1La première préoccupation de Lancaster quand il commence à élaborer son système d’enseignement, c’est le coût. En effet, les élèves qui se présentent à son école sont tous pauvres et lui procurent peu de revenus. Comme ils sont tous les jours plus nombreux et qu’il n’a pas les moyens de rémunérer les maîtres-adjoints nécessaires, il a l’idée de se servir d’enfants comme moniteurs. Cet impératif d’économie le pousse également à concevoir un matériel d’enseignement à la fois solide et peu coûteux. C’est pourquoi, il proscrit les livres et le papier. À la place, il met au point plusieurs séries de tableaux et introduit l’usage de l’ardoise. Cet aspect économique est une des clés du succès de l’enseignement mutuel. Sans cela il n’aurait pas été adopté par les élites libérales bourgeoises qui cherchaient alors un moyen d’instruire le peuple à peu de frais. Cependant, ce système implique de rassembler un grand nombre d’élèves. Il faut alors commencer par trouver un local suffisamment spacieux et situé convenablement, ce qui, à cette époque, est un véritable défi.

Rassembler un grand nombre d’élèves

2S’agissant du local abritant l’école, Jomard préconise, pour 350 élèves, un espace rectangulaire de 18 mètres sur 9. De son côté, Nyon, auteur du premier guide destiné aux fondateurs et aux maîtres, prévoit, pour 500 élèves, une salle de 90 pieds de long sur 30 de large, à savoir environ 30 mètres sur 10. Imprégnés de ces recommandations, les fondateurs bretons se mettent en quête de locaux appropriés pour leurs écoles.

3En réalité, à cause de l’espace nécessaire à l’exercice de la méthode, les édifices les plus convoités sont surtout les anciens bâtiments religieux. Ainsi, à Lambézellec, la municipalité décide de réunir en un seul appartement l’ancien reliquaire et la chapelle de la Vierge pour établir la nouvelle école. À Lamballe, c’est dans une des salles de l’ancien collège, établi lui-même dans l’ancien couvent des Augustins, qu’on installe l’école mutuelle. L’endroit paraît convenir puisqu’il sera cédé aux Frères en 1824 puis réaffecté à l’enseignement mutuel après 1832, et cela jusqu’au Second Empire. À Landerneau, c’est la chapelle de l’ancien couvent des ursulines qui est choisie. Max Radiguet offre un aperçu des lieux dans son roman, L’école de M. Toupinel, qui raconte ses souvenirs d’enfance et particulièrement son passage à l’école mutuelle. Voici sa description qui conserve, il faut le souligner, le souvenir d’un funeste cachot :

« Aux extrémités du corridor, deux portes apparaissaient se faisant vis à vis. Celle de gauche fermait un réduit obscur qui servait de prison ; l’autre s’ouvrait sur une vaste salle rectangulaire et voûtée, chapelle autrefois : c’était la classe. Elle conservait encore le cachet de son emploi primitif. La voûte où quelques étoiles d’or pâlissaient dans un azur que le temps, le soleil et l’humidité avaient lacté par places, s’appuyait sur une corniche tangente au sommet des fenêtres demi-circulaires percées au midi1. »

4Les hospices, désaffectés ou non, sont aussi des lieux recherchés. C’est le cas à Rennes pour la première école située au dépôt de mendicité ainsi qu’à Redon où le sous-préfet a déniché péniblement un appartement dans un bâtiment appelé ancien hôpital. Cependant, ce local, toujours propriété de l’hospice mais non affecté, est en mauvais état. Le sous-préfet s’emploie alors à le faire réparer avec les maigres ressources dont il dispose. Il avance même de l’argent en espérant se faire rembourser par la municipalité. À Saint-Brieuc, la première école est également établie, non sans réticences du bureau de bienfaisance, dans l’ancien hôpital de la Madeleine.

5À côté de ces vastes édifices, il faut quelquefois, faute de pouvoir trouver mieux, opter pour des appartements privés. Ainsi, pour installer l’école mutuelle du quartier de Recouvrance, à Brest, la municipalité a choisi deux appartements et un cabinet au second étage d’une maison appartenant à une commerçante. D’après les termes du bail, on peut penser que les deux pièces ont été réunies pour former un seul local. Le contrat de location a été signé pour neuf années à partir du 1^er avril 1819, preuve que l’on veut établir durablement la nouvelle école. Cependant, cette maison a d’autres occupants dont le comportement pourrait troubler l’enseignement. Aussi, a-t-on pris soin d’interdire au voisinage de danser pendant les heures de classes. À Port-Louis, au contraire, ce sont les élèves qui sont trop bruyants. Le bailleur se plaint de ces désagréments, disant qu’ils l’empêchent de louer les autres appartements de la maison. Il se saisit d’ailleurs de ce prétexte pour augmenter le loyer. Outre les nuisances sonores ou morales, le problème concerne quelquefois l’espace. Ainsi, le local occupé par l’école mutuelle de Landivisiau est composé de deux petites salles d’environ 30 m², ce qui le rend impropre à l’exercice de la méthode. Les écoles mutuelles de Saint-Renan et Guipavas ne semblent pas être logées à meilleure enseigne puisque leurs surfaces ne dépassent pas 40 m².

6Enfin, dans l’éventail des solutions adoptées, on trouve quelques originalités. Ainsi, à Nantes, les fondateurs choisissent une ancienne salle de spectacle pour établir leur école mutuelle. Une autre solution originale consiste à regrouper l’école avec la mairie. Cette idée, promise pourtant à un bel avenir pendant la monarchie de Juillet, ne constitue alors qu’une simple opportunité. Ainsi, à notre connaissance, seules deux écoles mutuelles sont dans ce cas, à Saint-Servan et à Lorient. Cependant, si à Saint-Servan, l’école s’installe durablement à l’hôtel de ville, à Lorient, il ne s’agit que d’une solution provisoire. C’est seulement pour faire face à la difficulté du maître de trouver un local que le maire accepte de mettre à sa disposition, pour une durée de deux mois, la salle de l’ancienne école municipale.

7Dans ce contexte où les fondateurs sont plus à la recherche d’un expédient peu coûteux que d’une solution durable pour abriter leurs établissements, la construction d’une école mutuelle, en 1820, à Saint-Brieuc fait figure d’exception. Celle-ci sera décidée par la municipalité, le 13 septembre 1819. D’une part, elle ne se satisfait pas des conditions d’accueil de la nouvelle école. D’autre part, elle possède, à cette époque, un vaste terrain appelé « Enclos des Cordeliers » dont elle projette de vendre certaines parcelles et d’en aménager d’autres pour ses propres besoins.

8Après trois projets différents, le plan de l’école mutuelle est définitivement approuvé par le ministre de l’Intérieur le 28 décembre 1819. Il s’agit alors de construire une vaste salle de 31 mètres de long sur 9,10 mètres de large avec un plancher. On a prévu d’y placer 26 bancs et cercles. On sait également que le système de chauffage comprend deux poêles en faïence installés à chaque extrémité de la salle. Les élèves n’entrent pas directement dans la salle. Ils pénètrent dans un vestibule qui donne sur un escalier montant au grenier. À droite de l’entrée de ce vestibule se trouve la porte qui ouvre sur l’immense salle de l’école. L’estrade se situe à gauche de cette porte. Ainsi, le maître peut aisément surveiller les entrées et sorties comme il est préconisé dans le Manuel pratique écrit par Nyon. À cet édifice est accolé, en son milieu, un ensemble qui comprend une salle de discipline ainsi que des latrines. La présence d’un cachot dans le projet de construction officialise ce procédé de coercition, sans doute couramment utilisé à l’époque. En ce qui concerne les latrines, son accès se fait par la deuxième cour de l’école, celle qui donne sur le jardin. Quant à la première cour, elle est située devant le bâtiment et donne sur la rue aux Chèvres. C’est par cette cour que les élèves pénètrent dans l’école. Celle-ci est sablée, surélevée par rapport à la rue et close de tous côtés. On y accède par un portail et un petit escalier de cinq marches. Lorsque les élèves arrivent à l’école, le bâtiment, tout en présentant une façade sobre, doit leur être imposant. Il a alors l’aspect d’un long bâtiment, construit de plain-pied, en pierre locale provenant des carrières du Gouëdic. Les murs sont hauts de 5 mètres et demi et percés de six hautes fenêtres (1,30 m sur 2,27 m).

9Il faut également, même si cette partie du projet n’a pas été réalisée à cette époque, souligner le souci de loger décemment l’instituteur sur son lieu de travail. Le logement du maître est alors conçu comme un bâtiment séparé qui permet toutefois la communication avec la salle de classe. Il s’agit d’une bâtisse de deux étages, mesurant 10 mètres de long et 6,20 mètres de large, non compris un cellier attenant construit en appentis. Au rez-de-chaussée, on trouve un salon et une cuisine. À l’étage, c’est l’espace de l’étude et du repos, composé d’une chambre de deux lits, d’une petite chambre et d’un cabinet. L’existence de deux chambres semble indiquer que les parents ne dorment pas dans la même pièce que les enfants. Au total, l’instituteur mutuel et sa famille disposent d’environ 100 m² habitables. L’habitation prévue paraît spacieuse et confortable. La présence d’un salon, d’une chambre pour les parents et d’un cabinet d’étude indiquent une situation sociale aisée, proche de la petite bourgeoisie. À Saint-Brieuc, l’apparition de l’école mutuelle s’accompagne ainsi d’un autre regard sur la situation du maître. Il devient mieux considéré et sa promotion sociale semble en marche.

10Si le projet architectural paraît ambitieux et presque avant-gardiste pour l’époque, il est également très coûteux. Le devis présenté par le maire à la séance du conseil municipal du 4 février 1820 s’élève à la somme de 15 819 francs et 20 centimes. Il est prévu de solder la dépense sur quatre ans, à savoir 4 000 francs pour les deux premières années et le reste réparti sur les deux autres années, l’échéance du dernier règlement étant fixé au 1^er avril 1823. Concernant le financement de la construction de cette école, il semble que la municipalité ait profité de la vente de terrains lui appartenant dans l’enclos des Cordeliers pour pouvoir réaliser cette dépense. Cependant, cette somme, bien que conséquente, ne prend en compte que la construction de l’édifice. Il faut également renouveler le mobilier, installer un système de chauffage, clore complètement le jardin et construire un plancher pour la salle de discipline. Le mobilier sera payé, en partie, au moyen d’une souscription lancée par les membres de la commission pour l’enseignement mutuel. L’autre partie ainsi que les autres dépenses seront prises sur des fonds envoyés par le ministre de l’Intérieur. Au total, le coût de l’édifice et de son aménagement s’élève, selon un rapport présenté au préfet, à près de 21 000 francs, dont 16 000 francs proviennent de la municipalité, 2 774,10 francs des souscriptions faites par les habitants de Saint-Brieuc et 2 300 francs des fonds ministériels.

11Les travaux devaient commencer le 1^er avril 1820 et se terminer le 1^er novembre suivant. Il semble que les délais aient été respectés puisque le dernier état trimestriel de 1820 concernant l’école mutuelle de Saint-Brieuc et établi par l’instituteur mentionne les dimensions de la nouvelle salle.

12Au total, l’histoire de la construction de ce bâtiment révèle la volonté d’inscrire la nouvelle méthode dans la durée, de lui donner une place dans la vie et le paysage urbains. Le local est construit conformément aux prescriptions données par la Société pour l’instruction élémentaire. Il est spacieux, bien aéré et disposant d’une cour fermée. La méthode mutuelle peut y être pratiquée sans entrave. On a même pensé, sans pouvoir le réaliser, au logement du maître dans un édifice attenant à l’école. Avec ce projet de logement de fonction, l’instituteur est promis à une dignité nouvelle. La nouvelle école mutuelle de Saint-Brieuc s’inscrit ainsi résolument dans la modernité. On ne cherche plus à loger l’école dans un endroit plus ou moins convenable mais on conçoit un bâtiment propre à l’enseignement primaire. La municipalité à l’origine du projet ainsi que les notables appartenant à la commission pour encourager l’enseignement mutuel ont leur part dans cette réalisation très coûteuse à l’époque. Il faut également souligner que le préfet, le comte de Saint-Aignan, a joué un rôle décisif en faisant établir les plans et en accélérant ainsi la construction de l’école. Au cours de la Restauration, preuve de son importance, l’édifice sera l’objet de convoitise entre les partisans des Frères et ceux de la nouvelle méthode. Pendant huit ans, de 1823 à 1831, les religieux l’utiliseront. Puis, pendant la monarchie de Juillet, l’enseignement mutuel s’y exercera de nouveau.

Des ardoises, des tableaux et quelques livres

13Les principes d’économie adoptés par Lancaster l’ont conduit à utiliser des ardoises et des tableaux pour faire écrire et lire les élèves. En effet, le papier coûtait cher et les livres s’usaient rapidement. Dans le Manuel pratique, on préconise huit sortes d’ardoises qui diffèrent par la taille, chacune correspondant à une classe.

14Les inventaires ou les états de dépenses conservés font tous apparaître ces ardoises. Si à Rennes, on commande les huit grandeurs d’ardoises préconisées, ce n’est pas le cas à Brest où seules trois sortes apparaissent. Dans cette dernière ville, en 1820, il en existe au total 187. Cela correspond à peu près au nombre d’élèves régulièrement accueillis. Comme seules deux écritoires sont mentionnées sur l’inventaire, la possibilité d’écrire à la plume est probablement réservée à quelques élèves plus instruits. À Pontivy, on a prévu, pour le nouvel établissement, 160 ardoises et seulement six encriers. Mais, cette situation n’est peut-être pas représentative. En effet, d’autres écoles ont sans doute proportionnellement un nombre plus important d’élèves écrivant sur le papier. C’est le cas à Rennes où le maître, Lambert, a commandé 16 encriers pour une école qui accueille, à cette époque, une centaine d’élèves.

15L’usage de l’ardoise implique celui du crayon issu du même matériau mais sans doute plus tendre. À Rennes, on emploie des crayons de talc. Cependant, cet objet est fragile et se casse facilement en tombant. Aussi, est-il souvent inséré dans un porte-crayon de cuivre ou de fer-blanc.

16Les tableaux, quant à eux, remplacent avantageusement les livres. Il ne s’agit pas vraiment d’une nouveauté car les Frères utilisent déjà depuis longtemps des « cartes ». Cependant, alors que les religieux se servent de ces supports seulement pour l’apprentissage de l’abécédaire, du syllabaire et quelques mots, la nouvelle méthode étend cet usage à toutes les classes et à trois domaines d’instruction : la lecture, l’arithmétique et le catéchisme2.

17Les tableaux de lecture sont les plus nombreux. Il en existe 125 de quatre types3. Il y a d’abord dix tableaux pour apprendre à lire les lettres de l’alphabet dans différents caractères. Puis, viennent ceux du syllabaire, au nombre de treize. Ils montrent toutes les combinaisons possibles de lettres, même celles qui n’existent pas dans la langue française4.

18Les tableaux du vocabulaire concernent le déchiffrage des mots. Ils sont au nombre de 17 et s’adressent aux dernières classes, de la 5^e à la 8^e incluse. Pour faciliter cette opération, on sépare les syllabes par un trait à l’intérieur du mot. Là aussi, on peut noter l’irréalisme des auteurs qui ont fait figurer des mots peu intelligibles pour des enfants, tels bougran, trusquin, orgeat, primat, guignon, carlin.

19Enfin, ceux des « leçons de lecture », les plus nombreux (85), sont composés de sentences morales ou d’extraits de la Bible, particulièrement de l’Ancien Testament. Ainsi, les quatorze derniers tableaux sont des extraits tirés de l’Exode. Ces « leçons de lecture » s’adressent aux dernières classes, comme pour le vocabulaire.

20Il ne fait aucun doute que les tableaux de lecture sont largement diffusés dans les écoles mutuelles. Ainsi, dans les inventaires ou états conservés, cette dépense est toujours indiquée. À Lambézellec, on compte 129 de ces tableaux et à Brest, 183. À Pontivy, on mentionne 144 feuilles de tableaux élémentaires qui regroupent sans doute à la fois ceux servant à la lecture et à l’arithmétique, ceux du catéchisme étant mentionnés à part. Enfin, à Rennes, il existe 197 tableaux de toutes sortes : lecture, arithmétique et catéchisme. Le nombre total de tous les tableaux ne pouvant excéder 172, à l’époque de ces inventaires, il faut admettre que parmi ceux-ci se trouvent des doublons.

21Outre les tableaux servant à la lecture, il en existe également servant à l’arithmétique. Mais ces derniers, en 1819, sont seulement au nombre de dix-huit dont les douze premiers concernent les combinaisons, c’est-à-dire les tables. Le treizième tableau est consacré à l’apprentissage de la monnaie, nouvelle (francs, décimes et centimes) comme ancienne (livres, sous, deniers). Pour chaque « règle » d’arithmétique, à savoir l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, il n’existe qu’un seul tableau. Enfin, le dernier tableau présente la multiplication par deux chiffres. Le docteur Bally, auteur du Guide de l’enseignement mutuel, reconnaissait l’insuffisance de cette collection. Il déclarait alors :

« On s’occupe d’un travail reconnu indispensable pour coordonner l’enseignement de l’arithmétique avec l’enseignement mutuel. Une commission nommée par la société pour l’enseignement élémentaire, doit préparer de nouveaux tableaux. Ceux que nous possédons sont incomplets5. »

22Dans certaines écoles, il n’existe même pas ce genre de tableaux, comme à Lambézellec, et sans doute pas non plus à Brest, où ils ne sont pas mentionnés dans l’inventaire. À l’inverse, on est certain qu’ils sont présents à Pontivy car on en retrouve sept dans un inventaire plus tardif datant de 1832, au moment de la fermeture de l’école. À Rennes, ils sont également clairement indiqués sans qu’on sache cependant si la collection est complète.

23Enfin, 29 tableaux de catéchisme sont venus s’ajouter à ceux de lecture et d’arithmétique. Bien que l’on ne connaisse pas exactement la date à laquelle ils ont été confectionnés, il est presque certain qu’ils l’ont été suite à la décision d’enseigner quotidiennement le catéchisme dans les écoles mutuelles parisiennes en septembre 1816. Ces tableaux sont tirés d’un ouvrage plus que séculaire et très diffusé dans les institutions d’enseignement à cette époque. Il s’agit du Catéchisme historique rédigé par l’abbé Fleury au XVII^e siècle6. Il est probable que ces tableaux ne s’adressent qu’aux enfants lecteurs de la huitième classe, par ailleurs susceptibles d’être présentés aux examens pour la première communion.

24Même si, dans l’enseignement mutuel, les tableaux étaient préférés aux livres, ces derniers n’en étaient pas bannis pour autant. Grâce aux inventaires, on peut dresser l’état de ces livres avec assez de précision dans cinq d’entre elles, à savoir celles de Rennes, Brest, Pontivy, Lambézellec et celle de Lorient tenue par Ulliac. Pour les écoles de Saint-Brieuc et Nantes, il existe des documents qui, sans donner un état exhaustif des ouvrages présents, livrent quelques renseignements sur la nature de certains d’entre eux.

25La première constatation a trait au nombre des livres. Ils sont peu nombreux : 12 à Pontivy, 35 à Brest, 18 à Lambézellec, 16 à Rennes en 1819 dans celle tenue par Walravens, douves de la Visitation, mais 35 en 1817 dans celle tenue par Lambert au dépôt de mendicité. Il n’y a que dans la petite école mutuelle particulière tenue par Ulliac à Lorient qu’on trouve un nombre considérable de livres, à savoir 72. C’est d’ailleurs le seul établissement où l’on trouve plus de livres que d’élèves.

26Quant à la nature des ouvrages que l’on met dans les mains des enfants, elle est essentiellement religieuse. À Saint-Brieuc, lors des premiers mois de fonctionnement de son école, Rémond reçoit 18 catéchismes, 2 livres de prières et 10 Psautiers de David. À côté des catéchismes que l’on retrouve presque partout, il existe certains ouvrages de piété du XVII^e et XVIII^e siècles. Ceux-ci varient d’un endroit à l’autre. Ainsi à Brest et à Lambézellec, le choix se porte sur les Sages entretiens7 dont la plus ancienne édition est de 1668 ainsi que sur les Mœurs des Israëlites8 paru à la même époque. Ce dernier titre est également présent à Quimper et à Rennes. Carhaix opte pour les Étrennes spirituelles, livre qui a surtout trait à la liturgie et aux prières. À Pontivy la préférence se porte sur l’Abrégé de l’histoire et de la morale de l’Ancien Testament qui date du XVIII^e siècle tandis qu’à Rennes, on a une prédilection pour l’Imitation de Jésus-Christ, ouvrage rédigé au Moyen Âge et réédité plusieurs fois depuis.

27Peu d’écoles offrent des ouvrages profanes. L’école mutuelle de Nantes et celle d’Ulliac, à Lorient, sont probablement les seules à être dans ce cas. Parmi ces livres, il faut citer Simon de Nantua, rédigé par Laurent de Jussieu en 1818. À l’origine, cet ouvrage a été choisi suite à un concours organisé par la Société pour l’instruction élémentaire. En effet, au début de l’année 1817, de Lasteyrie, qui se présente alors de manière anonyme, désire offrir un prix de 1 000 francs à l’auteur d’un livre de lecture destiné à la classe industrieuse, à la fois pour entretenir les connaissances acquises dans les écoles mutuelles et offrir un guide moral dans ses moments de repos. Il est précisé que celui-ci doit être à la portée de l’intelligence du peuple et écrit d’une manière divertissante. À cette fin, on préconise de courts chapitres et un maximum de 250 pages9. Un an et demi plus tard, le prix est attribué à Simon de Nantua. Ce livre raconte la pérégrination d’un marchand forain, un porte-balle accompagné de son âne. L’homme, ayant suivi des études ecclésiastiques, est assez instruit et d’une probité exemplaire. Au cours de ses voyages, il rencontre plusieurs personnages et vit différentes aventures qui servent de prétextes à des leçons morales. En réalité, ce récit est assez proche par son propos de La morale en action10, paru dans le dernier quart du XVIII^e siècle. Se présentant comme un journal de voyage, il annonce le Tour de la France par deux enfants11, manuel scolaire paru en 1877 et promis à un beau succès. Même si l’ouvrage primé par la Société pour l’instruction élémentaire n’avait pas pour but, au départ, d’être un livre scolaire, on le trouve cependant assez rapidement dans les mains des élèves de certaines écoles mutuelles. Néanmoins, il faut attendre la monarchie de Juillet pour que celui-ci connaisse une large diffusion.

28Précédant la parution de Simon de Nantua, La morale en action, citée précédemment, en est très proche par son genre. Ce livre est, en effet, conçu pour édifier moralement le lecteur par des anecdotes divertissantes. Succès de librairie, il est plusieurs fois réédité au cours du XIX^e siècle. Pendant la Restauration, sa présence est attestée à l’école mutuelle de Nantes ainsi qu’à Lorient, chez Ulliac.

29À Nantes, dès le départ, les fondateurs se montrent résolument modernes en ne choisissant que ces deux titres, Simon de Nantua et La morale en action, pour leur école. Cependant, en 1821, ils décident de compléter cette collection, sans doute jugée trop profane, par des ouvrages plus religieux. De son côté, Ulliac, le maître lorientais, est le seul à offrir une variété de livres sans commune mesure avec ce que l’on trouve dans les autres établissements. Il y a même une véritable littérature de jeunesse comme en témoigne la présence des Contes jaunes ou du Village de Valdoré12.

30Enfin, parmi tous les livres répertoriés, un seul est écrit en breton, il s’agit d’un catéchisme signalé dans l’inventaire de l’école mutuelle de Lambézellec. Pourtant, dans beaucoup de communes bretonnes où a existé une école mutuelle, beaucoup d’élèves ne comprenaient que cette langue. La Société pour l’instruction élémentaire et les notables locaux paraissent avoir ignoré cette réalité et tout concourt à penser qu’à leurs yeux l’enseignement primaire devait avoir pour but de faire lire le français exclusivement à tout autre langue.

31Au total, l’examen des livres présents dans les écoles mutuelles montre, d’une part, leur nombre peu important et, d’autre part, la prédilection pour les ouvrages religieux, catéchismes et ouvrages de piété. L’école mutuelle de Nantes fait figure d’exception en proposant des livres tels que Simon de Nantua ou La morale en action dont le contenu est à la fois plus profane et plus moderne dans sa forme. Celle tenue par Ulliac se distingue encore davantage par l’existence de deux titres appartenant à la littérature enfantine de l’époque. Mais cet exemple n’est pas représentatif car il s’agit d’une école à faible effectif accueillant des enfants de familles aisées. Ainsi, l’enseignement mutuel, en privilégiant la lecture sur les tableaux, en donnant à lire des livres à la fois peu intelligibles et peu intéressants pour les enfants, offrait peu de possibilité d’améliorer la lecture courante. Il limitait l’apprentissage de l’écrit à des horizons religieux et moraux.

Les moniteurs

32L’enseignement mutuel repose sur le principe du monitorat qui permet au maître de réunir plusieurs centaines d’élèves. C’est d’ailleurs ce terme qui apparaît dans le nom donné par Lancaster à sa méthode, à savoir le monitorial system. Nyon, dans son Manuel pratique indique que les moniteurs « sont des enfants choisis par le maître, parmi les plus instruits de l’école, pour instruire leurs condisciples13 ». Pour les fondateurs, ce moyen possède d’abord une vertu économique. En effet, comme un seul maître suffit là où il en faudrait plusieurs, la dépense se trouve d’autant réduite. On reconnaît cependant d’autres avantages comme celui de favoriser l’émulation parmi les élèves et de permettre une meilleure instruction de ceux qui accèdent à cette fonction. En effet, il est reconnu qu’on apprend mieux ce qu’on enseigne. Cet aspect de la méthode, quoique fondamental, est en réalité assez mal connu. Peu de sources l’évoquent et seuls de rares documents permettent de répondre de manière fragmentaire à quelques questions. Ainsi, deux listes nominatives de moniteurs conservées aux archives communales de Brest nous font connaître, pour les deux écoles mutuelles municipales de cette ville, leur nombre et leurs fonctions. Une autre liste, concernant cette fois tous les élèves, indique leur âge. Pour Rennes et Quimper, il existe quelques renseignements sur la rémunération des moniteurs, et voilà tout !

33La liste établie en 1824 par Mollier, l’instituteur de l’école municipale de Brest, côté ville, permet de comparer l’âge des moniteurs et de leurs suppléants avec ceux des autres élèves. Comme on pouvait s’en douter, les moniteurs sont recrutés parmi les élèves les plus âgés. Seuls trois ont moins de 10 ans parmi lesquels les deux frères Wailly, véritables petits enfants prodiges de l’école puisqu’ils n’ont respectivement que 7 et 8 ans. Le troisième a 9 ans et s’appelle Auguste Mollier, il s’agit probablement du fils du maître. La plupart des moniteurs et des suppléants ont entre 10 et 14 ans. Ils représentent d’ailleurs plus de la moitié des élèves appartenant à cette tranche d’âge (17 sur 31).

34Concernant le nombre des moniteurs, le Manuel pratique rédigé par Nyon préconise vingt élèves, à savoir quatre moniteurs généraux et seize moniteurs particuliers. Il existe un moniteur général pour chacune des matières et un moniteur général d’ordre. Les moniteurs généraux sont définis comme les « subdélégués du maître », ils sont chargés de donner les commandements nécessaires à l’exécution des différents exercices. Le moniteur général d’ordre doit être présent une demi-heure avant le début de la classe. Il choisit et place les différents tableaux qui serviront à la dictée pour l’écriture. Il est également chargé de réciter les prières et d’entonner les chants religieux qui scandent les entrées et les sorties de classe. C’est lui encore qui appelle les élèves qui ont mérité récompenses ou punitions à la fin de chaque séance. Quant aux moniteurs particuliers, ils s’occupent chacun d’une classe. Ils doivent arriver un quart d’heure avant l’ouverture de l’école. Leur rôle est alors de vérifier l’état du matériel. Ensuite, ils se placent à la tête de leur classe respective. Pendant les exercices, ils inspectent les élèves et corrigent les ardoises.

35Nyon explique que les moniteurs, qu’ils soient généraux ou particuliers ne sont en fonction que pendant une partie de la séance. Le reste du temps, ils doivent étudier à la huitième classe. Cela implique que les moniteurs particuliers doivent pouvoir changer au cours de chaque demi-journée. C’est sans doute pourquoi, Nyon indique le nombre de seize moniteurs particuliers, à savoir deux qui se relaient pour chaque classe. Outre les moniteurs affectés à chaque classe, il existe des moniteurs de lecture qui sont choisis parmi les élèves de la huitième classe et nommés pour la journée seulement. On prévoit également des moniteurs adjoints pour les cas où une classe d’écriture serait composée de plusieurs bancs. Ces adjoints sont choisis par le moniteur particulier parmi les plus forts de ses élèves. Ils sont chargés de corriger les bancs qui sont au-delà du banc affecté au moniteur en titre. Ils ne doivent pas répéter les commandements et travaillent comme les autres élèves de leur classe. C’est le moniteur particulier qui corrige alors leur ardoise.

36À partir des deux listes de moniteurs concernant les écoles mutuelles établies par la municipalité de Brest, il est intéressant de voir si les préceptes exposés par Nyon ont été suivis. La liste établie en 1821 par Durbec, maître de l’école mutuelle de Recouvrance, fait apparaître 20 moniteurs pour environ 150 élèves, ce qui est conforme aux indications du Manuel pratique et correspond dans le cas de cette école à un ratio d’environ un moniteur pour sept élèves. Dans la classe de cet instituteur, il existe trois catégories de moniteurs. Il y a d’abord celle des moniteurs généraux au nombre de quatre, à savoir deux pour l’écriture, un pour la lecture et un pour l’arithmétique. Notons qu’il n’existe pas de moniteur général d’ordre. On peut supposer que c’est un des moniteurs généraux qui remplit cette fonction. La deuxième catégorie comprend les moniteurs particuliers qui sont affectés à une classe. Durbec en a désigné deux pour chacune des huit classes, ce qui est conforme aux indications du guide. Enfin, il mentionne quatre moniteurs pour le dessin linéaire qu’il a eu soin de prendre parmi les moniteurs les plus avancés, à savoir deux moniteurs généraux et ceux de la huitième classe.

37Une liste similaire établie la même année par Mollier qui tient l’école mutuelle du côté de Brest permet d’établir une comparaison. Il y a, comme dans l’école de Recouvrance, des moniteurs généraux au nombre de cinq : deux pour l’écriture, un pour la lecture, un pour l’arithmétique et un pour le dessin linéaire. Là non plus, il n’existe pas de moniteur général d’ordre. Un des moniteurs généraux d’écriture et le moniteur général d’arithmétique cumulent leur fonction avec celle de moniteur de dessin linéaire. En outre, on dénombre seize moniteurs particuliers qui sont « pour l’écriture, la lecture ou le dessin linéaire ». On peut remarquer ainsi que l’école de Mollier comporte le même nombre de moniteurs particuliers que celle de Durbec, se conformant ainsi aux prescriptions du Manuel pratique. On peut supposer également qu’il y a deux moniteurs qui se relaient pour chacune des huit classes. En revanche, on apprend que les moniteurs particuliers font également office de moniteurs de lecture contrairement à ce qui est indiqué par Nyon.

38Outre les fonctions des moniteurs, les deux listes laissées par Mollier en 1820 et 1821 permettent également d’étudier le temps moyen passé par ceux-ci à l’école et par conséquent la fréquence de renouvellement du monitorat. En observant ces documents, on s’aperçoit que sur dix-sept mois de fonctionnement, du 1^er octobre 1819 au 10 mars 1821, sept ou huit moniteurs généraux d’écriture ont quitté l’établissement. Comme il est prévu deux moniteurs généraux d’écriture pour le fonctionnement de l’école, on peut estimer que le maître les renouvelle en moyenne tous les 4 mois environ. Même s’il semble que la plupart des moniteurs généraux restent peu de temps en place, la moyenne ainsi établie cache sans doute une réalité plus diverse. Ainsi, le moniteur général d’arithmétique, François-Auguste Daniélou, est resté seulement 2 mois et 27 jours en fonction. À l’opposé, Hypolite Diosne, qui quitte l’école le 16 septembre 1820, paraît avoir été en poste pendant plus d’un an. Quant aux moniteurs particuliers, le renouvellement moyen paraît beaucoup plus lent que pour les moniteurs généraux. En effet, pendant la même période, dix-huit moniteurs ont quitté l’établissement pour seize places à occuper, ce qui représente, en moyenne, le renouvellement d’un moniteur particulier environ tous les quinze mois. La différence entre les deux catégories peut s’expliquer par un âge moyen des moniteurs généraux un peu plus élevé que leurs homologues attachés à la direction des classes. Ainsi, à partir de la liste des moniteurs établie par Mollier en 1820, on a pu calculer que l’âge moyen des moniteurs généraux, au moment de leur sortie, était environ de 13 ans, tandis que celui des moniteurs particuliers approchait les 12 ans.

39S’agissant de la paie des moniteurs, le Manuel pratique précise qu’ils ont droit à un billet de cinq centimes par jour. À raison de six jours d’école par semaine, cela donne 30 centimes par semaine et entre 1,20 franc et 1,35 franc par mois. Pour les écoles qui ouvrent pendant cinq jours, comme à Rennes ou à Nantes, cela correspond à une rémunération qui peut varier de 1 franc à 1,10 franc. En réalité, le système de récompense se révèle bien moins prodigue que prévu pour les moniteurs.

40Ainsi, à Quimper, Miniou, l’instituteur mutuel récompense ses moniteurs de la façon suivante : chacun reçoit 40 centimes par mois, le moniteur général 60 centimes. Dans ce cas, l’instituteur, probablement en raison des faibles moyens financiers dont il dispose, paie ses moniteurs deux à trois fois moins que ce qui est prescrit par le Manuel pratique. À Rennes, la situation est pire puisque Walravens accorde environ un franc à chacun de ses cinq meilleurs moniteurs pour un trimestre de fonctionnement, ce qui correspond à une somme d’environ 33 centimes par mois. Ces sommes octroyées aux moniteurs sont, à l’évidence, très symboliques. Ils peuvent avec cet argent s’acheter de menus objets ou quelques friandises. Sachant que Walravens gagne 100 francs par mois, la gratification accordée à chacun de ses meilleurs moniteurs représente une somme trois cents fois moins importante que son salaire.

41La part des moniteurs est d’autant plus réduite que les maîtres sont obligés de les payer sur leurs propres deniers. Ainsi, à Port-Louis, Guerry, le maître mutuel récompense les moniteurs grâce aux rétributions des élèves payants. Que ceux-ci viennent à déserter l’école et le maître se voit en butte à des difficultés de recrutement. Il déplore :

« Ils (les parents) ne conçoivent pas ce que c’est qu’un moniteur, les écoliers eux-mêmes refusent maintenant de l’être. Il est vrai que les premiers mois je payais les billets de récompenses mais depuis la désertion de mes payants je ne puis continuer de les payer. Voilà ce que je présume la cause de la mauvaise volonté des écoliers à être moniteurs et ce qui m’en a fait déserter quelques uns14. »

42Parfois les moniteurs sont rémunérés sur des fonds spéciaux comme à Brest où la municipalité vote en 1820 une somme pour la paye des moniteurs et les « ascensions15 » des élèves. La dépense pour les deux écoles municipales a été évaluée à 1 016 francs pour l’année. Cependant, le conseil municipal, jugeant ce montant trop élevé, préfère n’en accorder que la moitié. Il veut d’abord vérifier l’efficacité des incitations financières sur les progrès des élèves et le bon fonctionnement de l’école. Un an plus tard, une allocation de 600 francs est estimée suffisante. Mais, en 1825, la municipalité décide de la supprimer, ce qui sera regretté ultérieurement par Mollier, un des deux maîtres mutuels de la ville.

43Cette brève étude sur les moniteurs, bien que donnant un aperçu partiel de leur situation, permet néanmoins de dresser quelques conclusions. Tout d’abord, l’exemple brestois montre que la structure du monitorat est respectée dans ses lignes générales. Il y a bien deux sortes de moniteurs, ceux affectés aux classes et ceux qui sont chargés des commandements généraux. Il y a cependant des incertitudes quant au statut des moniteurs de lecture. Il semble que ceux-ci sont considérés, tantôt comme des moniteurs particuliers comme le laisse penser l’intitulé de la liste de moniteurs établie par Mollier en 1821, tantôt comme des moniteurs temporaires comme dans la liste établie par le même instituteur en 1824. Quant au moniteur général d’ordre, on observe la même variabilité. Ainsi, il semble n’exister dans aucune des deux écoles mutuelles gratuites de Brest en 1821 mais apparaît dans celle de Mollier en 1824.

44Une des particularités de la méthode d’enseignement mutuel est la volonté d’établir une émulation parmi les élèves. Les récompenses aux moniteurs en constituent un des moyens. Il apparaît à travers les exemples brestois, quimpérois et rennais que celles-ci ne sont pas à la hauteur de ce qui a été prévu par les fondateurs parisiens. Pourtant, les maîtres paraissent attachés à cette pratique qui leur permet de retenir ces précieux auxiliaires.

45Toutefois, la permanence des moniteurs dans leur emploi demeure l’exception, la plupart n’y étant restés que quelques mois. Pendant ce court laps de temps, ils ont souvent eu à peine le temps de s’habituer à la direction des élèves. Aussi ne faut-il pas s’étonner que certains témoignages montrent une réalité bien loin de l’image idéale véhiculée par les ouvrages de la Société pour l’instruction élémentaire. Ainsi, le moniteur de lecture dépeint par Max Radiguet n’hésite pas à déroger à ses devoirs dès que la surveillance du maître ne s’exerce plus. L’auteur explique :

« Après avoir remis à M. Toupinel un billet où ma mère expliquait mon retard, je rejoignis mon cercle dont le moniteur était mon camarade Joseph B. […] Comme de coutume, voyant l’attention de M. Toupinel concentrée sur je ne sais quel travail, il racontait une fois encore au personnel du cercle “Les aventures de Jacques le vainqueur et le pourfendeur des géants” toujours écoutées avec le même intérêt recueilli. Il est probable que des récits d’un genre analogue tenaient sous le charme plus d’un auditoire aux différents cercles, car la psalmodie nasillarde des lectures ne semblait plus représentée que par un chœur assez discret16. »

46À Pontrieux, les faits sont plus graves. Cette fois, c’est la moralité et le bon ordre de l’établissement qui sont remis en cause et on assiste à une corruption assez généralisée de la part de ces petits instructeurs qui profitent ainsi de la petite parcelle de pouvoir qu’on leur a octroyée. La commission municipale, venue inspecter l’école mutuelle de cette ville, déclare :

« Il paraît que la moralité des moniteurs a besoin de la plus grande surveillance, plusieurs d’entre eux ne se font point scrupule d’employer les menaces, les promesses ou le mensonge pour extorquer soit des fruits soit de l’argent des élèves. […] J’ai omis de vous observer, Monsieur le Directeur, que l’on désire plus d’ordre et moins de bruit dans les classes17. »

47Finalement, le souci économique a eu sans doute des effets positifs et prouve que, parfois, en pédagogie, la richesse du matériel compte moins que son adéquation aux objectifs fixés. Ainsi, l’emploi des tableaux de lecture se révèle non moins efficace que celui des livres. Il permet probablement une pédagogie plus vivante, plus interactive. De même, l’ardoise autorise les essais et les erreurs. Le geste devient plus facile et se libère des contraintes liées à l’usage de la plume.

48Quant l’emploi des moniteurs, même si la documentation est lacunaire à ce sujet, on peut dire qu’il n’a pas rempli les espérances des fondateurs. En effet, l’exemple brestois montre que, parmi ces petits instructeurs, peu restent longtemps en fonction. Le moniteur a juste le temps de se frotter avec son nouvel emploi sans pouvoir y acquérir de compétences. Dans ces conditions, les ordres ne doivent pas être toujours bien respectés et la marche de l’école, censée être rythmée par l’horloge, doit également en souffrir. À cet égard, le moniteur facétieux décrit par Max Radiguet n’est sans doute pas une exception. En outre, si la situation brestoise est plutôt satisfaisante en termes de recrutement, c’est loin d’être le cas dans les autres écoles de l’académie de Rennes, surtout dans les villes plus petites où, comme à Quimper, on manque d’élèves suffisamment instruits.