1L’enseignement mutuel présente une organisation scolaire complète où l’esprit rationnel de l’époque se manifeste pleinement. Ainsi, la classe est aménagée selon des critères à la fois fonctionnels et idéologiques. Le temps est pensé pour être le plus efficient possible. Rien, dans la succession des différents exercices, n’est laissé au hasard et l’élève ne doit jamais être oisif. Les programmes sont établis avec précision, chaque classe ayant un seul objet d’instruction, ceux-ci progressant du simple au complexe au fur et à mesure que l’on s’élève dans le cursus. Cependant, le modèle présenté par les premiers guides ne satisfait pas complètement les maîtres qui éprouvent le besoin de l’adapter aux réalités. En outre, la rationalité originelle est mise à l’épreuve de la pratique. Les résultats seront-ils à la hauteur des espérances ?

Un espace pensé

2La première vision que le jeune Radiguet reçoit lorsqu’il entre pour la première fois à l’école mutuelle de Landerneau a trait au décor général de la salle. Après avoir présenté les éléments architecturaux de la chapelle dans laquelle se tient l’école, il s’attache à en décrire le décor mural :

« Une croix en bois noir se détachait sur celle du fond. On y lisait aussi cette légende en lettres capitales : Domine salvum fac regem, et sur chacune des autres parois les préceptes suivants : Une place pour chaque chose, Chaque chose à sa place, Faites ce que vous faites1. »

3Ainsi, les éléments de décor dont se souvient Max Radiguet résument, dans une composition ternaire, le programme idéologique des écoles mutuelles : sur le mur du fond, les références à Dieu et au roi, et sur les côtés, les préceptes moraux qui prônent les valeurs d’ordre. Le comte d’Allonville, préfet d’Ille-et-Vilaine, avait vu, quant à lui, dans la décoration de la première école mutuelle de Rennes, une pure expression de la nouvelle monarchie constitutionnelle : « La classe est ornée d’un crucifix et du buste du Roi et diverses inscriptions rappellent aux enfants l’amour qu’ils doivent à la religion, à la légitimité et à la Charte2. »

4Celui qui préside dans ce décor, c’est le maître. La place qu’on lui a réservée est imposante. Elle est située près de l’entrée. Construite en forme de piédestal, elle domine l’ensemble de l’école : c’est l’estrade avec son bureau. Voici la description qu’en fait Max Radiguet :

« Voisine de l’entrée, l’estrade où se trouvait le bureau de M. Toupinel était adossée à la muraille qui formait un des petits côtés du rectangle. On voyait sur le bureau, à portée de la main, une cloche à manche de bois et un sifflet d’argent en forme de cornue, pareil à ceux dont se servent à bord des vaisseaux de l’État les maîtres d’équipage3. »

5Face au maître sont placés les élèves. Deux espaces leur sont consacrés. Le premier est constitué des tables-bancs qui occupent la plus grande partie de la salle. Max Radiguet en donne une assez bonne description :

« Le milieu de la salle était occupé par une série de bancs étroits et parallèles fixés au plancher. À l’extrémité de chaque table s’élevait perpendiculairement une hampe mobile surmontée d’un écriteau. On appelait cet instrument le télégraphe. Le moniteur, placé auprès du télégraphe, devait le tourner au commandement de l’instituteur. Une face de l’écriteau signalait alors au personnel de la rangée d’avoir à se tenir les coudes au corps et les mains sur les genoux comme les statues égyptiennes, pendant l’inspection qu’on allait faire du travail de chacun. Au premier rang, près de l’estrade, les commençants écrivaient avec l’index sur du sable maintenu par des petits rebords en saillie le long de la table. Une plaque de bois munie d’une poignée s’emboîtait entre les saillies : on l’y promenait comme un rabot chaque fois qu’il était nécessaire d’étendre, d’aplanir, d’égaliser le sable. Les tables du milieu étaient consacrées à l’écriture sur l’ardoise ; enfin, les dernières, percées de trous où plongeaient des écritoires en étain, réunissaient les habiles. On tenait en haute estime ceux qui s’y asseyaient pour écrire à la plume4. »

6Cette disposition semble avoir été la règle comme le montrent les quelques gravures représentant les écoles mutuelles de cette époque en France. Cependant, à Nantes, comme la salle est très vaste et que chaque banc peut contenir 18 élèves, on choisit de placer les télégraphes et les moniteurs au milieu de chaque banc. Cet aménagement particulier est justifié par la nécessité pour les moniteurs de se faire entendre de tous les élèves lorsqu’ils dictent.

7L’esprit pratique des fondateurs de l’école mutuelle de Nantes ne s’arrête d’ailleurs pas à la disposition des télégraphes. Ainsi, pour éviter que les élèves essuient leurs ardoises avec leurs mains ou leurs manches, ils ont aussi prévu qu’un morceau de tissu soit accroché au moyen d’une ficelle devant chaque place. Quant au rangement des bonnets ou casquettes, ils préconisent l’installation de petites planches au niveau du banc pour que les élèves puissent les déposer.

8Le deuxième espace se situe autour de cet alignement de tables-bancs. Il est à la fois la zone de circulation nécessaire aux déplacements des élèves et aussi l’endroit où sont installés les cercles de lecture. Ceux-ci sont quelquefois marqués au sol mais le plus souvent matérialisés par des demi-cercles de fer ainsi décrits par Max Radiguet :

« Plusieurs rangées de tableaux destinés les uns aux leçons de lecture, les autres à servir de modèles d’écriture, décoraient le pourtour des murailles, à la partie inférieure desquelles s’accrochaient régulièrement espacés, des demi-cercles de fer qu’une tige, retenue par un bout au sommet de l’arc et s’appuyant par l’autre sur le plancher, maintenait à hauteur de ceinture. Le moniteur, on appelait ainsi un élève choisi parmi les plus intelligents, enfermé dans le cercle, indiquait avec une baguette sur un tableau, accroché au mur, des mots ou des phrases que le personnel, rangé à l’entour, lisait à haute voix5. »

9Au total, l’école mutuelle présente un espace organisé d’un triple point de vue : celui du statut (maître ou élève), celui du genre d’activité et celui du mérite. Concernant le statut, l’espace du maître est clairement matérialisé, surélevé il permet la surveillance des élèves et, à l’occasion, la réprimande ou le commandement. En contrebas, l’espace des élèves est celui où se réalise l’instruction par les moniteurs. C’est dans cet espace que se distinguent deux zones suivant les exercices. Ainsi, la partie centrale où se trouvent les tables-bancs est consacrée à l’écriture alors que le pourtour de la salle où se trouvent les cercles est dévolu à la lecture. Quant à l’arithmétique, elle peut se faire aussi bien aux bancs qu’aux cercles. La dernière division spatiale concerne le mérite. En effet, la classe d’écriture à laquelle appartient l’élève est matérialisée par un ou plusieurs bancs. Ces bancs sont rangés par ordre croissant en partant du bas de l’estrade jusqu’au fond de la classe. Ainsi, plus on recule, face au maître, plus on est habile.

Un temps précisé

10Toutefois, dans les deux descriptions précitées du décor de l’école mutuelle, il manque un élément important : la pendule. En effet, considérée comme nécessaire pour régler le temps des exercices, elle doit être fixée au mur de manière à être vue à la fois du maître et des élèves. Cette nécessité n’a pas échappé au maire de Crozon (Finistère) qui la fait figurer dans les premières dépenses à prévoir pour fonder une école mutuelle. Cet achat n’est d’ailleurs pas anodin financièrement. S’élevant à 40 francs, il représente plus du dixième du coût total de l’investissement mobilier de cette école.

11L’idée de mesurer le temps et de s’en servir pour régler la durée des exercices scolaires n’est pas une invention des écoles mutuelles. Elle existe depuis longtemps dans les écoles dirigées par les Frères. En effet, dans la Conduite des écoles chrétiennes6, il est prévu l’office d’un sonneur, choisi parmi les élèves, pour indiquer toutes les demi-heures. Ce dernier doit se régler sur le clocher de l’église voisine. Cependant, la méthode mutuelle divise le temps de manière plus précise que ne le font les religieux. Ainsi, le Manuel pratique, rédigé par Nyon, indique : « Appel, 10 minutes ; depuis 2 heures jusqu’à 2 heures 10 minutes. Premier exercice d’écriture, 15 minutes ; depuis 2 heures 10 minutes jusqu’à 2 heures 25 minutes7. » Quant au Guide de l’enseignement mutuel, ouvrage plus complet que l’on doit au docteur Bally, il est d’une précision ahurissante. Pour l’écriture on ne craint pas de proposer ce déroulement : « À 9 h 9, première ardoise ; à 9 h 14, fin de la dictée, correction ; à 9 h 18, deuxième ardoise ; à 9 h 23, correction ; à 9 h 27, troisième ardoise, à 9 h 32, correction8… » Les comportements du maître et des élèves sont désormais soumis à l’impératif de cet instrument. Grâce à la pendule, ou à cause d’elle, il n’y a pas seulement une place pour chaque chose, mais aussi un moment pour chaque action.

12Mais, si le temps journalier est bien précisé, en revanche, les indications données sur l’organisation du temps scolaire hebdomadaire ou annuel sont plus floues. Cela n’est pas le cas chez les Frères où les règlements prévoient un mois de vacances en septembre ainsi que le jeudi vaqué, outre le dimanche et les fêtes religieuses9. Ainsi, Nyon, le rédacteur du Manuel pratique ne fait aucune mention de congés scolaires ou de journée vaquée dans la semaine. Seuls les jours de fête religieuse et les dimanches sont à l’évidence chômés. Dans le Guide de l’enseignement mutuel, Bally est plus précis sur ce point. Il indique que, généralement, on accorde un jour de congé durant la semaine en dehors des dimanches et fêtes. Il déplore d’ailleurs l’existence de ce congé qui, explique-t-il, fait perdre en tout « cinquante-deux jours qu’on sacrifie sans nécessité, dans un genre d’institution qui ne fatigue point les enfants10 ». En Bretagne, deux documents indiquent que, à l’instar des écoles de Frères, on accorde aux élèves une journée de congé dans la semaine en sus du dimanche. Le premier de ces documents est une affiche annonçant l’ouverture, ou plutôt la réorganisation, de l’école mutuelle de Rennes, le 1^er mars 182011. Il y est précisé que, outre les dimanches et les jours de fête, l’école est fermée tous les jeudis. Le second concerne Nantes. C’est un rapport paru dans le Journal d’Éducation mentionnant que les élèves ne vont pas à l’école ce jour-là12. On peut alors penser que, probablement, la pratique du jeudi vaqué, introduite par les Frères au XVIII^e siècle, est une habitude scolaire bien ancrée et qu’il est préférable de ne pas y déroger.

13Pour tenter d’évaluer précisément la portée des changements pédagogiques en ce qui concerne l’organisation temporelle, il est nécessaire de confronter les indications données par les fondateurs avec les pratiques des écoles, du moins avec ce que disent les quelques règlements scolaires conservés.

14S’agissant de la journée, celle-ci est divisée en deux séances, une le matin et une l’après-midi avec une pause de deux heures pour le déjeuner que Bally juge d’ailleurs excessive. Il voudrait bien qu’on la réduise à une seule heure. En été, chaque séance dure trois heures mais en hiver l’école finit plus tôt, à 4 heures, sans doute pour des raisons qui tiennent à la difficulté d’éclairer les classes pendant cette saison et à l’inconvénient de faire fréquenter par les élèves des rues ou des chemins plongés dans la pénombre. La journée comporte deux rites qui bornent le déroulement de la classe. D’une part, une courte prière marque le début et la fin de la journée. D’autre part, chaque séance ou demi-journée est introduite par un appel qui dure dix minutes.

15Concernant le temps imparti à chaque matière d’enseignement, on constate que, dans le système proposé par Nyon, on accorde une part plus importante à l’écriture. En effet, cette matière se voit accorder deux heures quotidiennes alors que la lecture et l’arithmétique ne requièrent chacune qu’une heure trente. Cette différence se trouve accentuée en hiver aux dépens de l’arithmétique puisqu’une heure de cette matière est supprimée afin d’écourter l’après-midi. Quant à l’emploi du temps proposé par Bally, il accorde, pour la séance du matin, une part à peu près égale à chaque matière, à savoir 46 minutes pour l’écriture, 45 minutes pour la lecture et 48 minutes pour l’arithmétique. Cependant, s’agissant de cette dernière discipline, elle n’a pas lieu l’après-midi. Au total, l’arithmétique se révèle être, dans les deux cas, le parent pauvre de l’enseignement mutuel.

16Ayant exposé les principes des fondateurs, abordons maintenant la pratique réelle dans les écoles bretonnes. Pour cela, il n’existe malheureusement que trois emplois du temps conservés. Le premier concerne l’école mutuelle provisoire de Rennes, implantée au dépôt de mendicité, le second, celle qui lui succède dans l’ancien couvent de la Visitation et le troisième, celle de Saint-Servan. Tous ces documents sont dus à Lambert, maître formé à Paris et pionnier de l’enseignement mutuel en Bretagne.

17Comparant ces trois emplois du temps, des différences concernant le temps de classe apparaissent. Ainsi, la journée scolaire paraît durer au maximum quatre heures dans le cas de l’école du dépôt de mendicité, de quatre à cinq heures dans le cas servannais et six heures dans le cas de celle établie douves de la Visitation. En l’absence d’indications précises concernant l’heure de sortie des élèves et tenant compte du temps imparti aux exercices et aux moments de prière, il apparaît que chaque séance (c’est-à-dire demi-journée) est relativement courte. Ainsi, celle-ci ne peut durer plus de deux heures dans le cas de l’école installée au dépôt de mendicité et deux heures trente dans le cas de celle de Saint-Servan.

18Cependant, quand les enfants du dépôt de mendicité quittent l’école vers 10 h 15, le matin et vers 14 h 15, l’après-midi, ceux de Saint-Servan le font respectivement vers 9 h 30 et 18 h 30. L’originalité de ces horaires indique qu’on a affaire à des circonstances particulières. En effet, l’école du dépôt de mendicité concerne des enfants abandonnés qui sont probablement occupés à d’autres travaux au sein de cette institution. Aussi, à cette fin, a-t-on probablement pris soin de les libérer l’après-midi. Quant à ceux de Saint-Servan, on peut raisonnablement penser qu’ils sont également au travail mais dans ce cas, c’est la journée qui est libérée pour cela. Le maire de cette ville avait rappelé cette réalité lors du discours inaugural de l’école, évoquant « ce pays où la classe indigente occupe ses enfants dès le bas âge soit en les embarquant, soit en leur faisant commencer l’apprentissage d’un métier13 ».

19Cette situation est également celle qui prévaut dans la ville voisine de Saint-Malo. Ainsi, l’inspecteur Delamarre, lors de sa tournée en juin 1817, se félicite du fait que l’emploi du temps de cette école tient compte du travail des enfants occupés dans la culture du tabac. Il déclare :

« On doit à la sollicitude de M^r le Préfet et aux soins de M^r le Maire l’établissement à Saint-Malo d’une école mutuelle. C’est un bienfait qui sera de la plus grande utilité surtout pour l’indigence. En effet les enfants des indigents employés en grand nombre à la culture du tabac ne pouvaient guère fréquenter les écoles ordinaires qui exigent une assiduité de 5 à 6 heures par jour. L’enseignement mutuel ne demandant pas à beaucoup près un aussi long espace de temps, il s’ensuit qu’avant et après les leçons les enfants trouvent encore celui de s’occuper des travaux auxquels ils peuvent être employés et de gagner un petit salaire qui n’est pas sans utilité pour leurs parents14. »

20Concernant la distribution du temps selon les matières, on observe dans le cas de l’école du dépôt de mendicité un temps équivalent pour les exercices de lecture et d’écriture. Quant à l’arithmétique, confirmant la moindre importance qu’on paraît lui accorder, elle se voit consacrer deux fois moins de temps qu’à chacune des deux autres matières. Cependant, la situation est pire à l’école mutuelle de Saint-Servan où on lui attribue seulement un huitième du temps des exercices scolaires, à savoir 30 minutes sur les quatre heures imparties. Enfin, s’agissant de l’école de la Visitation, à Rennes, on est plus proche des indications données par Nyon. En effet, le temps le plus important est pour l’écriture (2 h 30), ensuite viennent la lecture (1 h 30) et l’arithmétique (1 h).

21Ce qu’il y a de réellement nouveau dans tous ces emplois du temps, par rapport aux indications des fondateurs, c’est l’importance donnée à l’enseignement du catéchisme ainsi que l’abondance des prières ou cantiques qui rythment chaque entrée et sortie des élèves de l’école. En effet, dans le Manuel pratique rédigé par Nyon, le catéchisme n’apparaît que comme élément du programme des 7^e et 8^e classes de lecture. Dans les cas rennais et servannais le catéchisme et les lectures de piété concernent tous les élèves. Le maître doit consacrer à cet enseignement religieux de 30 à 45 minutes, ce qui est presque le temps consacré aux mathématiques.

22Nyon prévoit seulement une simple prière au début et à la fin de la journée. Quant à Bally, il propose une prière au début et à la fin de la matinée. Celle qui commence la séance est de quatre minutes tandis que celle précédant la sortie des élèves est seulement de deux minutes. À Rennes, les prières et cantiques sont légion et Lambert a même pris le soin de les préciser :

« Article 2^e. Le matin après l’appel, le moniteur dira pour prière les Actes de foi, d’espérance et de charité, suivi du Veni Creator répété en chœur, à midi, l’Angelus et le Veni Creator. Article 5. Les classes se termineront le matin par l’Oraison dominicale, la Salutation angélique, le Symbole des Apôtres et le cantique “Je mets ma confiance”. Le soir, par une invocation aux Sacrés Cœurs de Jésus et Marie et le chant du Domine salvum fac regem15. »

23L’insistance sur les exercices religieux est évidemment une façon de se mettre à l’abri des critiques du clergé local prêt à accuser la nouvelle école mutuelle rennaise d’irréligion au moindre manquement dans ce domaine.

Des contenus réorganisés et étendus

24L’enseignement mutuel ne considère, au départ, que trois matières, à savoir la lecture, l’écriture et l’arithmétique. La pédagogie traditionnelle, aussi bien celle des maîtres particuliers que celle des Frères, admettait une succession dans ces trois apprentissages. Ainsi, il fallait d’abord savoir lire avant d’écrire. Apprendre à compter constituait la dernière étape de ce cursus élémentaire. En réalité, peu arrivaient jusque-là.

25L’un des mérites du monitorial system est d’avoir envisagé l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture. Lancaster, en effet, estimait que l’on devait apprendre à lire en écrivant16. L’arithmétique, cependant, continuait d’être réservée aux élèves sachant un peu lire. Dans le système lancastérien, tel qu’il était en vigueur dans les écoles anglaises, elle concernait les élèves ayant achevé la quatrième classe, celle où l’on apprenait à lire les mots ou les syllabes de quatre lettres. En outre, les élèves étaient censés avancer au même rythme en lecture et en écriture.

26En France, les fondateurs de l’enseignement mutuel reprennent ces principes établis outre-Manche. Cependant, des modifications importantes ont lieu dès les premières années de fonctionnement des nouvelles écoles. On abandonne progressivement la simultanéité de l’avancement en écriture et en lecture. Un élève peut ainsi se trouver dans la 5^e classe de lecture mais n’être que dans la 3^e en écriture, ce qui n’est pas le cas dans le système anglais. À la même époque, certains maîtres mutuels font également commencer l’arithmétique en même temps que les autres matières. Cette dernière discipline va d’ailleurs subir des changements conséquents dans la programmation de l’apprentissage.

27Dans les écoles mutuelles, les apprentissages se succèdent du simple au complexe. Ainsi, dans la première classe de lecture, les élèves nomment les lettres de l’alphabet, dans la seconde, ils épellent et lisent les syllabes de deux lettres, dans la troisième, celles de trois lettres, etc. Les cinquième et sixième classes sont celles du vocabulaire, c’est-à-dire consacrées à la lecture des mots. Enfin, dans les septième et huitième classes, on propose des proverbes et des phrases tirées de l’écriture sainte.

28Pour l’écriture, on suit le même type de progression. Les élèves utilisent l’ardoise sauf pour la première classe où l’on préconise l’usage du sable et dans la huitième classe où la plume et l’encre sont autorisées.

29Enfin, concernant l’arithmétique, il faut d’abord apprendre ses tables dans toutes les opérations, puis vient la technique de l’addition posée, puis celles de la soustraction, de la multiplication et de la division. Les fractions et la règle de trois sont réservées aux élèves de la dernière classe. Au départ, selon l’usage anglais, seuls les enfants arrivés à la cinquième classe de lecture pouvaient accéder à la première classe d’arithmétique mais rapidement, cette habitude a été abandonnée comme en témoigne Lambert à son arrivée à la tête de l’école mutuelle de Rennes :

« Parmi les huit classes, les quatre dernières seulement travaillent à l’arithmétique, tandis que les quatre autres écrivent : de là des moniteurs généraux pour commander en même temps ces deux opérations et de cette confusion naîtront les reproches de l’adversaire. Mais, Monsieur le Préfet, si vous approuvez mon avis, je prendrai exemple sur l’école de M^me la duchesse de Duras et l’on fera des chiffres dès la 1^re. C’est d’ailleurs le sentiment de M^r le Chevalier Jomard17. »

30En réalité, cette modification importante revient à simplifier le déroulement des exercices. D’une part, tous les élèves s’emploient à étudier la même discipline au même moment. D’autre part, ils apprennent tous à lire, écrire et compter dès la première classe. Enfin, le programme d’arithmétique s’établit sur huit classes comme pour la lecture et l’écriture.

31Mais, cette petite révolution pédagogique, appliquée d’abord à Paris, dans l’école de la duchesse de Duras, ne s’est pas officialisée tout de suite. Ainsi, à l’origine, cette initiative n’est pas approuvée par Bally, rédacteur du Guide de l’enseignement mutuel. Il explique :

« Toute l’école n’est pas admise à l’arithmétique ; nous ne prenons que les cinquième, sixième, septième et huitième classes de lecture. Lancaster dit que tous les enfants en état de lire et d’écrire la leçon de quatre lettres, sont placés dans la première section de calcul. Quelques instituteurs cependant, et entre autres M. Bellow, dans l’école fondée par M^me la duchesse de Duras, avaient introduit le calcul pour toutes les classes : il semblerait, cependant, que ce système s’écarte du principe qui veut qu’on ne surcharge point la mémoire des enfants, et qu’on ne les livre point à des travaux trop au-dessus de leur portée ou de leur âge18. »

32Dans l’édition de son guide datée de 1818, il réaffirme ses doutes à ce propos. Il faut attendre l’édition de 1819 pour que, finalement, cette modification importante dans l’organisation scolaire soit entérinée.

33Ce souci d’harmonisation semble s’être concrétisé en Bretagne, du moins dans les plus grandes écoles. En effet, à Rennes, comme à Brest, Lorient ou Saint-Brieuc, le cursus d’arithmétique comporte partout huit classes et concerne tous les élèves.

34Outre la nécessité de simplifier le déroulement des exercices scolaires, le besoin d’étendre l’instruction des élèves est également apparu. Il y a d’abord, en août 1819, l’impulsion donnée par Decazes, alors ministre de l’Intérieur, à l’enseignement du dessin linéaire. Ce dernier avait apprécié l’expérimentation de ce nouvel enseignement dans l’école mutuelle qu’il avait fondée à Libourne. De son côté, Francoeur, professeur à la faculté des sciences de Paris et également membre de la Société pour l’instruction élémentaire, publie un ouvrage donnant des indications aux maîtres qui désirent l’introduire dans leur école. Cet enseignement a pour but la reproduction de figures et d’objets. Les élèves peuvent aussi bien tracer à main levée qu’utiliser des outils géométriques comme l’explique l’auteur :

« Ce magistrat (le ministre de l’Intérieur), […] a voulu que soit avec l’aide de la règle, de l’équerre et du compas, soit même sans le secours de ces instruments, les enfants de nos écoles pussent copier ou même tracer de mémoire ou d’idée, les figures géométriques et les ornements qui sont en usage dans les arts mécaniques, en architecture et dans toutes les constructions19. »

35Par cette discipline les élèves sont également familiarisés avec le système métrique. Le but de Decazes, dans son intention de généraliser cet enseignement, est de former des ouvriers et des artisans plus habiles. Il déclare dans sa circulaire adressée, le 8 août 1819, aux préfets :

« Mais un objet essentiel et jusqu’à ce jour négligé, c’est le dessin linéaire, qui fait cependant la base de tous les arts mécaniques, et qui est indispensable dans presque toutes les professions. Le géomètre et le charpentier, le jardinier et le voyageur, tous ont un égal besoin de ce moyen prompt et facile, qui sert à arrêter et à fixer les formes, ainsi que les idées20. »

36Decazes et Francoeur, en introduisant une formation pratique dans les écoles mutuelles, sont soucieux d’améliorer l’état économique de la France. Ainsi, à côté d’une conception morale de l’instruction, apparaît également une conception utilitariste.

37Le nouvel enseignement semble avoir été adopté assez diversement en Bretagne. À Saint-Brieuc, Rémond, l’instituteur mutuel, n’attend pas la circulaire ministérielle. Il l’introduit dès son arrivée. Il est, en effet, déjà familiarisé avec cette nouveauté puisqu’il a pu l’expérimenter lorsqu’il dirigeait l’école mutuelle de Popincourt, à Paris. Il est d’ailleurs convaincu de ses avantages et explique :

« Ils acquièrent par cette étude la justesse de l’œil, l’adresse de la main et la combinaison des formes ; ils apprennent sans peine les nouvelles mesures et les termes qui servent à les distinguer, le tout s’opère par le principe de la méthode, avec autant de facilité que la lecture, l’écriture ou le calcul21. »

38Pour enseigner le dessin linéaire, Rémond s’est pourvu des objets nécessaires. Outre l’ouvrage théorique, probablement celui de Francoeur, la société d’édition de la Société pour l’instruction élémentaire lui a envoyé « deux mètres en noyers divisés en centimètres, deux doubles décimètres en buis divisés en millimètres, deux tés divisés sur les deux branches et servant à la fois de règles et d’équerre22 ». Dans une lettre datée du 8 août 1819, adressée au maire, il propose de faire concourir ses élèves avec ceux des Frères dans cette matière. Cependant, tous les élèves ne sont pas concernés par le nouvel enseignement. Seulement trois classes de dessin linéaire sont constituées en 1820 et en 1821, puis six en 1822. En outre, 65 élèves sur 160 suivent ce cours en août 1821, soit environ 41 % des effectifs. À Rennes, le dessin linéaire est enseigné dès le mois de novembre 1819 dans l’école tenue par Walravens. Il concerne essentiellement les élèves qui écrivent sur le papier, c’est-à-dire ceux qui sont parvenus à la huitième classe d’écriture, et il est exécuté trois fois par semaine. À Saint-Servan, au début de l’année 1820, un maître de dessin, Lorette, offre ses services pour assurer cet enseignement. Le financement municipal étant insuffisant, on a pensé utiliser une partie du produit d’une souscription. On a également limité le nombre des leçons ainsi que le nombre d’élèves pouvant en bénéficier comme l’indique cette délibération du comité cantonal :

« La somme de 120 francs est affectée comme rétribution à M. Lorette, maître de dessin, pour donner 20 leçons par mois, pendant six mois, à dater du 1^er avril prochain, dans la classe gratuite de l’école d’enseignement mutuel et par le moyen de cette méthode. Le nombre des élèves participant est fixé à vingt-cinq au plus. Les élèves qui ont obtenu et obtiendront à l’avenir des prix dans les hautes classes, ainsi que les moniteurs de ces classes, seront admis de droit à l’école de dessin linéaire23. »

39Dans le Finistère, l’introduction de cette nouvelle discipline suit de quelques mois celle qui avait eu lieu dans les établissements pionniers de Saint-Brieuc et Rennes. À Morlaix, le premier cours s’ouvre le 1^er mai 1820. Dans cette ville, le tiers de la classe environ (30 sur 102) est destiné à le suivre. À Brest, le dessin linéaire est introduit au printemps 1820 et enseigné par les maîtres chargés des deux écoles gratuites de la ville. Un an après, Durbec, l’instituteur mutuel de Recouvrance, est en passe de former la cinquième classe de ce nouveau cours.

40Mais, si les écoles mutuelles de Morlaix et de Brest peuvent bénéficier du nouvel enseignement, cela n’est pas le cas des autres écoles mutuelles du département. Celle de Lambézellec semble avoir ignoré cette nouveauté. En effet, l’inventaire des objets provenant de cette école ne présente aucun outil servant pour le dessin linéaire. À Quimper et Quimperlé, on explique que cet enseignement ne peut se mettre en place à cause de l’impossibilité de conserver les moniteurs suffisamment longtemps pour pouvoir les former.

41Au total, seule une minorité d’élèves a pu pratiquer le dessin linéaire. La situation du Finistère indique que seules les grandes écoles mutuelles, disposant d’un nombre suffisant de moniteurs habiles, ont pu développer cet enseignement. Toutefois, on peut observer qu’il est également dispensé dans certaines écoles mutuelles particulières, surtout fréquentées par les enfants des familles aisées. En outre, quand l’enseignement du dessin linéaire existe, ce ne sont pas tous les élèves qui peuvent en bénéficier, seuls les plus avancés sont concernés. Au mieux, ils représentent environ 41 % des effectifs comme à Saint-Brieuc.

42Ce nouvel enseignement est essentiellement une géométrie élémentaire et pratique. Dans les quatre classes prévues initialement par Francoeur, les débutants « tracent des droites, des parallèles, des perpendiculaires, des triangles, etc.24 ». Dans la deuxième classe, les élèves s’exercent sur des figures planes, cercles ou polygones. Dans la troisième, le programme s’étend aux solides, aux ellipses, à la reproduction du rapporteur et des angles. Enfin dans la quatrième, le programme devient plus artistique. Ainsi, « on dessine quelques traits d’architecture, des vases et des ornements de goût25 ».

43On pourrait s’étonner du peu d’instruments géométriques rencontrés dans les inventaires conservés. Ainsi, Rémond avait bien reçu mètres, doubles décimètres et tés, mais en deux exemplaires seulement pour chacun de ces objets. Il faut alors comprendre que ceux-ci ne sont pas destinés à être mis à la disposition des élèves mais à être utilisés par les moniteurs pour vérifier les tracés comme l’explique Francoeur dans son rapport. Ainsi, les élèves dessinent toutes les figures à main levée. Quant aux procédés utilisés pour faire exécuter les exercices, ils sont similaires à ceux employés pour la lecture et l’écriture. Les élèves sont installés autour d’un tableau noir comme s’ils étaient aux demi-cercles de lecture ou assis à leur banc, une ardoise et un crayon à leur disposition. Ils dessinent, soit à partir d’un modèle présenté sur un tableau, soit une figure qui correspond à une description inscrite sur une tablette choisie par le moniteur. Celui qui réussit le mieux son tracé prend la première place. Enfin, les élèves doivent respecter les dimensions ordonnées par le moniteur et pour qu’ils puissent mieux juger de ces dimensions, il est prévu de fixer un mètre au-dessus des tableaux noirs.

44Outre le dessin linéaire, on enseigne la grammaire dans les écoles mutuelles municipales de Rennes, Saint-Brieuc, Lorient, Morlaix et Le Palais (Belle-Île). C’est le cas également dans quelques écoles particulières.

45À Rennes, on suit l’organisation des notions grammaticales établies par l’abbé Gaultier. Pour les exposer clairement aux élèves, Walravens, le maître mutuel, a d’ailleurs composé un tableau en grand dans « un cadre de six pieds carrés ». Vers le début de l’année 1820, ce dernier a commencé à initier les élèves les plus avancés de sa classe gratuite. Il précise, quelques mois plus tard, que ce sont les élèves arrivés à la huitième classe de lecture qui suivent ce cours. Mais deux ans plus tard, seuls les élèves payants sont concernés par cette discipline. La progression suivie par Walravens et Lemoine, son associé, à l’école mutuelle de Rennes, comporte un cursus de six classes. Les résultats semblent probants et les maîtres citent en exemple un petit prodige en la matière : « Un élève âgé de sept ans, qui a commencé il y a quatre mois, analyse fort bien aujourd’hui toutes les phrases sur le tableau, et en donne toutes les définitions grammaticales26. »

46Tandis qu’à Rennes, l’enseignement de la grammaire paraît complet, celui mis en œuvre à Lorient et à Saint-Brieuc paraît plus modeste. Ainsi, en 1821, à l’école mutuelle de Saint-Brieuc, seules deux classes dans cette discipline ont été constituées. Douze élèves sont dans la deuxième classe et huit dans la première, c’est-à-dire qu’un élève sur huit participe à cet enseignement.

47À l’école mutuelle de Lorient, il existe trois classes de grammaire suivies par quarante élèves, c’est-à-dire environ 46 % des effectifs de la huitième classe de lecture, ce qui est mieux qu’à Saint-Brieuc mais moins bien qu’à Rennes.

48Pour les autres écoles, il n’existe pas d’indications assez précises pour évaluer le nombre d’élèves qui suivent cet enseignement. Cependant, au total, à part Rennes, il semble qu’une minorité d’élèves a pu en bénéficier. En outre, dans cette dernière ville, cet enseignement devient réservé aux élèves payants. Il est vrai qu’il s’adresse davantage aux enfants de la classe aisée qu’on prépare ainsi pour les écoles secondaires.

49Parmi les enseignements nouveaux, celui de la musique est le plus rare. Il n’est attesté qu’à Morlaix, dans l’établissement particulier tenu par M^me Descognets, et à Rennes, dans la grande école que dirige Walravens à partir de 1820. Dans la capitale bretonne, le maître s’est adjoint un professeur, Lebreton, correspondant local de l’Académie royale de musique. Ce dernier a adopté le procédé de Massimino, professeur de musique italien exerçant à Paris, qui s’est appuyé sur la méthode mutuelle. La Société pour l’instruction élémentaire paraît d’ailleurs très intéressée par ce progrès dans l’instruction musicale. À Rennes, l’enseignement de la musique est introduit en mars 1820 et doit concerner, au début, une large partie des élèves, environ les deux tiers (100 sur 150). Vingt élèves gratuits sont admis sans rétribution et probablement la totalité des élèves payants. En 1822, suite au refus de financer des autorités locales, seuls les 70 élèves payants de l’école participent à ce cours. L’enseignement, prodigué par Lebreton, semble donner toute satisfaction. En effet, les inspecteurs de l’académie de Rennes, Poirier et Rabillon, venus visiter l’école dans la première quinzaine d’avril 1822, ne cachent par leur émerveillement devant les résultats :

« Les enfants écrivent correctement un chant dicté ; ils le transposent en un ton différent ou sur une différente clef, le chantent à l’unisson, en duo ou même en trio ; toujours avec justesse et précision. Cette classe de musique nous a particulièrement intéressés27. »

50Au total, la volonté d’étendre le nombre de matières enseignées dans les écoles mutuelles ne concerne que les grands établissements de Rennes, Saint-Brieuc, Brest et Lorient, ainsi que quelques écoles particulières destinées aux catégories sociales plus aisées. La possibilité de disposer d’un nombre suffisant de moniteurs paraît avoir constitué un élément déterminant pour mettre en place un enseignement plus diversifié. En outre, la position sociale de la clientèle de l’école semble avoir été la deuxième raison. Non seulement les écoles mutuelles particulières mais aussi de grandes écoles municipales, comme celles de Rennes et Saint-Brieuc, dont une partie des enfants appartiennent à des classes sociales plus aisées, ont voulu proposer une instruction adaptée à leur public et préparer ainsi leurs élèves à entrer dans les écoles secondaires. Cependant, l’enseignement du dessin linéaire n’est pas à considérer de la même manière que celui de la musique et de la grammaire. Celui-ci s’adresse surtout aux enfants des classes pauvres et vise à former l’ouvrier et l’artisan, c’est sans doute pourquoi il est présent dans les grandes écoles mutuelles gratuites de Brest ou de Saint-Servan alors que la grammaire n’y est pas enseignée. En outre, il représente une réelle nouveauté dans le programme de l’instruction primaire en constituant un embryon de formation professionnelle appelé à connaître des développements ultérieurs dans l’histoire du système éducatif.