nécessaires pour obtenir des subventions pour la future école qu’il est amené à diriger. Il adresse une pétition à la Société de Paris en ce sens et pense recueillir 100 francs de sa part. Il se renseigne également sur la meilleure façon de recevoir des secours gouvernementaux. Il donne alors la marche à suivre :

« Voulez-vous que le gouvernement vienne à notre secours ? Rien n’est plus facile. Adressez au ministre de l’Intérieur une pétition apostillée par le préfet, et de suite on mettra un millier de francs à votre disposition. Gardez-vous bien de dire que c’est pour le matériel, car on vous renverrait à la société de la rue Tarannes. Exprimez-vous d’une manière plus vague ; pour l’établissement de l’école par exemple. C’est au ministère même que j’ai recueilli ces renseignements. M. Beslay m’a promis d’appuyer notre demande7. »

16On le voit également passionné par la pédagogie et curieux de la méthode élaborée par Jacotot. Il nous en livre un précieux témoignage :

« J’ai vu M^r Jacotot, il m’a parfaitement reçu. Ce n’est que la lecture de ses ouvrages qui pourrait me former ; il m’a donc engagé à les acheter. De tous les établissements où l’on suit la méthode Jacotot, un seul est ouvert aux curieux ; je n’y ai été que deux fois car il me faut 2 heures de marche pour m’y rendre. J’ai observé que parmi les 13 élèves de cette maison, il n’y a pas d’enfants et que le maître adresse des questions depuis le commencement de la classe jusqu’à la fin. Les (élèves) disputent entre eux comme dans une classe de philosophie. Je ne crois pas à la possibilité d’introduire ce mode d’enseignement dans une école mutuelle. Le professeur en est convenu avec moi. Un autre fait qui est bien constant, c’est que dans plusieurs institutions la méthode Jacotot n’est que sur l’enseigne ; c’est un moyen de faire des dupes. Au surplus, accordez-moi du temps et de l’argent et après mes examens, je me livrerai tout entier à cette étude8. »

17Le 16 mars 1831, Louis Campion obtient un brevet du 2^e degré à la sortie de l’école normale de Paris. Rentré à Saint-Brieuc, il ouvre son établissement le 1^er avril suivant. L’emploi qu’il occupe lui offre 1 500 francs de revenus annuels, ce qui le place parmi les maîtres mutuels les mieux payés de l’académie de Rennes à cette époque. D’emblée, l’école s’annonce prospère puisque 275 élèves y sont accueillis. Mais bientôt, on manque de place et le maître déplore qu’on y envoie trop de jeunes enfants qui, non seulement, ne profitent pas de l’instruction dispensée mais font perdre leur temps aux élèves plus âgés. Campion préconise, par conséquent, de ne plus accueillir, à l’avenir, les élèves âgés de moins de six ans. Dans l’immédiat, il demande au maire d’exclure, parmi ces bambins, tous ceux qui se seraient absentés plus de trois séances dans la semaine.

18À la fin de la première année scolaire, le succès de l’école mutuelle de Saint-Brieuc se confirme. Le maître déclare alors 280 élèves. Par comparaison, à cette époque, les Frères n’en scolarisent que 130. Mais, à la rentrée 1833, la situation évolue défavorablement. Le 1^er octobre, l’effectif est descendu à 210. Pour redonner du dynamisme à son établissement, Campion rappelle au maire la nécessité d’encourager matériellement les moniteurs. Il explique :

« Dans toutes les écoles mutuelles, on donne de petites récompenses aux moniteurs pour soutenir leur zèle, lorsqu’il vient à se ralentir. Il serait urgent de consacrer quelque petite somme à cet objet. Dans un moment de crise et de découragement, on ne doit rien épargner. Des instruments de dessin linéaire, de petits ouvrages mis à la disposition du maître, peuvent être de puissants mobiles pour exciter l’émulation qui enfante les progrès9. »

19Il faut dire que les Frères font tout ce qu’ils peuvent pour débaucher les élèves de Campion. On peut même parler de « racolage » comme le prouve ce billet signé par le père d’un des élèves de l’école mutuelle. En voici la teneur :

« Si Duberge a manqué hier à l’école il paraît que c’est un des frères qui lui a fait signe, comme le petit était avec un de ses cousins qui va à leur école, ils l’ont fait rester et l’ont même engagé d’y retourner aujourd’hui sans faute10. »

20Cependant, malgré le zèle de Campion et le soutien municipal, l’école mutuelle continue de perdre des élèves. Le 18 mars 1834, leur nombre atteint seulement 160, soit une baisse de 42 % en deux ans. La concurrence profite aux Frères. Ils ont, dès 1833, 250 élèves, soit environ le double de ce qu’ils accueillaient l’année précédente. En 1835, c’est l’explosion, ils en instruisent 630 ! Pour ne rien arranger, l’école normale départementale dont Campion est également le directeur est supprimée par le conseil général. L’instituteur voit ainsi sa position sociale, professionnelle et sans doute financière amoindrie. En outre, les trois années passées à la tête de l’école mutuelle n’ont pas été une sinécure pour lui. Il se plaint de problèmes de santé. Aussi, demande-t-il, dès cette époque, à exercer les fonctions d’inspecteur des écoles primaires du département, nouveau corps de l’Instruction publique dont le ministre prépare la création. Dans cette demande, il peut compter sur le soutien de Tueux, député-maire de Saint-Brieuc, d’Armez, également parlementaire, du préfet du département ainsi que du recteur de l’académie de Rennes, Le Grand. Mais, malgré les recommandations de ces personnages influents, la nomination de Campion à l’inspection primaire tarde à venir. Ce dernier s’en inquiète auprès du député Armez : « Auriez-vous l’extrême bonté, dans le cas où tout ne serait pas terminé, de rappeler ma demande à M^r Guizot ? L’inquiétude qui me tourmente est telle qu’elle ne me laisse plus un moment de repos11. » La bonne nouvelle finit cependant par arriver et à la fin de l’année scolaire, au mois d’août 1835, le maître quitte définitivement ses fonctions de directeur de l’école mutuelle de Saint-Brieuc. Il prend alors les rênes de l’inspection primaire du département des Côtes-du-Nord, fonction qu’il exerce pendant neuf années à la satisfaction de toutes les autorités. Dans le premier rapport qu’il adresse au ministre de l’Instruction publique, il prend ses distances avec un mode d’enseignement qu’il avait pourtant pratiqué avec zèle et à la satisfaction des autorités. Il déclare :

« La méthode mutuelle, objet d’attaques haineuses et peu éclairées ou sujet d’éloges exagérés, est poursuivie par le clergé avec trop d’opiniâtreté pour qu’elle puisse prendre de profondes racines dans notre pays. Du reste, elle n’est employée dans toute sa pureté que dans une école12. »

21Deux ans plus tard, ses remarques se font plus précises, notamment sur la formation des moniteurs. Il explique alors :

« Tout le monde d’ailleurs convient maintenant que le mode d’enseignement doit varier avec le nombre des élèves et qu’il se modifie essentiellement entre les mains du maître. Quoi qu’il en soit, le mode simultané compte ici les plus nombreux partisans. Nous n’avons que 26 écoles mutuelles dont 15 manquent de moniteurs exercés. Espérons que les observations adressées à cet égard ne resteront pas inutiles et que tous les directeurs, à l’exemple de celui de Saint-Brieuc et de quelques autres que l’on pourrait citer, ne reculeront plus devant les sacrifices de temps que réclame l’instruction des moniteurs13. »

22Promu directeur de l’école normale de Rennes en 1844, il reste dans cette fonction jusqu’à son départ à la retraite en 1865. Il meurt trois ans plus tard au milieu des siens à Saint-Brieuc. N’étant pas, au départ, destiné à enseigner, il accomplit, grâce à une volonté et des capacités hors du commun, une carrière exceptionnelle au sein de l’instruction primaire. Certes, d’autres, comme lui, connaissent une destinée comparable mais aucun n’accède à une fonction supérieure comme celle de directeur d’une école normale académique. Du point de vue pédagogique, Louis Campion accompagne la critique officielle de l’enseignement mutuel sans toutefois la rejeter. Il reconnaît les difficultés pour implanter cette méthode : celles liées à l’opposition cléricale mais aussi les causes intrinsèques qui limitent son succès. Parmi ces causes, il signale celle qui lui paraît la plus importante : le manque de formation des moniteurs. Au-delà, Louis Campion se révèle, à côté du recteur Le Grand, être une des grandes figures pionnières de l’instruction primaire en Bretagne.

23Au total, les trois maîtres formés à Paris n’ont pas tous la même mission. L’envoi de Casimir Ladreyt a une signification avant tout politique. Binic est alors le théâtre d’une confrontation au retentissement national entre deux camps, libéraux contre ultras. Alors que les élites libérales parisiennes considèrent la Bretagne comme plongée dans l’ignorance, le cléricalisme et le conservatisme le plus absolu, l’école mutuelle du petit port breton apparaît comme le phare de l’instruction et de la modernité qu’il faut sauver à tout prix. La Société de Paris n’hésite donc pas à y envoyer un de ses meilleurs sujets.

24Les cas de Louis Campion et Pierre Flamarion dévoilent, quant à eux, une autre volonté. L’idée de la Société de Paris mais aussi celle des édiles locaux est d’en faire des directeurs d’écoles modèles comme cela s’était déjà fait sous la Restauration. Ce plan ne se réalisera par pour le Morbihan car on préférera des sujets formés à l’école normale de Rennes en deux ans. Mais, en ce qui concerne les Côtes-du-Nord, le modèle « mutuel » de formation des maîtres se concrétisera.

25Enfin, il faut parler des maîtres eux-mêmes. Choisis pour leur zèle et leurs compétences, Louis Campion et Casimir Ladreyt se montrent à la hauteur de leur fonction. Cependant, malgré une rémunération attractive, ils sont confrontés à une tâche épuisante. En effet, organiser une école nombreuse n’est pas de tout repos. En outre, devoir faire face à l’hostilité cléricale est également très éprouvant. Aussi, tous deux montrent-ils rapidement leur désir de quitter une place qui s’est révélée finalement peu enviable. L’enseignement mutuel n’a alors été pour eux qu’un tremplin vers une carrière plus gratifiante.

L’école normale de Rennes, pépinière mutuelle

26Les premiers maîtres mutuels de la monarchie de Juillet avaient été formés à Paris mais rapidement, on sent le besoin de les instruire sur place. En 1831, s’ouvrent deux écoles normales pour instituteurs. La première, à Rennes, accueille dans un premier temps tous les élèves-maîtres du Finistère, du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine. La durée des études y est de deux ans et l’enseignement mutuel y est prédominant, du moins dans la pratique. La même année, celle qui est fondée à Saint-Brieuc pour les Côtes-du-Nord correspond davantage à une école modèle en reproduisant l’ancien schéma de formation des maîtres de la Restauration. Ainsi, les élèves-maîtres y sont, en l’espace de quelques semaines, entraînés à la pratique exclusive du mode mutuel. En 1834, un troisième établissement sera créé à Nantes sur le modèle rennais. Ce dernier connaît cependant beaucoup de problèmes et finit par disparaître en 1839. Là aussi, l’enseignement mutuel est privilégié.

27En réalité, peu de maîtres sortant des établissements briochins et nantais mettent en pratique le mode d’enseignement pour lequel ils ont été formés. Sans doute assez mal préparés et destinés à enseigner, pour la plupart, dans de petites localités, ils n’ont probablement ni les moyens matériels, ni la possibilité de recruter des moniteurs suffisamment instruits pour pouvoir organiser une école mutuelle. Ce n’est pas le cas des sujets issus de l’école normale de Rennes. En effet, cet établissement fournit alors les plus gros contingents de maîtres exerçant en Bretagne selon le mode mutuel. Ainsi, pour l’année scolaire 1837-1838, sur les 83 maîtres mutuels de l’académie de Rennes, excepté l’Ille-et-Vilaine, 43 sont dans ce cas.

28Mais comment ce lieu de formation prépare-t-il à cette pédagogie particulière ? Tout d’abord, il faut rappeler que le mode mutuel n’y a pas l’exclusivité. Rallier, le directeur de l’établissement, explique ainsi que la méthode doit être en rapport avec la localité et le nombre des élèves. Cependant, alors qu’ils ne suivent qu’un exposé théorique sur le mode simultané, les élèves-maîtres doivent tous s’exercer au mode mutuel à l’école municipale de la Halle-aux-Toiles Ils occupent alors, tour à tour, les fonctions de moniteur général. Les autres, pendant ce temps, sont moniteurs de classe.

29Jusqu’en 1833, les élèves-maîtres sont souvent laissés seuls pour conduire l’ensemble de la classe, Stenfort, le directeur, étant obligé de s’absenter. En effet, ce dernier est également sous-directeur de l’école normale, ce qui l’occupe beaucoup. Le maire de Rennes s’inquiète de cette situation et alerte le directeur sur les abus :

« Des plaintes m’ont été portées à plusieurs reprises sur la manière dont est tenue l’école d’enseignement mutuel ; l’éducation est négligée, les progrès sont lents, les enfants ne sont pas surveillés avec soin, ils deviennent turbulents et contractent des habitudes de désordre14. »

30Il estime que les normaliens ne peuvent, tout seuls, diriger la classe. Il explique :

« Quelle que soit leur aptitude, il est difficile qu’ils s’acquittent de ce devoir convenablement. Il faut pour instruire et diriger des enfants certaines qualités qui ne peuvent s’acquérir qu’avec le temps, que l’âge seul et l’expérience donnent15. »

31À partir de 1834, ces inconvénients cessent car les normaliens sont plus étroitement surveillés. Ils sont ainsi placés sous la responsabilité directe du directeur de l’école municipale à qui ils doivent rendre un rapport mensuel sur les enfants confiés à leur soin ou, pour les moniteurs généraux, un rapport trimestriel sur la conduite de leurs camarades.

32Cependant, les élèves-maîtres sont trop nombreux pour pouvoir s’entraîner suffisamment. Pour pallier cette insuffisance, on décide de créer un établissement annexe à l’école normale dans les bâtiments d’une ancienne orangerie. Celui-ci ouvre en octobre 1832. Il est placé sous la direction de deux normaliens et fonctionne suivant le mode mutuel. D’autres élèves-maîtres remplissent, comme à l’école municipale de la Halle-aux-Toiles, les fonctions de moniteurs. On y accueille les enfants du faubourg Saint-Martin et de la campagne environnante. Pendant les deux premières années de son existence, cette école reçoit entre 50 et 100 élèves. En outre, il est créé, en 1833, une sorte d’école-laboratoire où les normaliens, surtout ceux de première année, prennent tour à tour les rôles de maître, de moniteurs et d’élèves. Cette expérience est assez satisfaisante d’après le rapport fait par Rallier, le directeur de l’école normale.

33Ainsi, jusqu’en 1840, les normaliens ne sont exercés qu’à la méthode mutuelle. Il faut attendre cette date et la nomination d’un instituteur chargé spécialement de l’école annexe pour que les élèves-maîtres puissent avoir un exemple d’enseignement simultané. La situation pourrait paraître satisfaisante puisque les normaliens ont désormais l’occasion de pratiquer les deux modes. Or, il n’en est rien. Campion, un an après son arrivée à la tête de l’école normale de Rennes, considère que les conditions de mise en œuvre des méthodes, tant à l’école annexe qu’à l’école de la Halle-aux-Toiles, laissent à désirer. Il explique :

« Pour le mode mutuel, ils s’exercent, il est vrai à l’école municipale ; mais les procédés n’y sont pas rigoureusement suivis, l’ordre n’y est pas parfait. À notre sens, l’établissement n’est pas une école modèle. L’inspection primaire, consultée à cet égard, serait sans doute de notre avis et interviendrait peut-être utilement à l’effet d’introduire les améliorations que nous désirons. Vous direz peut-être : que les élèves-maîtres apprennent la pratique des méthodes dans la petite classe annexée à l’école normale. Cela serait bien à désirer, répondrons-nous. Il est regrettable qu’une impossibilité matérielle s’y oppose. Trop éloignée de la ville, cette classe ne sera jamais peuplée d’un grand nombre d’enfants. D’un autre côté, ceux qui s’y rendent appartiennent aux familles pauvres du pont Saint-Martin et ils suivent les leçons sans exactitude. De sorte que sur 90 élèves inscrits, jamais l’appel ne constate la présence de plus de 55. Là encore nous n’avons pas d’école modèle. Le professeur pare autant que possible à ces difficultés par des explications16. »

34En outre, les normaliens, lorsqu’ils vont se former à l’école de la Halleaux-Toiles ne peuvent assister aux cours de géographie et de mathématiques, et cela pendant huit jours consécutifs. Afin de remédier à ces problèmes, Campion propose, en ce qui concerne l’enseignement mutuel, de créer, au sein de l’école normale, une classe-laboratoire où les élèves-maîtres rempliraient, chacun leur tour, les rôles de maître, moniteurs et élèves. Cette idée n’est d’ailleurs pas une innovation puisque, on l’a vu plus haut, elle avait déjà été mise en œuvre en 1833. Elle avait toutefois disparu avant 1844, moment de l’arrivée de Campion à la direction de l’école normale. Le renouvellement de cette solution est exécuté en février 1846 à la satisfaction du directeur. Il apparaît même que les normaliens ne se rendent plus à l’école de la Halle-aux-Toiles qui doit désormais compter sur ses propres élèves pour accomplir les fonctions de moniteurs.

35Finalement, c’est un enseignement mutuel modèle mais assez artificiel qui est proposé à partir de 1846 à l’école normale. De toute façon, cela n’a plus beaucoup d’importance car, à cette époque, il n’y a plus guère d’écoles à le pratiquer. En outre, les normaliens sont destinés, pour la plupart, à exercer dans les communes rurales où seul l’enseignement simultané est recommandé. En fait foi le cahier de l’élève-maître Jouquan dont nous devons la découverte à Gilbert Nicolas17. Ce document rare permet de se faire une idée des conseils donnés en matière de pédagogie en 1846 à l’école normale de Rennes. Ainsi, on apprend que le mode simultané est préférable à tout autre pour des effectifs compris entre 30 et 90 élèves. Au-delà, le mode mutuel est conseillé mais on explique qu’il faut un maître énergique pour diriger une école qui suivrait cette méthode. On ajoute, en outre, que l’enseignement mutuel fonctionne bien lorsqu’il s’agit d’exercices mécaniques faisant appel à la mémorisation. Dès qu’une démonstration ou un raisonnement sont nécessaires, l’enseignement simultané doit être choisi. D’où, l’emploi possible d’une méthode, appelée mixte, qui ferait appel, suivant ce qui doit être enseigné, à l’une ou l’autre.

Une dignité à conquérir

36Pour illustrer la manière dont des normaliens ont dirigé les écoles mutuelles qui leur étaient confiées, les cas d’Auguste Perron et Guy-Marie Le Goff paraissent éclairants. Tout d’abord, les documents les concernant sont assez nombreux. En outre, ces instituteurs ont exercé dans la même ville à la même époque, à savoir Brest durant la deuxième décennie de la monarchie de Juillet. Cette comparaison permet ainsi de distinguer ce qui peut être du ressort du maître de ce qu’on peut attribuer aux contingences locales. Enfin, ces deux instituteurs ont pratiqué suffisamment longtemps le mode mutuel pour qu’une étude les concernant ait quelque valeur.

37Perron est nommé en novembre 1839 et il cesse ses fonctions en avril 1861. Pendant tout ce temps, il reste à la tête de son établissement situé du côté de Brest. Quant à Guy-Marie Le Goff, il est d’abord installé, en juin 1841, comme adjoint du vieux maître Durbec qui dirige l’école située du côté de Recouvrance. Il remplace ensuite ce dernier en décembre 1842. Entre octobre 1851 et février 1852, il cède sa place à Auguste Kergourlay.

Guy-Marie Le Goff, entre idéal et réalité

38Guy-Marie Le Goff est né le 28 septembre 1814 à Plouigneau, village situé près de Morlaix (Finistère). Son père est instituteur de cette localité en 1833. C’est d’ailleurs à ses côtés qu’il fait ses premiers pas dans la carrière de l’enseignement. Boursier du département du Finistère, il entre à l’école normale de Rennes le 2 novembre 1833. Il en sort en septembre 1835 pourvu du brevet élémentaire.

39Son premier poste est l’école de Ploudiry (Finistère). Il y exerce jusqu’en août 1836 au moins. Ensuite, il est nommé par la commune voisine de Landerneau pour diriger la classe élémentaire rattachée au collège de la ville. Celle-ci est modeste et rassemble seulement 20 élèves en décembre 1836. On en compte un peu plus en juin 1838, à savoir 35. Le Goff reste environ trois ans instituteur à cette place où il ne semble pas donner totalement satisfaction. En 1838, le sous-inspecteur Lequinquis, venu le visiter, note à son sujet : « Instituteur capable, peu zélé, ne s’occupe point suffisamment de son école, n’obtient pas tous les résultats qu’il pourrait obtenir18. » De son côté, le comité communal d’instruction primaire ne paraît pas plus enthousiaste et lui accorde seulement l’appréciation « assez bien » alors qu’on attribue un « bien » à Pierre, son confrère de la grande école mutuelle.

40En novembre 1839, le maire de Landerneau ne cache pas son désir de voir partir Le Goff qu’il considère comme mou et sans autorité. Pour autant, ce dernier ne se laisse pas démoraliser par une expérience si peu probante. Il décide de briguer la place que Palud laisse, en novembre 1839, à la tête de la grande école mutuelle de Brest, côté ville. Sa demande ayant été rejetée, il obtient, en consolation, celle de Plougastel.

41En juin 1841, Le Goff tente à nouveau sa chance pour exercer dans la grande ville portuaire. Une opportunité se présente concernant l’école mutuelle de Recouvrance. Le maître, Durbec, est âgé et malade. Il a besoin d’être aidé dans sa tâche, d’autant plus qu’on vient de transférer son établissement dans une nouvelle construction destinée à accueillir plus de 300 élèves. Sa candidature est acceptée et il prend les fonctions d’adjoint pour une rémunération de 1 000 francs et un logement gratuit. Il est assuré, en outre, de succéder au directeur quand celui-ci partira.

42Les débuts ne sont pas faciles. En réalité, le jeune maître se retrouve, par l’incapacité du titulaire, à devoir gérer tout seul un effectif pléthorique. Le sous-inspecteur, Lécuyer, venu visiter l’école mutuelle de Recouvrance constate :

« Le titulaire, trop âgé pour diriger de fait, est secondé ou plutôt suppléé par M. Le Goff, jeune homme actif et intelligent. Ce dernier se trouvant ainsi seul chargé d’exercer plus de 300 enfants dans un local immense ne saurait suffire à la tâche. C’est beaucoup qu’il parvienne à maintenir de fois à autre quelque discipline et à rétablir l’ordre. La surveillance absorbant un temps considérable, l’instruction, malgré le secours habilement employé des moniteurs et des procédés de la méthode mutuelle, ne peut avoir qu’une marche lente, irrégulière et sans cesse entravée. Aussi, n’ai-je pas dû m’étonner de trouver la lecture presque généralement mauvaise, l’arithmétique enseignée sans raisonnement ni applications, le système métrique à peine commencé. L’écriture fait exception. Elle m’a paru en voie de s’améliorer. En comparant la fin des cahiers avec le commencement, j’ai remarqué des traces de progrès dus sans aucun doute aux soins du sous-directeur. Mais, par les motifs que j’ai énoncés plus haut, ces chances d’amélioration, même restreintes à une ou deux matières, n’existent que pour un très petit nombre d’élèves19. »

43Pendant toute l’année 1842, preuve de la place grandissante qu’il occupe désormais au sein de l’établissement, c’est Le Goff qui rédige les rapports trimestriels envoyés à la mairie sur l’observance du règlement des écoles primaires. Il présente d’ailleurs tout ce qui est exécuté comme étant réglé par lui. Ainsi, il nous livre des détails intéressants sur sa pratique pour susciter de l’émulation parmi ses élèves. Il déclare :

« À la fin d’un exercice, le 1^er élève de chaque section a un bon point : dans les compositions, un enfant reçoit autant de bons points que de places gagnées ; celui qui monte de plusieurs rangs, dans 2 examens successifs, obtient une lettre de satisfaction. Le samedi, les 30 élèves qui ont obtenu le plus de bons points dans la semaine, concourent pour les médailles et les croix. Un jury composé des meilleurs élèves de la semaine précédente, discute et pèse le pour et le contre de chaque concurrent ; les 16 (c’est le nombre de nos médailles) qui réunissent le plus de suffrages sont décorés en présence de leurs camarades. Cette manière de récompenser plaît beaucoup aux enfants ; elle me paraît propre à leur inspirer l’amour de la justice, et à leur donner une idée de nos institutions20. »

44Cette pratique du jury d’élèves est assez rare pour qu’on puisse la remarquer. Héritage lancastérien, elle avait été préconisée dans les premiers guides de la méthode rédigés par Nyon et Bally sous la Restauration. Concernant la Bretagne, on l’avait attestée dans une seule école, à savoir celle de Nantes. Le Goff, en adoptant cet usage peu courant, tient à affirmer son attachement aux principes démocratiques. La volonté d’initier ses élèves aux pratiques délibératives et électives est sans doute une façon d’éduquer le futur citoyen dont il rêve.

45Devant l’ampleur de la tâche, Le Goff pourrait compter sur ses moniteurs mais ceux-ci quittent l’école à n’importe quel moment de l’année pour aller travailler au port ou s’embarquer. Le maître se plaint : « La formation des moniteurs est donc toujours à recommencer, et la tâche de l’instituteur devient ainsi des plus fatigantes21. » Face à cette difficulté de diriger tout seul une école aussi nombreuse, Le Goff suggère au maire l’emploi d’un moniteur général payé sur les fonds municipaux. Il a d’ailleurs trouvé un candidat en la personne de Dumont-Faucon, jeune homme tout juste sorti du séminaire. Il demande pour lui 25 francs par mois (300 francs annuels). Mais, cette solution, adoptée par le maire, ne donne pas entièrement satisfaction par la suite. En effet, en l’espace d’une année, d’avril 1843 à mars 1844, l’instituteur a vu quatre moniteurs généraux se succéder. Finalement, ce n’était pas mieux que les petits moniteurs ! Cette fois, Le Goff pousse ses exigences un peu plus loin et demande l’adjonction d’un second maître. Il pense que pour une rémunération annuelle de 600 francs, on pourrait en trouver un qui soit breveté. Finalement, il obtient gain de cause et on lui adjoint Rouquet qui le secondera jusqu’à son départ, en 1852.

46Même si les conditions d’enseignement y sont difficiles, jusqu’en 1844, l’école de Le Goff ne désemplit pas. Ainsi, 327 élèves y sont accueillis au 1^er février de cette même année. Mais l’année suivante, les effectifs commencent à baisser. On n’en compte plus alors que 255. En 1849, il n’en reste plus que 120 alors qu’aucune école de Frères n’existe encore à Recouvrance. Outre les défections d’élèves, le maître doit affronter également la maladie. Lors de l’hiver 1847-1848, celle-ci prend un tour si grave qu’il est obligé de laisser sa classe pendant plus d’un mois. Lorsqu’il reprend ses fonctions, il reste encore très faible plusieurs semaines. Pendant ces périodes d’absences, c’est son adjoint, Rouquet, qui le supplée. Mais ce dernier ne paraît pas vraiment maîtriser la direction d’une école qui se désorganise et se discrédite chaque jour un peu plus.

47En 1849, une nouvelle aggravation s’annonce pour l’école mutuelle tenue par Le Goff. En effet, plusieurs habitants de Recouvrance ont demandé, par voie de pétition, une école de Frères. À cette époque, ce sont 160 élèves qui passent la Penfeld, rivière séparant les deux parties de la ville, pour se rendre à l’école chrétienne située du côté de Brest. Évidemment, cette traversée n’est pas sans risque. La pétition est adressée au conseil municipal qui, saisi de cette doléance, nomme une commission en son sein afin de trouver une solution. Celle-ci se prononce en faveur des pétitionnaires pour des raisons qui tiennent à la sécurité des enfants mais aussi parce que le local des Frères, situé côté ville, ne peut suffire à l’afflux d’un si grand nombre d’écoliers. Cependant, lorsque le rapport de la commission est présenté devant l’assemblée municipale, des appréciations différentes se font jour. Un des membres voudrait qu’on élucide les raisons qui ont conduit à ce que l’école mutuelle dirigée par Le Goff soit désertée. À ce propos, on souligne la faiblesse des résultats scolaires de ses élèves lors des examens. Ainsi, parmi les 30 élèves admis à l’école supérieure, aucun ne provenait de l’école de Recouvrance, 8 étaient issus de l’autre école mutuelle, celle dirigée par Perron, et 22 sortaient des écoles chrétiennes. Devant ces graves insuffisances, certains membres voudraient qu’on procède à une enquête préalable afin de trouver les moyens de redresser l’école mutuelle. Mais l’ensemble des conseillers municipaux ne souhaite pas s’engager dans cette voie et vote pour que les Frères s’établissent dès que possible dans le quartier de Recouvrance. En refusant cette enquête, ils pensaient sans doute que la concurrence allait faire son œuvre, au risque de détruire l’école tenue par Le Goff. Ce dernier verra l’épreuve se concrétiser pour lui quand les Frères ouvriront leur école en septembre 185022

48L’école mutuelle de Recouvrance allait-elle, sous l’aiguillon congréganiste, sortir de sa torpeur ? L’examen pour entrer à l’école primaire supérieure de la ville était l’occasion d’évaluer si Le Goff avait su obtenir de meilleurs résultats de la part de ses élèves. En juillet 1851, 40 places sont à pourvoir. Les Frères font concourir 23 de leurs écoliers, Perron, 23 et Le Goff, 18. À l’issue des épreuves, Le Goff réussit à faire admettre la moitié des élèves présentés, à savoir 9. C’était toujours mieux qu’aucun élève et surtout mieux que les Frères qui n’avaient que 8 admis. La concurrence avec les congréganistes avait peut-être incité le maître à soigner l’instruction de ses écoliers. Cependant, son confrère, Perron, a plus de succès puisque tous les élèves qu’il a présentés sont reçus. La différence de réussite entre les deux établissements mutuels est d’autant plus grande que, si l’on considère les 20 premiers reçus, on s’aperçoit que 13 proviennent de l’école dirigée par Perron alors qu’ils ne sont que 3 à venir de celle de Le Goff. Il faut préciser, en outre, qu’il n’y a pas de différences dans le recrutement social des élèves, qu’ils soient dans les écoles chrétiennes ou dans les écoles mutuelles. En effet, pour pouvoir fréquenter ces différents établissements communaux, il faut un certificat d’indigence délivré par la mairie. Aussi, on peut s’interroger sur une telle différence entre les deux établissements qui fonctionnent avec les mêmes méthodes et le même genre d’élèves. C’est d’ailleurs ce que font les autorités municipales. En réalité, même si certains des élèves de Le Goff réussissent à entrer à l’école primaire supérieure cette année-là, l’avis général est que son école est toujours d’une grande nullité comme le rapporte le maire au sous-préfet : « Je dois convenir que la tenue de l’école confiée à M. Le Goff a donné lieu à de nombreuses plaintes, et que presque toutes les familles de Recouvrance se refusent à confier leurs enfants à cet instituteur23. »

49Aux insuffisances pédagogiques vont bientôt s’ajouter des reproches de nature politique. En effet, Le Goff est bientôt dénoncé pour ses opinions socialistes24. Rappelons que nous sommes aux lendemains de l’effervescence révolutionnaire qui a permis l’avènement de la Seconde République. Le nouveau régime, après les journées de juin 1848 qui voient l’écrasement des ouvriers insurgés, tourne bientôt le dos aux changements espérés et fait place à un gouvernement réactionnaire. On voit, alors, au sein de l’Instruction publique, s’organiser une sorte de « chasse aux sorcières » visant les instituteurs qui se seraient compromis par des actions ou des idées trop avancées. Le sous-préfet de Brest, s’étant mis en quête des sujets douteux, déclare :

« Les événements du mois de février 1848 ont exercé peu d’influence sur ces instituteurs (ceux de son arrondissement), je ne prétends pas que plusieurs d’entr’eux ne se soient pas laissé aller à des illusions, n’aient pas rêvé d’améliorations impossibles. Mais ceux d’entr’eux qui avaient ajouté foi à des promesses trompeuses n’ont pas tardé à être désabusés, et, sauf quelques bien rares exceptions, tous ont compris que les agitations des partis étaient incompatibles avec l’accomplissement de la mission qui leur était confiée25. »

50Le sous-préfet ajoute que les quelques maîtres dont l’opinion est suspecte font l’objet d’une surveillance spéciale assurée par le clergé local. Il explique :

« Si l’un d’entr’eux professait ostensiblement, ou même propageait secrètement des doctrines contraires au bon ordre, le curé ou desservant en serait infailliblement instruit et n’hésiterait pas à en informer l’administration qui pourrait aviser26. »

51En réalité, en Bretagne, à l’instar de l’arrondissement de Brest, peu nombreux sont les instituteurs qui s’engagent aux côtés des républicains. Pour citer un autre exemple, celui de l’arrondissement de Fougères (Ille-et-Vilaine), on sait que trois maîtres seulement ont été déférés devant le comité supérieur pour ces raisons. Gilbert Nicolas, dans son ouvrage sur les premiers normaliens bretons, cite, pour sa part, la figure de Jean-Marie Tréal qu’il juge d’autant plus remarquable qu’elle est exceptionnelle. Ce dernier exerce à l’école municipale de Rennes depuis 1837. À cette époque, il a été recruté pour y assurer les cours d’adultes. En 1843, il remplace Boudant à la tête de la classe mutuelle. Il se présente à la Constituante aux élections de 1848. Bien que non élu, il recueille 34 000 voix27.

52Le Goff fait donc figure, lui aussi, d’exception en affichant ses opinions, surtout après juin 1848, lorsque les tenants du parti de l’ordre reprennent les rênes. Ainsi, c’est au début de l’année 1850 que le sous-préfet de Brest alerte pour la première fois son supérieur à son sujet. Celui-ci reproche au maître aussi bien son manque de zèle dans la conduite de son école que ses relations difficiles avec les autorités ou ses idées socialistes28. Pour mettre un terme aux manquements professionnels, il souhaite que la concurrence avec les congréganistes fasse son œuvre. On peut remarquer que cela implique de faire tomber l’école mutuelle de Recouvrance. Cependant, un an après, Le Goff est toujours en place.

53Cette fois, le clergé s’en mêle. L’abbé Cuzon, curé de la paroisse Saint-Sauveur, voudrait bien « alléger définitivement Recouvrance d’un instituteur qui lui pèse29 ». Il dénonce donc le scandale auprès de son évêque :

« M. Le Goff, socialiste avoué aux yeux de toutes les autorités civiles et religieuses, impie par principes, contempteur du clergé, sceptique immoral, continue à exercer ses fonctions parmi nous. Tous les maires depuis 1830, MM. Fleury, Lettré, Le Grandais et Bizet ; MM. les sous-préfets ont tous eu à s’en plaindre. Une seule considération a empêché qu’on ne le supprimât : c’est qu’il est père de famille30. »

54Cependant, il considère que le maître, malgré ses quatre enfants, n’est pas tant à plaindre. S’étant marié avec une femme aisée de Landerneau, il jouit d’une certaine fortune. Pour preuve, il vient d’acheter dans les environs un restaurant qui lui a coûté 20 000 francs.

55De son côté, le préfet voulant le faire révoquer pour ses idées s’impatiente auprès du sous-préfet de Brest :

« Vous m’avez signalé plusieurs fois le sieur Le Goff, instituteur à Recouvrance comme appartenant au parti socialiste et professant des doctrines démagogiques. […] M. le recteur n’hésiterait pas à révoquer pour ce motif le sieur Le Goff s’il pouvait baser cette mesure sur un fait déterminé ; mais jusqu’ici aucun fait spécial n’a pu être articulé contre cet instituteur ; je vous prie en conséquence de surveiller attentivement sa conduite et ses démarches et de me signaler immédiatement celles dont vous auriez connaissance et qui pourraient motiver sa révocation31. »

56On n’ose donc pas se fonder sur ses seules opinions pour faire interdire Le Goff. Il faut des faits tangibles.

57En outre, les autorités universitaires craignent une révocation qui pourrait apparaître comme une sorte de « titre pour l’avenir32 ». Cela prouve que le maître dispose de soutiens parmi la population brestoise vis-à-vis desquels son renvoi signifierait une grave injustice. Dans ces conditions, l’inspecteur primaire de Brest et son supérieur préfèrent plutôt contraindre le maître de Recouvrance à la démission. Sans doute, les autorités de la ville sont-elles du même avis. En effet, bientôt, le bruit court qu’une commission municipale est sur le point de proposer la réduction du traitement de Le Goff. Comment ne pas voir dans cette rumeur une manœuvre pour décourager cet instituteur ? L’intéressé, fatigué des commérages sur son compte, écrit au maire pour en avoir le cœur net. Il semble prêt à partir si cela est avéré. En effet, il déclare : « N’ayant point l’honneur d’être millionnaire, il m’importe beaucoup, Monsieur le Maire, d’aviser à temps aux moyens d’entretenir ma nombreuse famille, en 185233. » Dans cette affaire, Il soupçonne son confrère Perron de convoiter sa place. Il considère d’ailleurs ce dernier comme stupide et peu scrupuleux. Finalement, la manœuvre réussit et Le Goff quitte ses fonctions au début de l’année 1852. Il est alors remplacé, en février, par Auguste Kergourlay.

58Pour autant, la carrière de l’enseignement n’est pas terminée pour lui. Après son départ de l’école mutuelle, il assiste son père qui continue son métier d’instituteur libre. Il tient également le restaurant acheté en 1850 au lieu-dit les « Quatre-Pompes », dans la commune de Saint-Pierre, près de Recouvrance. Cependant, après trois ans, cette entreprise se révèle être une mauvaise affaire. Le père et le fils quittent alors la région brestoise pour s’installer à Morlaix. En 1858, il obtient l’autorisation d’aider, en tant que sous-maître, son père qui dirige un pensionnat primaire dans cette ville. À la mort de ce dernier, en mai 1859, il demande une place dans un collège. Il obtiendra celle d’instituteur à Poullaouen grâce à la sollicitude de l’inspecteur primaire de l’arrondissement de Morlaix, Decourt. Mais en 1862, les vieux démons rattrapent notre instituteur. On l’accuse d’abuser d’alcool, de proférer des grossièretés en public, de mener une vie immorale et même de pratiquer la sorcellerie ! L’autorité universitaire, cette fois, n’hésite pas. L’inspecteur de l’académie du Finistère prononce la peine de révocation.

59Au total, Le Goff s’est montré peu zélé professionnellement sauf, peut-être, au cours de ses premières années à Recouvrance. Il connaît les difficultés propres à la conduite des écoles mutuelles. La principale vient du très grand nombre d’élèves à instruire, à savoir plus de 300 pendant deux ou trois ans. Les moniteurs qui sont les rouages essentiels de l’école ne peuvent relever ce défi. Aussi bien ceux qui sont préposés aux classes que les moniteurs généraux changent trop souvent pour rendre efficace l’organisation scolaire. Il s’agit là d’une insuffisance inhérente à la méthode. Lorsqu’un sous-maître est enfin nommé, ce dernier ne paraît guère apporter plus d’amélioration. Par la suite, la maladie ainsi que la concurrence des congréganistes finissent par anéantir tout espoir pour le maître.

60En outre, Le Goff est un homme à l’esprit indépendant qui s’affranchit des égards dus aux autorités. Il professe des idées avancées pour l’époque. Si celles-ci lui valent des inimitiés parmi les élites, elles lui procurent probablement des sympathies parmi les ouvriers du port. Se proclamant volontiers socialiste, il semble cependant rester à l’écart du courant corporatif initié par son confrère Perron. Ainsi, il n’apparaît pas dans la démarche confraternelle que ce dernier suscite afin de faire nommer le jeune Pierre à la place de son père à la direction de l’école de Landerneau. Il faut dire que les deux hommes, pourtant issus du même sérail, ne s’entendent pas. Isolé parmi ses confrères, Le Goff semble cependant trouver une consolation dans l’attachement qu’il éprouve pour son père. En effet, tel un fils fidèle, il suit et aide tout au long de sa carrière celui qui l’a initié au métier d’instituteur, depuis la petite école de Plouigneau en 1833 jusqu’au pensionnat primaire de Morlaix où le vieux maître meurt en 1859.

61Il se révèle également assez audacieux dans ses entreprises. Diriger la grande école mutuelle de Recouvrance n’était déjà pas une mince affaire. Acheter et vouloir tenir un restaurant en guise de reconversion professionnelle n’en est pas moins une.

62Au-delà, il est, par certains côtés, représentatif d’une génération d’instituteurs sortis de l’école normale de Rennes. Plus instruit, mieux formé que les maîtres de la Restauration, il tend également à s’affranchir de l’influence des différentes autorités, surtout celle de l’Église. Le Goff va jusqu’au bout de cette liberté de ton et d’action. Finalement, cette insoumission est assez bien tolérée. Il aura fallu vingt-sept ans de carrière pour qu’on ose prononcer la révocation à son encontre. Les maîtres mutuels de l’époque pionnière, tels Rémond ou Legros, n’avaient pas bénéficié d’une telle mansuétude.

Perron, un maître engagé

63Parmi les instituteurs ayant appliqué la méthode mutuelle tout au long de leur carrière, Perron est sans doute l’un des mieux connus. On dispose ainsi de documents qui couvrent pratiquement toutes les étapes de sa carrière, depuis son entrée à l’école normale de Rennes, en juin 1832, jusqu’à sa démission au printemps 1861, à un âge encore jeune puisqu’il n’a alors que 45 ans. Cette documentation est constituée essentiellement par la correspondance administrative. À cela s’ajoute un mémoire écrit en 1861 dans le cadre d’un concours organisé par le ministère de l’Instruction publique. L’épreuve était destinée aux instituteurs et la question portait sur les besoins des écoles rurales. Bien que n’exerçant pas lui-même à la campagne, il profite de cette occasion pour livrer ses réflexions au terme de vingt-deux années passées à diriger l’école mutuelle de Brest. Ne parlant pas directement de l’établissement qu’il dirige, il y exprime cependant sa conception du métier et ses souhaits quant aux conditions d’enseignement. Cet aspect revêt, pour cette étude, une importance particulière.

64Instituteur mutuel, il fait également partie de cette première génération de normaliens bretons que Gilbert Nicolas s’est appliqué à étudier dans sa thèse. S’il ne se hisse pas à des fonctions supérieures comme certains de ses collègues normaliens, il se distingue très tôt par son zèle et des compétences pédagogiques exceptionnelles.

65Auguste Perron est né à Plougastel-Daoulas (Finistère) le 17 février 1816 dans un milieu modeste d’artisan, son père était charpentier. Il est fier de sa terre natale sur laquelle il émet ce jugement : « […] cette langue de terre contient une population nombreuse (7 000) très intelligente et très industrieuse. L’habitant de Plougastel est généralement à l’aise, il sait tirer un bon parti de sa terre si productive et de son approche d’une grande ville34 ».

66Il a été choisi, au départ, comme boursier du département du Finistère pour aller se former pendant deux ans à l’école normale de Rennes ouverte depuis le 1^er octobre 1831. Il y est un des plus jeunes pensionnaires puisqu’il n’a que 16 ans lorsqu’il y entre le 30 juin 1832. En réalité, le comité d’instruction primaire de l’arrondissement de Brest l’a désigné pour aller enseigner, à son retour, dans la commune de Lambézellec. En effet, cette commune réclame depuis 1831 un instituteur formé aux meilleures méthodes. Son maire, Alexandre Bouët, est un grand défenseur de l’instruction primaire et se montre, d’emblée, favorable à la toute jeune école normale de Rennes. La commune, pour obtenir ce jeune instituteur, a accepté de prendre en charge le financement de son séjour dans la capitale bretonne. Cependant, le principal intéressé est ignorant de cet arrangement. Il se croit boursier du département du Finistère et non pas d’une commune en particulier. On voit, par ce détail, que l’avis des futurs maîtres est peu pris en compte.

67C’est seulement à la fin de sa formation que Perron prend connaissance de l’engagement qui le lie à la commune de Lambézellec. En effet, le maire, Alexandre Bouët, commence, au bout de deux ans, à s’impatienter et s’étonne de n’avoir reçu aucun courrier de l’élève entretenu sur les deniers municipaux. Du coup, le directeur de l’école normale est alerté et informe Perron de sa situation et de ses futures obligations vis-à-vis de la commune de Lambézellec. Pour ajouter à la confusion, le maire apprend que le jeune élève-maître est tombé gravement malade au cours de l’année 1833, atteint par la dysenterie et le scorbut « de terre ». Perron réussit, malgré cela, à poursuivre ses études avec succès. Il est d’ailleurs très estimé par ses professeurs. Cependant, trop affaibli, il ne peut se présenter à l’examen pour l’obtention du brevet qui a lieu en septembre 1834. Souhaitant soutenir son jeune élève malgré tout, Rallier, directeur de l’école normale, est favorable à la prolongation de son séjour jusqu’à la prochaine session prévue en mars 1835. Le conseil municipal de Lambézellec n’a pas la même indulgence et préfère arrêter le financement de la bourse. Il n’a pas envie d’accueillir un instituteur qui annonce une santé fragile et dont la capacité semble peu assurée. Rallier s’offusque de ce renoncement et prévient le maire que si la commune persiste dans son refus, l’école normale, quant à elle, n’abandonnera pas son élève. Il sera alors boursier universitaire et restera, dans ce cas, à la disposition de l’État. Finalement, le conseil municipal de Lambézellec revient sur sa décision et accepte de continuer la bourse pour six mois supplémentaires.

68Tout paraissait rentrer dans l’ordre et Perron pensait trouver un emploi à Lambézellec où il dirigerait une école nombreuse. Ainsi, il devait remplacer Gourmelon, le maître qui dirigeait jusque-là l’école communale. Le maire avait déclaré au recteur de l’académie :

« Je réponds à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 4 de ce mois, que le sieur Gourmelon remplit ses fonctions avec zèle, que sa conduite est régulière et qu’il jouit assez de la confiance des familles de ses élèves ; mais que son mode d’enseignement qui n’est que le simultané imparfait est loin de développer assez vite l’intelligence des enfants, que mon intention et celle de mon conseil municipal serait de le remplacer par un des sujets sortant de l’école normale et de l’engager à aller s’y former, en l’assurant toutefois d’une place d’instituteur à son retour en considération de ses bonnes mœurs et de ce qu’il est un enfant de la commune35. »

69Cependant, ce plan ne peut se réaliser, soit que la commune n’ait pas voulu faire le sacrifice d’une nouvelle bourse, soit que Gourmelon n’ait pas désiré se rendre dans la capitale bretonne. Du coup, quand le jeune Perron arrive pour occuper la place qui lui est destinée depuis deux ans et demi, cela n’est plus possible.

70Une autre option se présente alors. Il s’agit de confier à Perron la direction d’une deuxième école communale dont l’établissement est souhaité depuis 1831. Or, en 1835, le projet n’est guère avancé. En attendant, on décide d’employer le jeune maître à former Gourmelon dans les méthodes perfectionnées, en l’occurrence l’enseignement mutuel. On lui accordera, pour ce service, 400 francs par an, le prix de sa pension à l’école normale. Pendant un peu plus d’un an, Perron aidera son collègue à organiser sa classe et à diriger les moniteurs. Il réussira d’ailleurs fort bien dans cette entreprise. Lacrosse, délégué par le comité supérieur d’instruction primaire, venu visiter l’école mutuelle de Lambézellec le 28 novembre 1836 est satisfait de son fonctionnement. Il déclare :

« Les exercices exécutés sous mes yeux m’ont prouvé que les moniteurs formés par l’instituteur s’acquittent de leurs devoirs avec intelligence : la transmission des leçons, les déplacements d’élèves selon leurs réponses, les explications recommandées par la méthode, n’ont rien laissé à désirer36. »

71Pourtant, malgré les marques de bienveillance des autorités à son égard, Perron comprend qu’il est, une nouvelle fois, pris au piège et qu’il n’est pas prêt d’obtenir une place à la hauteur de ses capacités et de son ambition. Heureusement pour lui, une occasion d’échapper à cette situation embarrassante ne tarde pas à se présenter : la commune de Plougastel-Daoulas, d’où il est originaire, demande un instituteur. Il parvient à obtenir du maire de Lambézellec d’être libéré provisoirement du contrat qui le lie à l’administration municipale. Trois ans plus tard, les propositions se font, cette fois, plus intéressantes. En effet, la ville de Brest recherche un instituteur pour l’école mutuelle située côté ville. La commune de Lambézellec, qui n’a pas encore fait construire sa deuxième école, accepte que Perron postule pour ce poste. Cependant, de son côté, la ville de Brest, qui a connu quatre directeurs successifs en six ans à la tête de son établissement, désire un sujet qui donne des garanties de stabilité dans le poste. Aussi, exige-t-elle que Perron rompe définitivement son engagement vis-à-vis de la commune de Lambézellec. Évidemment, cela n’est possible qu’à la condition de rembourser les frais de pension engagés pour sa formation à l’école normale. Perron accepte cet arrangement. Sans doute compte-t-il alors sur les 1 200 francs d’émoluments qu’il va percevoir pour régler cette dette.

72Quoi qu’il en soit, le 19 novembre 1839, il débute ses nouvelles fonctions. L’école est située rue de la Mairie, dans l’ancien bureau des marchands où elle existe depuis son origine, en 1817. Il reçoit environ 120 élèves, tous indigents. Un an après son arrivée, le maître semble satisfait du fonctionnement de sa classe et particulièrement de ses moniteurs. Ses plaintes sont surtout liées à l’état du mobilier et au voisinage de l’établissement. Quand le sous-inspecteur vient le visiter le 10 mars 1842, le constat est plutôt positif :

« Cette école compte 130 élèves. Le maître suit la méthode d’enseignement mutuel ; il réussit parce qu’il consacre deux heures par jour à l’instruction des moniteurs. Les premiers cercles possèdent bien les principes de la lecture ; mais ils s’ôtent, par le trop de rapidité de leur débit, toute possibilité de saisir le sens de la phrase. Il existe quelques confusions dans la classification des commençants. Le remaniement des sections devrait s’opérer fréquemment, la force respective des enfants variant sans cesse selon le degré d’intelligence et l’application de chacun. Les cahiers d’écriture sont propres. Une dizaine au plus méritent d’être mentionnés sous le rapport de la bonne exécution. L’enseignement de l’arithmétique s’est borné jusqu’à présent à la partie du calcul des 4 opérations fondamentales. Quelques élèves connaissent la nomenclature du système métrique. L’examen sur la grammaire a été assez satisfaisant. De 20 élèves qui écrivent et analysent sous la dictée, 5 ou 6 réussissent. Le catéchisme m’a paru bien appris37. »

73Ainsi, grâce au temps consacré par Perron pour former ses moniteurs, la méthode mutuelle peut s’exercer convenablement. Cependant, on voit que celle-ci, même bien pratiquée par un maître zélé, montre ses limites. Les élèves déchiffrent plus qu’ils ne lisent vraiment. Ils écrivent correctement mais peu se distinguent par la qualité de leur calligraphie et de leur orthographe. En arithmétique, il semble qu’aucun ne sache résoudre des problèmes et ne soit en mesure de comprendre les situations de proportionnalité (règle de trois). Au total, seule la partie mécanique de l’enseignement est assurée.

74Sur le plan matériel, la situation est en voie de s’améliorer en 1844. En effet, la municipalité a fait construire un nouveau bâtiment pour l’école mutuelle. L’édifice est situé entre l’église Saint-Louis et l’hôpital de la marine dans un lieu appelé Montlouët. Cette fois, il s’agit d’accueillir environ 250 élèves. Pourtant, avec un effectif deux fois moins important, Perron trouve déjà la tâche difficile. Parmi ses principaux soucis, il y a celui de retenir ses meilleurs moniteurs car ces derniers, une fois instruits par lui, migrent rapidement vers l’école primaire supérieure. Tout est alors perpétuellement à recommencer. Assurer la stabilité de l’organisation pédagogique est, à cet égard, une véritable épreuve de Sisyphe. Aussi, avant la translation de l’école dans le nouveau local, Perron réclame-t-il l’embauche d’un sous-maître. Le comité communal approuve d’ailleurs cette mesure. Mais la municipalité n’est pas pressée de la financer et ne vote aucun fonds pour cet objet dans le budget de 1845. Il faut attendre celui de 1847 pour voir le souhait du maître exaucé. Et encore, quand, par malheur, l’adjoint de Perron se trouve absent, il faut plusieurs mois avant qu’on pourvoie à son remplacement.

751848 marque un tournant dans l’appréciation que Perron porte sur l’organisation de son école. L’enseignement mutuel n’est plus désormais considéré comme la panacée. Le fait de pouvoir, dorénavant, disposer d’un sous-maître, engage l’instituteur à constituer deux classes distinctes séparées par une cloison. Il explique ainsi son choix pédagogique :

« Au moyen de cette séparation, nous pourrions continuer la méthode mutuelle et la méthode simultanée et nous obtiendrions des résultats très supérieurs à ceux que nous avons obtenus jusqu’à ce jour. Par la première, nous montrerions aux enfants tout ce que les moniteurs peuvent enseigner, c’est-à-dire la partie mécanique de l’enseignement : comme la lecture, l’écriture, le calcul, l’orthographe pratique, etc. ; par la seconde, nous leur donnerions les théories, les explications que le maître seul est à même de donner. Une croisée vitrée que l’on pourrait ménager dans la cloison me permettrait de voir ce qui se passerait dans les deux salles. Je m’assurerais de la bonne direction des deux classes, en prenant l’une le matin, et l’autre, l’après-midi. Il serait trop long, Monsieur le Maire, de vous expliquer, dans cette lettre, les avantages de la combinaison des deux méthodes ; ils sont immenses au dire de M^r l’inspecteur général et de MM. les inspecteurs du Finistère qui l’ont vu pratiquée dans beaucoup de villes38. »

76Finalement, à l’avènement de la Seconde République, l’école dirigée par Perron, un des derniers bastions de l’enseignement mutuel du Finistère, admet l’enseignement simultané pour les meilleurs élèves.

77Est-ce le résultat de cette nouvelle organisation ? Quoi qu’il en soit, les élèves de Perron vont se révéler désormais plus instruits qu’ils ne l’étaient en 1842. Lors du concours pour l’entrée à l’école primaire supérieure de la ville, en juillet 1851, 24 enfants fréquentant son école sont présentés. Ils doivent se soumettre à l’épreuve de la dictée, de l’analyse grammaticale et des problèmes d’arithmétique, domaines peu ou pas enseignés neuf ans plus tôt. Ils doivent également composer sur les nouvelles mesures de surface et de capacité. Surtout, la comparaison des résultats obtenus par ses élèves avec ceux des autres écoles communales de la ville permet d’établir la supériorité de son enseignement. Ainsi, alors que les élèves de Perron représentent environ 25 % de l’effectif présent à l’épreuve (23 sur 91), ils sont 55 % parmi les reçus. On s’aperçoit également que, parmi ces admis, ils ont les meilleures notes. Ainsi, sur les 20 premiers (40 ont été admis), 13 viennent de l’école dirigée par Perron, 3 de celle de Le Goff à Recouvrance et 4 des écoles de Frères.

78Si Perron sait se montrer un pédagogue efficace, il est également soucieux de voir la position de l’instituteur améliorée. Il avait eu à subir, lui-même, la négligence des autorités locales à son égard. Ainsi, à ses débuts, la municipalité de Lambézellec avait surtout pensé à ses intérêts et peu au sort de son futur instituteur. Lorsqu’il est installé à Brest, même si sa position est plus confortable financièrement, il est forcé de constater la même indifférence. Ainsi, sa rémunération, à savoir 1 200 francs, n’est jamais augmentée au cours de sa carrière, en dépit des réclamations et même après vingt-deux ans d’excellents services dans la direction d’une école nombreuse. D’ailleurs, cette somme n’a pas varié depuis 1817, année de la fondation de l’école mutuelle. Pour pallier cette insuffisance, Perron donne des cours pour les adultes, ce qui améliore son traitement de 300 francs par an. Certes, avec 1 500 francs de revenu et un logement gratuit, il n’est pas l’égal d’un misérable instituteur de campagne auquel la loi Falloux promet, en 1850, 600 francs annuels. En s’assurant un complément de revenu et en réclamant l’augmentation de ses appointements, Perron aspire à une existence qui le rapproche davantage du mode de vie de la « bourgeoisie gênée » décrite par Guépin et Bonamy, celle-ci étant composée d’employés, de professeurs, de commis et de boutiquiers39.

79Soucieux de sa dignité, il l’est aussi de celle de ses collègues. Ainsi, on le voit intervenir, en 1848, à l’occasion de la mort de Pierre, directeur de l’école communale de Landerneau. Lui et vingt autres de ses confrères réclament, par une pétition adressée au conseil municipal de cette ville, que le fils puisse succéder à son père décédé40. Cette mesure serait, pour eux, une « preuve de sympathie pour le corps des instituteurs » et un geste de gratitude envers le fils d’un « vétéran de l’instruction primaire qui a constamment joui de l’estime publique pendant sa longue et pénible carrière ». Parmi les signataires, on remarque que presque la moitié fera partie, quelques années plus tard, des membres fondateurs de la société de secours mutuels des instituteurs du Finistère.

80C’est d’ailleurs à l’action de Perron que l’on doit l’existence de cette première société dont il est le premier président. Celle-ci est fondée le 5 octobre 1852 à l’image de celles qui existent depuis quelques années pour les ouvriers du port de Brest. Cette association a pour but :

« 1° De venir en aide aux confrères qui en cas de maladie se trouveraient dans une position difficile. 2° D’alléger un peu la misère dans laquelle tombent presque toujours les familles des instituteurs qui viennent à succomber dans un âge prématuré. 3° D’augmenter entre les membres de l’enseignement l’esprit d’union et de concorde. 4° De les porter de plus en plus à l’amour de leur état en les rendant en quelque sorte solidaires les uns des autres41. »

81Cette société est destinée à tous les instituteurs et institutrices du Finistère mais ne concerne, à ses débuts, que ceux qui exercent dans la région brestoise : ils sont 25 à cette époque. On y trouve des instituteurs communaux (15 sur 25) mais aussi « libres » (10 sur 25). Les maîtres des écoles mutuelles de la ville portuaire sont tous membres de la nouvelle association : Kergourlay et Le Stir, pour Recouvrance ; Perron et Le Dall pour celle de Montlouët. L’ancien maître mutuel de Lambézellec, Gourmelon, l’est également. Il est à noter qu’une seule femme en fait partie, M^me Kergourlay, sans doute la femme du directeur de l’école mutuelle de Recouvrance, ce qui prouve qu’elles sont peu intégrées alors au mouvement corporatif qui s’organise ainsi.

82Pour établir sa notoriété et lui donner toutes les chances de succès, Perron et ses confrères placent leur société d’entraide sous le triple patronage du recteur de l’académie du Finistère, du préfet et de l’évêque. Parmi ses membres honoraires, on trouve également le maire de Brest, trois sous-préfets (Morlaix, Brest et Quimperlé), les inspecteurs primaires de Brest et Morlaix, les deux curés de la ville portuaire et le président de la Société d’Émulation. La cotisation mensuelle est fixée, pour les bénéficiaires, à 1,25 franc, soit 15 francs par an.

83Au-delà des réalisations, Perron développe une véritable pensée corporatiste. Ainsi, dans un mémoire rédigé en 1861, à l’occasion d’un concours organisé par le ministre de l’Instruction publique, il milite pour les rencontres annuelles d’instituteurs, non pas tant pour leur intérêt pédagogique mais pour les liens qu’elles affermissent entre les membres d’une même profession. Il exprime ainsi son vœu :

« Que chaque année des conférences viennent retremper son âme (celle de l’instituteur) d’un saint amour pour l’enfance et donner à son cœur de ces jouissances douces que l’on éprouve en serrant les mains d’amis qui pensent comme nous, qui nous comprennent, qui vivent de notre vie, qui éprouvent nos ennuis et nos tristesses mais aussi nos joies et nos bonheurs ; enfin qui sont d’autres nous-mêmes… Ces courts moments entretiendraient cette cordialité, cette confraternité, cette solidarité si désirable à tous égards, et feraient du corps enseignant une seule et même famille bien unie… les associations religieuses n’ont garde de manquer à cet usage42. »

84Au total, Perron se montre à l’avant-garde du mouvement corporatiste parmi les instituteurs. On peut distinguer deux grandes causes à cela. La première est liée à la formation de ce maître dans le noviciat laïque que constitue alors l’école normale de Rennes. Il y a vécu presque trois années de sa jeunesse, de 16 à 19 ans. Toute sa formation intellectuelle et professionnelle s’est forgée là. L’expérience de sa maladie et l’attention portée par le directeur et les professeurs sur sa situation ont sans doute contribué à créer un attachement, quasiment affectif, à cette institution. On comprend bien son désir de former une « confraternité », une « famille bien unie », autant d’expressions qui rappellent les liens forts tissés à Rennes. On comprend également la comparaison qu’il fait avec les associations religieuses. Il se sent lié à ses collègues par une même condition mais aussi par un même idéal : le développement de l’instruction primaire dans une contrée largement analphabète et même peu francisée en ce qui concerne sa partie orientale. Cette tâche immense a, dans ce contexte, l’allure d’une véritable mission laïque.

85La deuxième raison qui contribue à expliquer le rôle fédérateur que Perron a joué parmi ses collègues, c’est probablement la situation particulière de Brest et de sa proche région. Encouragées par une relative aisance économique et par un anticléricalisme persistant, les écoles primaires tenues par des laïcs y sont particulièrement nombreuses. On a vu ainsi que l’enseignement mutuel a réussi à établir à Brest, sous la Restauration, des positions solides, soutenant la concurrence des Frères, même aux plus mauvais moments. Cette ville atypique, on le devine, agit comme un creuset « laïque » et permet la constitution d’un réseau de solidarité parmi les instituteurs. Perron, à cause de sa formation mais aussi à cause de sa personnalité, réussit à donner des objectifs à ces solidarités naturelles. Sa grande œuvre est sans conteste la création d’une société de secours mutuel qui emprunte, cette fois, non pas à la religion mais au mouvement ouvrier naissant.

86Quant à sa position vis-à-vis de l’enseignement mutuel, on peut dire que Perron, bien qu’ayant été un des derniers instituteurs bretons à l’avoir pratiqué, n’en est pas un chaud partisan. Déjà, on a vu qu’en 1848, il réservait cette méthode aux savoirs élémentaires dont l’acquisition était entièrement mécanique. Pour les connaissances exigeant la réflexion, le raisonnement et la démonstration, il préconisait l’enseignement simultané. Dans son mémoire de 1861, on comprend que les soi-disant mérites du mode mutuel ont vécu. Perron exprime une nouvelle manière de penser la pédagogie qui doit plus à Cousin qu’à de Laborde :

« Mais pour que l’instituteur puisse s’occuper avec fruit de chaque élève, pour qu’il puisse apprécier l’effort journalier de chaque enfant, (ceci est de la plus grande importance) il est nécessaire que le nombre des élèves soit limité à 60, ou au plus, à 80. Au-delà de ce nombre quelle que soit l’activité du maître, son zèle, son dévouement il ne suffira que très imparfaitement. Puis il y a de grands inconvénients à réunir dans une seule salle une grande quantité d’enfants. Les entrées, les sorties emportent beaucoup de temps, la discipline est presque impossible, et les explications intimes, les conseils paternels, les douces morales ne peuvent plus avoir lieu. Le maître doit se tenir à distance et ne peut s’occuper assez des détails43. »

87Au total, Perron incarne la fin du maître mutuel. Ayant été formé pour instruire selon cette méthode et l’ayant pratiquée longtemps à Brest, il finit par admettre son inefficacité. Il n’adhère pas davantage à l’idéal pédagogique des bourgeois philanthropes de la Restauration. Il se révèle, au contraire, plus en phase avec les idées développées par l’entourage de Guizot et considère que le maître doit avoir une relation particulière avec l’élève. Il doit être, à l’image du prêtre, son guide moral et intellectuel. On comprend alors que seules les circonstances, particulièrement la pingrerie des notables, l’ont conduit à pratiquer une méthode à laquelle il a cru de moins en moins et qui fait, déjà à partir de la fin des années 1830, figure de survivance.

88Si on compare les parcours de Le Goff et Perron, on s’aperçoit qu’ils sont tous les deux très instruits et ambitieux. Leur séjour à l’école normale leur a sans doute procuré une formation les rendant capable de diriger de grandes écoles mutuelles. Cependant, Le Goff, après des débuts prometteurs, finit par ployer devant les difficultés de la tâche à accomplir. Quant à Perron, ayant davantage le sens de l’organisation, il parvient à assurer le succès de son établissement. Les résultats de leurs attitudes respectives ne tardent pas à apparaître. Ainsi, autant Le Goff doit subir le discrédit de la part des parents et des autorités, autant Perron en reçoit les éloges. La réussite de ce dernier s’étend d’ailleurs au-delà de son école et lui procure une renommée auprès de ses confrères brestois qui voient en lui un « dirigeant » naturel.

89Tous deux sont, en outre, des hommes ouverts sur la société de leur époque. Face aux problèmes sociaux, ils s’engagent chacun à leur manière. Le Goff, en s’affichant comme socialiste, montre un esprit d’indépendance vis-à-vis de ses supérieurs et des notables locaux. On peut également constater que, loin de le rendre plus circonspect, la situation déplorable de son école semble nourrir sa révolte. Au contraire, Perron fait figure de rassembleur en réussissant à créer la première société de secours mutuels pour les instituteurs du Finistère. Il dévoile également des talents de négociateur en parvenant à s’assurer du soutien des autorités. Il comprend que les instituteurs forment une véritable corporation, qu’ils ont besoin de s’unir et de s’organiser collectivement pour faire avancer leurs droits.

90Alors que Le Goff emprunte au mouvement ouvrier naissant son idéologie, Perron s’inspire de leurs pratiques solidaires. Force est de constater que, pour l’heure, l’attitude du premier aboutit à un échec tandis que celle de l’autre permet une première amélioration pour une profession qui commence à avoir conscience d’elle-même et de sa condition.

Le maître mutuel, une figure dépassée

91Au terme de cette étude sur les maîtres, il faut souligner que la première décennie de la monarchie de Juillet n’est pas une période de déclin pour l’enseignement mutuel. Ainsi, on compte environ cent maîtres utilisant cette méthode en 1837-1838 alors qu’ils étaient seulement une quarantaine pendant la Restauration.

92Les maîtres mutuels les plus remarquables se trouvent parmi ceux qui sont allés à l’école normale de Paris dirigée par Sarazin et ceux qui ont séjourné pendant deux ans à l’école normale de Rennes. Ces derniers forment d’ailleurs presque 60 % des maîtres mutuels recensés pour l’année scolaire 1837-1838.

93Les instituteurs formés à Paris, au tournant de la Restauration et de la monarchie de Juillet, ne sont que trois et font figures de « survivances » de la période précédente. Ce sont de véritables envoyés en mission comme l’avaient été Lambert, Rémond et Walravens une dizaine d’années plus tôt. Ils sont destinés, soit à assurer un succès « politique » comme Ladreyt à Binic, soit, en ce qui concerne Flamarion et Campion, à devenir des directeurs d’école modèle à leur tour.

94Quant aux maîtres mutuels issus de l’école normale de Rennes, ils annoncent une nouvelle génération. Les cas de Le Goff et Perron ne correspondent sans doute pas à la norme de leurs confrères. Cependant, chacun à leur manière, ils annoncent des changements professionnels importants. Mieux formés, plus instruits, vivant dans un milieu urbain et sans doute plus éclairé qu’ailleurs en Bretagne, ils s’intéressent à la société de leur temps et s’engagent dans la voie de la transformation sociale. Leurs moyens d’action sont cependant différents : la voie politique pour l’un, l’organisation d’une solidarité professionnelle pour l’autre.

95Au-delà, les instituteurs mutuels soulignent les insuffisances d’une méthode pratiquée avec difficulté. Beaucoup y laissent d’ailleurs leur santé tels Le Goff, Campion ou Perron. Les principaux problèmes sont liés aux effectifs pléthoriques ainsi qu’à la formation des moniteurs. Le maître, s’il veut réussir, doit les choisir avec soin et les instruire en dehors des heures de classe. Certains, devant l’ampleur de la tâche, demandent des maîtres adjoints dans les années 40. Tous admettent également que la méthode mutuelle ne convient que pour les rudiments. Finalement, les maîtres finissent par faire eux-mêmes la part de ce qui est efficace et de ce qui ne l’est pas dans une méthode pédagogique présentée au départ comme une invention géniale.