1On l’a vu précédemment, l’État avait, depuis 1789, tenté d’organiser l’instruction primaire. Les révolutionnaires n’avaient eu ni le temps, ni les moyens financiers de réaliser leurs projets. Quant à Napoléon, il avait longtemps ignoré les besoins du peuple en ce domaine, se contentant de soumettre les maîtres au contrôle de l’Université et réintroduisant l’instruction religieuse dans les écoles. Seule la période des Cent-Jours témoigne d’un plus grand intérêt de sa part. Encore faut-il relativiser car les tentatives de cette époque sont davantage à mettre au compte de son ministre de l’Intérieur, Lazare Carnot. Le règne de Louis XVIII, avec la diffusion de l’enseignement mutuel, verra le véritable retour de la prérogative de l’État dans l’organisation de l’enseignement primaire.

2En effet, si l’on doit à Lazare Carnot la primauté de l’idée d’introduire l’enseignement mutuel en France, c’est à Chabrol de Volvic, préfet de la Seine, qu’il faut attribuer les premiers essais parisiens. Ainsi, ce magistrat met en place, le 3 novembre 1815, un conseil de notables chargé de favoriser, dans la capitale, l’instruction des plus pauvres. Parmi les 11 membres de cette instance se trouvent les principaux membres de la Société pour l’instruction élémentaire1. Bientôt, les initiatives de Chabrol de Volvic suscitent l’intérêt de Vaublanc, ministre de l’Intérieur, et, à ce titre, en charge de l’instruction publique. Ce dernier donne son appui à l’expérience parisienne. Mais c’est son successeur, Laîné, nommé le 7 mai 1816, qui organise véritablement le soutien au nouvel enseignement à l’échelle du pays, renouant ainsi avec la prérogative de l’État sur l’instruction primaire.

3Decazes, successeur de Laîné, accède au ministère de l’Intérieur en janvier 1819. Il y reste jusqu’en février 1820, époque à laquelle, suite à l’assassinat du duc de Berry, accusé de favoriser les libéraux et l’esprit d’irréligion, il doit démissionner. Avec lui, l’enseignement mutuel continue d’être encouragé par le gouvernement et connaît son âge d’or. Ainsi, le nombre des écoles ne cesse de s’accroître sous son ministère, passant de 602, en 1818, à 1 300 en octobre 18192. Il faut dire que Decazes est l’un des premiers souscripteurs de la Société pour l’instruction élémentaire. C’est, notamment, grâce à lui que l’enseignement du dessin linéaire est introduit dans les écoles mutuelles pour la première fois en France3.

4Bien que participant à un gouvernement réactionnaire, Siméon, le nouveau ministre de l’Intérieur, succédant à Decazes, est un homme modéré du centre droit. Il montre, à l’instar de ses prédécesseurs, un attachement pour l’enseignement mutuel. Cependant, ses subordonnés ne sont plus aussi favorables que par le passé. En outre, au mois de février 1821, l’Instruction publique devient un ministère indépendant sous la houlette de Corbière, natif d’Ille-et-Vilaine et ultra-royaliste. Ce dernier taira cependant son différend avec Siméon jusqu’en décembre 1821, époque à laquelle celui-ci quittera le ministère de l’Intérieur4.

5Avec Corbière, une période difficile s’annonce pour la nouvelle méthode. C’est d’une part, au mois de mai 1822, la fin de la gratuité de la correspondance avec la Société pour l’instruction élémentaire. Jusque-là, en effet, tous les courriers échangés entre elle et les préfets bénéficiaient d’une franchise postale5. D’autre part, les secours aux écoles mutuelles diminuent considérablement.

Les préfets, rouages essentiels

6À ses débuts, la Société pour l’instruction élémentaire essaie, par ses correspondants et ses quelques sociétés locales, d’impulser une politique d’implantation nationale des nouvelles écoles. Cependant, il faut avouer, ses efforts auraient été peu efficaces si le gouvernement n’avait agi de son côté pour la seconder. De Laborde l’a compris. Seul l’État, grâce à son organisation administrative centralisée, peut permettre à l’enseignement mutuel de se développer à grande échelle sur le territoire français6. Les principaux rouages de cette administration sont les préfets. De leur obéissance vis-à-vis de leur supérieur direct, le ministre de l’Intérieur, dépendent désormais les destinées de l’instruction primaire depuis que le gouvernement a choisi de l’encourager.

7En Bretagne, de 1816 jusqu’en 1822, une dizaine de préfets ont pour tâche de développer l’enseignement mutuel. Doivent-ils, en obéissant aux ordres ministériels, encourager une méthode qui a l’air de sortir de nulle part et si peu conforme aux habitudes scolaires ? En outre, quelle attitude adopter vis-à-vis des deux camps antagonistes qui se forment autour de cette nouveauté ? Doivent-ils céder face aux ingérences cléricales ? Doivent-ils soutenir pleinement les élites libérales qui forment des sociétés pour encourager mais aussi contrôler les écoles mutuelles ? En réalité, les préfets vont adopter des attitudes diverses selon le contexte mais aussi selon leurs idées et leur personnalité.

8Quand la première circulaire demandant aux préfets d’encourager le nouvel enseignement est envoyée le 31 août 1816, d’Allonville, préfet d’Ille-et-Vilaine, et de Chazelles, sous-préfet de Lorient, futur préfet du Morbihan, ont déjà devancé les souhaits du gouvernement sur cette question. Le premier entretient une correspondance intense avec la Société pour l’instruction élémentaire afin de créer une première école à Rennes alors que le second est en relation avec un représentant local de cette même société. D’Allonville parvient, au bout d’un an, à établir durablement cinq écoles dans son département, à savoir deux à Rennes, une à Saint-Servan, une à Saint-Malo et une à Redon. Ces établissements accueillent environ 500 élèves en août 1817. Si, dans la région malouine, le sous-préfet et les maires concernés sont d’emblée favorables aux intentions du magistrat, ce n’est pas le cas à Rennes où le préfet doit subir une hostilité cléricale que la mission de janvier-février 1817 vient renforcer. Quant à la municipalité de cette ville, ne cachant pas sa préférence pour le retour des Frères, elle consent toutefois à voter 300 francs sur le budget 1818 pour le loyer de la nouvelle école qui s’est établie douves de la Visitation en août 1817.

9De son côté, de Chazelles, en tant que sous-préfet de Lorient, après avoir eu des contacts directs avec un correspondant de la Société de Paris, finit par communiquer directement avec le ministre de l’Intérieur sur cette question, ignorant ainsi les prérogatives de son supérieur le préfet, Marnières de Guer, sans doute peu intéressé par l’enseignement mutuel. Sa première idée est d’introduire la nouvelle méthode dans l’école municipale de Lorient mais le maire s’y oppose. De Chazelles ne lâche pas l’affaire pour autant. Un legs en faveur des enfants pauvres fait par un riche négociant de la ville, Roux-Kermorseven, vient à point pour persuader la municipalité de donner son accord à l’établissement d’une école mutuelle. Mais le legs se fait attendre et la décision communale aussi. Finalement, le sous-préfet réussit quand même à fonder une école dans son chef-lieu mais sur un petit pied. En effet, celle-ci est destinée à des enfants dont les parents sont suffisamment riches pour payer un écolage de trois francs par mois. Une autre est bientôt créée, à Port-Louis, puis une troisième à Belle-Île. Au total, ce sont environ 150 élèves qui sont instruits par la nouvelle méthode en août 1818. Le bilan est maigre mais de Chazelles ne désespère pas, d’autant qu’à partir de cette période, il devient le préfet du département. Les succès ne se font pas attendre. Au cours de l’année 1819, deux écoles sont ouvertes à Pontivy, une gratuite pour les pauvres et une seconde particulière pour une population plus aisée. Enfin, en janvier 1820, l’école municipale de Lorient recrute un maître formé à la méthode mutuelle, Tatesausse. À cette époque, la situation est comparable à celle de l’Ille-et-Vilaine observée un an et demi plus tôt, à savoir 500 élèves scolarisés dans les écoles mutuelles du département.

10Cependant, l’école de Lorient est la dernière conquête. La partie orientale du département reste rétive. Vannes et Auray sont pour les Frères. D’ailleurs, si de Chazelles a eu plus de chance avec la partie occidentale, c’est, en partie, parce qu’il a rencontré, au départ, des curés favorables dans toutes les localités où de telles écoles ont été fondées.

11Dans la lignée de ces deux préfets pionniers favorables à l’enseignement mutuel, on peut citer d’Arros, préfet du Finistère et Rousseau de Saint-Aignan, préfet des Côtes-du-Nord, qui exercent leurs fonctions dans les années 1819-1820. Le premier agit auprès des sous-préfets et obtient un certain succès, surtout dans l’arrondissement de Brest. Au total, à son départ, en juillet 1820, il existe 20 écoles mutuelles dans le Finistère, c’est plus qu’aucun autre département breton. Quant à Rousseau de Saint-Aignan, il agit davantage en direction des maires et des sociétés locales. Sous son égide, celle de Saint-Brieuc se dote de statuts. Elle parvient ainsi à faire prospérer une école de plus de 150 élèves et à résister aux attaques cléricales pour la faire tomber.

12Si, au moment de l’introduction de l’enseignement mutuel en Bretagne, de Chazelles et d’Allonville agissent en hommes convaincus des bienfaits de cette nouveauté, de leur côté, Conen de Saint-Luc, préfet des Côtes-du-Nord et de Brosses, son homologue à la tête de la Loire-Inférieure, sont d’un avis différent. Le premier paraît satisfait de l’état de l’instruction primaire dans son département. Il explique :

« Il y a peu de paroisses dans le département où il n’y ait des instituteurs primaires ; presque tous sont payés par les familles qui leur envoient leurs enfants. Les communes n’auraient pas les moyens de faire un traitement fixe aux instituteurs, les revenus dont elles jouissent étant consacrés à d’autres dépenses qu’on ne peut réduire : la rétribution payée par chaque enfant n’est que de quelques sols par mois dans les campagnes7. »

13Il souligne également le rôle des prêtres comme instituteurs : « […] presque tous les élèves qui viennent des campagnes aux divers collèges du département ont eu pour premier maître le recteur de leur paroisse, sans cela les collèges seraient déserts8 ». En outre, il est heureux que les comités cantonaux institués par l’ordonnance du 29 février 1816 soient bien composés et en pleine activité. Or, les nominations au sein de ces instances sont dues, pour l’essentiel, à l’intervention du vicaire général, Jean-Marie de La Mennais, qui dirige alors le diocèse. Quant à la soi-disant bonne activité de ces comités, cela est faux. En effet, si, les comités de Dinan, Guingamp et Saint-Brieuc avaient bien été réunis pour la première fois au cours de l’été 1817, ce n’était pas de leur propre initiative mais sur la convocation faite par l’inspecteur Delamarre alors en tournée. En outre, depuis cette époque, seul celui de Saint-Brieuc, contraint de désigner un maître pour diriger l’école mutuelle de la ville, avait été assemblé de nouveau. Peu importe la vérité, Conen de Saint-Luc préfère déclarer que l’ordre existant est le meilleur. Cela le dispense d’agir.

14Quant au comte de Brosses, il ne paraît pas plus pressé d’encourager le nouvel enseignement. Ainsi, il ne souhaite pas qu’une société de souscripteurs se forme à Nantes alors que Thomas Dobrée et ses amis ont déjà posé, depuis le 21 janvier 1816, les fondements d’une telle association. Il explique :

« Jusqu’à ce qu’un premier succès ait été constaté, il serait inutile de chercher à créer ici une société de souscripteurs telle qu’il a pu s’en former dans d’autres pays moins ennemis par nature ou par habitude de toute nouveauté9. »

15Malgré tout, le préfet demeure tout à fait conscient des problèmes liés à l’état de misère dans lequel vivent de nombreux ouvriers nantais. Il constate :

« Les rues et les places de cette ville sont couvertes d’enfants de tout âge livrés à l’oisiveté et qui doivent nécessairement finir par contracter les vices qui sont la suite naturelle de l’ignorance et de la fainéantise10. »

16La meilleure arme pour combattre cette situation lui paraît être le retour des lasalliens qui s’occupaient des écoles gratuites à Nantes sous l’Ancien Régime. Toutefois, le préfet prévoit que les Frères ne pourront sans doute pas scolariser l’ensemble des enfants pauvres. En outre, il sait que leur règle interdit toute implantation dans les petites villes et dans les campagnes. Il envisage alors le recours à l’enseignement mutuel comme un supplétif à l’action des religieux. Le nouvel enseignement sera employé, selon lui, là où ces derniers ne pourront pas être utilisés.

17Mais si Conen de Saint-Luc campe sur ses positions, de Brosses finit à la fin de l’année 1817 par se laisser convaincre par les amis de Thomas Dobrée. Il préside alors aux succès de la grande école mutuelle de Nantes, fondée en mai 1818 par ces derniers, et la soutient jusqu’à son départ en 1822.

18Entre le volontarisme et la défiance, certains préfets ont des attitudes plutôt conciliatrices, leur souci principal étant de s’assurer de l’appui du clergé. Dans le Finistère, Huchet de Cintré représente bien ce positionnement. Il conclut, en 1817, un accord avec l’évêque pour que soient placés des séminaristes à la tête des nouvelles écoles. Mais son plan échoue car les municipalités préfèrent placer des hommes ayant de l’expérience et qu’elles connaissent. Seule la ville de Quimper suivra cette voie. De même, en Ille-et-Vilaine, lorsque le préfet, de La Villegontier, voit les Frères arriver à Rennes en janvier 1818, il tente de leur faire adopter le nouvel enseignement. Mais il est tout de suite éconduit. En outre, voyant la situation s’empirer, Lambert, le maître mutuel, s’en va fonder l’école de Nantes laissant celle de Rennes aux mains d’un homme misérable qui parvient difficilement à maintenir un petit établissement d’une trentaine d’élèves dont la plupart sont payants. De La Villegontier, favorable à l’instruction des pauvres, semble alors abdiquer en faveur des religieux. Il faut l’intervention vigoureuse de deux ministres successifs, Laîné, puis Decazes, accompagnée de la promesse d’un fonds exceptionnel de 2 000 francs pour que le préfet consente enfin à changer le maître. Il accepte alors l’arrivée de Walravens, homme providentiel formé par les soins de la Société pour l’instruction élémentaire. Ce dernier ne déçoit pas et du coup, le préfet s’enhardit et défend jusqu’au bout l’établissement qu’il avait supporté difficilement jusque là. Cependant, l’école mutuelle, bien que florissante, n’est soutenue que par les parents dont certains payent jusqu’à cinq francs de rétribution mensuelle. Prenant acte de cette situation, le préfet pense que les écoles mutuelles sont plutôt destinées à la classe des artisans aisés et que les pauvres doivent aller chez les Frères, ce qui constitue tout de même un paradoxe pour une méthode destinée, à l’origine, aux indigents.

19Au total, les préfets volontaristes se sont montrés assez efficaces. Sans l’intervention d’hommes de conviction comme de Chazelles et d’Allonville, le décollage de l’enseignement mutuel en Ille-et-Vilaine et dans le Morbihan n’aurait sans doute pas eu lieu. Dans le Finistère, le préfet a échoué dans son accord avec le clergé mais cela n’a pas empêché la méthode de prospérer, surtout dans l’arrondissement de Brest où les élites sont les plus favorables.

20En outre, quand l’enseignement mutuel est en danger dans les villes les plus importantes, l’action gouvernementale est toujours présente. Ainsi, le limogeage de Conen de Saint-Luc et son remplacement par Rousseau de Saint-Aignan permet à l’école mutuelle de Saint-Brieuc de se maintenir. L’envoi d’un fonds exceptionnel et d’un maître compétent aura le même effet pour celle de Rennes. Le changement de position du comte de Brosses, bien que convaincu par les amis de Thomas Dobrée, n’est pas étranger non plus aux pressions gouvernementales.

21Finalement, les préfets, au-delà des diversités d’attitudes, ont agi conformément aux vues gouvernementales. Si peu ont été zélés vis-à-vis de la tâche énorme qu’on leur demandait, la plupart ont essayé d’introduire l’enseignement mutuel sans brusquer les consciences et les habitudes. Avec les moyens dérisoires qu’on leur attribuait, ils ont réussi quand même à implanter la nouvelle méthode dans 28 localités.

Les autorités académiques, du soutien à l’hostilité

22L’instruction primaire, à cette époque, n’est pas seulement l’affaire des préfets, elle est aussi confiée à l’Université. Celle-ci prépare, dès les débuts de la Seconde Restauration, une nouvelle législation pour l’encadrer et la développer. Deux fonctionnaires de cette administration, Georges Cuvier et Ambroise Rendu, auxquels est adjoint le baron de Gérando, se réunissent pour rédiger la future ordonnance. Celle-ci est signée par Louis XVIII le 29 février 1816. Parmi les mesures les plus importantes, on trouve l’institution des comités d’instruction primaire pour chaque canton, composés de notables et présidés par le curé du canton. Concernant les instituteurs, ceux-ci doivent posséder un brevet pour exercer, du premier, deuxième ou troisième degré, selon l’étendue des matières enseignées. Ils doivent également être présentés au comité cantonal qui examine l’opportunité de les admettre à enseigner dans la commune demandée. Ensuite, ils sont soumis à l’autorisation du recteur de l’académie et à l’approbation du préfet. Concernant les communes, il est prévu que celles-ci, seules ou en groupement, doivent assurer l’existence de l’instruction primaire sur leur territoire. Elles sont incitées également à régler les dépenses pour les enfants indigents. Mais comme aucune sanction n’est prévue en cas d’infraction, cela réduit fortement le principe de cette obligation. L’article 35 inscrit pour la première fois un budget régulier pour les dépenses de l’enseignement primaire. Cependant, la somme allouée, à savoir 50 000 francs, reste modeste. Parmi les grandes lacunes de ce texte, on peut noter le silence sur les écoles de filles et l’absence de toute politique de formation des maîtres, ceux-ci étant renvoyés à l’apprentissage chez un collègue plus expérimenté11. Quant à la méthode mutuelle, celle-ci n’est même pas mentionnée. En réalité, les membres de la Commission de l’Instruction publique sont réservés au début sur ce sujet. C’est seulement à partir du 27 juin 1816, par une circulaire aux recteurs d’académie, qu’ils lui donnent officiellement son encouragement12.

23Quand cette circulaire arrive dans l’académie de Rennes, l’abbé Germé s’apprête à quitter ses fonctions de recteur13. C’est à l’abbé Le Priol, son successeur, qu’incombe donc la tâche d’encourager le nouvel enseignement. Ce dernier tient les rênes de l’académie pendant six années, jusqu’à l’automne 1822, période à laquelle il est démis de ses fonctions14. On peut observer qu’il est témoin et acteur du développement des écoles mutuelles jusqu’à leur abandon par le gouvernement. Reste à savoir quel est son engagement réel dans cette affaire. Puis, l’abbé Blanchard lui succède et demeure à son poste jusqu’en 1830. Politiquement, ce dernier est considéré comme un « royaliste intransigeant ». Promu à la tête de l’académie, il ne peut qu’incarner une politique de défiance vis-à-vis des écoles mutuelles qui commencent d’ailleurs à disparaître.

L’abbé Le Priol

24Le recteur d’académie qui joue le plus grand rôle dans le développement des écoles mutuelles est, sans conteste, l’abbé Le Priol. Son accession à la tête de l’académie de Rennes marque le couronnement d’une carrière consacrée entièrement à l’enseignement et à la direction d’établissements scolaires secondaires. Ayant commencé comme professeur de philosophie au collège de Vannes sous l’Ancien Régime, c’est pendant la période impériale qu’il commence à gravir les échelons de la carrière universitaire. Il enseigne un moment les mathématiques au lycée de Strasbourg, puis devient proviseur du lycée de Pontivy avant de diriger celui de Rouen. Il est considéré comme gallican, opposé aux jésuites15.

25Prenant les rênes de l’académie, il entend rompre avec la « marche molle16 » suivie jusqu’à présent par son prédécesseur et surtout les inspecteurs qui l’entouraient. Ceux-ci, Coatpont et Lesage, ne lui conviennent pas. Aussi, demande-t-il le changement de l’un d’entre eux, Coatpont, « méprisé de tous les partis », par Delamarre. Ce dernier est premier avocat général près la Cour royale de Rennes. Les qualités que le recteur apprécie chez lui ont trait à sa bonne connaissance de la province. Surtout, en tant que fonctionnaire de l’administration judiciaire, il pourra compter sur la coopération des procureurs du roi pour lutter contre les « mauvais sujets » et les « fraudeurs ». Il espère également que son autorité saura réveiller l’ardeur des comités cantonaux d’instruction primaire. En un mot, le recteur entend bien s’appuyer sur ce magistrat important pour faire valoir les droits de l’Université. Quant à l’attitude politique de Delamarre, elle ne laisse rien à désirer. Le recteur en donne la preuve : « À l’époque des dernières élections, il a ici le premier donné l’élan au parti ministériel, et servi par là bien efficacement le gouvernement dans les quatre-cinquièmes de la province17. » Le recteur obtiendra la nomination de Delamarre. Ensemble, ils formeront une sorte de « tandem académique », défendant les prérogatives de l’Université contre les vues hégémoniques d’un clergé ultramontain.

26Le recteur ainsi épaulé peut se mettre au travail. Mais la tâche est immense et il est bien conscient de l’état lamentable dans lequel l’instruction primaire se trouve. Dans ce domaine, il espère peu des autorités civiles. Il ne voit de solution que dans l’action du clergé et le renouvellement des évêques suite à l’adoption d’un nouveau concordat. Il déclare ainsi dans un rapport adressé à l’autorité universitaire :

« Il n’y a qu’un moyen efficace pour lever les principaux obstacles qui s’opposent à l’établissement de l’instruction primaire en Bretagne. Le peuple est ici très soumis au clergé qui, à son tour, est très soumis aux supérieurs ecclésiastiques. Les évêques, établis en vertu du concordat de Bonaparte, étaient tous dévoués à la cause de celui qui les avait nommés, et lui ont rendu les plus grands services dans ce pays. Il est permis d’espérer que les évêques du nouveau concordat seront tout aussi dévoués à la cause et à la personne du souverain légitime. Que le roi leur ordonne de favoriser de tout leur pouvoir l’exécution de l’ordonnance du 29 février ; et, malgré toutes les difficultés, cette ordonnance finira par être exécutée. Que les évêques le veuillent sérieusement, et le peuple en Bretagne sera éclairé, religieux et royaliste comme le roi et seulement comme le roi. La paix, le bonheur de la province est entièrement dans leurs mains. Les préfets peuvent bien donner des ordres aux sous-préfets et aux maires, les procureurs généraux aux juges de paix ; et quelques comités s’assembleront sans la convocation du président naturel. Les comités incomplets pourront présenter quelques instituteurs, établir quelques écoles. Mais nous n’aurions qu’un corps sans âme ; l’institution resterait toujours stérile : elle ne peut être vivifiée que par l’action du clergé18. »

27Certains de ces propos confirment l’opposition du recteur de l’académie aux ultra-royalistes et aux ultramontains. Dans la lettre confidentielle écrite, en mars 1817, à Royer-Collard, son supérieur et ami, il avait d’ailleurs affirmé une vision toute gallicane. Il avait déclaré, en substance, que les évêques devaient, selon lui, être soumis aux décisions du gouvernement et devenir un rouage efficace de sa politique.

28Un des premiers actes du recteur est d’envoyer l’inspecteur Delamarre en tournée à travers une grande partie de la Bretagne. Deux objets particuliers doivent fixer son attention : la situation morale des collèges et l’exécution de l’ordonnance du 29 février 1816. Le recteur précise qu’il convient de convoquer le plus possible les comités cantonaux, d’encourager la propagation de l’instruction primaire et d’épurer avec sagesse la classe des instituteurs.

29Parti le 12 juin 1817 de Rennes, l’inspecteur s’engage donc dans un long périple dont il reviendra au courant du mois de septembre suivant. Dans chaque ville visitée, Delamarre s’emploie, fidèle aux recommandations de son supérieur, à réunir le comité cantonal qui, dans tous les cas, n’avait jamais été convoqué jusque-là. À Saint-Servan et Saint-Malo, l’inspecteur se félicite des initiatives en faveur des nouvelles méthodes19. À Dinan, il réussit à imposer ses vues aux notables malgré l’opposition du curé, l’abbé Bertier. Celui-ci déplore sa défaite dans une lettre adressée à son supérieur qu’on suppose être Jean-Marie de La Mennais bien qu’il ne soit pas nommé :

« Quant à l’école lancastrienne, j’avais dit d’abord que je mettrais le feu à notre maison plutôt que de l’accepter. Mais d’après les explications qui me furent données, et d’après les autorités qui me furent celées, surtout celle du souverain pontife qui l’avait établie dans ses états, je ne crus pas pouvoir m’opposer au suffrage unanime de notre comité20. »

30Cependant, sans doute après les remontrances du vicaire général, le curé se ressaisit et déclare qu’il reviendra sur sa décision. Il affirme : « Le 1^er jeudi d’août où le comité doit se réunir, je ferai ce qui dépendra de moi contre l’école à la Lancaster21. »

31À Saint-Brieuc, l’inspecteur est moins heureux que dans les villes précédemment visitées. C’est en vain qu’il engage le comité cantonal de cette ville à se prononcer en faveur de l’enseignement mutuel. À Guingamp, il n’est pas mieux entendu. Voici ce que rapporte le curé, l’abbé Guiader :

« Il n’y avait pas cinq minutes que je tenais votre lettre quand M. l’Inspecteur avec Mrs les Sous-Préfets, Procureur du Roi, est entré chez moi ; de suite on a commencé et pendant au moins deux heures il a dit d’excellentes choses sur l’instruction primaire ; si on pouvait les mettre toutes en pratique bientôt cette institution produirait des effets merveilleux. Après il a demandé s’il n’y avait pas quelqu’un des instituteurs salariés par la ville ; on lui a répondu que non ; alors (et tout ceci est en notes) il a demandé que le comité exprima [sic] son vœu au conseil municipal pour obtenir une indemnité au moins de 300 F pour un instituteur qui serait tenu de prendre gratis les indigents, et qui pourrait passer trois semaines ou un mois auprès des maîtres de l’école mutuelle pour apprendre la méthode de cet enseignement qui, nous a-t-il dit, est déjà adoptée dans le diocèse de Rennes, pratiquée à Saint-Malo, à Dinan et le serait bientôt à Saint-Brieuc par les Frères de la doctrine chrétienne qui venaient s’y établir. On lui a répondu que cette année nous ne pouvions point penser à cela parce que nous sommes dépourvus de moyens. Voilà où nous en sommes ; mais je crois qu’avant qu’il puisse réaliser son projet, on verra quelque changement. Je vois cependant, sans connaître les suites de cette espèce d’enseignement qu’il en est un chaud partisan22. »

32Il existe deux derniers témoignages sur sa tournée, lors de ses passages à Lannion et à Landerneau. Dans ces deux villes, il continue de se faire l’apôtre du nouvel enseignement et il est probable que cela a été le cas partout où il est passé.

33Delamarre se sent d’autant mieux fondé à promouvoir l’enseignement mutuel qu’il est, dans cette action, soutenu par son supérieur. Ainsi, lorsque la Commission de l’Instruction publique, instance dirigeante de l’Université, entend encourager ce nouveau mode d’enseignement, le recteur approuve sans réserve. La fronde cléricale qui s’organise à Rennes contre la nouvelle méthode au cours de l’année 1817 lui donne d’ailleurs l’occasion de s’impliquer davantage. Il dénonce alors les agissements des curés et met en cause les articles de l’organe catholique L’Ami de la religion et du roi ainsi que l’influence de l’abbé de Rauzan, supérieur des missionnaires de France qui ont prêché quelques mois plus tôt dans la ville. En outre, à la même époque, il réclame 300 francs, sur les fonds universitaires, pour pouvoir établir une école d’enseignement mutuel dans l’île de Batz (Loire-Atlantique). Mais, malgré ce premier élan, le recteur comprend assez rapidement l’insuffisance de la nouvelle méthode en ce qui concerne les localités rurales. Il met ainsi en garde le maire de Ploudalmézeau sur la pertinence de l’enseignement mutuel dans sa commune :

« Cette méthode est sans contredit la meilleure dans les écoles nombreuses ; elle peut être employée avec un plein succès dans les communes populeuses ; mais je crois l’enseignement simultané préférable dans les écoles qui ne réunissent qu’un petit nombre d’élèves. Examinez, je vous prie, avec soin, lequel des deux modes est le plus convenable à votre commune23. »

34Pour le recteur, tout ce qui peut concourir aux progrès de l’instruction primaire est digne d’intérêt. Aussi, outre son soutien vis-à-vis de l’enseignement mutuel, il encourage également l’implantation des écoles congréganistes. Au début de l’année 1817, il supplie le frère Gerbaud, supérieur des Frères des Écoles chrétiennes, d’envoyer les religieux réclamés par la municipalité de Brest. Quelques mois plus tard, il demande à la Commission de l’Instruction publique d’envoyer quelques fonds pour les « petits frères » formés par Gabriel Deshayes, curé d’Auray. Ces religieux sont alors destinés à enseigner les enfants pauvres des campagnes. Cependant, dans un premier temps, le recteur veut restreindre le pouvoir de cette nouvelle congrégation. Il n’est pas question jusqu’en 1821 de lui accorder les privilèges de la lettre d’obédience qui permet au supérieur de nommer ses frères où bon lui semble sans avoir à en référer à l’autorité universitaire. Il n’a pas l’intention non plus de favoriser leur implantation dans les villes. Voici son explication :

« En général, les frères d’Auray établis dans cette académie ne passent pas pour être bien instruits. D’honnêtes fonctionnaires publics d’Auray et Montauban m’ont assuré que sur ce rapport, ils ne conviennent pas dans les villes et le rapport de M. l’Inspecteur Delamarre a confirmé cette assertion ; mais ils peuvent rendre de très grands services dans nos campagnes où ils enseignent bien le catéchisme, sont pieux et d’une conduite édifiante, et méritent d’être encouragés24. »

35À cette époque, il semble que le recteur ait envisagé une sorte de répartition des tâches : laissant aux lasalliens et à l’enseignement mutuel, l’instruction des enfants des villes, il conçoit que les Frères de l’Instruction chrétienne conviennent mieux pour les enfants des campagnes qui n’ont besoin que d’un enseignement réduit où l’essentiel est d’inculquer les principes moraux et religieux.

36L’année 1821 marque cependant un tournant dans l’attitude du recteur vis-à-vis des écoles mutuelles. L’abbé Le Priol met alors en cause le pouvoir des sociétés locales qui encouragent ces écoles. Il explique au ministre de l’Intérieur :

« Votre Excellence sait de quel œil on a vu en Bretagne l’établissement des écoles d’enseignement mutuel. Les préjugés qui devaient leur naissance aux sentiments connus de la plupart des prôneurs de la méthode ont influé d’une manière affligeante, non sur le matériel de cette méthode mais sur l’opinion de quelques instituteurs et principalement sur la qualité des personnes qui devaient surveiller leurs écoles. Des instituteurs qui ont adopté cette méthode, les uns ont été autorisés sur la demande des comités cantonaux, les autres sur celle des préfets et sous-préfets. Quelques (uns) de ceux-ci, se voyant négligés par les comités cantonaux se sont mis à la discrétion de certaines sociétés qui, avec l’agrément du ministère de l’Intérieur, se sont formées spontanément dans l’intention ou sous prétexte de propager la méthode et d’en maintenir la pureté, mais qui, depuis, ont bien dépassé le but réel ou apparent de leur formation25. »

37En réalité, ce sont des plaintes émanant de personnes habitant Saint-Brieuc et Guingamp qui sont à l’origine de cette prise de position. Elles ont pour objet la teneur des discours prononcés par des représentants des sociétés d’encouragement au cours de cérémonies de remise de prix aux élèves de l’école mutuelle. On comprend que les discours ont eu un contenu irréligieux ou libéral. Il est malheureux que les textes des discours incriminés n’aient pas été conservés car la pertinence des accusations aurait, alors, pu être mise en évidence. Le recteur, lui-même, a-t-il eu une connaissance précise de ces discours ? On peut en douter car, dans son réquisitoire, il n’en cite pas un seul passage. Il paraît faire totalement confiance aux personnes accusatrices qui appartiennent probablement au clergé. On peut raisonnablement soupçonner les curés de Saint-Brieuc et Guingamp ainsi que le tout puissant vicaire général du diocèse, Jean-Marie de La Mennais, d’être à l’origine de cette affaire. Si le recteur donne raison aux adversaires de l’enseignement mutuel, c’est qu’il n’apprécie pas la tournure politique que prend la querelle scolaire. Il veut marquer un coup d’arrêt à cette dérive et décide de prendre un arrêté académique qui interdit désormais aux sociétés locales de prononcer des discours dans les écoles qu’elles avaient pourtant protégées et financées jusque-là. Plus précisément, en ce qui concerne Guingamp et Saint-Brieuc, il entend confier la surveillance des écoles mutuelles aux seuls soins des comités cantonaux. En prenant cette dernière mesure, l’abbé Le Priol n’ignore pas qu’il les livre alors à ses ennemis les plus ardents.

38Ainsi, cette position inattendue du recteur témoigne d’une défiance vis-à-vis d’une méthode qu’il avait toujours soutenue jusque-là. Elle consacre également son ralliement aux vues d’un clergé dont il fustigeait quelques années auparavant les vues ultramontaines et ultra-royalistes. L’abbé Le Priol favorise désormais les Frères et plus particulièrement ceux qui dépendent de l’institut dirigé par Jean-Marie de La Mennais. Il réclame pour eux le système de la lettre d’obédience qu’il leur avait contesté jusque-là. Il s’emploie également à persuader les autorités universitaires d’accorder à cette nouvelle congrégation l’autorisation légale nécessaire. Dans le rapport de la tournée d’inspection qu’il avait faite avec Rabillon dans une partie de la Bretagne en 1821, on peut lire :

« Ces frères connus jusqu’à présent sous le nom de petits frères ou frères d’Aurai [sic], sont déjà répandus dans tout le ressort de l’académie, et nous devons reconnaître qu’ils y opèrent le plus grand bien. C’est ce qui nous fait vivement désirer qu’ils acquièrent une existence légale, qui fixe le rapport avec l’académie : jusqu’alors nous ne pouvons les considérer que comme des maîtres particuliers, qui ont besoin de se soumettre aux mêmes formalités que les autres, pour obtenir le droit d’enseigner26. »

39Ce rapport commence d’ailleurs par un long préambule qui met en exergue la supériorité de la méthode des Frères sur les autres. La Commission de l’Instruction publique n’est pas satisfaite d’un tel parti pris et demande des explications. Le recteur prend alors la défense du « rédacteur » du rapport qui ne peut être que l’inspecteur Rabillon ou lui-même :

« S’il (le rédacteur du rapport) est obligé d’avouer qu’il regarde l’enseignement simultané des Frères tel qu’il est pratiqué par les frères comme très supérieur aux autres méthodes d’instruction primaire, il n’en est pas moins persuadé qu’une école mutuelle dirigée par de bons maîtres peut produire beaucoup de bien27. »

40On le voit, même s’il a pris ses distances avec l’enseignement mutuel, le recteur ne rejette pas pour autant cette méthode. Jusqu’à la cessation de ses fonctions, il continue à le conseiller et envisage même une sorte de méthode mixte qui sera préconisée plus tard, pendant la monarchie de Juillet. La pire des méthodes pour lui est l’enseignement individuel. Voici ce qu’il recommande, en juin 1822, aux curés, présidents des comités cantonaux de son académie :

« La moins avantageuse de toute est, sans contredit, l’enseignement individuel. À l’inconvénient déjà très grave, de la lenteur des progrès, il joint l’inconvénient, beaucoup plus grave encore, de l’usage d’une multitude de livres disparates, et dont plusieurs ne devraient même pas se trouver entre les mains de la jeunesse. Il serait digne de votre zèle, monsieur le Curé, et de celui de messieurs vos collaborateurs, d’appliquer vos soins à faire remplacer cette méthode vicieuse, soit par l’enseignement simultané, soit par l’enseignement mutuel, soit par une combinaison appropriée aux localités de l’une et l’autre de ces méthodes28. »

L’abbé Blanchard

41Finalement, l’abbé Le Priol n’avait fait qu’accompagner le mouvement de défiance vis-à-vis d’une méthode de plus en plus décriée en haut lieu. La nomination d’un nouveau responsable académique en la personne de l’abbé Blanchard, connu pour ses positions ultra-royalistes, augure d’un changement plus radical. Toute la carrière de ce troisième recteur est consacrée à la formation des prêtres. Eudiste, il dirige le grand séminaire de Rennes sous l’Ancien Régime. Puis, après les bouleversements révolutionnaires, il s’occupe de reconstruire ce qui avait été détruit. Dès 1800, il crée, près de Rennes, une sorte d’école ecclésiastique. Assez rapidement, cet embryon devient un véritable séminaire et se trouve transféré à Rennes29. Cependant, cet établissement qui concurrence un peu trop le lycée impérial est fermé en 1811. Finalement, l’abbé Blanchard aura sa revanche quelques années plus tard lorsque le gouvernement de la Restauration lui confiera la direction du collège royal de la ville.

42Arrivé à la tête de l’académie de Rennes, il ne peut qu’incarner une politique défavorable aux écoles mutuelles. Il le prouve dans trois affaires au moins. Une première fois, il s’oppose à ce qu’on accorde une nouvelle autorisation à Rémond, ancien instituteur de l’école mutuelle de Saint-Brieuc. Cette école vient de fermer par une décision de la municipalité qui refuse de continuer son financement. Aussi, le maître souhaite-t-il désormais ouvrir un établissement à son compte où il pourra poursuivre sa méthode d’enseignement. Comme le comité cantonal n’est pas favorable et que son avis est nécessaire pour une nouvelle autorisation, on décide de porter l’affaire en haut lieu. Une pétition d’habitants, partisans de Rémond, est adressée au recteur lui-même. Mais, ce dernier, loin d’aller contre les décisions du comité, pense qu’un maître mutuel « ne peut que perpétuer dans la ville de Saint-Brieuc des haines et des divisions qu’y alimente l’esprit de parti et dont il importe de tarir la source le plutôt possible30 ».

43Après cette affaire, il va se saisir de l’ordonnance du 8 avril 1824, qui remet la surveillance des écoles primaires aux mains des évêques, pour se débarrasser d’un autre maître mutuel. Il s’agit de Legros qui tient l’école de Saint-Servan fondée par la municipalité depuis neuf ans. Sur le simple prétexte que l’évêque n’a pas accordé l’autorisation nécessaire à l’instituteur pour pouvoir continuer son enseignement, le recteur décide de le révoquer. Non seulement, il ne peut plus tenir son école mais on lui a également retiré son brevet. Pourtant, ce maître avait donné toute satisfaction auparavant et apparemment aucune plainte n’avait été formée contre lui. Enfin, un troisième maître mutuel est pris dans la tourmente, il s’agit de Jean Rozé qui tient son école à Paimpol. Cependant, cette fois, les manœuvres concertées du clergé et du recteur échouent devant la résistance d’une partie importante des notables de la ville à la tête de laquelle se trouve le maire.

44En réalité, ces cas sont isolés et l’enseignement mutuel, privé de ses soutiens administratifs et politiques, a disparu dans de nombreux endroits de Bretagne après 1823. Le recteur se montre donc particulièrement intolérant en voulant extirper de ses derniers bastions une méthode désormais moribonde. Sa suspicion va jusqu’à dénoncer toutes les écoles financées par les villes. Il explique :

« Je dois, cependant, Mgr, faire observer que la plupart des écoles primaires entretenues par les villes ne méritent pas beaucoup de faveur ; elles étaient presque toutes anciennement des écoles mutuelles, et si leurs méthodes ont été changées ou modifiées, leur mauvais esprit ne s’en est pas moins perpétué31. »

45Ainsi, pour le recteur, ce n’est pas tant une méthode d’enseignement qui est en cause que ses soutiens politiques et idéologiques. Cependant, si l’abbé Blanchard fait preuve de zèle dans ses tentatives d’épuration du personnel, il se révèle, à l’inverse, bien piètre administrateur. Il avoue ainsi que son administration a été impuissante à dresser les états de situation des écoles de son ressort. Les inspections n’ont, quant à elles, concerné que le vingtième des établissements existants. Si seulement les évêques, de leur côté, avaient rempli cette tâche, et communiqué leurs renseignements à l’administration universitaire, le recteur aurait été satisfait. Mais il n’en a rien été. Toutefois, devant un tel constat, l’abbé Blanchard, loin de prôner le retour des prérogatives universitaires sur l’instruction primaire, conseille au contraire leur suppression totale. Selon lui, seuls les évêques devraient avoir tous les pouvoirs en ce domaine et en référer directement au ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique. Au total, l’abbé Blanchard apparaît comme le loup entré dans la bergerie et il aurait sans doute approuvé les propos du curé d’Argentré (Ille-et-Vilaine) qui décrivait l’Université comme « la plus infernale des inventions de Buonaparte32 ».

46L’attitude des deux recteurs qui ont eu affaire à l’enseignement mutuel montre une évolution de la position de l’autorité académique. La politique menée par l’abbé Le Priol est d’emblée favorable à la nouvelle méthode. Pour lui, c’est un moyen, à côté des écoles congréganistes, de développer l’instruction primaire dans une Bretagne bien pauvre à cet égard. À ses côtés, l’inspecteur Delamarre paraît avoir joué un rôle important pour convaincre les différents comités cantonaux d’adopter cette nouveauté. Cependant, l’abbé Le Priol comprend rapidement que cette forme d’enseignement n’est adaptée qu’aux villes. En outre, il sait bien que rien de sérieux ne se fera en matière d’instruction du peuple sans l’appui des évêques. Enfin, l’esprit de parti qui s’empare de l’enseignement mutuel dans certains endroits, particulièrement dans les Côtes-du-Nord, l’incite à prendre ses distances avec ce mode d’instruction. À partir de 1’été 1821, la rupture est consommée et désormais les Frères auront sa préférence, surtout ceux qui sont sous la direction de Jean-Marie de La Mennais. Son successeur, l’abbé Blanchard, aux vues ultra-royalistes et peu partisan du système universitaire, accompagnera les décisions du clergé dans sa chasse aux sorcières vis-à-vis des maîtres mutuels qui survivent après la débâcle. Désormais, seuls les Frères sont encouragés à fonder des écoles et le recteur souhaite même se débarrasser du peu de pouvoir qu’il lui reste en matière d’instruction primaire pour qu’il soit confié exclusivement aux prélats. Finalement, l’autorité académique qui portait des vues assez prometteuses sur le développement de l’instruction en Bretagne au début de l’année 1817 finit, treize ans plus tard, par abdiquer ses prérogatives, consacrant ainsi son échec.