1Cette étude se proposait mettre en évidence l’action des trois forces qui ont joué un rôle dans la diffusion mais aussi la contestation de l’enseignement mutuel en Bretagne, à savoir les philanthropes, l’État et l’Église.

2Un des premiers constats concerne l’action philanthropique. En réalité, si c’est à la Société pour l’instruction élémentaire que l’on doit l’introduction de l’enseignement mutuel en France et la formation des premières écoles selon cette méthode dans la capitale, force est de constater que celle-ci fait peu d’émules en province, particulièrement en Bretagne. Ainsi, seulement quatre sociétés se sont constituées dans le ressort de l’académie de Rennes. Celle de Nantes a été la première en janvier 1816. Puis, celles de Guingamp et Saint-Brieuc sont créées en 1819. Enfin, celle de Landerneau s’organise en 1820. Dans ces sociétés locales, les philanthropes les plus zélés appartiennent à l’élite industrielle ou négociante comme à Landerneau ou Nantes. Certains sont même à la pointe de l’esprit d’entreprise et de l’innovation, tels Dobrée, l’armateur nantais, ou Andrieux, Radiguet et Goury, futurs dirigeants de la Société linière du Finistère. La société de Saint-Brieuc, quant à elle, traduit plutôt l’importance de la bourgeoisie « libérale », imprégnée des idées de 1789 et distante vis-à-vis de la religion. Dans cette ville, cette population se recrute essentiellement dans le milieu judiciaire. Ainsi, on retrouvait les deux composantes de la bourgeoisie philanthropique de cette époque, à la fois économique et politique.

3Cependant, trois de ces sociétés ne survivront pas à la Restauration. Celles de Guingamp et Saint-Brieuc disparaissent même dès 1823, toutes deux victimes de l’opposition du clergé mais aussi, pour la première, d’un manque de soutien parmi la population. Seule la Société de Nantes aura un destin exceptionnel, prolongeant son existence pendant plus d’un siècle. Celle-ci dont les finances sont assises sur un système inédit d’actionnariat défend une conception originale de l’école. Ouverte aux protestants et aux catholiques, aux Anglais et aux Français, aux artisans les plus aisés comme les plus indigents, l’école mutuelle de Nantes fait figure d’école tolérante et annonce la laïcité. Le deuxième aspect est que cette école tend à devenir l’affaire exclusive des notables philanthropes, ceux-ci évitant le plus possible l’ingérence des pouvoirs publics. On voyait là l’application du modèle anglais où ce genre d’associations administrait fréquemment les écoles.

4Au-delà des philanthropes, ce sont les administrations de l’État qui jouent le rôle le plus important dans la diffusion de l’enseignement mutuel. Tout d’abord, il faut évoquer le soutien de l’académie de Rennes de 1817 à 1821. Le recteur, l’abbé Le Priol, et surtout l’inspecteur Delamarre, cautionnent le nouvel enseignement et l’encouragent autant qu’ils peuvent. Cependant, leur action n’est pas très efficace. Si Delamarre réussit à convoquer, lors de sa tournée de 1817, plusieurs comités d’instruction primaire, peu d’entre eux s’apprêtent à le suivre pour implanter des écoles selon la nouvelle méthode. Ce soutien cesse d’ailleurs en 1821 lorsque le recteur, alarmé par la tournure politique que prend la défense de l’enseignement mutuel dans les Côtes-du-Nord, ordonne plusieurs mesures pour calmer le zèle des notables et des maîtres défendant les écoles qui pratiquent cette méthode.

5L’administration préfectorale disposait d’une structure plus efficace que celle de l’administration universitaire. Beaucoup de préfets de cette époque se distinguent dans leur action en faveur de l’enseignement mutuel. Parmi eux, il faut souligner particulièrement l’œuvre du comte d’Allonville auquel on doit l’existence de toutes les écoles mutuelles du département d’Ille-et-Vilaine. De même, les préfets du Finistère, par leurs soins, contribuent à implanter jusqu’à 20 écoles. Les municipalités et particulièrement les maires ont joué un rôle non moins important en finançant ces établissements. Parmi celles qui n’abandonnèrent pas leur soutien durant toute la Restauration, il faut citer Lorient, Brest, Paimpol, Pontrieux, Pontivy et sans doute Carhaix et Morlaix. Cette situation annonçait la prise en charge grandissante des écoles primaires par les municipalités. Elle confirmait également le rôle important de la centralisation administrative en ce domaine et notamment le rôle des préfets et sous-préfets.

6Sur le plan des principes, les écoles mutuelles avaient été rapidement perçues comme opposées aux vues du clergé. Elles étaient dirigées par des maîtres laïcs qui dépendaient trop des pouvoirs publics. Dans les écoles mutuelles, les moniteurs étaient les véritables instructeurs. Cette délégation des pouvoirs du maître était perçue comme un principe républicain. Le maître n’était plus le référent moral. L’instruction prenait le pas sur la formation à un habitus chrétien. Tout cela ne pouvait convenir à l’Église. Les Frères apparaissaient comme la solution idéale au projet clérical d’instruction primaire. Ils formaient alors un corps totalement soumis au clergé et qu’on cherchait à affranchir de la tutelle publique, particulièrement celle de l’Université.

7Les premiers signes de la bataille scolaire apparaissent dans le journal catholique L’Ami de la religion et du roi. Bientôt, les missions galvanisent les esprits. Dans ce mouvement de mobilisation cléricale contre l’enseignement mutuel, Jean-Marie de La Mennais, vicaire général capitulaire du diocèse de Saint-Brieuc, joue un rôle de premier plan. Il développe les arguments contre la méthode. Il met en place une véritable stratégie d’opposition dont la création d’un nouvel institut de Frères est l’un des éléments les plus efficaces. Les Frères de l’Instruction chrétienne, institués en 1819, connaissent rapidement le succès. Leur développement est auguré par les victoires qu’ils remportent contre les écoles mutuelles de Guingamp et Lamballe. Ils auront plus de difficultés avec celles de Paimpol et Pontivy où la population est sans doute moins portée à écouter les prêtres.

8Certes, quelques évêques approuvent la méthode à ses débuts tels M^gr Enoch, dans le diocèse de Rennes, et M^gr de La Romagère, dans celui de Saint-Brieuc. Mais, l’ensemble du clergé breton ne les suit pas. Il préfère écouter les vicaires généraux dont certains sont les fers de lance du combat contre l’enseignement mutuel à l’instar de Bodinier, à Nantes, La Mennais, à Saint-Brieuc ou Millaux, à Rennes. Rares seront les prêtres tolérants. Dans leur combat, ils ne reculent devant aucune pression sur la population. C’est du haut de la chaire et dans le secret du confessionnal que se joue leur combat. La plus importante des pressions reste celle qu’on effectue sur la première communion des enfants. Après 1822, les écoles mutuelles commenceront à disparaître, victimes du manque de soutien de l’État, des difficultés financières et de l’opposition du clergé qui détourne le peuple de ces écoles.

9Au total, c’est le modèle clérical qui sort renforcé. Le modèle philanthropique est voué à la disparition. L’école mutuelle de Nantes en est, à cet égard, une survivance. Le modèle étatique n’a pas réussi mais il a prouvé une certaine efficacité. Un quatrième, de nature municipale, commence à émerger. Il représente un compromis entre la prise en charge des écoles réalisée exclusivement par les notables philanthropes et celle que l’État pourrait effectuer. Les premiers sont trop peu nombreux et le deuxième n’a pas les moyens financiers pour cela. Cependant, le modèle philanthropique, malgré son échec dans l’organisation scolaire, a réussi dans le domaine pédagogique en diffusant tout ce qui était nécessaire à la pratique de l’enseignement mutuel et en formant les maîtres.