1Au moment de la Restauration, les maîtres existants sont, pour la plupart, de pauvres hères. Dans les campagnes, ils vivent très misérablement et sont souvent obligés de pratiquer un second métier. Dans les villes, leur sort est un peu plus enviable s’ils ont la chance d’instruire les enfants de la petite bourgeoisie, catégorie sociale suffisamment riche pour payer des écolages conséquents.

2Avec l’enseignement mutuel, non seulement le rôle pédagogique de l’instituteur change mais son statut social aussi. La Société pour l’instruction élémentaire est soucieuse de leur accorder de nouvelles conditions d’existence et préconise un traitement fixe pour les maîtres en fonction de la taille de leur établissement. Dès le début, alors que se crée la première école parisienne, Jomard estime le traitement moyen du maître à 1 200 francs annuels1. On se préoccupe également de prodiguer aux instituteurs des encouragements pécuniaires et honorifiques. En 1818, la société fondatrice décide de récompenser les plus méritants sur tout le territoire français. Elle établit à cet effet quatre décorations : médailles d’or, d’argent et de bronze auxquelles s’ajoutent les mentions honorables2. On va jusqu’à prévoir un financement de leur retraite, une première sociale3 !

3À côté de cette revalorisation financière et morale, on pense également à la formation des nouveaux instituteurs. Au début de la Restauration, il n’existe alors qu’une seule école normale, celle qui a été fondée à Strasbourg en 1810. En dehors de cette exception, seuls les lasalliens bénéficient d’un apprentissage de leur métier dans leur noviciat de Lyon. En Bretagne, hormis le Finistère, on fera venir deux instituteurs de Paris, formés dans les premières écoles mutuelles de la capitale. Il s’agit de Lambert et Rémond. Le premier est envoyé à Rennes en mars 1817 et réussit à former tous les instituteurs du département d’Ille-et-Vilaine ainsi que certains du Morbihan. Il ira ensuite à Nantes, en juin 1818, organiser la plus grande école mutuelle de l’académie. Quant à Rémond, destiné à diriger l’école de Saint-Brieuc, il instruit, à partir de janvier 1819, tous les maîtres mutuels de son département plus celui de Lorient. En ce qui concerne le Finistère, le premier instituteur formé dans la nouvelle méthode vient de Rochefort (Charentes-Maritimes). Il se nomme Blancart et dirige la première école mutuelle du département établie dans le port de Brest en décembre 1817. Il instruit à son tour Trobert, ancien maître particulier appelé à organiser la première école municipale. Puis, les instituteurs mutuels du Finistère seront tous formés à Brest dans cette dernière école considérée alors comme école modèle.

4Si Rémond instruit ses élèves-maîtres en deux mois environ, reproduisant ainsi le modèle parisien, ce n’est pas le cas ailleurs où la formation n’excède pas deux semaines. Ayant eu une formation pratique sommaire, la plupart des maîtres peuvent cependant approfondir leurs connaissances dans deux ouvrages pédagogiques, à savoir le Manuel Pratique ou Précis de la méthode d’enseignement mutuel, rédigé par Nyon en 1816 et le Guide des fondateurs et des maîtres que l’on doit au docteur Bally et dont la première édition suit de quelques mois l’ouvrage de Nyon. Ensuite ce guide sera réédité en 1818 et en 1819 sous le titre Guide de l’enseignement mutuel.

5Qu’ils soient venus de Paris ou vivant pour la plupart en Bretagne, l’histoire des maîtres mutuels mérite d’être racontée. Trois exemples, parmi les plus documentés, ont été choisis. Ils témoignent, chacun à leur manière, de tout ce que l’enseignement mutuel apporte alors comme nouveauté mais aussi comme difficultés de toutes sortes.

Rémond, un pionnier malheureux

6Rémond arrive à Saint-Brieuc en novembre 1818. Il a alors pour tâche de propager le nouvel enseignement dans tout le département des Côtes-du-Nord. Formé à Paris, à l’école mutuelle de Popincourt qu’il a même dirigée pendant un moment, il a l’avantage d’avoir une expérience solide du nouvel enseignement. Cependant, malgré cet atout, le maître est en proie aux premières difficultés. Il explique :

« Je commence par vous dire, Monsieur le Préfet, que je n’ai éprouvé que des peines et des désagréments depuis mon arrivée dans ce pays-ci, non pas de la part des habitants de Saint-Brieuc (dont la majorité bien disposée qui ont envoyé leurs enfants à l’école et ont eu la bonté de me témoigner leurs satisfactions des progrès de mes élèves) mais bien de la part de Monsieur de Saint-Luc et de Monsieur le Maire. J’ai été aussi mal accueilli par Monsieur le Curé et le clergé en général que je fus voir en arrivant et qui ont refusé de me recevoir, Monsieur de La Mennais surtout qui s’est déclaré l’ennemi bien prononcé de la méthode4. »

7On le voit, le décor était planté. Le nouveau maire, Haouisée Ville au Comte, n’avait pas l’air plus favorable à la nouvelle méthode que son prédécesseur. Le préfet, quant à lui, paraissait jouer un double jeu entre une soumission de façade au projet du gouvernement, exprimée dans ses lettres au ministre de l’Intérieur et une hostilité véritable envers l’enseignement mutuel dont témoigne Rémond dans ses récriminations. À leurs côtés, le clergé, sous l’égide de son vicaire général de choc, Jean-Marie de La Mennais, méprisait le nouveau maître. Ce dernier ironisait sur le « pauvre Lancastrien5 » qui, dès son arrivée à Saint-Brieuc, peinait à remplir sa classe alors que beaucoup de familles envoyaient leurs enfants chez les Frères, arrivés deux jours après le maître mutuel. Savourant une victoire facile, il confie à son ami Querret d’un ton qui convient plus à un général qu’à un ecclésiastique : « Quoique nous soyons, comme vous le voyez, qu’à la première charge, la bataille est déjà gagnée6. »

8Outre les difficultés liées à la concurrence, Rémond essuie le refus du maire, appuyé par le préfet, d’organiser l’installation de la nouvelle école. Mais le maître ne se décourage pas. Il décide, sans doute de concert avec les souscripteurs, de contourner cet obstacle en donnant lui-même la solennité nécessaire à l’événement. Il s’arrange pour que l’ouverture de son établissement ait lieu un jeudi, jour où se tient une grand-messe à la cathédrale. Il prévoit d’y accompagner ses élèves et de convier pour l’occasion tous les souscripteurs et « amis de la Charte et du Roi », parmi lesquels se trouve essentiellement tout le « parti » libéral. Ainsi, il pense que le maire et le préfet, mis devant le fait accompli, ne pourront ou n’oseront probablement pas se dérober devant leur devoir d’honorer de leur présence cette cérémonie. C’était sans compter sur l’opiniâtreté de ces deux magistrats. Ces derniers, usant de tous leurs pouvoirs, non seulement ne cèdent en rien à la manœuvre de l’instituteur mais vont jusqu’à interdire toute solennité donnée à l’ouverture de l’école mutuelle.

9À ce premier obstacle s’ajoutent des accusations portées contre Rémond lui-même. En effet, certaines personnes se sont plaintes auprès du préfet de la négligence que le maître mettrait dans l’accomplissement des exercices religieux au sein de son école. D’ailleurs, tout paraît bon aux opposants du nouvel enseignement pour faire tomber l’instituteur. On va jusqu’à surveiller les livraisons de bois faites à l’école mutuelle et l’on paraît soupçonner Rémond de détourner le précieux combustible !

10Pourtant, en matière de détournement, les prêtres paraissent particulièrement zélés quand il s’agit des élèves de l’école mutuelle. Ainsi, deux vicaires de la paroisse de Saint-Michel, Perrot et Rioche, sont dénoncés par Rémond. L’un d’eux n’a pas voulu donner l’absolution à un moniteur général nommé Barbe, fils d’un tisserand de la ville. L’affaire prend de l’ampleur car le père refuse le chantage du prêtre. Rémond rapporte :

« Le père a écrit du mieux qu’il a pu à Monsieur l’abbé Perrot qu’il voulait que son fils continuât de suivre l’école mutuelle parce qu’il n’y voyait aucun mal. Pour toute réponse il lui a envoyé la Bibliothèque royaliste où cet enseignement est condamné. Le fils a retourné [sic] à M. l’abbé Perrot lui apprendre que son père persévérait dans sa résolution. Celui-ci l’a alors engagé à le quitter, lui a dit qu’on le mettrait dans une maison particulière, qu’on lui donnerait toute l’éducation possible, qu’on en ferait un prêtre, qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’à ses parents… Le fils et le père sont venus me faire part de tout ce manège7. »

11Mais Barbe n’est pas le seul moniteur général à subir les velléités des prêtres. Deux autres sont concernés. Pour l’un d’eux, nommé Le Parc, la pression n’est pas exercée directement sur l’enfant mais à travers la femme qui l’a adopté et qui se trouve malade. Le prêtre venu la confesser presse la malheureuse d’enlever son fils de l’école maudite pour l’envoyer chez les Frères. Quant au deuxième, nommé Donguy, on refuse de l’admettre à la première communion s’il continue d’aller à l’école mutuelle. Quand on sait que les moniteurs généraux ne sont qu’au nombre de trois ou quatre pour une école, que ce sont eux qui dirigent les exercices et qu’ils sont en quelque sorte les substituts du maître, on aura compris toute la stratégie des zélés vicaires : abattre l’école en la privant de ses meilleurs et de ses plus essentiels éléments.

12Malgré tous ces ennuis, Rémond tient bon. Il parvient même à faire progresser les effectifs de son école. De 30 élèves scolarisés en décembre 1818, époque d’ouverture de son établissement, l’effectif passe à 168, en septembre 1819. Pourtant, malgré cet exploit, il n’accueille même pas la moitié du nombre d’élèves inscrits chez les Frères. En mars 1819, les effectifs de ces derniers sont sur le point d’atteindre 400 élèves alors que ceux de l’école mutuelle ne se montent qu’à 119. Même si dans la concurrence effrénée que se livrent les deux écoles rivales, l’avantage est aux religieux, Rémond a tout de même réussi à relever le défi de pouvoir établir durablement une école mutuelle suffisamment nombreuse à Saint-Brieuc.

13Autant l’hostilité du clergé se comprend, autant les premiers ennuis avec les autorités universitaires sont, pour le moins, inattendus. Ceux-ci apparaissent, pourtant, sept mois environ après l’ouverture de l’école, en juillet 1819. Le recteur d’académie, Le Priol, reproche alors à Rémond de ne faire aucune mention de la religion dans les certificats d’aptitude qu’il délivre aux maîtres venus se former à l’école modèle. Le représentant de l’Université avertit le maître de manière sévère : « C’est une omission grave que je vous invite de ne plus commettre8. » Cet avertissement surprend Rémond qui ne pense avoir ni la compétence nécessaire, ni l’autorité suffisante pour pouvoir émettre un jugement sur les connaissances des principes religieux de ses élèves-maîtres. Il justifie ainsi sa position auprès du recteur :

« […] pendant les heures de ce cours, il n’est, il ne peut alors être question entre nous uniquement que des procédés de la méthode qu’ils viennent apprendre et que je suis chargé de leur enseigner ; hors de là, je n’ai sur eux aucune autorité, aucune surveillance. J’ai donc cru que je pouvais donner des certificats d’aptitude en ce qui concerne uniquement la connaissance de cette méthode ; mais je ne pouvais sans m’exposer à des jugements précipités ou peut-être erronés, attester la religion de personnes que j’ai à peine le temps de connaître. Il me semble qu’au comité cantonal seul appartient l’examen de la moralité des sujets qui veulent ouvrir des écoles ; il a, ce comité, toutes les ressources possibles pour s’éclairer à cet égard9 ».

14Il est si surpris qu’il soupçonne un piège tendu de la part du clergé. Il confie au président de la Société pour l’instruction élémentaire :

« Certes, je suis loin de suspecter les intentions de Monsieur le Recteur ; mais, d’après tout ce qui se passe à l’entour de moi, je ne puis m’empêcher de voir en cela un piège que les instigations de l’abbé de La Mennais (vicaire général du diocèse) et compagnie compagnie [sic] cherchent à me faire tendre10. »

15L’instituteur explique également sa position au recteur. Mais ce dernier, sans doute gêné par cette affaire, fait appel à son bras droit, l’inspecteur Delamarre. Dans sa réponse, ce fonctionnaire de l’Université donne finalement raison à Rémond. Ainsi, il admet que la connaissance des principes et des dogmes de la religion n’est pas du ressort du maître et qu’elle devrait être soumise à l’examen du principal du collège de Saint-Brieuc.

16L’inspecteur Delamarre s’était beaucoup battu pour implanter les écoles mutuelles en Bretagne, réunissant les comités cantonaux, au cours de ses tournées, pour les persuader des avantages de la nouvelle méthode. D’un autre côté, à la même époque, le recteur tranche, de manière favorable pour l’école mutuelle de Pontrieux, un conflit opposant le maire et le curé. Ces faits invitent à considérer l’attitude du recteur et de l’inspecteur Delamarre comme étant celle de personnes de bonne foi qui n’ont aucune intention de nuire à Rémond et à son établissement.

17Le recteur, reconnaissant l’autorité de Rémond sur les maîtres mutuels dans ce département, a sans doute voulu rappeler les exigences religieuses en matière de formation. Les membres de la Commission d’instruction publique ayant été sollicités pour se prononcer sur cette affaire ont sans doute raison lorsqu’ils disent :

« En général les maîtres des écoles modèles n’ont à certifier la capacité de leurs élèves que sous le rapport de la méthode qu’ils leur enseignent. Le recteur avait donc marqué une grande confiance au maître de Saint-Brieuc en lui demandant son avis sur les autres qualités et notamment sur l’instruction religieuse des individus qui avaient suivi ses leçons et qui se destinaient à l’enseignement ; il semblait que ce n’était pas au maître à s’en plaindre11. »

18D’ailleurs, le recteur ne semble pas avoir une mauvaise opinion de l’instituteur. Il affirme que son école est bien tenue sous le rapport de la religion. Il attribue à la maladresse de Rémond le tapage épistolaire fait autour de cette affaire et considère tout cela comme un immense malentendu. Il se range à l’avis de la Commission de l’Instruction publique et déclare :

« Néanmoins à l’avenir comme par le passé, je ne m’en rapporterai aux certificats du sieur Rémond que pour les procédés particuliers à la méthode d’enseignement mutuel : pour les autres objets, j’exigerai avant d’accorder les brevets de capacité, des certificats d’aptitude délivrés par un fonctionnaire de l’Instruction publique12. »

19Cela dit, il n’est pas impossible non plus que le recteur se soit inquiété de la tournure que prenait le développement des écoles mutuelles dans le département des Côtes-du-Nord à cette époque. Dans beaucoup de communes le clergé est opposé à ces nouvelles écoles. À Saint-Brieuc, on l’a vu, tout est fait par les prêtres pour décourager Rémond. À Pontrieux, le curé refuse de réunir le comité cantonal pour autoriser le nouvel instituteur désigné par le maire. À Guingamp, c’est l’autorité du sous-préfet qui permet à l’école mutuelle de s’ouvrir en dépit d’une opposition à la fois cléricale et municipale. Le Priol, ecclésiastique lui-même, ne voit sans doute pas d’un bon œil un système d’enseignement échapper au contrôle de l’Église et se mettre sous la protection des seules autorités civiles. On peut alors penser que la remontrance faite à Rémond au sujet de la formation religieuse de ses élèves-maîtres est une façon de réagir à cette trop grande « laïcisation » de l’enseignement primaire.

20Ce malentendu avait peut-être entamé la confiance du recteur. En tout cas, les relations entre ce dernier et Rémond vont se détériorer franchement deux ans plus tard. En 1821, au cours d’une tournée régionale dans laquelle il est accompagné de l’inspecteur Rabillon, l’abbé Le Priol visite l’école mutuelle de Saint-Brieuc. Lors de cette visite, les deux fonctionnaires de l’Université sont loin d’approuver la conduite de Rémond. Ils déclarent :

« Ce maître passe pour très capable et sous le rapport de l’enseignement, nous avons été satisfaits des progrès de ses élèves. Mais il passe aussi pour être entièrement livré au parti libéral, et tous ceux dont l’état et les principes fortifient le témoignage, l’accusent de n’avoir point de religion, et blâment ses mœurs et sa conduite13. »

21Surtout, le plus inquiétant pour les rapporteurs, c’est de voir l’école mutuelle devenir le repère d’une faction politique et un foyer de désordre pour les élèves. On explique :

« […] il est certain que les hommes recommandables à Saint-Brieuc pour leur attachement à la religion et à la monarchie légitime, sont très opposés à cette école, tandis qu’elle est soutenue et défendue par tous ceux dont les opinions sont le plus fortement prononcées dans le sens contraire. Ce qui augmente encore l’aversion des premiers, ce sont les sentiments et la conduite des enfants qu’on y envoie, et qui forment, dit-on, un contraste frappant avec les sentiments et la conduite de ceux qui fréquentent l’école des Frères. Ces reproches sont graves et ce dernier résultat mérite surtout de fixer l’attention14 ».

22Après tout, c’est ce que le clergé local désirait : déconsidérer l’école mutuelle à travers le comportement de ses écoliers. Ainsi, La Mennais s’était réjoui aux premiers troubles provoqués par les petits « mutuels ». Il avait déclaré, un mois après l’ouverture de l’école ennemie :

« Notre Lancaster fait tapage ; le scandale commence, je ne sais quand il s’arrêtera ; l’office a été troublé dimanche par ces petits mutuels, et ils ont insulté dans les rues une petite fille de neuf ans. À merveille15 ! »

23Le recteur hésite cependant à sanctionner Rémond car il constate qu’aucun fait tangible et suffisamment grave ne peut être retenu contre lui. En outre, il craint de favoriser le combat entre les deux camps qui s’affrontent dans la ville autour de la question scolaire. D’ailleurs il regarde Rémond comme un « un homme tout attaché à ses plaisirs, à ses intérêts, assez indifférent à tous les principes, et par conséquent un mauvais homme, mais point dangereux16 ».

24Ainsi, en deux ans, le recteur était passé, dans sa relation avec Rémond, du malentendu sur la question de l’examen religieux de ses élèves-maîtres à la désapprobation franche vis-à-vis d’un homme considéré comme vendu au parti libéral. On le voit, à travers cet exemple, le recteur veillait à l’exemplarité religieuse et politique des instituteurs. Il n’avait, jusque-là, accepté l’enseignement mutuel que parce qu’il était protégé et favorisé par le gouvernement. Il pensait que c’était un bon moyen pour étendre l’instruction primaire dans les villes mais que l’école mutuelle fût devenue un enjeu politique, c’est ce qu’il ne pouvait accepter. Dans cette affaire, Rémond se trouve victime de l’attitude des autorités universitaires à son égard et qu’on devine être manipulée par le clergé local et le parti « ultra ». Aucune incompétence professionnelle ne lui est reprochée mais on ne lui pardonne pas d’avoir fait allégeance avec les libéraux désormais désavoués depuis l’assassinat du duc de Berry, le 14 février 1820.

25Si la position du recteur évolue vers la méfiance vis-à-vis de Rémond, celle de la municipalité, après des débuts favorables, connaît un changement non moins important. En effet, elle octroie à Rémond, dès son arrivée à Saint-Brieuc, un revenu confortable. Celui-ci s’élève à 1 800 francs sur lesquels sont comptés 360 francs destinés à payer le loyer du logement de l’instituteur et 240 francs pour les frais d’entretien de l’école. En outre, le conseil vote le 13 septembre 1819 le projet de construction d’un nouvel édifice pour abriter l’établissement dirigé par Rémond. Les conditions matérielles sont alors réunies pour assurer le succès de l’instituteur.

26Cependant, deux ans plus tard, sans doute à l’occasion d’un changement de quelques conseillers, la majorité de l’assemblée municipale bascule du côté des partisans des Frères. Ainsi, lors de la séance du 18 août 1821, on décide, pour des raisons d’économie, de baisser d’un tiers les émoluments accordés à Rémond. Dans cette attaque contre l’instituteur, la commission établie pour surveiller l’enseignement mutuel réagit et demande l’aide du préfet qui rétablit le traitement de Rémond tel qu’il était à l’origine. Mais la municipalité juge l’intervention du magistrat abusive et vote, un an plus tard, le 28 août 1822, la suppression de l’école mutuelle.

27Les fondateurs de l’enseignement mutuel à Saint-Brieuc, par la voix de leur commission, en appellent une nouvelle fois au préfet. Dans une longue lettre, ils rendent un brillant hommage à Rémond :

« Dirigée par un homme qui connaît à fond la nouvelle méthode et qui la pratique scrupuleusement, l’école modèle a rempli notre attente. […] Nous avons vu de jeunes Bretons qui n’auraient pu en y entrant prononcer un seul mot dans notre langue, lire, écrire, orthographier et calculer au bout de peu de mois ; deux de nos élèves en quittant nos bancs ont été envoyés à l’école royale des arts et métiers à Angers ; où ils se distinguent et honorent notre école par leur aptitude, leurs talents et leur caractère. […] Nous avons mis en outre sous vos yeux des exemples de dessein [sic] linéaire. Cette branche d’instruction introduite depuis moins de deux ans dans notre école modèle y est enseignée exclusivement à toute autre école de Saint-Brieuc et cela seul est un avantage précieux et devrait suffire pour conserver cet établissement17. »

28Les notables qui défendent l’enseignement mutuel sont tenaces. Ils avancent tous les arguments possibles pour maintenir l’école qu’ils ont contribué à fonder. Il faut dire que le vote a été serré et que, peut-être, tout n’est pas perdu. Ainsi, sur 23 membres du conseil municipal présents, 12 se sont prononcés pour la suppression de l’école tandis que 10 demandaient sa conservation. La commission pour l’enseignement mutuel enrage d’autant plus que trois conseillers absents lors du scrutin fatidique sont, d’après elle, de fervents partisans de la nouvelle méthode. Du coup, elle exhorte le préfet à réunir de nouveau l’assemblée municipale pour faire entendre sa voix et pouvoir ainsi changer le sens du vote. Mais il semble bien que le vent ait tourné de manière irréversible : le nouveau préfet, Frotier de Bagneux, n’est pas favorable à la méthode et il rejette en bloc la demande de cette commission. C’est pour lui d’autant plus facile qu’au ministère de l’Intérieur, c’est Corbière, l’ultra, qui tient désormais les rênes et que plus personne, en haut lieu, ne soutient ouvertement l’enseignement mutuel.

29Malgré une situation critique, les partisans de l’école mutuelle ne se découragent pas. Ils réussissent à lever des fonds afin d’assurer un traitement à l’instituteur. Cependant, Rémond, pour continuer à enseigner dans un nouvel établissement, doit obtenir une autorisation de la part du recteur. Or, le comité cantonal qui doit accorder, aux termes de l’ordonnance du 29 février 1816, son assentiment préalable, n’est pas disposé en faveur du maître. De toute façon, l’abbé Blanchard, le nouveau recteur de l’académie de Rennes, ne veut en aucun cas lui accorder l’autorisation nécessaire. Celui-ci incarne d’ailleurs une position plus intransigeante vis-à-vis des écoles mutuelles que celle de l’abbé Le Priol, son prédécesseur. Face à ce blocage, une pétition de « pères de famille » est rédigée, signée et adressée au recteur. Parmi ces 216 pères de famille, beaucoup ont ou ont eu leurs enfants instruits par Rémond. Ils déclarent :

« Eux, qui ont des relations journalières avec M. Rémond et qui connaissent l’attachement qu’il a inspiré à leurs enfants, ils peuvent aussi bien que personne, témoigner de sa bonne conduite, de son instruction, de son zèle ; eux qui voient les progrès rapides de leurs enfants, et qui savent que rien ne remplacera pour eux l’école qu’ils sont menacés de perdre, ils peuvent assurer que cette école n’est point surabondante à Saint-Brieuc18. »

30L’instituteur n’obtient cependant pas gain de cause. À partir du début de l’année 1823, il n’apparaît plus sur aucun document concernant l’instruction primaire. Sans doute a-t-il quitté, dès cette époque, Saint-Brieuc.

31Pourtant, au départ, le maître n’est pas dénué d’atouts et de soutiens. Ainsi, fort de son expérience parisienne dans une des premières écoles mutuelles de la capitale, Rémond paraît avoir toutes les qualités d’un bon pédagogue. En effet, il n’est jamais critiqué sur ses compétences d’enseignant. De l’avis même du recteur, l’abbé Le Priol, son école est bien tenue, même sous le rapport de l’instruction religieuse. On lui décerne d’ailleurs en 1820 une médaille d’encouragement en bronze. À l’instar de Lambert, il fait également figure de pionnier et déborde d’initiatives. Ainsi, quelques mois après son arrivée, durant le printemps 1819, il forme les instituteurs de quatre villes moyennes des Côtes-du-Nord, à savoir Mariette à Lamballe, Duverger à Guingamp, Le Millier à Pontrieux et Rozé à Paimpol. Il fonde, à l’automne de la même année, une école de filles à Saint-Brieuc à ses frais. Il tente également d’organiser des cours pour adultes. Enfin, au début de l’année 1820, il est chargé d’aller surveiller les écoles du département pour s’assurer du bon fonctionnement de la méthode. Il revient de sa tournée alarmé par les modifications que les différents maîtres y ont apportées. C’est alors que la Société pour l’instruction élémentaire, confiante dans la capacité et le zèle de Rémond, propose qu’il remplisse les fonctions d’inspecteur pour l’enseignement mutuel.

32En outre, si les premières semaines sont difficiles pour Rémond, l’arrivée du nouveau préfet, de Saint-Aignan, lui donne de nouvelles espérances. Grâce à son appui, une commission de notables défendant l’enseignement mutuel peut agir au grand jour. Quant au projet de construire un édifice pour abriter l’école, il garantit au maître de meilleures conditions matérielles d’enseignement.

33Cependant la municipalité, à la faveur d’un changement de conseillers, bascule dans le camp des partisans des Frères. Elle commence, en 1821 par vouloir diminuer le traitement du maître. Puis, conforté dans ce choix, elle décide la suppression pure et simple de l’école un an plus tard. Dans cette affaire, le préfet, de Murat, met toute son autorité pour que le traitement du maître soit rétabli. Hélas, avec son départ des Côtes-du-Nord, en janvier 1822, le soutien préfectoral s’évanouit lui aussi.

34À toutes ces défections, il faut également ajouter la défiance grandissante du recteur de l’académie. Si l’abbé Le Priol, cependant, ne souhaite pas sanctionner un instituteur dont le seul reproche est de nature politique, son successeur, l’abbé Blanchard, a moins de scrupules pour se débarrasser de lui.

35Sacrifié sur l’autel de la politique et de la religion, la seule récompense de Rémond a sans doute été d’avoir instruit avec succès, par une méthode inédite jusque-là, quelques centaines d’enfants et d’avoir pu compter sur la confiance et le soutien des parents d’élèves.

Walravens, une réussite exceptionnelle

36Walravens arrive à Rennes vers la mi-août 1819 pour diriger l’école mutuelle de la rue de la Visitation. C’est encore un jeune homme de 28 ans. Il est né à Bruxelles et a été désigné par la Société pour l’instruction élémentaire. Il a sans doute passé plusieurs années dans les écoles mutuelles de Paris car les membres de cette société précisent qu’il est l’un de leurs plus anciens maîtres. Il entre en exercice précisément le 18 août 1819. Il succède ainsi à deux instituteurs, Lambert et Landry, qui n’ont pu assurer à cette école le succès attendu. En effet, pendant ses deux années d’existence, cette école mutuelle, la première du genre en Bretagne, avait connu, après un succès bref, une longue période moribonde, surtout sous la direction de Landry. La tâche qui attendait Walravens était immense. Le recrutement de ce nouveau maître n’avait été possible que grâce au soutien gouvernemental et à l’octroi d’une somme de 2 000 francs destinée à relancer l’enseignement mutuel à Rennes. Le préfet, de La Villegontier, n’avait accepté l’envoi d’un nouveau sujet qu’à cette condition. Il fallait en outre que le maître fût « un homme d’une conduite exemplaire et très religieux19 » pour prévenir une hostilité trop forte de la part du clergé. Cependant, l’expérience passée avait montré que le comportement religieux du maître n’avait en rien calmé l’ardeur des prêtres à faire tomber l’école mutuelle. En effet, Lambert, le maître précédent, avait été recommandé par le duc de Montmorency, membre éminent des Chevaliers de la Foi. Il avait scrupuleusement emmené ses élèves aux offices religieux tous les jeudis, les dimanches et jours de fête. Il avait même placé une croix avec une inscription tirée de l’Évangile au-dessus de la porte de son école. Qu’importe, quels qu’eussent été son zèle et sa ferveur, les prêtres de Rennes seraient, de toute façon, demeurés fermement opposés aux écoles mutuelles. Walravens ne pouvait faire mieux que Lambert. Il semblait impossible que ce dernier parvînt à convaincre ou séduire un clergé résolument hostile.

37Malgré cette difficulté, Walravens n’est pas dépourvu de moyens pour résister à l’opposition du clergé et relever une école moribonde. L’un de ses principaux atouts réside dans sa connaissance de la méthode mutuelle. Étant l’un des plus anciens maîtres formés à l’école normale de Paris, il y est sans doute assez bien rompu. Il est d’ailleurs choisi avec soin par la Société pour l’instruction élémentaire sur sollicitation du ministre de l’Intérieur, Decazes.

38L’une des premières tâches de Walravens consiste à dresser un état des lieux à son arrivée à la tête de l’école mutuelle. Il souligne le mauvais état du matériel et le faible niveau des 32 élèves qui lui sont confiés. Il réclame quelques réparations :

« Les tables ont besoin d’être surmontées d’un porte-tableau destiné à recevoir les tableaux qui doivent servir à la dictée pour l’écriture. Il serait nécessaire de faire blanchir la salle, et d’y faire ajouter quelques inscriptions20. »

39En outre, il manque de tableaux de lecture. Plus grave, la classe est totalement dépourvue de crayons pour les ardoises et Walravens ne dénombre que 12 porte-crayons en très mauvais état. On connaît l’importance de ces objets dans la pédagogie mutuelle. Leur absence laisse penser que la méthode mutuelle ne devait plus être appliquée, du moins dans ses principes fondamentaux. D’ailleurs, Landry, le prédécesseur de Walravens, n’avait pas caché son aversion pour l’écriture sur l’ardoise. Il faut alors penser qu’il s’était définitivement débarrassé des crayons et avait décidé de faire écrire ses élèves uniquement à la plume. L’inventaire dressé par Walravens indique que l’école possédait pour cet usage 34 encriers, 25 en faïence et 9 en plomb. Quant aux élèves, le nouveau maître ne peut que déplorer : « Le nombre des élèves est de trente-deux dont l’instruction est très faible tant en lecture qu’en écriture et arithmétique21. »

40Enfin, Walravens hérite d’une situation confuse au sujet du paiement du loyer de l’école. Ainsi, il doit régler au propriétaire une dette qui s’élève à 200 francs car Landry n’a pas versé le prix du loyer pour les huit premiers mois de l’année 1819. Pourtant, l’ancien maître a bien touché les fonds municipaux pour l’acquittement du loyer mais il prétend que c’est à la préfecture de régler celui-ci. Ce n’est pas l’avis du préfet qui met en évidence la mauvaise foi du maître indélicat : « Le sieur Landry a touché les fonds et sachant très bien qu’ils étaient le prix de son loyer, il les a dépensés d’une autre manière22. » Décidément, à Rennes, le détournement de fonds publics était devenu une pratique récurrente des maîtres de l’enseignement mutuel. En effet, en 1818, Lambert avait voulu vendre le mobilier de l’école acheté sur les fonds gouvernementaux pour se dédommager des avances qu’il avait faites. Landry, lui, a détourné l’argent de la municipalité pour probablement pallier sa situation financière misérable.

41Mais, Walravens, contrairement à ses prédécesseurs, paraît faire preuve de plus de précaution quant à l’emploi des divers fonds dont il peut disposer. Il s’empresse de payer le loyer dû au sieur Guichard, du moins ce qui reste à sa charge pour les quatre derniers mois de 1819, à savoir 100 francs. Quand il s’aperçoit du litige concernant le paiement du loyer, il prévient le préfet et lui demande de prendre une décision. En outre, il établit précisément les sommes que versent chaque mois les élèves pour prix de leur rétribution. Le montant de l’écolage versé au maître est alors de 31 francs par mois. Walravens ne se donne pas le droit de disposer de cet argent comme il l’entend. Il préfère prendre l’avis de l’autorité supérieure. Non seulement le maître paraît scrupuleux en matière de finances mais il se montre également judicieux dans ses observations et dans ses décisions. Ainsi, Walravens s’aperçoit que le fait d’admettre des élèves payants le met en concurrence avec Lemoine, l’autre instituteur mutuel de la ville. Il a alors l’idée de réunir les deux écoles dans le même local. L’école mutuelle, située rue de la Visitation, paraît convenir puisque ce local contient deux salles, chacune d’elles pouvant contenir 250 élèves. Le 1^er mars 1820, la réunion des deux classes est effective. Cependant, la ségrégation sociale est instituée puisque les élèves gratuits seront désormais séparés des élèves payants.

42Dès ses débuts, Walravens connaît un relatif succès puisque l’effectif de ses élèves s’accroît de 32, en août 1819, à 85 au 1^er janvier 1820. L’arrivée d’un maître plus compétent a sans doute convaincu bon nombre de parents qui ne souhaitaient pas envoyer leurs enfants chez les Frères. Au mois de mai suivant, après la réunification des deux écoles, l’effectif s’élève à 155. Cette réunification est un succès total et l’école continue de se développer, même après la décision funeste de la ville de Rennes qui, en 1821, supprime toute subvention à l’école mutuelle.

43Autant Walravens sait se montrer perspicace et habile à organiser son école, autant il sait développer les enseignements dispensés. Il ne se contente pas du triptyque : lire, écrire et compter. Il y ajoute l’enseignement de la grammaire, le dessin linéaire et la musique. Concernant la grammaire, Walravens livre un petit aperçu de la manière dont cela se passe dans sa classe :

« La grammaire est enseignée par la méthode du vénérable abbé Gaultier, dont l’enfance déplore la perte encore récente. Son tableau analytique a été exécuté en grand dans un cadre de six pieds carré, afin que les enfants puissent en suivre sans cesse les ramifications. Les succès obtenus dans cette branche de l’instruction (que j’avais introduite dans la classe gratuite pour les élèves les plus avancés) sont extrêmement satisfaisants ; un élève, âgé de sept ans, qui a commencé il y a quatre mois, analyse déjà fort bien aujourd’hui toutes les phrases sur le tableau, et en donne toutes les définitions grammaticales23. »

44Quant au dessin linéaire, à l’instar de la grammaire, il ne s’adresse qu’aux élèves les plus avancés, ceux qui écrivent sur le papier. Il est, en outre, dispensé dans les deux classes, celle des « payants » et celle des « gratuits ». Il a lieu trois fois par semaine et paraît donner toute satisfaction. Dans leur rapport, les inspecteurs de l’Université notent la qualité des travaux des élèves dans ce domaine :

« Il [le maître] nous fit voir dans un carton plusieurs copies des tableaux de dessin linéaire contenant une légende assez étendue. Ces copies faites par les élèves sont propres, annoncent du goût et de l’ordre24. »

45Le préfet, lui aussi, semble très convaincu de l’efficacité de cet enseignement. Il déclare au maire de Rennes : « […] si vous avez été à lieu de voir la classe de dessin linéaire vous aurez remarqué combien cette étude si utile pour tous les ouvriers sans distinction offre de progrès25 ».

46Après la grammaire et le dessin linéaire, le troisième enseignement introduit par Walravens est la musique. Il fait appel pour cela à Lebreton, correspondant de l’école royale de musique de Paris et qui donne déjà des cours à Rennes selon les procédés de l’enseignement mutuel. Plus précisément, il utilise la méthode de Massimino. Plus tard, celle de Wilhem sera introduite. Les élèves sont divisés en quatre classes. Ils apprennent non seulement à chanter mais aussi le solfège. Ainsi, « les élèves chantent tantôt en solo, tantôt en duo, et tantôt en trio les morceaux qu’ils ont écrits sous la dictée26 ». Non seulement, les élèves sont capables de chanter à deux et trois voix mais ils peuvent également transposer leur partition dans une tonalité différente. Cet enseignement de grande qualité concerne au début quarante élèves dont la moitié vient de la classe gratuite. D’autre part, certains élèves vont se perfectionner dans la classe particulière que tient le professeur de musique. Douze moniteurs sont ainsi formés au cours des six premiers mois. Lebreton compte utiliser cette pépinière de moniteurs pour étendre son enseignement à tous les élèves de l’école mutuelle. Dans ce domaine aussi, le souci religieux est présent puisque les chants appris sont des morceaux sacrés, « les plus propres à inspirer aux élèves l’amour de la religion27 ».

47L’enseignement de la musique connaît un vif succès puisque Walravens constate : « C’est une grande punition pour les élèves que d’exclure de la leçon ceux d’entr’eux qui se sont mal comportés pendant la journée28. » Non seulement la musique plaît aux élèves mais l’enseignement paraît efficace. Ainsi, le 22 novembre 1820, huit mois après avoir commencé l’apprentissage de la musique, plusieurs élèves sont allés chanter des airs composés par Desvigne, musicien de la chapelle du Roi, au cours de la messe de la Sainte-Cécile donnée en l’église Saint-Sauveur. Le journal libéral de Rennes, L’Écho de l’Ouest, acclame les jeunes prodiges et ne cache pas sa surprise :

« Nous avons particulièrement remarqué le Gloria dont les parties principales ont été chantées par deux enfants, le Salutaris hostia, solo chanté par le jeune Legendre dont la voix nous a paru d’une grande étendue et d’une grande justesse. Nous étions loin de nous attendre à tant de perfection dans des enfants si jeunes ; mais ce sont des élèves de l’école mutuelle dirigée par M. Lebreton, qui a voulu prouver, et qui a réellement prouvé qu’en abandonnant les vieilles routines, on peut, en peu de temps, former des sujets étonnants29. »

48Le préfet, de La Villegontier, quant à lui, ne tarit pas d’éloges sur les bienfaits que peut procurer l’étude de la musique par les enfants. Il déclare au maire de Rennes :

« Quoique l’enseignement de la musique ne paraisse au premier abord qu’un objet de pur agrément, il n’est cependant pas sans importance. L’école mutuelle peut remplacer jusqu’à un certain point les anciennes chapelles qui sont détruites presque partout et qui étaient jadis la pépinière des bons musiciens. L’étude de la musique contribue au développement des facultés de l’homme et la pratique de cet art se répandant dans la société ne pourrait manquer d’ajouter aux agréments de la vie30. »

49Les inspecteurs de l’Université sont également très impressionnés par les qualités de Lebreton et des compétences des élèves qui chantent « toujours avec justesse et précision31 ». Aussi désirent-ils que Lebreton reçoive des encouragements de la part de l’administration. Il faut dire que ce dernier n’a pu obtenir, malgré toutes les démarches entreprises, aucun secours de la part des autorités locales. En effet, le préfet ne dispose pas de fonds à lui accorder. Quant au conseil général, sollicité par le préfet, s’il applaudit au succès de Lebreton, il lui refuse cependant toute subvention, renvoyant au conseil municipal de Rennes la responsabilité de statuer sur cet objet. Le préfet, protecteur de l’enseignement mutuel, appuie alors la demande du professeur de musique auprès du conseil municipal. Il demande d’attribuer à Lebreton une prime de 50 centimes par élève gratuit jusqu’à concurrence de 40 francs pour l’ensemble. Cette demande révèle que le préfet souhaite faire bénéficier tous les élèves gratuits de l’enseignement musical. À cette époque, ces derniers sont au nombre de 86. Cependant, dans le budget municipal de 1823, aucune indemnité n’est accordée à Lebreton. Il faut alors penser que le préfet n’a pas réussi à convaincre une municipalité tout acquise aux Frères et résolument hostile à l’école mutuelle.

50La pédagogie mise en place par Walravens semble être efficace puisque ce dernier déclare qu’en écriture et en lecture, un tiers des élèves passe dans la classe supérieure chaque mois. On peut alors considérer qu’un élève reste trois mois en moyenne dans une classe. À ce rythme, sa scolarité est achevée au bout de deux ans. Ainsi, l’objectif affiché des défenseurs de l’enseignement mutuel d’une éducation prompte et facile est atteint. Cependant, Walravens admet qu’en ce qui concerne l’arithmétique, « le nombre d’élèves qui avance d’une classe à une autre est moins considérable qu’en écriture et lecture32 ». Mais bien que le rythme soit plus lent en arithmétique, les acquisitions sont jugées avec satisfaction au niveau de la huitième classe. Ainsi les élèves parvenus à ce niveau « connaissent parfaitement les diverses opérations sur les fractions et divers problèmes qui y sont relatifs33 ».

51On pourrait soupçonner Walravens de manquer d’esprit critique et de dresser un tableau trop flatteur de son école mais on ne peut soupçonner les inspecteurs de l’Université d’être trop partiaux dans leurs jugements. Ainsi, au cours de leur visite faite à l’école mutuelle, dans la deuxième quinzaine du mois d’avril 1822, ceux-ci sont très satisfaits de l’enseignement donné par Walravens et Lemoine. Les élèves, selon eux, lisent très correctement, sont exercés avec succès à la « pratique du chiffre » et savent très bien leur catéchisme. Le seul reproche qu’ils pourraient faire concerne l’écriture qui leur semble médiocre. Cependant, ce reproche est atténué par le fait que les plus forts des élèves étaient absents et avaient emporté leurs cahiers chez eux. Cette absence était due à la préparation de la première communion qui avait lieu dans les paroisses de Rennes à cette époque. Ce détail indique au passage que les élèves les plus avancés possédaient des cahiers. On ne se contentait donc pas d’ardoises dans les écoles mutuelles.

52En outre, les inspecteurs sont également satisfaits de la discipline à l’intérieur de l’établissement. Ils déclarent :

« Quant à la tenue elle nous a paru bonne et décente ; nous y sommes allés plusieurs fois l’un et l’autre, ensemble et séparément, toujours à des heures où nous n’étions pas attendus ; à chaque fois nous n’avons rien aperçu qui n’annonçait de l’ordre et de la subordination, de sorte que notre jugement sur l’ensemble de l’école ne peut être que favorable34. »

53À cela, il faut ajouter que l’instruction religieuse ne laisse rien à désirer. Dès son arrivée à l’école, Walravens commence par la rétablir. Le programme est l’apprentissage du catéchisme du diocèse. Les leçons ont lieu trois fois par semaine, les lundi, mercredi et samedi, pendant la dernière heure de l’après-midi. En outre, la classe commence et finit toujours par des prières. Les inspecteurs constatent, également dans ce domaine, un bon niveau d’instruction : « Ils savent fort bien leur catéchisme […] interrogés à l’ouverture du livre et en intervertissant l’ordre des demandes ils ont répondu textuellement et sans hésitation35. » Évidemment, les inspecteurs jugent avec des critères qui sont les leurs. L’apprentissage du catéchisme diocésain faisait sans doute plus appel aux facultés de mémorisation qu’à une véritable compréhension des points de la doctrine catholique.

54Preuve de son zèle et de ses compétences, le succès de Walravens est éclatant. Ainsi, il augmente les effectifs de son école de manière importante, passant de 32 élèves en août 1819 à 85 en janvier 1820. Puis, après avoir réuni son école à celle de Lemoine, ils s’élèvent encore pour atteindre 190 en septembre 1820. Le préfet ne cache pas son admiration :

« Je rends justice au zèle et aux moyens que déploie M. Walravens. Sa méthode est excellente ; le ton de douceur et de bonté qu’il emploie constamment commande l’affection des enfants et entretient parmi eux une puissante émulation36. »

55Le maître reçoit d’ailleurs, en février 1821, à titre d’encouragement, 300 francs de la part du ministère de l’Intérieur.

56Cependant, Walravens, malgré le succès de son école, doit affronter une rude épreuve. En effet, La municipalité refuse de subventionner l’école mutuelle dans le budget de 1822. Cette somme de 600 francs servait jusqu’alors à payer le loyer de la salle qui s’élevait à 450 francs ainsi que les crayons et les ardoises pour les élèves gratuits. Le conseil municipal prend cette décision parce qu’il estime qu’il a déjà suffisamment fait pour l’instruction des indigents et qu’à cet égard, les écoles de Frères remplissent parfaitement leur rôle. En outre, il constate que les instituteurs de l’école mutuelle touchent des rétributions de la part de leurs élèves payants et que le nombre de leurs élèves gratuits est peu important. Cette dernière affirmation témoigne de la mauvaise foi des conseillers municipaux qui ne peuvent ignorer la réalité. En effet, d’une part, l’école mutuelle ne survit que grâce aux rétributions des élèves payants. D’autre part, le nombre des élèves gratuits n’est pas négligeable puisque le préfet les estime au nombre de 120, en septembre 1821.

57Face à cet abandon municipal, le conseil d’arrondissement de Rennes propose que le conseil général accorde un secours de 600 francs mais celui-ci ne veut pas prendre en charge une dépense qu’il estime incomber à la ville de Rennes. Finalement, à la demande du préfet, c’est le ministre qui accordera cette somme pour l’année 1822. Cependant, en 1823, la municipalité persistant dans son choix, le ministère de l’Intérieur refusera, cette fois, de pallier le défaut de financement. Il faut dire que ce ministère est alors dirigé par Corbière, ancien président du conseil général d’Ille-et-Vilaine et ultraroyaliste notoire. Sans aucun soutien de la part des autorités, mis à part celui du préfet, l’école mutuelle survivra encore quelque temps. La dernière trace de son existence est un état de situation daté de mars 1823. À cette époque, l’école compte encore 193 élèves. Celle-ci se maintient malgré le lâchage de la municipalité et du gouvernement. Mais pour surmonter les difficultés financières, Walravens doit s’appuyer sur les fortes rétributions des élèves payants. Une partie des parents verse alors 5 francs par enfant. En 1820, ils sont 40 élèves concernés par cette somme sur un total de 84 soumis à l’écolage, soit un peu moins de la moitié. En 1822, c’est la totalité des 70 payants qui verse cette somme. Ce tarif est alors très élevé. En effet, à cette époque, les maîtres particuliers urbains reçoivent des rétributions qui ne dépassent pas, dans l’ensemble, 3 francs par élève. Cette observation indique que Walravens doit alors solliciter un effort financier exceptionnel de la part de parents suffisamment riches et convaincus de la méthode.

58Quelques renseignements glanés dans les états de situation dressés par l’administration et qui concernent les écoles de Rennes laissent entrevoir ce qu’est devenue l’école mutuelle de Rennes après 1822. D’une part, on apprend que Walravens exerce toujours son métier d’instituteur à Rennes en 1824. D’autre part, son école continue de prospérer. En effet, un état de situation daté du 30 décembre 1827 la signale comme ayant encore 165 élèves. Il choisit alors de transformer son école mutuelle en un établissement mixte réunissant les deux degrés de l’enseignement. L’abbé Blanchard, recteur d’académie, explique : « Son école se compose de 122 élèves dont 32 apprennent les premiers éléments de la langue latine et 90 reçoivent l’enseignement primaire, depuis celle du 3^e degré jusqu’à celle du 1^er degré37. » Le recteur loue également les excellentes méthodes de Walravens sans toutefois les nommer. Ainsi, déclare-t-il : « Les méthodes employées dans cet établissement sont très bonnes et la preuve s’en trouve dans les progrès vraiment remarquables que font les élèves38. » Il semble difficile de croire que Walravens ait choisi d’abandonner la méthode mutuelle qu’il paraissait si bien maîtriser. D’ailleurs, comment peut-il enseigner à plus d’une centaine d’élèves sans recourir à l’emploi de moniteurs. Il faut plutôt penser que l’abbé Blanchard répugne à se féliciter d’une méthode qu’il a toujours combattue. Il sait aussi que l’instituteur mutuel a acquis à Rennes une excellente réputation. Il ne peut que constater : « Aussi jouit-il d’une estime générale et de la confiance d’un grand nombre de familles distinguées39. »

59Sans doute, le maintien d’une école mutuelle devenue pension n’a-t-il été possible que grâce aux qualités de Walravens. Cependant, il a fallu également la confiance de parents suffisamment riches pour payer les rétributions élevées réclamées par le maître. Mais qui sont ces parents : des anticléricaux, des libéraux ? Y a-t-il des notables parmi eux ? Sur ces questions, les sources sont malheureusement muettes.

60Quoi qu’il en soit, Walravens a su prouver qu’une école mutuelle pouvait exister et prospérer à Rennes, et cela malgré une forte opposition du clergé et un manque de soutien municipal. Il a été l’homme de la situation.

Tourrette, un maître pittoresque

61Si Tourrette, directeur de l’école mutuelle de Landerneau, est connu ce n’est pas tant par les quelques documents administratifs qui le concernent mais surtout par le portrait que Max Radiguet a dressé de lui dans un roman intitulé Scènes de la vie d’enfance ou l’école de Monsieur Toupinel. On peut situer le séjour de l’auteur dans cette école entre 1824 et 1830. En effet, au détour d’une description du mobilier décorant la chambre de sa mère, il indique : « Charles X et l’acajou régnaient alors : l’un par la grâce de Dieu sur la France, l’autre, de par les tyrannies de la mode, chez les Français40. » Quant à la fin de sa scolarité mutuelle, Max Radiguet la situe en septembre 183041. Il a alors quatorze ans et s’apprête, d’après ses souvenirs, à partir pour Paris où son père a été nommé à un emploi de fonctionnaire.

62Lorsque le maître prend possession de sa classe le 15 mai 1820, il a déjà un impressionnant passé derrière lui. En effet, il commence à enseigner à 47 ans après avoir mené une longue et périlleuse carrière militaire. Engagé volontaire à l’âge de 20 ans dans la première armée révolutionnaire, celle de 1792, il sert dans différents régiments combattant au nord de la France. Puis, il participe aux campagnes d’Italie et d’Égypte menées par le général Bonaparte. Il restera dans ce pays pendant 4 années, de 1797 à 1801. Pendant l’Empire, il s’embarque deux fois. Ses derniers combats, il les mène au sein de la Grande Armée pendant un peu plus d’un an, du 15 mars 1813 au 3 mai 1814. Pour récompenser ses faits d’armes, il est décoré de la Légion d’honneur.

63Au cours de cette vie mouvementée, il connaît toutefois deux périodes de répit : de septembre 1801 à juillet 1806, puis de juillet 1810 à juillet 1811. C’est d’ailleurs lors de la première, après son retour de l’expédition d’Égypte, qu’il se marie à Brest en mars 1803.

64Né à Valence dans la Drôme, il est ainsi arrivé à Brest par les aléas de sa carrière. Depuis 1816, il a choisi d’habiter Guilers, une petite commune des environs du grand port, avec sa femme et ses enfants. Il garde de son passé militaire des relations qui lui seront précieuses quand il s’agira de maintenir l’école mutuelle de Landerneau dans des locaux loués à la marine. Cependant, son cercle de relations ne s’arrête pas au milieu militaire et à sa famille puisqu’il connaît Mollier, directeur de l’école modèle mutuelle de Brest, avec lequel il se lie d’amitié. Tourrette a d’ailleurs un de ses fils qui exerce les fonctions de moniteur particulier dans son école. Est-ce ce lien qui lui permet d’envisager la place de maître mutuel que quelques notables de Landerneau ont cherché en vain depuis deux ans ? En effet, Mollier avait été un moment pressenti pour occuper cette fonction. Ce dernier ayant finalement accepté de succéder à Trobert, décédé, à la tête de l’école mutuelle de Brest, il a peut-être suggéré l’emploi de son ami Tourrette pour la place qui lui était destinée à l’origine.

65Comme la plupart de ses compagnons d’armes, l’ancien capitaine est sans doute resté attaché à la figure de l’empereur et n’a sans doute pas perdu l’idéal révolutionnaire de ses jeunes années. Max Radiguet le décrit comme à la fois bonapartiste et libéral. Se réjouissant de l’avènement d’un nouveau régime après les journées de Juillet, il n’a pas hésité à orner son couvre-chef d’une cocarde tricolore, signe d’une revanche depuis longtemps attendue. On sait également qu’il est peu religieux. Outre cette attitude politique, ce qui distingue le demi-solde, c’est également le manque à gagner. En effet, sa pension est insuffisante pour entretenir sa nombreuse famille. D’ailleurs, le poste d’instituteur mutuel qu’on lui offre est d’autant plus intéressant qu’il permettra à sa femme de travailler également. C’est elle qui prendra la place d’institutrice pour enseigner les petites filles selon l’enseignement mutuel. Dès le départ, les notables qui ont fait venir Tourrette se montrent généreux envers lui. Non seulement ils accordent, au moment de l’ouverture de l’école, 1 800 francs annuels pour le maître et sa femme mais ils pourvoient également aux premiers frais de l’établissement. Il semble que ce traitement ait un peu baissé par la suite car, en 1822, Tourrette déclare 1 200 francs de dépenses annuelles pour l’école des garçons et 400 francs pour l’école des filles. Il apparaît, en outre, que le maître, du moins jusqu’en 1827, ne touche pas les rétributions des élèves. En effet, c’est vers cette époque que les fondateurs préfèrent laisser à l’instituteur le soin de gérer lui-même l’affaire lui demandant, toutefois, de partager les recettes excédentaires, une fois tout payé.

66Le niveau d’instruction de l’ancien officier paraît être au-dessus de ce que l’on peut exiger d’un instituteur à cette époque. D’une part, la lecture de la seule lettre manuscrite qui a été conservée de lui prouve une aisance dans l’écriture et une pensée organisée. Dans ce document, Tourrette répond point par point aux griefs que les fondateurs de l’école ont formés contre lui. D’autre part, Mollier, le directeur de l’école modèle de Brest, après avoir initié l’ancien militaire à l’enseignement mutuel, le juge capable d’obtenir un brevet du 1^er degré. Toutefois, comme le recteur décide de ne délivrer aux maîtres d’école que des brevets de niveau inférieur, il aura celui du 2^e degré. Quant à sa connaissance de l’enseignement mutuel, celle-ci semble suffisante dans l’application des principes généraux, bien que son apprentissage pratique ait été de courte durée.

67Si Tourrette est un instituteur atypique, son école l’est aussi. En premier lieu, les élèves sont peu nombreux pour ce genre d’établissement. Malgré une vaste salle, elle n’accueille au maximum qu’une soixantaine d’élèves en 1820. Quand les inspecteurs viennent la visiter en 1821, ils en comptent une cinquantaine. Cependant, par la suite, les effectifs paraissent s’être stabilisés entre 30 et 40. En outre, les élèves proviennent essentiellement de la classe aisée. Il faut dire que l’on demande 2 ou 3 francs par élève et le nombre de places gratuites paraît être limité par les fondateurs. Ainsi, à l’ouverture de l’établissement, sur 29 élèves, 21 paient et 8 sont gratuits. Ce recrutement peu démocratique est d’ailleurs une des critiques que Tourrette adresse aux fondateurs de l’école.

68Rarement l’occasion est donnée, dans cette étude sur les maîtres mutuels, d’atteindre le sensible. Avec l’exemple de Tourrette et grâce au roman de Max Radiguet, il est plus aisé d’imaginer l’instituteur au milieu de ses élèves. Voici, tout d’abord, ses traits physiques :

« M. Toupinel était de moyenne taille, maigre, nerveux, agile, sec comme du bois. La vie de bivouac, dont à cette époque on ne songeait guère à mitiger les rigueurs, avait rouillé sa peau. Autour de son crâne dévasté, des cheveux floches presque blancs, qu’il ramenait de l’occiput vers les tempes, affolés au moindre souffle d’air, se rebellaient et s’éparpillaient en désordre. Ses yeux fatigués s’abritaient derrière des lunettes à monture d’argent. Les traits caractéristiques de son visage étaient un nez un peu long, pointu, légèrement arqué, mais horizontal à la base, et une bouche aux lèvres minces, aux coins baissés, presque toujours entr’ouverte. On en voyait sortir un petit bout de langue dès qu’il s’appliquait à un travail quelconque. Ce nez et cette bouche qui lui donnaient une physionomie d’oiseau haletant et légèrement agacé, mais pourtant d’oiseau débonnaire, auraient dérouté les observations de Lavater sur les nez pointus et les lèvres minces, car M. Toupinel était le plus inoffensif des mortels42. »

69Quant à l’habillement du maître, on apprend qu’il revêt une « lévite bleu roi43 ». Il s’agit alors d’une longue redingote. Coiffé d’une casquette, il porte souvent autour du cou un foulard des Indes, jaune et rouge. Cependant, dans les grandes occasions, il opte pour l’uniforme noir.

70S’agissant du caractère, il est décrit comme étant paisible bien qu’il tire fréquemment les oreilles de ses élèves et qu’il ne soit pas à l’abri de grandes colères. Il a également un goût pour l’ordre, ce qui n’étonne pas de la part d’un ancien militaire. Max Radiguet indique à ce propos : « Scrupuleux observateur des préceptes d’ordre inscrits sur les murs de la classe, il avait […] une place pour chaque chose et mettait chaque chose à sa place44. » Plus loin, l’auteur mentionne son esprit méthodique, ce qui est révélé également par la lettre déjà citée dans laquelle il répond aux fondateurs de l’école.

71Cet ancien soldat possède deux passions : son jardin et son tabac. Sur le jardinage, Max Radiguet a ce commentaire : « La bêche ou le sarcloir en main, il oubliait de bouder la Restauration et naïf, comme un guerrier, songeant alors au soldat laboureur, il se trouvait heureux45. » Mais ce jardin, objet de tous les soins de l’instituteur, est aussi l’endroit où s’exercent la malice et la facétie enfantines. L’auteur raconte comment lui-même avait arraché les basilics du jardin pour les offrir à une petite fille. Le malheureux enfant avait confondu les basilics avec des fleurs. Lorsqu’il expliqua au maître qu’il avait pris ces plantes pour de la mauvaise herbe, le maître laissa éclater une colère qui trahissait davantage la passion des plantes que celle des enfants :

« Une mauvaise herbe, s’exclama M. Toupinel, indigné de voir traiter avec une pareille irrévérence, la plante qu’il avait sans doute visitée, arrosée, échenillée, entourée chaque jour des soins les plus assidus. Ah ! une mauvaise herbe ! Il n’y a ici de mauvaises herbes que vous autres46 […]. »

72Quant au tabac, il est soumis à un rite précis et aucun des gestes entourant le mystérieux produit n’a échappé à la curiosité du jeune Radiguet. Tourrette consomme le tabac sous deux formes : en fumant la pipe ou en prisant. Jamais le maître ne fume la pipe en classe. Celle-ci est rangée dans le vestibule et est sans doute réservée à des moments plus intimes et plus solitaires. L’auteur précise, en outre, que fumer la pipe n’est pas bien considéré en province avant 183047. S’agissant du deuxième usage du tabac, il consiste à inhaler le produit par les narines. Tourrette paraît s’y adonner quotidiennement en classe, ne se séparant jamais de sa tabatière qui doit sans aucun doute posséder un pouvoir relaxant si on en juge les propos de l’auteur :

« Tantôt la pinçant par le milieu entre le pouce et le médium de la main gauche, il lui imprimait avec la main droite un vif mouvement de rotation ; tantôt il tambourinait sur le calendrier qui ornait sa couverture : invariablement il la frictionnait, la caressait, la lustrait sous sa manche avant de l’ouvrir48 […]. »

73Si la tabatière est choyée, le contenu ne l’est pas moins. L’auteur se rappelle des soins qui y étaient attachés :

« M. Toupinel avait pour son râpé des attentions exquises, des raffinements de sybarite. Il le vannait ou l’humectait pour en corriger l’humidité ou la sécheresse ; il le parfumait en y insérant une fève de Touka, un brin d’héliotrope ou des feuilles de roses et s’en bourrait incongrûment les narines49. »

74Cependant, cette pratique paraissant raffinée au stade préparatoire se révèle franchement dégoûtante par ses conséquences :

« Ainsi pendant qu’il corrigeait nos devoirs d’écriture, suivait-on avec un intérêt tout particulier, dans ses caprices, la gouttelette filtrée par sa muqueuse nasale. On la voyait naître, grandir, contourner brusquement la commissure d’une narine, hésiter encore puis glisser à l’improviste jusqu’aux lèvres et c’était parmi nous une jubilation véritable ; mais parfois aussi, apparaissant au bout du nez, elle s’allongeait, oscillait en topaze liquide et, à notre grand ennui, elle s’aplatissait sur la page50. »

75Toutefois, ces passions n’empêchent pas Tourrette d’être dévoué à ses élèves, sans doute plus par devoir que par réel intérêt pour l’enfance ou la pédagogie. Max Radiguet reconnaît ainsi le mérite de son ancien maître face à la tâche qui lui était confiée, consacrant à des enfants indisciplinés « les derniers jours d’une vie rompue à l’obéissance passive51 ».

76Mais bientôt, à la turbulence enfantine s’ajoute l’ingratitude des notables. En effet, à la fin de la Restauration, un conflit surgit entre le maître et les fondateurs de l’école. Celui-ci semble né en 1827 alors que le nombre des élèves ne permet pas d’équilibrer les comptes. Les fondateurs laissent, à ce moment-là, l’établissement à la seule charge de Tourrette qui vit désormais sur les rétributions de ses élèves. Ils lui proposent même de racheter le mobilier payé à l’origine par eux pour une somme de 1 200 francs, ce que l’instituteur refusera. Toutefois, ce dernier n’est pas complètement délié de toute obligation envers les fondateurs puisqu’il doit, par accord tacite, partager les bénéfices avec eux au cas où il s’en présenterait. On aurait pu penser que cette démission des fondateurs conduisît à la perte de l’établissement. Il n’en fut rien. Au contraire, l’école mutuelle semble même avoir gagné des élèves puisqu’on en recense 37 en 1828. Preuve du succès retrouvé, et il n’est que momentané, le maître a même acheté un nouveau mobilier pour son école, ce qui lui permet, en juin 1830, de demander aux fondateurs de retirer le leur.

77Lorsque Max Radiguet termine son récit sur son séjour à l’école mutuelle, nous sommes en septembre 1830. Mais les jours du mémorable établissement semblent comptés. Désormais, la municipalité souhaite voir s’implanter une nouvelle école mutuelle, financée par elle et destinée à accueillir une partie d’enfants pauvres. Tourrette ne semble pas faire partie des candidats. Quoi qu’il en soit, c’est Sourimant, déjà à la tête d’un établissement secondaire, qui sera choisi pour la diriger à partir d’octobre 1831. Le vieux maître mutuel a pu continuer à diriger son école encore quelque temps. En tout cas, à partir de cette époque, les archives ne mentionnent plus son existence.

78Malgré tout, Tourrette se révèle avoir été, pendant presque 10 ans, l’homme de la situation pour diriger l’école mutuelle. À l’origine, bien que né ailleurs, il dispose de solides attaches dans la région brestoise. Ses relations militaires, familiales ainsi que son amitié avec Mollier, directeur de l’école modèle de Brest, ont sans doute aidé à asseoir la réputation du personnage. En outre, l’homme possède les qualités pour mener une telle entreprise. Ancien officier, il a le sens de l’ordre et du devoir. D’après le récit de Max Radiguet, l’école semble bien conduite alors que le maître n’a vu une telle école fonctionner que pendant dix jours, à Brest, et que son seul recours tient dans le Manuel pratique écrit par Nyon ou le guide rédigé par Bally. Dans son comportement, il n’est pas brutal. Il semble retenir son agressivité et fait preuve de patience avec les élèves se réservant seulement le droit de leur tirer les oreilles. La colère éclate rarement et, dans ces occasions, l’usage des écriteaux et la réprimande semblent être ses seules armes. Néanmoins, la description de son physique dévoile un naturel anxieux. Il trouve alors son apaisement dans sa passion pour le jardin et l’usage du tabac. Malgré ses aptitudes pour le métier, il ne paraît pas avoir porté un grand intérêt pour la nouvelle méthode, contrairement aux pionniers formés à Paris. Comme il est assez instruit, l’enseignement mutuel est sans doute pour lui un moyen comme un autre de faire vivre sa famille.

79Finalement, comme beaucoup de maîtres mutuels, il est victime des incertitudes financières pesant sur ce type d’école. Lorsque l’effectif passe sous la barre de 33 élèves payant 3 francs, les fondateurs ne peuvent plus assurer son traitement initial de 1 200 francs annuels promis à l’origine. Le changement qui intervient en 1827 dans le statut de l’instituteur est une conséquence directe de cette situation. Il consacre en même temps le manque de volonté de la part des fondateurs de soutenir l’entreprise qu’ils avaient créée. Outre la menace financière, l’esprit d’indépendance du maître a peut-être joué dans ce manque de soutien. Ainsi, on le voit assez peu soumis aux fondateurs lorsqu’il s’agit de négocier son intérêt. Mais, plus que tout, faire la classe, en ce temps-là, n’était pas une sinécure. La patience d’un homme qu’on devine précocement usé par son passé militaire a été mise à rude épreuve par l’indiscipline des enfants. En 1830, il va avoir 58 ans. Il est sans doute trop vieux aux yeux de la municipalité qui ne pense pas à lui pour diriger la nouvelle école mutuelle qu’elle projette. Peut-être, cet homme a-t-il lui même décidé de jeter l’éponge après une vie où le sentiment du devoir à accomplir et la nécessité de nourrir ses proches ont dominé jusque-là son existence.

Un maître à la belle figure de quaker ?

80Les maîtres de l’enseignement mutuel sont différents. Ils le sont, à la fois, par leur parcours professionnel, leur formation et leur caractère. Presque tous originaires de la Bretagne, beaucoup sont des anciens instituteurs particuliers. Ils se sont plus ou moins adaptés à la nouvelle méthode. Ainsi, Mollier, à Brest, bien qu’il ait été lui-même formé sommairement, parvient à initier plusieurs maîtres finistériens. Il réussit également à assurer la pérennité de son école pendant toute la période de la Restauration.

81Les plus remarquables, bien que peu nombreux, ont été formés à Paris, à l’école normale établie par la Société pour l’instruction élémentaire. Parmi eux, Walravens fait figure d’exception par sa maîtrise de la méthode et son relatif succès.

82Dans la plupart des cas, l’expérience de l’instituteur mutuel a été trop fugitive pour laisser des traces dans la mémoire collective. Ceux qui ont réussi à maintenir leurs établissements pendant assez longtemps et qui ont joui de la confiance publique ont pu se différencier des autres maîtres particuliers. Le niveau de leur traitement et leur importance dans la vie publique devaient trancher avec ce qui avait précédé mais leur place a toujours été assez précaire. Ils ont souvent été à la merci d’un revirement municipal comme à Saint-Brieuc et lorsqu’ils n’étaient pas sous la dépendance d’une municipalité, ils pouvaient être victimes d’une disgrâce de la part des notables fondateurs, comme à Landerneau.

83Cette belle figure de quaker à laquelle pensait Bergerot, un des fondateurs de l’école mutuelle de Nantes, n’était sans doute qu’une illusion. Certains maîtres comme Walravens ont pu approcher cet idéal. En réalité, rien ne garantissait l’existence et la pérennité du maître mutuel. Tenir une école particulière paraissait encore la meilleure manière d’être instituteur. Même si la Société pour l’instruction élémentaire et beaucoup de fondateurs locaux avaient promu l’idée d’un instituteur nouveau, mieux payé, mieux formé et mieux considéré, le temps n’était pas encore à l’émergence d’une véritable corporation de maîtres pourvus de ces avantages.