1L’Église revendique, depuis ses origines, une mission éducatrice. Elle avait ainsi commencé par former des clercs, puis l’élite. À partir du XVII^e siècle, sous l’influence de la Réforme catholique, elle s’intéresse à l’instruction des pauvres. Cette nouvelle orientation se traduit, en France, par l’expérience de Charles Démia à Lyon, puis bientôt celle des Frères des Écoles chrétiennes, à partir de 1679. Dans les campagnes, les paroisses sont encouragées à fonder des petites écoles. Promotrice de l’instruction du peuple, l’Église en détient le contrôle absolu. Son but n’est pas d’émanciper. Il s’agit avant tout de former des chrétiens fidèles aux dogmes et des sujets obéissants au roi. Avec 1789 s’ouvre une période de contestation de cette prééminence et de cette conception éducative. Les révolutionnaires incluent, en effet, la laïcité de l’enseignement dans leurs projets législatifs. On veut bientôt former le citoyen et on remplace les préceptes chrétiens par la morale républicaine. En 1792, les Frères seront chassés et on ne tolérera plus d’enseignement congréganiste. Mais, dès le Directoire, le clergé reprend progressivement le contrôle des petites écoles. Les congrégations religieuses reforment les institutions scolaires disparues. Par le décret impérial du 17 mars 1808 créant l’Université, les Frères des Écoles chrétiennes sont de nouveau autorisés et considérés comme faisant partie de cette institution. Avec le retour du roi, l’Église veut encore plus dans ce domaine. Beaucoup de prêtres souhaitent retrouver leurs anciennes prérogatives sur l’instruction publique. Aussi, quand l’enseignement mutuel apparaît dès l’automne 1815, le clergé s’inquiète de l’enthousiasme qu’il suscite. Félicité de Lamennais est un des premiers à dénoncer cette « folie du jour […], manie où la haine du prêtre entre pour beaucoup1 ». La hache de guerre est alors déterrée. Désormais, la plupart des ecclésiastiques, vicaires généraux et missionnaires en tête, vont tout faire pour mettre en échec cette nouveauté.

La presse catholique et les missions préparent l’opinion

2C’est dans l’organe catholique L’Ami de la religion et du roi que l’on voit, pour la première fois, poindre la critique de l’Église vis-à-vis de l’enseignement mutuel. Ce journal, lu dans beaucoup de presbytères, paraît avoir une influence importante sur le jugement des prêtres, particulièrement en Bretagne. Ainsi, le préfet d’Ille-et-Vilaine, le comte d’Allonville, rapporte, en août 1817, la remarque du sous-préfet de Redon à propos d’un article défavorable aux nouvelles méthodes paru dans un numéro de l’organe catholique :

« Le journal l’ami de la religion et du roi n^o 310 a publié dernièrement une lettre contre les écoles mutuelles : le peu de mérite de cette lettre et le mauvais ton de plaisanterie qu’on a voulu y répandre l’ont laissé publier sans danger : cependant des ecclésiastiques tout en ne regardant pas cette lettre comme convaincante en ont tiré l’induction toute simple que le clergé n’approuvait pas cette nouvelle méthode et l’indiquait par son journal approprié2. »

3Le préfet suggère même au ministre de l’Intérieur d’intervenir auprès du ministre de la Police générale afin d’interdire, à l’avenir, ce type d’article qui entretient, selon lui, une opposition préjudiciable. À la même époque, le recteur d’académie, l’abbé Le Priol, incrimine, lui aussi, le journal catholique en constatant amèrement : « Divers articles de l’ami du Roi et de la Religion ont prévenu beaucoup d’ecclésiastiques contre les écoles mutuelles3. » C’est encore à cette même cause que l’on attribuera, un an plus tard, l’opposition du curé de Landerneau à l’établissement d’une école mutuelle dans sa ville. Jean-Sébastien Goury, notable à l’origine de ce projet, ayant réussi à faire se réunir le comité cantonal pour l’examiner, ne pourra que déplorer :

« Le journal ecclésiastique surtout avait jeté la terreur dans l’âme de notre pasteur au point qu’il ne voulait dans le principe ni m’entendre ni jeter les yeux sur les tableaux arrêtés par la société mère et que j’avais apporté [sic] pour tranquilliser ces messieurs4. »

4Hormis le journal l’Ami de la religion et du roi, les premières missions de la Restauration ont également contribué à forger l’opinion catholique contre les écoles mutuelles. Ainsi, à Rennes, les Missionnaires de France arrivent en janvier 1817, juste au moment où le préfet, le comte d’Allonville, tente de persuader les notables et le clergé de la ville du bien fondé d’établir une école mutuelle. Malheureuse coïncidence car l’abbé de Rauzan, supérieur de ces prédicateurs, n’est pas favorable à la nouvelle méthode. Participant à cette mission, il a d’ailleurs écrit aux vicaires généraux du diocèse de Rennes de se défier de ces sortes d’écoles. Cette opinion ne pouvait que rencontrer l’inquiétude du clergé local qui imagine alors un complot orchestré contre lui « pour détruire la morale et enlever l’éducation des mains des ecclésiastiques5 ». En outre, la mission ravive les oppositions entre « Bleus » et « Blancs », liées au passé révolutionnaire, les prédicateurs pourfendant les détenteurs de biens nationaux et fustigeant les prêtres constitutionnels qui exercent encore. Les esprits ont tellement été échauffés par ce qui a été déclamé par les missionnaires que le préfet préfère renoncer provisoirement à établir une école mutuelle à Rennes. On peut, par ailleurs, se demander si l’acceptation par la municipalité de Rennes du don de l’abbé Maugendre pour fonder une école de Frères n’est pas une des conséquences de cette mission. En effet, la décision municipale intervient seulement un mois et demi après cet événement.

5Mais ce que l’on suppose seulement pour Rennes est clairement attesté pour Nantes. Ainsi, le vicaire général de ce diocèse, Bodinier, explique :

« En 1816, à la suite d’exercices religieux qui eurent lieu à la cathédrale pendant quelques semaines, il s’établit une association formée des principaux habitants de la ville. Dès leur première réunion, il fut unanimement résolu de rétablir à Nantes l’institut des Frères des Écoles chrétiennes. Et chacun fit aussitôt son offrande6. »

6Du côté des missionnaires jésuites, le discours paraît identique. Ainsi, lors de leur mission prêchée en octobre et novembre 1816 à Saint-Brieuc, ceux-ci ravivent les souvenirs des lasalliens et suscitent leur retour. De même, à la même époque, ils s’emploient dans le diocèse de Vannes, à dénoncer l’école du diable7. Ainsi, il apparaît clairement que les grandes missions urbaines du début de la Restauration ont contribué à faire prendre conscience aux fidèles et au clergé de la menace du nouvel enseignement.

Un polémiste breton, Jean-Marie de La Mennais

7Jean-Marie de La Mennais mérite une place à part tant son action contre l’enseignement mutuel a été déterminante, aussi bien vis-à-vis de la méthode qu’il a voulu combattre que vis-à-vis de l’alternative qu’il a proposée avec l’Institution des Frères de l’Instruction chrétienne. À l’époque des fondations des premières écoles mutuelles, Jean-Marie de La Mennais est vicaire général capitulaire du diocèse de Saint-Brieuc. Comme le siège épiscopal est vacant, ce titre lui permet d’administrer le diocèse en attendant la nomination d’un nouvel évêque. Farouche opposant aux libéraux et anciens révolutionnaires, il fera tout pour contrer leur pouvoir, particulièrement en direction du peuple. Il comprendra rapidement tout l’enjeu que représente l’instruction primaire pour conforter la puissance de l’Église auprès des plus pauvres. Il voudrait ainsi le retour de la situation qui prévalait sous l’Ancien Régime où le roi, par un édit de 1695, accordait aux évêques le pouvoir de surveiller et de destituer les maîtres des petites écoles.

8C’est par l’intermédiaire de son frère, Félicité, qu’il est mis au courant de l’apparition des premières écoles mutuelles dans la capitale. Ce dernier lui annonce le 4 décembre 1815 : « Les écoles à la Lancastre sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le préfet, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine des prêtres entre pour beaucoup dans cette manie8. »

9En février 1816, Jean-Marie de La Mennais est déjà confronté à la possibilité d’un établissement d’écoles mutuelles sur son diocèse car le préfet de l’époque, Pépin de Bellisle, y est très favorable. Il prend alors un premier contact avec le frère Gerbaud, supérieur des Frères des Écoles chrétiennes, pour qu’il lui envoie des religieux pour établir une école destinée à remplacer le collège de Guingamp. L’affaire ne parvient pas à trouver d’aboutissement mais comme le préfet est muté dans la Creuse, le danger, du coup, s’éloigne.

10Le vicaire général ne désarme pas pour autant. Ainsi, alors qu’il est question d’établir une école mutuelle à Lannion, il décide de venir lui-même assister à la délibération du comité cantonal institué par l’ordonnance du 29 février 1816 afin de convaincre l’assemblée de ne point donner son aval à cet établissement.

11Peiné de voir les premières écoles mutuelles implantées en Ille-et-Vilaine au cours du printemps 1817, le vicaire-général presse une nouvelle fois le frère Gerbaud, supérieur des lasalliens, de lui envoyer des religieux sortis de son noviciat pour établir une école chrétienne à Saint-Brieuc. Il lui confie ses craintes : « Je prévois qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, on établirait ici comme ailleurs, une école à la Lancaster, et dès lors nous n’aurions plus aucun espoir de posséder dans cette ville une école chrétienne9. » Aussi décide-t-il d’engager les prêtres de son diocèse dans une bataille contre les nouvelles écoles. Lors d’une retraite ecclésiastique qui a lieu quelques mois plus tard, il leur donne le mot d’ordre suivant :

« Depuis peu de temps on cherche à établir dans le diocèse des écoles dites à la Lancaster ou d’enseignement mutuel ; nous croyons devoir vous engager à user de toute votre influence pour empêcher, dans vos paroisses, l’exécution de ce projet, qui, nous n’en doutons pas, aurait pour la religion et les mœurs les résultats les plus déplorables10. »

12Bien que Jean-Marie de La Mennais ait parfaitement préparé le clergé de son diocèse à combattre les écoles mutuelles, il ne peut cependant empêcher leur installation. Suite à l’ouverture d’une première école de ce genre, en décembre 1818, à Saint-Brieuc, d’autres seront fondées, quelques mois plus tard, à Guingamp, Pontrieux, Paimpol et Lamballe. Le bouillonnant vicaire général s’inquiète alors de cette diffusion rapide dans les petites villes car, si les Frères des Écoles chrétiennes, arrivés en même temps que le maître mutuel, peuvent facilement soutenir la concurrence à Saint-Brieuc, il n’en est rien pour les autres localités du département. En effet, selon leur règle, les Frères ne peuvent pas être moins de trois. Comme ceux-ci ne sont pas encore assez nombreux et qu’ils coûtent 600 francs chacun pour leur entretien, cela limite leur implantation aux plus grandes villes qui ont suffisamment de ressources pour les accueillir. C’est à cette époque que Jean-Marie de La Mennais fait paraître une brochure intitulée De l’enseignement mutuel11. Il s’agit alors d’un véritable pamphlet destiné à dissuader à la fois les notables de soutenir les écoles qui suivent ce nouveau mode d’enseignement et les parents d’y envoyer leurs enfants. Dans cet ouvrage comptant vingt-deux pages, il déclare que le vice essentiel de la méthode est « d’inspirer à la jeunesse l’orgueil de la domination et le goût de l’indépendance12 ». Sont également visés le principe du monitorat et la nature de l’instruction donnée aux élèves. Sur le premier point, il explique qu’on dénature la notion du pouvoir en donnant le commandement aux enfants et en leur faisant croire que l’autorité est fondée sur la seule habileté. Il s’indigne :

« [mon intelligence] ne peut imaginer ce qu’il y a de si raisonnable à établir, dans toute la rigueur du mot, des enfants instituteurs d’autres enfants, c’est-à-dire à placer l’autorité là où est la faiblesse et l’inexpérience, à exposer le développement intellectuel et moral de toute une école à la négligence, aux méprises, aux travers d’esprit de quelques bambins jaloux, ennemis, complices peut-être de ceux qu’ils vont régenter13 ».

13Sur le deuxième point, il déplore qu’on donne à l’enfant une instruction toute matérielle en le dressant à « gagner à la course des prix de lecture ou d’arithmétique14 ». Il critique la pensée des tenants de l’école mutuelle pour qui « apprendre aux enfants à vivre chrétiennement, les accoutumer de bonne heure à porter le joug de l’obéissance, les former à la pratique de la vertu et leur en inspirer l’amour, ce n’est rien. Lire, écrire et calculer, c’est tout15. » Au-delà, ce sont les conceptions républicaines du pouvoir que Jean-Marie de La Mennais trouve dangereuses, surtout lorsqu’elles sont transposées dans le domaine de l’éducation. Il craint également le développement d’une instruction élémentaire détachée de toute morale religieuse, prémices d’une laïcisation scolaire. Pour lui, l’éducation est tout sauf une émancipation. Elle doit, au contraire, viser à l’obéissance due au Trône et surtout à l’Autel.

14Finalement, le pamphlet dirigé contre l’enseignement mutuel recevra une longue réponse de l’avocat Louis Bienvenüe, un des principaux notables défendant la nouvelle méthode à Saint-Brieuc. Il semble même que, au-delà du contexte briochin, l’ouvrage de La Mennais rencontre un large écho dans toute la Bretagne comme l’atteste ce témoignage d’un juge de paix de Carhaix qui déplore :

« Vous n’ignorez pas, Monsieur, les funestes effets que produisent ici les écrits de MM. De Bonald, de Châteaubriand, et surtout de l’abbé Robert de La Mennais vicaire général à Saint-Brieuc : la malveillance ne cesse de les faire circuler dans nos contrées : ils y font une fâcheuse impression16. »

15En outre, Jean-Marie de La Mennais ne se limite pas à la polémique contre l’enseignement mutuel. Il veut lui opposer une alternative solide : la création d’un nouvel institut de frères destiné à s’implanter dans les petites localités bretonnes, là où les lasalliens ne peuvent aller. La fondation a lieu le 6 juin 1819, fruit d’un accord entre Jean-Marie de La Mennais et Gabriel Deshayes, vicaire général du diocèse de Vannes et curé d’Auray. Les deux ecclésiastiques décident cependant d’établir, dans un premier temps, deux noviciats distincts, l’un à Saint-Brieuc, l’autre à Auray.

Un épiscopat en porte à faux

16Même s’ils n’ont pas ouvertement combattu les écoles mutuelles comme Jean-Marie de La Mennais dans son diocèse, la plupart des vicaires généraux des différents diocèses bretons ont contribué à freiner leur développement. Certains, tels Gabriel Deshayes, dans le diocèse de Vannes, et l’abbé Bodinier, dans celui de Nantes, ont œuvré indirectement dans ce sens en favorisant l’implantation des Frères. Au premier, on doit la première communauté de « petits frères » qui deviendra l’institut des Frères de l’Instruction chrétienne avec la collaboration de Jean-Marie de La Mennais, destiné, en partie, à concurrencer les écoles mutuelles implantées dans les petites villes. Au second, on doit la fondation de la Société de la Providence destinée à rétablir les lasalliens à Nantes et à les soutenir financièrement. Cette société se pose alors en rivale de celle présidée par l’armateur Thomas Dobrée qui administre l’école mutuelle de la ville. À Rennes, l’abbé Millaux se distingue dans l’affaire concernant l’école mutuelle de Saint-Servan en ne voulant pas donner suite aux demandes du maire. Celui-ci implorait l’aide de l’évêque pour faire cesser les attaques du clergé local vis-à-vis de cette école. Enfin, à Quimper, le vicaire général, l’abbé Tromelin, paraît constituer un recours pour les prêtres de Landerneau décidés à ne pas voir s’implanter d’école mutuelle dans leur commune.

17Si l’attitude des vicaires-généraux est très prononcée envers le système des Frères, celle des évêques paraît, au contraire, plus nuancée, du moins dans les premières années de la Seconde Restauration. À Rennes, le premier évêque qui se trouve confronté à l’enseignement mutuel est M^gr Enoch. Ce fils d’ouvrier, oratorien, ancien supérieur du séminaire de Grenoble, admet, avec restriction, la Constitution civile de clergé le 6 juin 1791. Le 17 floréal an VIII, il prête également le serment de haine à la royauté. Michel Lagrée estime que c’est un personnage indécis, timide et probablement influençable mais capable de sursauts d’énergie17. Pendant l’Empire, Enoch est un fidèle serviteur du régime. Au début de la Restauration, surtout après la mission de 1817, il se trouve en butte à un clergé très hostile aux prérogatives de l’État sur l’instruction publique. C’est, de plus, un homme âgé et malade qui se fait difficilement obéir de ses prêtres. Ainsi, il avoue au préfet son impuissance à convaincre le curé de Saint-Servan de soutenir l’enseignement mutuel dans sa ville. Après avoir été sollicité par le préfet, il intervient encore auprès du clergé de Saint-Servan mais, cette fois, c’est pour menacer un des vicaires, l’abbé Sauvage, de prendre des mesures contre lui s’il continue à s’opposer à la nouvelle méthode. En 1819, tous ses efforts auront été vains, il ne peut alors que constater : « Quant à l’enseignement mutuel établi et peu suivi à Saint-Servan, je n’y puis que faire. On sait dans cette ville que j’en suis pour cette méthode mais on n’est pas plus pressé de l’adopter18. »

18À Saint-Brieuc, M^gr de la Romagère, ne prend possession de son siège épiscopal qu’en novembre 1819. Jusque-là, les affaires du diocèse avaient été dirigées par Jean-Marie de La Mennais, alors vicaire général. Cependant, la venue du nouvel évêque n’est nullement souhaitée par le clergé local et La Mennais fait tout pour retarder son arrivée à Saint-Brieuc. Il déclare ainsi :

« Mr de la Romagère nous menace, depuis deux mois, de faire un voyage dans son futur évêché ; je m’y suis opposé, parce que c’est un moyen sûr de perdre toute considération que de se présenter ainsi dans un diocèse, sans mission, sans titre, sans autorité ; la nouvelle de sa venue prochaine a bouleversé nos pauvres têtes à un point incroyable ; vous n’avez pas d’idée des propos que cela fait tenir ; on le regarde comme un fou ; on dit mille et une choses que je ne puis répéter19. »

19D’ailleurs, à peine l’évêque a-t-il été installé que l’abbé de La Mennais lui offre sa démission. Si le vicaire général sursoit finalement à cette intention et décide de rester à son poste, rien n’ira plus entre les deux hommes et leur différence d’opinion vis-à-vis des écoles mutuelles ne sera qu’un des nombreux avatars de leur querelle. À leur propos, le vicaire général se lamentera sur l’attitude de son supérieur : « On entend même ce pasteur […] faire dans la chaire de vérité, un éloge pompeux d’écoles d’irréligion et de libertinage, lorsque dans la ville épiscopale même, les gens de la révolution qui les protégeaient n’osent ouvrir la bouche pour les justifier20. » L’évêque va même jusqu’à visiter l’école mutuelle de Saint-Brieuc au début de l’année 1822 alors que celle-ci connaît une baisse sensible d’affluence et que la municipalité lui a retiré une partie de son soutien en diminuant les émoluments du maître. Ces visites ont d’ailleurs permis à l’établissement de retrouver la confiance des familles comme le déclare le maître :

« Depuis les visites de M^gr l’évêque à l’école modèle, les enfants qu’on avait retirés sont revenus. La démarche de ce digne prélat a rassuré les parents, et depuis les élèves qui se préparent à faire leur première communion ont été parfaitement accueillis au catéchisme où ils ont les premières places qu’ils méritent par leur instruction et leur conduite21. »

20Dans le Finistère, c’est M^gr Dombidau de Crouseilhes qui est à la tête de l’évêché depuis 1805. Le préfet, Huchet de Cintré, est parvenu à s’assurer de son soutien pour l’aider à implanter des écoles mutuelles dans le département. Il explique : « Je me suis assuré de la coopération de notre excellent évêque qui a combattu l’esprit de prévention qu’avaient encore quelques membres influents de son clergé22 […]. » Mais le prélat n’abandonne pas, pour autant, toute prérogative à l’autorité civile sur ces écoles. Il a ainsi promis d’accorder des séminaristes pour les diriger. Cependant, cette politique n’a guère de succès auprès des municipalités qui préfèrent choisir des laïcs. L’évêque a-t-il été contrarié par cet échec ? Quoi qu’il en soit, quelques années plus tard, il confie au recteur d’académie ses doutes sur la nouvelle méthode d’enseignement :

« Rien n’est plus fait pour la décrier que le plus grand nombre de ceux qui s’en montrent les plus ardents partisans. Dans un pays aussi religieux, peut-on voir sans inquiétude, que ce sont en général les hommes les plus irréligieux qui sont les plus (mot tronqué indéchiffrable) de cette méthode. […] Mon clergé s’est conformé à la recommandation que je lui ai faite de n’exprimer aucune opinion défavorable contre cette méthode mais de se borner à surveiller les instituteurs qui pourraient chercher à inculquer des principes irréligieux aux enfants23. »

21Alors que l’attitude des prélats des diocèses de Rennes, Saint-Brieuc et Quimper, vis-à-vis de l’enseignement mutuel, est connue, ce n’est pas, faute de documents, le cas de celle des évêques de Vannes et Nantes. À Nantes, voyant son vicaire général, l’abbé Bodinier, s’activer pour organiser le retour des lasalliens dans la ville et leur assurer un développement durable, l’évêque préfère sans doute garder un silence prudent sur ce sujet. C’est probablement la même stratégie à Vannes, vu le succès grandissant des Frères ajouté à la faiblesse et la précarité des écoles mutuelles existantes.

Le retour des lasalliens

22S’opposant majoritairement à l’émergence des écoles mutuelles, le clergé leur préfère les Frères des Écoles chrétiennes. Cet ordre a été fondé par Jean-Baptiste de La Salle dans le dernier quart du XVII^e siècle. En Bretagne, ces religieux que, par commodité, on appelle lasalliens, arrivent à Nantes, vers 1721 ou 1722, grâce à l’appui d’un magistrat de la Chambre des Comptes et de quelques autres personnes généreuses qui leur ont acheté un local. Puis, ils s’établissent à Rennes en 1738 et sont autorisés à faire de même le 31 décembre 1744 à Saint-Malo. Deux ans après, ils sont à Brest et à Saint-Brieuc. Enfin, ils fondent une dernière école à Vannes où ils sont appelés en 1752.

23Pendant presque un demi-siècle et jusqu’à la Révolution, les Frères sont les seuls à enseigner aux garçons pauvres des villes. Cependant, dans les premières années de la Révolution, le refus des religieux de prêter serment et l’attitude hostile des municipalités à leur égard conduisent à leur départ. Quand le décret d’août 1792 interdit aux congrégations religieuses d’enseigner, ils ont déjà été chassés par les autorités locales. Celles-ci les ont remplacés, avec plus ou moins de bonheur, par des instituteurs laïcs nommés et contrôlés par elles. Puis, dès le Directoire, l’instruction primaire redevient l’apanage des maîtres particuliers qui scolarisent essentiellement les enfants de la couche supérieure du peuple et de la petite bourgeoisie. Le défaut d’instruction parmi le peuple et la faiblesse de la scolarisation ne sont pas sans conséquence sur la misère et le désordre urbain qui règnent sous l’Empire. Aussi, la municipalité de Rennes se hâte-t-elle, dès 1809, de faire revenir les lasalliens dont le souvenir reste puissant auprès de la population et qui viennent d’être de nouveau autorisés à enseigner par le pouvoir impérial. À Brest, à la même époque, la ville les réclame également. À Saint-Brieuc, on avait été plus précoce et plus audacieux en souhaitant leur retour à deux reprises, en 1805 et en 1807, c’est-à-dire bien avant leur existence légale. Il n’y a guère qu’à Nantes où les autorités civiles ne semblent pas avoir eu la même préoccupation.

24Toutefois, les tractations avec la maison générale des Frères, établie à Lyon, sont assez longues. Le frère Gerbaud, supérieur de l’ordre, tarde à envoyer les religieux tant attendus. D’une part, les Frères ne sont pas très nombreux à cette époque et ne suffisent pas à satisfaire toutes les demandes. D’autre part, le supérieur tient à assurer le placement de ses envoyés et impose aux municipalités ou aux associations fondatrices des conditions que toutes ne sont pas prêtes à remplir. Il exige ainsi, pour chaque frère, une pension annuelle s’élevant, au minimum, à 600 francs, 1 200 francs pour les frais de voyage et l’ameublement de la maison ainsi que 500 francs destinés à financer la formation des novices. En outre, les religieux doivent pouvoir disposer d’une maison convenable comportant des classes contiguës et bien aérées. Cependant, il arrive parfois que ces conditions puissent être discutées comme à Rennes où l’on fait grâce de la somme destinée à la formation des novices.

25Dans cette dernière ville ainsi qu’à Vannes, le choix de la municipalité est tout acquis au système des Frères. À Rennes, le don de 12 000 francs offert par l’abbé Maugendre à la ville permet d’accueillir la première école qui ouvre en janvier 1818. Le succès est rapide car un an après, les Frères accueillent déjà près de 800 élèves, nombre qu’ils conserveront approximativement jusqu’à la fin de la Restauration. Dans le Morbihan, les lasalliens sont déjà établis à Auray depuis 1811. Ils ont, sous la protection de Gabriel Deshayes, à la fois curé de la ville et vicaire général, une école florissante qui accueille environ 200 élèves en 1822. Cet effectif s’accroîtra encore puisque l’inspecteur Rabillon en comptera 240 lors de sa tournée en mai 1829. À Vannes, le conseil général, dans sa session de 1816, avait déjà réclamé le rétablissement des lasalliens dans le département du Morbihan et voté une somme pour cela. Du coup, la municipalité, forte de cet encouragement, vote, malgré la faiblesse de ses ressources, l’attribution aux Frères du local occupé par l’école primaire ainsi que 1 200 francs de traitement auxquels s’ajoutent 200 francs pour la distribution de prix aux élèves. Dans cette ville où aucune école mutuelle n’a pu être établie, celles des Frères, car il y en a désormais deux à partir de 1823, se développent sans avoir à affronter la concurrence. Elles accueillent environ 300 élèves en 1825, puis 400 en 1829. Une troisième localité du Morbihan accueillera les lasalliens au cours de l’année 1825, il s’agit d’Hennebont. C’est d’ailleurs le recteur d’académie, lors de sa tournée, en 1821, qui, observant l’état lamentable de l’instruction primaire, avait suggéré au maire de les établir dans sa commune. Le succès sera complet puisque leur école comptera environ 300 élèves en 1829.

26À Nantes, la venue des Frères est due à une association de souscripteurs formée à la suite de la mission prêchée en 1816. Celle-ci prend le nom de « Société de la Providence » et se place sous la direction du vicaire général, l’abbé Bodinier. Les sommes récoltées sont importantes puisque les souscriptions concernant environ 160 personnes ont produit 30 000 francs, en moins d’un an, à l’époque de la fondation des écoles de Frères. L’ecclésiastique s’est entouré de notables influents. Ainsi, le vice président, Baron, est président du tribunal civil, le trésorier, Lawriston, receveur général, le secrétaire, Tronson, juge. Un autre membre, Leroux de Commequiers appartient avec Baron et Lawriston, au conseil municipal. Il faut remarquer que la municipalité possède alors, en son sein, des représentants pour chacune des deux associations rivales, celle de la Providence défendant l’école des Frères et celle présidée par Thomas Dobrée administrant l’école mutuelle. Cependant, il apparaît que l’ensemble des conseillers est plutôt favorable aux écoles chrétiennes.

27À Saint-Brieuc, c’est le vicaire général, Jean-Marie de La Mennais, qui s’occupe du retour des religieux. Celui-ci avait songé à les faire venir à Guingamp dès 1816, saisissant l’opportunité d’un désir de la municipalité de voir fonder un établissement d’éducation pour remplacer le collège disparu. L’ardent ecclésiastique avait alors tenté sans succès de négocier les frais de voyage qu’il trouvait trop élevés. Quand, en 1817, la municipalité de Saint-Brieuc est disposée, à son tour, à les accueillir en leur assurant les émoluments réclamés ainsi que la jouissance de la maison qu’ils occupaient jusqu’à leur départ en 1792, le vicaire général se fait moins exigeant. Il déclare alors au frère supérieur qu’il prend en charge l’ameublement et la réparation de la maison ainsi que l’intégralité des frais de voyage. Mais ce dernier en veut davantage. Il réclame également que trois novices ainsi que leurs pensions soient fournis par le diocèse de Saint-Brieuc. Jean-Marie de La Mennais exécute cette condition en envoyant trois jeunes gens au noviciat d’Auray (Morbihan) dont il paye la pension. Tout cela finit d’ailleurs par lui coûter beaucoup d’argent et il envisage ouvrir une souscription pour le décharger d’une partie des frais mais le préfet s’y oppose. En outre, les trois frères promis par l’institut tardent à arriver. Craignant que les partisans de l’école mutuelle ne le prennent de vitesse, il prie le supérieur, à trois reprises, de les envoyer avant la fin du mois d’octobre 1818. Ils n’arriveront que le mois suivant, deux jours après le maître mutuel. Cependant, aussitôt, leur établissement connaît un succès plus important que celui de leur rival. Quelques mois après, en mars 1819, Jean-Marie de La Mennais annonce qu’ils ont presque 400 élèves. L’école mutuelle n’en accueille alors que 119.

28À Saint-Malo, en juillet 1819, bien que la ville finance déjà une école mutuelle regroupant environ cent élèves, il est proposé, au sein de l’assemblée municipale, d’accueillir également une école de Frères pour étendre davantage les bienfaits d’une instruction gratuite. Un des conseillers municipaux proteste en déclarant que, si l’on vise un tel but, il est préférable d’accroître, par des travaux, les dimensions de la salle de classe existante. Avec clairvoyance, il dénonce un projet qui n’a finalement d’autre dessein que de faire tomber l’école mutuelle. Cependant, la grande majorité des conseillers adopte, par 16 voix contre 20, le retour des religieux. L’école des Frères bénéficie alors d’une rente perpétuelle de 696 francs provenant d’un legs fait en 1810 par une bienfaitrice fortunée, M^lle de La Gâtinais, ainsi que d’une somme de 1 200 francs votée par l’assemblée municipale. Les lasalliens arrivent en juin ou juillet 1822 et leur établissement provoque immédiatement une défection importante à l’école mutuelle, plus des deux tiers des élèves la désertant. Cette dernière ne résiste pas à l’épreuve et disparaît vers 1824. Les Frères, prenant le relais de l’école mutuelle, parviendront à scolariser environ 300 enfants en 1829, soit environ deux à trois fois plus qu’elle.

29Brest, au contraire des villes précédentes, se distingue par une situation moins favorable envers les lasalliens. Pourtant, au départ, une somme destinée à leur installation avait été inscrite au budget municipal de 1817. Mais les fonds votés ne trouvent pas d’emploi à cause du manque de religieux disponibles. Du coup, la municipalité, pressée de rétablir une instruction pour les garçons pauvres, préfère accorder l’allocation prévue à l’établissement d’une école mutuelle. Elle est d’autant plus encline à opter pour cette solution qu’une première école de ce genre a été ouverte depuis peu par l’intendant de la marine pour les enfants des matelots et des ouvriers du port. D’autre part, elle apprécie le coût moindre de cet enseignement. Sans doute, les opinions anticléricales très affirmées dans cette ville ont pu favoriser également cette décision.

30Cependant, les partisans du retour des Frères n’ont pas désarmé pour autant et, cinq ans plus tard, à l’instar de l’exemple nantais, ils forment une association afin de réaliser leur but. Au début de l’année 1822, cette dernière sollicite du conseil municipal l’autorisation, pour les religieux, de recouvrir la jouissance du local qu’ils occupaient avant la Révolution, rue des Sept-Saints, ce qui sera accepté. Or, ce logement est occupé par le maître mutuel, Mollier. Ce dernier se trouve donc contraint de partir et voit ainsi disparaître un précieux avantage lié à sa fonction. Cette décision semble traduire un changement d’attitude vis-à-vis de l’enseignement mutuel qui ne bénéficie plus désormais d’une faveur exclusive de la part de la municipalité. Quand, l’année suivante, on projette d’accorder une allocation de 1 800 francs en guise de traitement pour les trois frères récemment arrivés, le conseil municipal se divise et on voit alors apparaître un véritable clivage entre les partisans des deux systèmes d’enseignement. Voilà ce qui est rapporté d’une discussion qualifiée de vive :

« Quelques membres font observer que, lorsque les frères sont venus à Brest, ils ont été appelés au moyen d’une souscription libre et volontaire et que la ville avait été invitée seulement à mettre à leur disposition, et en bon état de réparation, le local qu’ils occupaient avant la Révolution ; que les établissements pour lesquels la ville faisait des sacrifices suffisaient aux besoins de la population et qu’il n’y avait aucune nécessité de changer l’état de choses actuel. D’autres membres font remarquer qu’on ne saurait contester l’utilité de l’école des frères de la doctrine chrétienne puisque les habitants de la classe ouvrière y envoient leurs enfants en affluence à tel point que tous ceux qui se présentent ne peuvent pas y être reçus, que du moment que cette utilité est reconnue, il est juste que l’établissement participe aux avantages et aux encouragements dont le conseil fait jouir les autres écoles24. »

31Finalement, la majorité du conseil accepte de financer les traitements des religieux. Le succès des écoles chrétiennes sera cependant moindre que dans les autres villes de Bretagne. À la fin de la Restauration, alors que 277 élèves sont accueillis dans les deux écoles mutuelles de la ville, il en existe presque autant chez les Frères, à savoir 294.

32Enfin, il faut parler de Quimper où les lasalliens arrivent très tardivement et longtemps après la disparition de l’école mutuelle. En effet, les Frères ne se sont pas installés dans cette ville avant octobre 1828. Ils y accueillent 200 élèves, ce qui, comparé aux besoins de la localité, est jugé insuffisant par l’inspecteur Rabillon venu la visiter.

Des Frères pour les bourgs et les campagnes

33Pour lutter contre l’enseignement mutuel, Jean-Marie de La Mennais, vicaire général du diocèse de Saint-Brieuc avait voulu créer un nouvel institut de frères, à l’image des lasalliens, mais dont la vocation serait d’enseigner dans des petites villes ou même des bourgs. Pour ce faire et tout en conservant la pédagogie des Frères des Écoles chrétiennes, l’abbé de La Mennais voulait permettre aux religieux de s’établir seuls dans une localité et non plus à trois comme cela était prescrit par les règlements établis, à l’origine, par Jean-Baptiste de La Salle. En effet, l’obligation de s’établir à trois était à la fois inutile dans beaucoup d’endroits et surtout très coûteuse.

34À la même époque, Gabriel Deshayes, curé d’Auray et vicaire général du diocèse de Vannes, a, de son côté, déjà réfléchi à cette question. Ce dernier a ainsi formé vers la fin de l’année 1815 ou le début 1816, avec la collaboration des lasalliens d’Auray, un noviciat pour des jeunes gens destinés à l’enseignement dans les campagnes. L’idée d’envoyer des frères pour enseigner dans les écoles rurales lui est d’ailleurs venue dès 1812, c’est-à-dire bien avant Jean-Marie de La Mennais. En outre, il est probablement le véritable inspirateur de la formule qui consiste à placer les frères dans les presbytères sous la houlette du curé.

35En 1820, une retraite rassemblant cinquante frères est organisée conjointement par Gabriel Deshayes et Jean-Marie de La Mennais. C’est au cours de cette réunion que l’institution naissante prend le nom de Frères de l’Instruction chrétienne avec pour devise « Dieu seul ». On y procède également à l’explication de la règle et à la prise d’habit. La règle n’est pas trop contraignante car elle ne prévoit que le vœu d’obéissance et encore, celui-ci est seulement provisoire et non obligatoire. Quant à l’habit, il est décrit ainsi par Jean-Marie de La Mennais :

« Nos frères portent une simple lévite de drap noir, fermée par-derrière comme une soutane. Elle descend jusqu’à cinq ou six pouces de terre. Elle ferme sous le col avec deux petits crochets. […] Le chapeau est rond, la cuve est peu élevée, et les bords ont trois pouces et demi de largeur. […] L’hiver, les frères ont un petit manteau qui descend jusqu’au coude et qui ferme avec des boutons. […] S’il était plus grand, il serait incommode dans les classes25. »

36M^gr Laveille estime que c’est au cours de cette retraite que l’œuvre commune des deux hommes prend la dimension d’une véritable congrégation. À partir de ce moment, La Mennais voit plus grand et comprend tout l’intérêt d’une telle fondation qui n’est plus seulement une arme dans la bataille contre les écoles mutuelles mais un levier puissant pour recruter le clergé de demain. Il explique clairement ses intentions à l’abbé Bruté de Rémur :

« Si vous repassiez à Saint-Brieuc, vous y trouveriez plusieurs établissements que j’ai formés et qui pourraient vous donner l’idée d’en former de semblables dans vos contrées ; je suis très convaincu que le nombre de prêtres augmenterait en Amérique comme ailleurs, si l’on s’emparait des enfants dès leurs premières années, c’est-à-dire si l’on établissait des écoles gratuites telles que celles que j’ai organisées à Saint-Brieuc, à Dinan, à Lamballe, à Guingamp, etc. Elles sont dirigées par des frères dont le noviciat est chez moi, qui suivent la méthode des ignorantins et une partie de leur règle. Avant dix ans, il y en aura partout, c’est-à-dire dans toutes les villes et dans tous les bourgs principaux du diocèse ; il résultera que j’aurai entièrement sous la main la génération naissante ; et combien ne sera-t-il pas facile ensuite de choisir, parmi tant d’enfants, ceux qui annoncent d’heureuses dispositions, le goût de la piété, l’aptitude à l’étude, et de les diriger vers l’état ecclésiastique26 ? »

37En réalité, après la fondation du nouvel institut, la concurrence scolaire entre les Frères de l’Instruction chrétienne et les écoles mutuelles ne s’établit que dans cinq villes en Bretagne, à savoir Guingamp, Lamballe, Paimpol, Pontivy et Saint-Servan.

38Cependant, les écoles mutuelles peuvent difficilement rivaliser avec les établissements fondés par Jean-Marie de La Mennais. La première bataille à Guingamp est facilement gagnée par les Frères car seule une association de quelques notables aux vues libérales défend l’école rivale. Quand celle-ci perd ses moyens financiers, l’établissement qu’elle a fondé est condamné à disparaître. Dans les autres villes, ce sont les municipalités qui ont contribué à établir les nouvelles écoles. Une seule, celle de Lamballe, abdique dans son choix. Les trois autres, celles de Paimpol, Pontivy et Saint-Servan, tentent de résister à l’implantation congréganiste. Aucune, cependant, ne peut empêcher l’arrivée des religieux. Celle de Saint-Servan, forcée de reconnaître le succès de l’école chrétienne, lui concède un maigre financement. Celle de Pontivy également mais cela a lieu plus tardivement, sous la monarchie de Juillet. Incapable de soutenir l’école qu’elle avait créée par choix idéologique, elle comprend alors que les religieux possèdent une offre scolaire plus économique. Seule la ville de Paimpol fait figure d’intransigeante. Elle n’abandonne pas ses écoles mutuelles et ne se résout pas à subventionner sa rivale. Elle a, il faut l’admettre, le soutien d’une bonne partie de la population et sans doute les mérites d’un bon maître qui réussit, au milieu de l’adversité, à réunir régulièrement environ 60 écoliers pendant plus de 10 ans. En outre, l’instabilité mentale du premier frère ne contribue sans doute pas à la bonne réputation d’un établissement qui, protégé par le clergé, se doit d’être irréprochable.

39Les curés, de leur côté, se sont fortement engagés pour établir les Frères de l’Instruction chrétienne. C’est particulièrement vrai à Paimpol où le curé demande la venue d’un frère alors que Jean-Marie de La Mennais, compte tenu de l’esprit des habitants, n’y est personnellement pas favorable. À Pontivy et Saint-Servan, les curés organisent le financement des écoles chrétiennes se lançant même dans l’acquisition de terrains et de locaux à leur profit. Ainsi, le succès des Frères de l’Instruction chrétienne s’explique par une coopération active entre les curés et Jean-Marie de La Mennais. L’idée de génie est d’avoir placé les religieux sous le contrôle des ecclésiastiques. Ceux-ci considérant les écoles des congréganistes comme leurs propres écoles, ils n’hésitent pas à se servir de tous les moyens de persuasion que leur procure leur ministère pour attirer les familles vers ces établissements. Au-delà, Jean-Marie de La Mennais réussit à persuader les curés de l’importance de l’instruction des pauvres. Ces derniers comprennent alors qu’en créant des écoles dirigées par des Frères, on rapproche les fidèles de l’Église. On les empêche ainsi de confier leurs enfants aux écoles mutuelles dans lesquelles ils risquent de cultiver une distance dangereuse avec la religion. Autre avantage, les écoles chrétiennes sont aussi la pépinière de prêtres dont l’Église a un cruel besoin après les défections dues aux conséquences de la Révolution.

40Cependant, malgré l’écrasante victoire des Frères de l’Instruction chrétienne, une partie de la population, plus distante par rapport au pouvoir religieux, n’abandonne pas l’école mutuelle pour autant. À Pontivy et Paimpol, celle-ci continue d’avoir ses fidèles. À Lamballe, sa disparition n’entraîne pas le transfert d’élèves vers l’école concurrente auquel on aurait pu s’attendre. En réalité, ces parents « libéraux » ou tout simplement moins cléricaux que leurs concitoyens, loin de s’être résignés, attendent l’heure de la revanche. La nomination de Martignac, en 1828, puis l’avènement de la monarchie de Juillet vont leur en donner l’occasion.