1Au début de la Restauration, le préfet d’Ille-et-Vilaine, essayant d’évaluer la diffusion de l’instruction primaire dans son département qui est alors le plus alphabétisé de Bretagne, déclare : « En résumé, on peut conclure que l’instruction primaire n’est pas donnée à plus du quart de tous les enfants du département1. »

2Ainsi, à cette époque, la Bretagne fait partie de cette France particulièrement sous-scolarisée. Malgré cela, selon la statistique établie par le recteur Maggiolo en 1877, des progrès semblent s’accomplir lentement dans sa partie orientale. Si les campagnes paraissent à l’écart du développement de l’instruction, c’est n’est pas le cas des villes où les parents assez aisés peuvent envoyer leurs enfants à l’école. Cependant, rares sont les municipalités qui se soucient de l’instruction des pauvres. À cet égard, Pontivy et Lorient se distinguent en choisissant d’entretenir à leurs frais une école pour les indigents. Quant aux écoles charitables, il en existe quelques-unes pour les filles qui sont l’œuvre de congrégations et seulement deux pour les garçons : une à Rennes, à l’initiative de l’abbé Le Forestier, et l’autre, à Auray (Morbihan) où les Frères des Écoles chrétiennes ont rouvert, le 1^er janvier 1811, leur première école en Bretagne depuis la Révolution.

3Face à cet état calamiteux de l’instruction, quelques notables locaux aux vues bienfaisantes vont tenter de trouver une solution dans l’enseignement mutuel. Cette méthode, venue d’Angleterre et introduite à Paris, en juin 1815, grâce à la Société pour l’instruction élémentaire, se présente alors comme une nouvelle vaccine contre l’ignorance du peuple. Ceux qui la défendent comptent parmi les meilleurs esprits du temps : des savants, des hommes de lettres, des industriels, de hauts fonctionnaires. Tous se considèrent comme des philanthropes. Ils veulent l’instruction du peuple parce qu’ils l’estiment liée au progrès, qu’il soit scientifique, industriel ou moral. Certains voudront agir seuls sans secours de l’État, d’autres, plus nombreux, et aussi plus réalistes, verront tout l’intérêt de s’associer à lui pour accomplir leur projet.

Une nouvelle vaccine : l’enseignement mutuel

4Utiliser les élèves les plus instruits pour enseigner à leurs camarades est sans doute une idée aussi vieille que l’école elle-même. Il faut dire qu’il s’agit d’une solution pratique dès que le maître se trouve confronté à un groupe d’élèves important. Mais passer de ce simple expédient pédagogique à un système d’enseignement élaboré, c’est une autre affaire. À la fin du XVIII^e siècle, Bell et Lancaster, deux pédagogues anglais, développent, chacun de leur côté, un modèle scolaire pour l’instruction du peuple dont la base est le monitorat. Même si c’est celui de Lancaster qui sera adopté en France, il convient cependant de présenter les deux.

5Andrew Bell est né en Écosse, à Saint-Andrew, en 1753. Après ses études et un emploi de précepteur chez un riche planteur de Virginie, il revient en Angleterre où il choisit de devenir prêtre de l’église anglicane en 1784. Trois ans plus tard, il est envoyé à Madras, en Inde, où il commence à exercer comme aumônier de plusieurs régiments. En 1789, il est à la tête du « Military Male Asylum at Egmore ». Il s’agit alors d’une institution recueillant des orphelins de militaires. Il veut accélérer les progrès des élèves mais, dans son action, il rencontre la résistance du personnel enseignant. Aussi, a-t-il l’idée d’employer des enfants comme moniteurs pour les remplacer. Il introduit également l’emploi du sable pour l’apprentissage de l’écriture, suivant en cela les usages indigènes. En 1797, il quitte l’Inde pour des raisons de santé. Il remet un rapport sur son expérience pédagogique aux administrateurs de l’orphelinat militaire avant son départ. Ce rapport est ensuite publié en Angleterre sous le titre An experiment in education, made at the male asylum of Madras2. Pendant quelques années, il reste à l’écart des préoccupations pédagogiques. C’est le succès remporté par les écoles établies pour les pauvres selon le système de Joseph Lancaster qui lui remet le pied à l’étrier. En effet, ce dernier a, de son côté, développé une organisation pédagogique basée également sur le monitorat. Cependant, Lancaster, étant quaker, pratique la tolérance religieuse dans ses écoles. Cela ne peut qu’alarmer le clergé anglican attaché à ses prérogatives sur l’instruction primaire. Andrew Bell aura alors pour mission de développer des écoles concurrentes fonctionnant, à l’instar de Lancaster, avec des moniteurs mais sous le contrôle de l’Église d’Angleterre.

6Dans la méthode mise au point par Andrew Bell, l’école est constituée de plusieurs classes. Celles-ci se présentent sous la forme de carrés composés d’une trentaine d’élèves. Toutes les classes s’instruisent dans la même salle. À la tête de chaque classe se trouvent les moniteurs appelés teachers. Ils sont chargés de l’enseignement proprement dit.

7Cette organisation se double, en outre, d’une division des élèves au sein même de chaque classe. Ceux-ci sont répartis entre tuteurs et pupilles3. Les premiers sont les meilleurs élèves de la classe et doivent aider, chacun, un élève plus faible qu’eux dans la répétition des leçons. Les exercices se déroulent donc en deux temps. Le premier est consacré à la leçon proprement dite. Il concerne tous les élèves, qu’ils soient « pupilles » ou « tuteurs », et a lieu sous la conduite du moniteur ou teacher. Le deuxième temps est, quant à lui, consacré à la répétition de la leçon. Chaque « pupille » est alors aidé par son « tuteur ». Le tutorat adopté par Bell ne sera cependant pas retenu par les fondateurs français. D’ailleurs, à l’époque où l’on songe à introduire la nouvelle méthode en France, le procédé a été abandonné par son concepteur. Quelques écoles seulement le suivent encore en Angleterre4.

8Quant à Joseph Lancaster, s’il n’a pas été le pionnier en la matière, il a été celui par qui la nouvelle méthode s’est véritablement propagée. A-t-il été influencé par les idées de Bell ? Il reconnaît lui-même avoir eu entre les mains son ouvrage sur l’expérience conduite à l’orphelinat de Madras et déclare avoir utilisé certaines indications qui y sont données. Joseph Lancaster est né à Southwark, près de Londres, en 1778. Passionné de lectures et sans doute, assez idéaliste, il souhaite, à l’âge de 14 ans, quitter sa famille pour instruire les Noirs de Jamaïque. Il commence également, durant sa jeunesse, à fréquenter les réunions de quakers et devient membre de cette secte en 1801. Son premier emploi, il le trouve dans un internat comme surveillant. Puis, il ouvre sa propre école, en 1798, dans un local situé sur la propriété paternelle. Grâce à son enthousiasme, sa générosité et son réel sens de l’éducation, les élèves affluent et comme il n’a pas les moyens de se payer des adjoints, il a l’idée d’utiliser les enfants les plus instruits pour enseigner à ceux qui le sont moins. Il pense faire une réelle découverte mais, en réalité, il ne fait que réutiliser un procédé qui avait déjà été employé à différents moments et dans différents pays, au cours de l’histoire.

9Joseph Lancaster publie en 1803 un rapport sur les améliorations qu’il a apportées dans l’instruction des enfants pauvres5. Il réussit parallèlement à faire adhérer à son projet les plus hautes personnalités de l’époque qui s’empressent alors de souscrire pour financer son établissement. En 1805, il obtient la consécration suprême. Le roi, George III, le reçoit, approuve son œuvre et souhaite qu’elle soit répandue à travers le royaume et ses colonies. Après avoir connu beaucoup de succès mais aussi bien des déboires financiers, ces derniers entraînant des différends avec ses associés, il décide de partir sur le continent américain en 1818.

10La méthode mise au point par Lancaster s’appuie exclusivement sur le monitorat. Son école de Borough Road est ouverte à tous et l’enseignement moral ne doit pas rentrer dans les détails qui opposent les différentes sectes ou églises. L’instruction religieuse proprement dite est ainsi l’affaire des parents et des pasteurs. C’est d’ailleurs, sur ce point, qu’il s’oppose à Bell et à l’Église anglicane. Quant à la pédagogie, Lancaster établit, à l’instar de Bell, une progression stricte dans les apprentissages. Il conçoit ainsi huit classes de lecture et d’écriture mais de dix à douze pour l’arithmétique6. Les principaux moyens matériels d’enseignement sont les tableaux et les ardoises. Il utilise, par ailleurs, des récompenses pécuniaires et matérielles. Son système de coercition admet beaucoup de punitions dont la principale est de faire porter par les élèves coupables un écriteau désignant la faute commise.

11Les méthodes de Bell et Lancaster auraient pu rester cantonnées au monde anglo-saxon si des savants, des industriels, des administrateurs ou des hommes de lettres ne s’étaient intéressés en France à cette nouveauté d’outre-Manche. Après le traité de Paris, en 1814, les communications avec l’Angleterre sont rétablies. Profitant de cette opportunité, deux savants français, le géographe Jomard et l’économiste Say, futurs membres de la Société pour l’instruction élémentaire, entreprennent un voyage vers ce pays. Esprits à la fois curieux et modernes, ils observent, au cours de leur périple, les écoles régies par les principes de Bell et de Lancaster dont ils vantent les mérites à leur retour. Dans cette catégorie de visiteurs, il faut aussi mentionner l’abbé Gaultier dont les travaux de pédagogie sont empreints de rousseauisme et qui est, à l’époque, une personnalité d’envergure prônant la nouvelle méthode.

12Outre les témoins oculaires du monitorial system, trois hommes ont, dès 1815, publié des ouvrages pour faire connaître aux Français cette nouvelle méthode d’enseignement, à savoir Alexandre de Laborde, Charles-Philibert de Lasteyrie et le duc de La Rochefoucault-Liancourt. Pourtant, si le premier a visité les écoles anglaises, cela ne semble pas être le cas pour les deux autres7.

13De Laborde, qui fait partie de l’élite politique libérale, insiste, dans son ouvrage sur la nécessité d’instruire le peuple. Se référant aux malheurs de la Révolution, il explique :

« Non, ce n’est point, comme on le dit vulgairement, le progrès des lumières qui nous a été fatal, c’est au contraire l’ignorance, la facile, l’aveugle ignorance qui a causé tous nos maux ; c’est le défaut d’idées justes des droits et des devoirs, autant parmi les personnes élevées de la société que dans les classes inférieures, qui a rendu les premières victimes et les autres instruments de l’ambition de quelques individus. Si l’instruction avait été plus généralement répandue, les unes auraient consenti à sacrifier à temps quelques faibles parties de leurs prérogatives, et les autres auraient appris à ne jamais enfreindre la ligne de leurs obligations ; aucunes surtout n’auraient été séduites par des théories fausses, ou, ce qui est pis encore, par la fausse application de théories vraies8. »

14Remède contre les excès révolutionnaires, l’instruction doit être également la consolation du pauvre. Elle n’a pas pour but son émancipation sociale mais doit lui donner une conscience morale qui l’aide à accepter sa condition. Adoptant un ton lyrique, de Laborde déclare que, grâce à l’instruction, le pauvre pourra « pousser avec fierté la charrue qui l’honore, et recevoir avec douceur la tâche que le Ciel lui impose. […] Il ne cherchera pas une meilleure destinée hors du cercle de ses devoirs9 […] ».

15Le second essayiste est Charles-Philibert de Lasteyrie du Saillant. C’est à la fois un grand savant, un philanthrope et un voyageur infatigable. Il remarque les vertus morales et sociales d’un tel mode d’éducation. Il applaudit ainsi à la discipline de ses écoles où l’enfant prend de bonnes habitudes d’ordre, d’application et d’une juste subordination, « qualités si précieuses dans les classes inférieures de la société ». Il souligne également l’importance de l’instruction du peuple pour assurer le développement économique10. Alors que Jomard et de Laborde ne veulent pas trancher en faveur de Bell ou Lancaster, il est le seul qui déclare ouvertement donner la préférence au système du second car il est, selon lui, le plus universel puisqu’il convient à toutes les classes, à tous les pays et toutes les religions11. Il est en outre le plus économique : seuls des tableaux et des ardoises sont nécessaires pour les élèves.

16Le troisième, François-Alexandre-Frédéric de La Rochefoucault-Liancourt est surtout connu pour avoir fondé une institution qui a donné naissance aux écoles des arts et métiers. Véritable philanthrope, passionné par les problèmes d’éducation, il est aussi un des premiers à s’intéresser aux nouvelles écoles anglaises. En 1815, il entreprend de traduire l’ouvrage que Lancaster a fait paraître en 1810 intitulé The british system of education12. Il s’agit, en réalité, d’une réédition sous un titre nouveau de Improvements in education13 publié pour la première fois en 180314. Bien qu’il n’ait formulé aucune réflexion sur le monitorial system, contrairement à de Laborde et de Lasteyrie, son mérite n’est pas moindre car il offre à cette époque, en l’absence de tout ouvrage de ce genre, le premier guide des maîtres pour organiser une école mutuelle en France.

17Enfin, n’ayant été ni témoin oculaire, ni auteur d’un livre sur l’enseignement mutuel, le baron de Gérando n’en est pas moins l’homme qui, grâce à ses talents d’organisateur, à son autorité morale et intellectuelle, a pu permettre à la nouvelle méthode de se développer véritablement en France. Au moment de la Restauration, il est secrétaire général de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Celle-ci existe depuis 1800 et a pour but l’amélioration des techniques agricoles et industrielles de la France. Pour y contribuer, les notables appartenant à cette société comprennent la nécessité de l’instruction du peuple. C’est d’ailleurs en son sein que naît l’idée de développer l’instruction primaire par la voie d’une association philanthropique spécifique. En mars 1815, de Gérando se trouve ainsi, avec de Lasteyrie et de Laborde, à l’origine de la Société pour l’instruction élémentaire. Il en préside la première séance le 16 juin suivant. Dans son rapport inaugural, il rappelle la nécessité de l’instruction du peuple à la fois pour des raisons économiques et morales. Cependant, comme de Laborde, il pense que cette instruction doit être proportionnée à la condition sociale. Il explique :

« Loin de nous sans doute, l’idée absurde de vouloir convertir les enfants de l’artisan, du laboureur, en autant de savants, de gens de lettres, de philosophes ; de vouloir leur donner un genre et un degré de lumières qui, en leur rendant leur condition insupportable, ne leur inspireraient que le désir d’en sortir ! Nous désirons leur offrir précisément le genre et le degré d’instruction assortis à cette condition elle-même, pour les mettre en état de la mieux remplir, leur inspirer ces attitudes de travail et de régularité, cet attachement à tous les devoirs, qui sont les premiers garants de l’ordre social. Mais loin de nous aussi l’idée, non moins absurde et non moins funeste, de prétendre fixer par des limites absolues le perfectionnement moral et intellectuel de l’espèce humaine, et de maintenir systématiquement la dégradation du plus grand nombre sous le prétexte de l’intérêt de tous ; comme si l’intérêt de tous n’était pas que chacun, en restant à sa place, l’occupe le plus utilement qu’il est possible15 ! »

18On l’a vu, c’est au sein de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale que se crée la Société pour l’instruction élémentaire. Le 1^er mars 1815, une commission, à laquelle participent de Gérando, de Lasteyrie et de Laborde, est créée dans le but de réfléchir aux moyens de développer l’instruction primaire en France. Le 29 mars suivant, la création d’une société spécifique est avancée par de Gérando. Le 10 mai, cette idée est approuvée et 500 francs sont votés pour permettre son établissement. Après sa première assemblée générale, le 16 juin, la Société pour l’enseignement élémentaire se met au travail. Il s’agit, en premier lieu, d’établir des écoles à Paris, former des maîtres et créer pour cela une sorte d’école normale. L’aspect matériel est également primordial. Ainsi, des tableaux et des livres à l’usage de ces écoles doivent être composés ainsi que des guides pédagogiques. La parution d’un périodique est également prévue afin de communiquer à la fois sur les réalisations et sur les améliorations à apporter dans le système d’instruction. L’enseignement des filles n’est pas oublié et un comité des dames chargé de s’en occuper est désiré. La Société souhaite, en second lieu, répandre le modèle à travers toute la France. Elle veut, pour cela, trouver des correspondants locaux chargés de fonder des sociétés à l’image de celle de Paris. Ceux-ci doivent diffuser le matériel nécessaire, notamment les tableaux et les livres. Enfin, il leur est demandé d’informer sur les progrès des nouvelles écoles fondées par leurs soins16.

19Les statuts de la nouvelle société étant fixés, on procède à l’élection du bureau où les trois hommes qui avaient le plus œuvré pour sa création se trouvent aux postes les plus élevés. Le baron de Gérando en devient le président, de Lasteyrie, le vice-président et de Laborde se voit confier le secrétariat général. À leurs côtés, Say occupe la place de deuxième vice-président et Jomard est secrétaire.

20Les réalisations ont lieu rapidement. Le 14 juin, quelques jours avant l’assemblée générale, le professeur Martin, venu de Londres, ouvre une école provisoire, dans un appartement de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, allant jusqu’à accueillir 20 élèves, une partie d’entre eux étant destinés à devenir moniteurs pour servir dans les établissements à naître17. Le 1^er septembre s’ouvre la première école mutuelle de Paris, entretenue par la ville, dans l’église de l’ancien collège de Lizieux, située dans la même rue que l’école provisoire. Les débuts sont modestes puisque seulement 40 enfants sont accueillis à l’époque de son installation. Trois autres écoles sont établies dans les mêmes moments : la première par les soins de la duchesse de Duras, dans son hôtel, rue de Varennes18, la deuxième pour les enfants de confession luthérienne, rue des Billettes19 et enfin la troisième, rue Popincourt, aux frais de la Société20 et dirigée par Frossard, également envoyé de Londres. Un an plus tard, de Gérando compte à travers la France 65 écoles mutuelles en exercice ou se préparant à l’être, regroupant environ 9 000 élèves21. Parmi elles, 12 sont établies dans la capitale et accueillent environ 1 000 élèves. En outre, il annonce l’existence de deux sociétés de province formées à l’image de celle de Paris, l’une à Besançon et l’autre à Arras. Il faut sans doute y ajouter celle de Nantes qui s’est réunie pour la première fois le 21 janvier 1816 mais il est vrai que, pour des raisons politiques, elle doit alors interrompre ses travaux.

21Concernant le matériel, on s’est occupé, dès l’été 1815, de la confection des tableaux. On constate des manques, surtout dans les domaines de l’écriture et de l’arithmétique. Dans le premier, on souhaite établir une calligraphie simple, à l’instar de la cursive anglaise, mais qui soit véritablement nationale. Quant au second, les fondateurs ne sont pas satisfaits des tableaux réalisés par Lancaster. En attendant d’en composer d’autres, ils ont seulement admis ceux présentant les combinaisons, c’est-à-dire les tables.

22Comme prévu, un périodique est publié au mois d’octobre 1815 sous le titre de Journal d’Éducation. Organe de la Société pour l’instruction élémentaire, il continue de paraître avec cette dénomination jusqu’en 1829 puis devient le Bulletin de la Société pour l’instruction élémentaire22. Ce journal constitue une source précieuse pour connaître l’histoire de l’enseignement mutuel en France, d’autant plus que les archives de la Société ont disparu dans l’incendie de l’Hôtel de Ville de Paris en 1871.

23On voit que tous ces philanthropes sont des hommes entreprenants et modernes. Ils ont compris que l’instruction du peuple est nécessaire au progrès économique de la France. Appartenant à la classe dirigeante, ils se soucient également de moraliser un peuple qui peut apparaître comme dangereux. Ainsi, il s’agit, d’une part, d’éliminer le crime et la délinquance des rues mais également d’éviter cette irruption du peuple dans les affaires politiques comme cela avait été le cas durant la période révolutionnaire. De cette vision à la fois économiquement moderne mais socialement conservatrice naît une conception de l’instruction populaire qui doit être avant tout morale et limitée dans ses buts.

De la bienfaisance à l’esprit de parti

24Reflets plus ou moins fidèles de la Société de Paris, les sociétés locales ont joué un rôle inédit dans la propagation de l’enseignement mutuel. Bien que leur création ait été encouragée par le ministre de l’Intérieur qui y voyait un moyen de pallier les difficultés financières ou l’hostilité des municipalités, celles-ci ont surtout été l’œuvre de notables convaincus de l’importance de l’instruction du peuple et agissant de leur propre chef. Ce qui les caractérise, c’est qu’elles financent, au moins en partie, une école mutuelle. Elles détiennent également un rôle d’administration et de surveillance. Ce dernier aspect les mettra quelquefois en conflit avec les autorités locales ou universitaires. En Bretagne, on compte seulement quatre de ces sociétés. Celle de Guingamp, créée en 1819, par quelques notables locaux, est victime d’un financement trop faible et ne parvient pas à résister à la concurrence congréganiste. Elle disparaît trois ans plus tard. Celle de Landerneau, fondée en 1820, est l’œuvre d’industriels locaux qui seront bientôt les dirigeants de la Société linière du Finistère. Il s’agit de Radiguet, Goury et Andrieux. Cependant, bien que leur école mutuelle soutienne son activité durant toute la Restauration, elle a peu d’élèves, une vingtaine environ, et s’adresse avant tout aux enfants de familles aisées. Hormis ces exemples modestes et assez peu documentés, les sociétés les plus importantes se trouvent à Nantes et Saint-Brieuc. L’une et l’autre, même si elles concourent au même but, se distinguent autant par leurs projets respectifs que par les hommes qui les animent.

À Nantes

25C’est à Nantes que l’idée de fonder une école mutuelle émerge pour la première fois en Bretagne. Cinq mois à peine après les premières expériences parisiennes, des notables se retrouvent autour de Thomas Dobrée, alors riche négociant, pour former une société à l’image de celle de Paris. La première réunion des fondateurs a lieu le 21 janvier 181623. Ceux-ci se réfèrent à leurs sentiments de charité chrétienne. Leur projet est d’améliorer le sort des classes inférieures de la société. Pour ces notables, l’ignorance est compagne de la misère et de l’oisiveté. L’instruction est d’abord utile du point de vue économique car elle forme des travailleurs plus intelligents et plus efficaces, ce qui favorise et stimule l’industrie. Elle permet également à ceux-ci de mieux gérer leurs revenus. Le peuple n’est-il pas enclin à dépenser son argent en loteries et en boissons alcoolisées, vices qui ne font qu’ajouter à sa misère ? Le but de cette instruction est aussi d’inculquer, dès le plus jeune âge et d’une manière que l’on voudrait ineffaçable, les principes de la religion et de la morale. Enfin, il faut réconcilier le peuple avec le régime politique en place, à savoir celui de la monarchie constitutionnelle, que l’on qualifie de libre et de paternel. L’enseignement mutuel est jugé comme étant le plus sûr moyen d’arriver à ces buts. On lui trouve trois qualités : la rapidité, l’économie des moyens ainsi que l’esprit d’ordre et de subordination que cette méthode instaure chez les élèves.

26Probablement conscients des dangers qui guettent leur entreprise, les notables fondateurs veulent cependant asseoir leur projet d’une manière indépendante des autorités, autant d’un point de vue administratif que financier. Ainsi, il est prévu de placer les dons et les économies sur des fonds pouvant produire un intérêt.

27Le projet est bien celui d’une bourgeoisie éclairée, avide de progrès, consciente du rôle joué par l’instruction à la fois pour former les travailleurs nécessaires au développement de l’économie mais également pour mieux les contrôler moralement et politiquement. Mais qui sont ces bourgeois ?

28La société nantaise compte à ses débuts treize membres. À la tête de cette assemblée ont été choisis un président, un vice-président, un trésorier et deux secrétaires. Thomas Dobrée occupe la première place et agit en véritable maître d’œuvre de cette entreprise. Il s’agit alors d’un des armateurs les plus riches de la ville. Il est né le 6 avril 1781, à Nantes, de parents protestants. Ce n’est pas seulement un homme d’affaires, c’est aussi un citoyen impliqué dans la vie politique et sociale. On le voit partout : au tribunal de commerce dont il est, pendant une période, le président, au conseil municipal et à la société académique24. Agissant en véritable philanthrope, il participe à la création d’une nouvelle institution destinée à recevoir les économies des classes inférieures et à contribuer à leur enrichissement : la Caisse d’épargnes et de prévoyance25. Appartenant à la Société de la morale chrétienne, il se déclare contre la traite des Noirs, ce qui le distingue de la plupart des armateurs qui la pratiquent, à cette époque, de manière illégale26. Enfin, soucieux de l’instruction du peuple, il fonde, à Nantes, une école mutuelle qui est probablement sa plus grande œuvre philanthropique. Politiquement, il se situe à l’écart des tendances partisanes si l’on en croit le rédacteur de sa notice nécrologique mais une allusion de Plumard, autre fondateur de l’école mutuelle de Nantes, dans une lettre que ce dernier lui adresse, semble indiquer une proximité d’opinion vis-à-vis des libéraux. Ainsi, Plumard explique à propos de la société qu’ils ont fondée à Nantes pour développer l’enseignement mutuel : « Je vous le dirai ici, je vous le répéterai, qu’une institution libérale, doit être en mains de libéraux bien prononcés, et nous ne sommes à cet égard qu’une agrégation mixte27 […]. »

29Les secrétaires, Bergerot et Plumard, le second succédant au premier à partir de 1819, sont les administrateurs de la société pour lesquels il existe le plus de renseignements. Ils ont ainsi laissé plusieurs lettres adressées, soit à Dobrée, soit aux autorités publiques, témoignant de leur activité et de leur engagement vis-à-vis de l’enseignement mutuel. Du premier, Alphonse Bergerot, on sait qu’il est négociant et qu’il traite d’affaires communes avec Dobrée. Il partage avec ce dernier une anglophilie certaine. Ainsi, il aime parsemer sa correspondance d’expressions anglaises et admire le caractère des quakers qu’il propose en exemple à l’égard des instituteurs. Il est également conseiller municipal. Il joue un rôle important au début du projet. Ainsi, c’est lui qui entreprend de convaincre le préfet du bien fondé de l’établissement d’une école mutuelle à Nantes. Il apparaît enfin spécialement chargé de la correspondance avec la Société de Paris. Il lui fait ainsi parvenir en juillet 1818 un long rapport sur l’école de Nantes. Il n’est plus membre de la société après 1819. Ses affaires commerciales l’ont éloigné de la Bretagne. En effet, c’est du Havre qu’il écrit à Dobrée le 30 novembre 1819, exprimant le regret de n’être plus à Nantes.

30Quant au second, Plumard, né à Nantes en 1780, c’est un riche propriétaire célibataire, fils de négociant, qui se distingue dans les entreprises de travaux publics ou de construction. Il parvient ainsi à réaliser l’assèchement des marais situés sur la commune de Saint-Étienne-de-Montluc (Loire-Atlantique), localité où se trouve l’essentiel de ses propriétés. Dans la ville de Nantes, plusieurs beaux bâtiments sont construits par ses soins. Élu au sein du conseil général pendant la monarchie de Juillet, il sera d’ailleurs apprécié pour ses connaissances dans ce domaine. Outre ses activités au sein de la société qui administre l’école mutuelle, Plumard se consacre également à la Caisse d’épargnes dont il devient le président. Ce sont là les deux grandes œuvres philanthropiques de sa vie comme le rapporte l’auteur de sa nécrologie :

« Président de l’une et de l’autre des commissions chargés de l’administration de ces deux établissements, il serait difficile de dire de quel côté son inclination le portait le plus. Après avoir suivi, dans le jour, les minutieux détails de cette comptabilité, grâce à laquelle fructifient les deniers ménagés par le pauvre, il se délassait le soir auprès des jeunes enfants de l’école mutuelle, examinant leurs travaux, encourageant leurs efforts et applaudissant à leurs succès28. »

31Dès les premiers moments, Plumard est probablement un des membres les plus actifs parmi les administrateurs de l’école mutuelle et apparaît, aux côtés de Dobrée, comme la véritable cheville ouvrière de l’entreprise. Preuve de son importance, il organise, en l’absence du président, et conjointement avec le trésorier, Babin-Chevaye, une remise des prix pour les élèves à l’occasion du baptême du duc de Bordeaux. On le voit également intéressé par la pédagogie. Ainsi, pendant son séjour à Paris, en janvier 1821, il visite plusieurs écoles mutuelles. Celle de Saint-Jean-de-Beauvais, dans laquelle il se rend à trois reprises, a sa préférence. C’est enfin à lui que sont confiées les démarches nécessaires auprès des fondateurs parisiens pour se procurer un maître : une première fois, en janvier 1821, pour trouver un successeur à Maugenet et la deuxième fois, en décembre de la même année, pour remplacer Roger. Politiquement, on peut sans hésitation le qualifier de libéral. C’est, en effet, ce que laissent transparaître les propos, cités plus haut, qu’il adresse à Dobrée dans une de ses lettres. Fidèle jusqu’à sa mort à la société qu’il avait contribué à fonder, il prendra, après avoir longtemps occupé la place de secrétaire, la direction du conseil d’administration de 1836 à 1847.

32Outre ces notables les plus impliqués, on peut également citer Marion de Procé, médecin, parent de Marion de Beaulieu et membre jusqu’en 1854. Celui-ci paraît jouer un rôle dans le choix des instituteurs comme le laissent entendre les propos de Plumard faisant part de ses démarches pour trouver un successeur à Roger, maître qui vient d’être renvoyé par les administrateurs : « J’ai de suite été en conférer avec M. Marion de Procé qui est tout disposé à seconder les mesures nécessaires, en conséquence et d’après son avis je suis allé à l’école normale29 […]. » Plumard déclare également que c’est à Marion de Procé qu’incombera, en dernier ressort, la responsabilité de nommer celui qui aura été choisi.

33Au total, parmi les sept principaux administrateurs, jusqu’en 1828, on compte deux négociants (Dobrée et Bergerot), deux propriétaires (Plumard et Babin-Chevaye) et deux militaires (Chaigneau et Marion Beaulieu). Quant au reste du conseil d’administration, il comprend, parmi d’autres, un autre propriétaire (Augustin Lebreton), un autre négociant (Bodiment), un médecin (Marion de Procé), un banquier (Édouard Gouin). On peut citer également Thomas Godfrey Dobrée qui est à la fois le cousin et le beau-frère du président. De lui, on sait qu’il a des intérêts financiers dans les affaires familiales. On perçoit ainsi la prépondérance du milieu négociant et des propriétaires au sein de la Société de Nantes.

34Comme le rappelle Plumard à propos de l’école mutuelle de Metz, la Société de Nantes a, malgré la faiblesse de conviction de ses membres, un atout majeur : son assise financière. Ainsi, lors de la séance d’institution, le 21 janvier 1816, les notables de la société ont non seulement réfléchi aux principes et aux buts de leur entreprise mais ils ont aussi pensé à son financement, pierre angulaire de toute stabilité. Leur désir est de ne pas trop dépendre des secours publics jugés peu sûrs en ces temps d’inconstance politique. Rappelons, à ce propos, que lorsque la Société de Nantes réfléchit à cette question, six mois seulement se sont déroulés depuis la défaite de Waterloo et Nantes se trouve en pleine terreur blanche. Quant à la simple souscription, elle a pour eux un caractère trop ponctuel et ne garantit pas la pérennité des ressources. Ils imaginent alors un système d’actionnariat. Au départ, on ne précise pas la valeur de cette action et on déclare simplement que l’école sera financée par des « souscriptions annuelles et volontaires » et que la Société de Nantes « destine ses économies annuelles et les dons spéciaux qui pourront lui être faits à compléter son ouvrage en fondant et dotant cette école à perpétuité30 ». Cependant, on prévient les impatients : « Ce grand et important résultat peut être très éloigné mais il ne sera problématique qu’aux yeux de ceux qui ignorent dans quelle progression s’accroît une somme placée à intérêts accumulés31. »

35Lorsque la société peut se réunir à nouveau, à la fin de l’année 1817, on fixe à cent francs le montant de chaque action. Celle-ci confère à son propriétaire le titre de membre et la possibilité de disposer à perpétuité d’une place pour un enfant à l’école mutuelle. Pour les fondateurs, il peut s’agir d’un simple don fait par philanthropie mais aussi d’un investissement s’adressant à des artisans. Bergerot explique :

« Ce mode de souscription demande de plus grands sacrifices, il est vrai ; mais encore l’économie dans la nouvelle méthode est telle que ce sacrifice se réduit à peu de chose, et qu’à bien considérer il est même un avantage pour celui qui le fait, car il confère la propriété à perpétuité d’une place d’élève dans l’école, pour un prix qui autrement eût à peine suffi à placer un enfant pendant deux ans dans une école élémentaire ordinaire. Cet avantage est si évident, qu’à Nantes, par exemple, où nous sommes à même de l’accorder pour le prix modique de cent francs une fois payé, beaucoup d’artisans, pères de famille, et ayant peu de moyens, sont devenus souscripteurs par spéculation32. »

36Sans mettre en doute la parole de ce notable, il faut cependant faire remarquer qu’une somme de cent francs correspondant à la scolarisation d’un enfant pendant deux ans équivaut, à cette époque, à une rétribution mensuelle d’environ 4 francs. Ce tarif est parmi les plus élevés chez les maîtres particuliers enseignant dans la ville de Nantes et s’il s’adresse à des artisans, comme le suggère Bergerot, il ne peut s’agir que des plus fortunés d’entre eux.

37La Société de Nantes ne se contente pas de faire appel à l’actionnariat, elle veut également tenter une forme de mécénat. Ainsi, elle propose aux actionnaires d’une entreprise faisant circuler des bateaux à vapeur sur la Loire de participer à ses buts philanthropiques. Si ce dernier mode de financement ne se concrétise pas, l’actionnariat scolaire, quant à lui, rencontre, dès son lancement, un succès certain. Parmi les principaux souscripteurs, signalons le duc d’Angoulême qui achète dix actions, donnant ainsi une caution royale à la société formée par Dobrée et ses amis. En 1819, le préfet déclare une somme de 40 000 francs fournie par ce biais, ce qui correspond à 400 actions. Il précise que le bâtiment dans lequel est installée l’école ainsi que les aménagements nécessaires ont coûté 14 000 francs. Les 26 000 francs restants ont été placés en rentes perpétuelles, ce qui donne environ un revenu annuel de 1 900 francs. Il juge d’ailleurs que cela est insuffisant et qu’il aurait fallu une somme totale de 2 500 francs pour assurer les dépenses courantes de l’établissement, ce but ne pouvant être atteint que par un capital supplémentaire de 12 000 francs, soient 120 actions. On peut ainsi estimer que la capitalisation n’a réussi qu’à environ 77 % de l’objectif fixé (400 actions souscrites sur 520 nécessaires). En outre, ces renseignements indiquent que le taux d’intérêt avoisine les 5 % annuels (12 000 francs produisant les 600 francs manquants). Mais deux ans plus tard, la situation n’a guère évolué car Dobrée déclare que 800 francs de rentes annuelles sont encore nécessaires pour atteindre la pleine autonomie. Il avoue alors : « Nous tâchons chaque année d’augmenter notre capital par suite des dons que l’on nous fait ; mais ce moyen est lent33 […]. » Aussi, en attendant ce résultat, les administrateurs doivent compter sur les fonds publics, ceux-ci provenant essentiellement du conseil général et de la municipalité de Nantes. Ce constat sur la situation financière montre qu’après l’engouement initial, il a été difficile de trouver de nouveaux souscripteurs. En outre, le fait que Dobrée parle de dons et non pas de souscriptions faites par spéculation trahit sans doute l’échec de vouloir faire financer l’école par les parents des élèves eux-mêmes comme l’avait souhaité Bergerot au moment de sa fondation. En conséquence, il est probable que beaucoup de riches notables ont dû souscrire pour des enfants de familles pauvres et qu’il a sans doute existé un système de parrainage et peut-être même une forme de paternalisme social dont on aurait aimé connaître les détails.

38Malgré ses insuffisances, l’actionnariat permet quand même aux administrateurs de disposer de sommes importantes pour assurer le fonctionnement de l’école. En effet, si on ajoute toutes les ressources de l’école, à savoir 2 500 francs de subvention municipale, 1 000 francs provenant du conseil général et 1 900 francs de rentes déclarées par le préfet en 1819, on obtient un total de 5 400 francs annuels. C’est suffisant pour assurer 1 500 francs de rémunération au maître et pourvoir aux fournitures des élèves. La Société de Nantes s’offre même le luxe d’acheter des biens immobiliers qu’elle loue, ce qui procure des revenus supplémentaires pour l’école.

39Hormis l’originalité du financement, l’histoire de la Société de Nantes met également en exergue la volonté des notables fondateurs de contrôler l’instruction primaire. Il ne s’agit pas seulement d’organiser matériellement l’école et de lui procurer un maître mais de surveiller la marche de l’établissement jusque dans les détails pédagogiques. Ainsi, dès le départ, le comité nantais se prononce pour quelques modifications. Par exemple, concernant le choix des moniteurs généraux, on décide d’adopter un mode de recrutement plus démocratique que ce qui était prescrit. On veut ainsi écarter toute idée de préférence de la part du maître. Ceux-ci seront choisis parmi sept ou huit candidats élus par les élèves des quatre dernières classes. Les administrateurs justifient ce procédé parce qu’il « excite l’émulation et rend les enfants plus disposés à obéir aux chefs qu’ils se sont eux-mêmes donnés34 ».

40Une des grandes questions qui semble agiter le comité à ses débuts est de doter l’école d’un règlement intérieur qui puisse lui garantir la pérennité. Ils expliquent :

« […] car nous sommes persuadés que, soit par la faute des maîtres, soir par celle des administrateurs dont la surveillance ne peut pas toujours être exercée avec la même exactitude ou le même zèle, beaucoup d’écoles ne peuvent longtemps subsister si elles n’ont un règlement intérieur qui en obvie autant que possible tous les inconvénients et, admettant les pratiques les plus avantageuses, soit assez précis jusque dans les plus petits détails pour réduire la marche entière de l’école à un mouvement purement mécanique et toujours uniforme35. »

41Les administrateurs affirment qu’ils ont beaucoup travaillé à la rédaction de ce règlement dont, malheureusement, il n’existe aucune trace dans les archives. Fiers de leur œuvre, ils se disent d’ailleurs prêts à publier les résultats de leurs recherches pour servir à d’autres écoles. Pourtant, deux guides concernant la nouvelle méthode existent depuis 1816 et ont largement été diffusés par la Société pour l’instruction élémentaire, à savoir le Manuel pratique, rédigé par Nyon et le Guide des fondateurs et des maîtres, du docteur Bally, réédité en 1818 sous le titre Guide de l’enseignement mutuel. Sans doute, trouvent-ils ces ouvrages insuffisants et veulent-ils pousser plus loin le perfectionnement de la méthode qui déjà, par nature, s’apparente à la belle « mécanique pédagogique » dont ils rêvent. Il semble que, ultérieurement, le comité ait eu un avis un peu plus nuancé, basant la réussite de l’école mutuelle davantage sur le choix du maître plutôt que sur la conception de la méthode. En effet, les trois premiers maîtres qui dirigent l’école, à ses débuts, de 1818 à 1822, se révèlent incompétents. Ils ont pourtant été choisis parmi les meilleurs sortis de l’école normale de Paris. Quant au quatrième qui donne toute satisfaction aux administrateurs, il démissionne en 1824. Au cours de ces épreuves qui menacent l’existence de l’école, Dobrée et ses amis doivent convenir que la clé de la stabilité pour une école aussi nombreuse est peut-être moins le règlement intérieur, aussi parfait soit-il, que la compétence du maître qui la dirige. Plumard déclare ainsi : « Tout gît dans le maître et nous avons beaucoup tardé à changer le nôtre36. » Quant à Bergerot, il rêve de l’homme idéal tout en se désolant de ce que lui offre la réalité : « Je me figure toujours de ces belles têtes de quaker, de ces beaux caractères qui savent à la fois en imposer aux enfants et se faire aimer d’eux mais cela n’est guère trouvable et il faut nous rabattre sur du second ou 3^e ou 4^e choix37. »

42Le mode de financement choisi par la Société de Nantes implique de recruter une partie importante des élèves dans la classe des artisans aisés. Rappelons, en effet, qu’il faut débourser une somme de cent francs pour acquérir l’action qui donne le droit d’envoyer un enfant à l’école mutuelle. Même pour des ouvriers aisés qui gagnent entre 600 et 1 000 francs annuels, selon la terminologie et l’étude du médecin nantais, Ange Guépin, cela représente une dépense qui correspond à un ou deux mois de salaire38. Il est peu probable que ceux-ci aient fait ce sacrifice, même pour un seul des membres de leur progéniture. Pour les plus pauvres, ceux qui vivent l’extrême misère et dont les revenus ne dépassent pas 300 francs par an, on comprend bien que cela est absolument impossible.

43À côté des enfants des artisans aisés et peut-être même de bourgeois, l’école mutuelle accueille pourtant des élèves pauvres. En témoigne un document plus tardif, datant de 1837. Il s’agit d’une liste de 42 enfants fréquentant l’école mutuelle, établie dans le but de leur offrir une récompense. Cette liste a l’intérêt de mentionner les métiers des parents des élèves promis aux gratifications. Ceux-ci appartiennent presque exclusivement à la classe des ouvriers ou des artisans. On y trouve ainsi des forgerons, des menuisiers, des maçons, etc. dont certains sont déclarés peu aisés. On relève même dans cette liste des fils de tisserands et de journaliers, professions parmi les plus miséreuses de la ville. Un autre document, établi par Dobrée, concernant les enfants des ouvriers anglais présents à Nantes montre qu’une partie des riches souscripteurs finance la scolarisation des plus démunis. Il déclare ainsi : « Les enfants des plus pauvres y demeurent communément sans instruction faute de moyens. L’école d’enseignement mutuel à Nantes en a sur la présentation de quelques actionnaires recueilli et instruit déjà plusieurs39. » Ce qui est vrai pour les écoliers anglais doit l’être pour les écoliers français qui sont dans la même situation économique. Ainsi, il est fort probable que ce système de patronage, compte tenu du prix élevé de l’action, a dû être assez répandu.

44S’agissant de la situation des enfants anglais présents à Nantes, cela est probablement dû à une initiative industrielle de Thomas Dobrée. En effet, ce dernier cherche, au début de la Restauration, à faire venir des ouvriers d’outre-Manche pour faire des essais de fabrication du feutre présent dans la coque des navires car les Anglais sont les seuls, à cette époque, à posséder cette technique. Comme les ouvriers viennent avec leurs enfants, la Société de Nantes souhaite réserver des places pour ces élèves étrangers. Il est prévu d’en accueillir ainsi de 20 à 30.

45Scolariser des enfants anglais implique, en outre, de mêler des élèves de confessions différentes, fait inédit en Bretagne et peut-être en France. D’ailleurs, si cette ségrégation confessionnelle n’existe pas à Nantes, cela n’est pas seulement dû à l’accueil d’enfants anglais dont la plupart, on le devine, n’appartiennent pas au culte catholique mais également à celui d’élèves français de famille protestante. C’est ce que suggère ce rapport du conseil général concernant l’instruction publique à Nantes en 1827 : « L’école primaire établie à Nantes selon la méthode d’enseignement mutuel renferme environ 300 élèves dont une partie appartient au culte réformé40. » Cependant, on ne connaît pas cette proportion. La communauté protestante est assez importante, à cette époque, à Nantes, représentant entre 4 et 5 % de la population de la ville. Il est parfaitement compréhensible qu’une bonne partie de ces 3300 Nantais aient voulu envoyer leurs enfants dans une école fondée par une des personnalités les plus éminentes de leur confession.

46Au total, l’école mutuelle de Nantes présente l’image d’une fondation assez atypique. L’originalité tient pour une grande partie au mode de financement de l’établissement qui repose sur des souscriptions placées sur des fonds publics. Comme la société fondatrice gère ce financement, elle a, par ce biais, tout pouvoir sur l’administration de l’école. Ainsi, les maîtres sont choisis uniquement par elle et, contrairement à ce qui se passe ailleurs, il semble que, ni le comité cantonal, ni le recteur de l’académie n’ont leur mot à dire dans cette affaire. Les notables de la Société de Nantes ont même poussé plus loin leurs prérogatives en élaborant eux-mêmes le règlement pédagogique de leur établissement.

47Cette œuvre porte surtout l’empreinte de son fondateur principal, l’armateur Thomas Dobrée. Ce dernier n’a pas oublié l’Angleterre qui est un peu sa seconde patrie. C’est donc naturellement qu’il ouvre l’école aux enfants des ouvriers venus de ce pays pour travailler à Nantes. Il fait également une place pour ses coreligionnaires, les protestants, inaugurant ainsi l’expérience d’une mixité religieuse dans une école élémentaire. Enfin, un projet de partenariat avec la société des bateaux à vapeur, qui fait alors ses premiers essais commerciaux, est conçu. Cela témoigne des liens que Thomas Dobrée veut établir entre le monde des affaires et l’école. Dans sa conception philanthropique, cela n’est pas antinomique, les deux entités concourant à la modernité et au progrès de l’humanité.

48Pour faire vivre son projet, Thomas Dobrée s’entoure de notables. Peu, en réalité, sont vraiment actifs. Cependant, grâce à l’engouement des débuts, les souscripteurs sont assez nombreux pour pouvoir assurer l’aisance financière de l’établissement. Le but des fondateurs est alors de rendre l’école mutuelle pérenne. Patiemment, pendant près de vingt années, ils s’emploient à alimenter le capital nécessaire par les dons et souscriptions. Ils y réussiront au cours de la monarchie de Juillet et assureront l’existence de l’école bien au-delà des lois Ferry, au moins jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Au début du XX^e siècle, la mémoire de cet établissement était encore vive à Nantes. En effet, une plaque commémorant le centenaire de l’école avait été apposée sur ses murs. Celle-ci est présente encore de nos jours, rue de la Bastille, lieu où fut transféré l’établissement au cours de la seconde partie du XIX^e siècle. Qui, passant devant ce vestige rappelant la période pionnière de l’enseignement primaire dans cette ville, s’en souvient encore aujourd’hui ?

À Saint-Brieuc

49Si, à Nantes, le projet des fondateurs est avant tout philanthropique, ce n’est pas vraiment le cas à Saint-Brieuc. En effet, dans cette ville, l’idée de fonder une école mutuelle se trouve d’emblée au centre des querelles politiques.

50En 1818, le préfet, Conen de Saint-Luc, n’est pas très enclin à encourager la nouvelle méthode, il déclare au ministre de l’Intérieur :

« L’instruction mutuelle n’a pas encore beaucoup de partisans dans ce département. Les mœurs antiques des Bretons se familiarisent difficilement avec les nouvelles découvertes. […] Votre Excellence m’approuvera sûrement de n’avoir rien brusqué, et de n’avoir pas voulu faire violence aux habitudes41. »

51Cependant, contrastant avec le manque d’ardeur du préfet, l’opinion de la municipalité de Saint-Brieuc penchait, depuis avril 1817, progressivement en faveur de l’enseignement mutuel. De son côté, la pression exercée par Laîné, ministre de l’Intérieur, allait précipiter le cours des événements. En effet, ce dernier insiste auprès du préfet pour que des écoles selon la nouvelle méthode soient fondées. Il s’étonne que le département des Côtes-du-Nord soit le seul de Bretagne à n’en avoir aucune. Du coup, Conende-Saint-Luc, peut-être inquiet pour sa future carrière, va s’employer à satisfaire les désirs de son supérieur. Il donne alors son accord à une souscription pour financer l’école mutuelle. Celle-ci rapporte 1400 francs. Les 51 donateurs font partie de l’élite briochine de l’époque. On relève, parmi eux, la présence de personnages importants dont Legeard de La Diriais, procureur du roi, Prissé, directeur des contributions directes, Latimier-Duclésieux, receveur général, Chaplain, président du tribunal de commerce et Guynot-Boismenu, vice-président du tribunal de première instance. Le préfet, lui-même, voulant sans doute montrer sa bonne volonté, a souscrit pour cent francs, soit la plus grosse somme. Il faut aussi remarquer l’absence du maire qui tient alors à marquer publiquement son désaccord avec l’enseignement mutuel.

52Si l’on considère la situation sociale des donateurs, dix-huit ont des professions de justice, soit le milieu le plus représenté, rassemblant plus du tiers des souscripteurs42. Douze sont des fonctionnaires appartenant pour la plupart à des administrations financières ou fiscales. Dix autres se déclarent propriétaires. On note quatre professions libérales : deux notaires, un pharmacien et un médecin. À l’opposé, le monde de l’artisanat et du commerce semble sous-représenté dans une liste où figurent seulement un orfèvre, un tailleur, un libraire et un marchand. Enfin, avec un seul officier, les militaires sont pratiquement absents.

53L’action des partisans de l’enseignement mutuel à Saint-Brieuc aurait pu en rester là. En effet, ceux-ci ont recueilli une somme importante pour aider à la fondation de l’établissement souhaité et il ne paraît pas nécessaire de constituer une société de souscripteurs comme à Nantes. C’est le maître, Rémond, qui, confronté à l’opposition cléricale et voulant être plus soutenu, se tourne vers la Société de Paris afin qu’elle intervienne en ce sens. Celle-ci réagit sans tarder. Elle en appelle à l’action du ministre et du nouveau préfet, Rousseau de Saint-Aignan. Dans un premier temps, ce magistrat, malgré ses sympathies pour la nouvelle méthode, préfère attendre avant de nommer la commission voulue par Rémond. Mais le temps presse car les menaces sur l’école mutuelle se font, chaque jour, plus lourdes. Ainsi, le maître s’est vu enlever ses meilleurs moniteurs par les manœuvres de quelques prêtres. Pour le soutenir, en juillet 1819, une pétition est signée par 205 habitants de Saint-Brieuc. Parmi eux, non seulement des notables mais aussi des gens du peuple.

54Finalement, le 14 août 1819, le préfet réunit les souscripteurs. Sur les 51 personnes concernées, seules 35 se déplacent. Le magistrat les invite à former une société et à choisir en leur sein une commission. Le but de celle-ci est clairement défini :

« Exercer une surveillance active et continue sur les écoles d’enseignement mutuel de Saint-Brieuc ; pourvoir en tant que besoin, à tout ce qui peut assurer à ces établissements les moyens de se développer et de s’accroître ; les protéger et les défendre ; et enfin correspondre, pour tous les objets qui intéressent la prospérité et la propagation des dites écoles, soit avec les autorités locales, soit avec le conseil d’administration de la société établie à Paris, près le ministère de l’intérieur43. »

55La commission, dont le préfet est président, se compose de cinq hommes de loi et de deux propriétaires. Notons qu’aucun fonctionnaire n’en fait partie alors qu’ils sont très représentés parmi les souscripteurs. S’agissant de leur opinion politique, la plupart ont, soit été liés au régime impérial, ou seront favorables à celui de la monarchie de Juillet. Si on ajoute que quatre, parmi eux, sont ou ont été francs-maçons, tels Leuduger-Fortmorel, Chaplain, Bienvenüe et Ducouëdic, que ceux qui ont des enfants ne craignent pas de les envoyer à l’école mutuelle où ils côtoient les fils du peuple, on peut considérer que ces notables sont assez imprégnés des idéaux de 1789 et de l’esprit des Lumières. Dans cet ensemble plutôt cohérent idéologiquement, seul Guynot-Boismenu paraît avoir eu une opinion modérée, sans appartenance particulière. On comprend alors, les foudres de Jean-Marie de La Mennais qui voit en ces hommes des opposants au roi et à la religion.

56Contrairement à Landerneau ou Nantes, villes où existent également des fondateurs particuliers, les souscripteurs de Saint-Brieuc n’agissent pas seuls. Ils sont entourés de nombreux partisans qui se manifestent à plusieurs reprises. Deux fois, en 1819 et en 1820, ils le font pour soutenir Rémond, le maître de l’école, en butte aux attaques cléricales et aux calomnies. La troisième et dernière fois, en 1823, ce sera pour maintenir l’école menacée de fermeture par une décision municipale. Ainsi se révèlent deux niveaux de soutien à l’école mutuelle. Les souscripteurs, à cause de leur engagement financier et leur position sociale, représentent l’élite de ce soutien. À leurs côtés, les signataires des trois pétitions forment un ensemble plus large et plus populaire. Dans, celle de 1823, les classes populaires représentent environ 60 % des pétitionnaires et la bourgeoisie environ 40 %. Il faut cependant nuancer en considérant que certains marchands ou artisans sont sans doute assez aisés pour figurer parmi la bourgeoisie. Ainsi, le peuple, bien que présent, est cependant sous-représenté dans le soutien envers l’école mutuelle.

57Les pétitionnaires soutiennent le maître et son école. Mais qu’en est-il des parents qui envoient leurs enfants à l’école mutuelle ? Une enquête portant sur les 60 élèves nés à Saint-Brieuc et la fréquentant en 1821 permet de connaître un peu mieux leur origine sociale. Le recrutement de l’école mutuelle de Saint-Brieuc se révèle alors essentiellement populaire et urbain. Plus de la moitié sont des fils d’artisans et d’ouvriers (58 %), 12 % sont des enfants de marchands, 10 % ont des parents qui occupent de petits emplois publics. Avec 5 % de fils de laboureurs et 3 % de journaliers, le monde rural est peu représenté. Enfin, à l’autre bout de la fortune, 7 % de notables envoient leurs enfants s’asseoir sur les mêmes bancs que les fils du peuple, ce qui est en soi assez remarquable44.

58Ainsi, des fondateurs aux usagers en passant par les partisans, l’origine populaire de ces différents soutiens de l’enseignement mutuel est de plus en plus marquée. On voit ainsi naître une école pensée par des bourgeois pour les enfants du peuple. Toutefois, dans cette entreprise, certains notables ne craignent pas de mêler leurs enfants à ceux des classes plus modestes. L’idée d’une école ouverte à tous, sans distinction de classe, est en germe. Malheureusement, l’expérience ne dure que quatre années. En décembre 1822, l’école ferme. Quand elle rouvre, en 1831, le mélange social subsiste, prouvant ainsi la survivance d’un esprit démocratique au sein d’une partie de la bourgeoisie briochine de cette époque.

Les écoles de filles, une préoccupation bourgeoise

59Après la Révolution, l’enseignement primaire des filles avait été, plus rapidement que celui des garçons, l’objet de reconquête de la part des congrégations. Ainsi, au début de la Restauration, on trouve, dans plusieurs villes de Bretagne, des religieuses qui reprennent leur mission d’enseignement envers les petites filles pauvres. À cet égard, les ursulines sont particulièrement actives dans notre région. À Nantes et à Quimper, elles ouvrent leurs écoles dès le début de l’Empire. On les signale également à Vitré et à Saint-Servan en 1817. Les Sœurs de la Sagesse ont rouvert, quant à elles, des établissements à Rennes et à Nantes. À Saint-Malo, ce sont les Filles de la Passion qui s’occupent de cette œuvre charitable à la même époque. Cependant, dans certaines villes, la scolarisation congréganiste est plus tardive. C’est le cas de Saint-Brieuc, où le bouillant vicaire général, Jean-Marie de La Mennais, organise une première école de ce genre en 1819. Celle-ci, dirigée par les Filles du Cœur de Marie45, reçoit environ 400 élèves. À Brest, il faudra attendre 1823 pour voir les Sœurs de la Providence s’installer. De leur côté, les institutrices particulières continuent leur activité. Il s’agit, le plus souvent, de femmes peu instruites. Celles-ci accueillent à leur domicile quelques petites filles qu’elles font tricoter tout en leur donnant des rudiments de lecture et d’instruction religieuse. Mais, il peut s’agir, surtout dans les plus grandes villes, de maîtresses qui dispensent un enseignement plus complet pour une clientèle assez aisée.

60L’enseignement mutuel aurait pu représenter une chance de développement pour l’instruction des filles. Mais, la nouvelle méthode avait d’abord été destinée aux garçons. Ainsi, il faut attendre le mois d’août 1816 pour que la Société pour l’instruction élémentaire, après un an d’existence, commence vraiment à s’en préoccuper. Lors de l’assemblée générale du 23 août 1816, le baron de Gérando lit un rapport sur ce sujet. Il y développe une conception très traditionnelle du rôle des femmes dans la société. Pour les désigner, il emploie l’expression de « sexe timide et faible46 ». L’importance de leur instruction n’en est pas moins nécessaire, selon lui, et cela essentiellement pour des raisons morales. De Gérando explique :

« Épouses, mères, chargées des soins domestiques, les exemples des femmes influeront sur tout ce qui les entoure ; leur activité, leur esprit d’ordre présideront à cette économie intérieure nécessaire au bien-être des familles. Leur corruption au contraire est contagieuse, non seulement dans l’enceinte de leur demeure, mais dans la société tout entière, empoisonne la jeunesse, rompt les liens les plus sacrés de la nature, et d’un seul désordre fait souvent sortir un affreux torrent de vices47. »

61Concernant l’opportunité de l’enseignement mutuel vis-à-vis des filles, il ne fait aucun doute dans l’esprit du philanthrope. Comme ce mode d’instruction est économique et prompt, il est particulièrement adapté à l’instruction des filles. En effet, les filles, ont peu de temps à consacrer à l’instruction car leurs mères ont besoin d’elles pour entretenir la maison et il n’est d’ailleurs pas souhaitable qu’elles s’en éloignent pendant une trop longue période. En outre, leurs parents dépensent moins pour leur instruction que pour celle des garçons48. Les écoles de filles seront organisées, à l’instar de celles des garçons, sur le modèle anglais. La grande différence était que les écolières devaient consacrer la moitié du temps à des activités d’aiguille. Cela aboutissait donc à un temps d’instruction deux fois moins important pour elles que pour les garçons. Dans les écoles anglaises, l’enseignement de l’écriture et de l’arithmétique était même négligé et n’avait pas lieu tous les jours. Le docteur Bally, rédacteur du Guide de l’enseignement mutuel, déplorera cette situation49.

62La première école mutuelle de filles est établie par les protestants de confession luthérienne dans leur local de la rue des Billettes à Paris où les garçons sont instruits selon la même méthode. Les écolières sont au nombre de 43 et appartiennent presque toutes à des familles aisées. Cette institution ne peut donc avoir valeur d’exemple pour la société propagatrice du nouvel enseignement. Un deuxième établissement féminin est fondé au mois d’août 1816 sous les auspices du préfet de la Seine, Chabrol de Volvic. Situé dans la rue du Pont-de-Lodi, à Paris, et destiné à des enfants de milieu populaire, il est le premier vraiment conforme aux vues des fondateurs de l’enseignement mutuel. Les sœurs de l’ordre de Saint-Joseph-de-Cluny, dont la supérieure et fondatrice est Anne-Marie Javouhey, acceptent de diriger cette école. Cette congrégation, de fondation récente, est peu nombreuse et vit assez misérablement50. C’est, sans doute, pour elle, une opportunité à saisir. Ayant fait preuve de leurs capacités, quatre d’entre elles seront envoyées cinq mois plus tard sur l’île Bourbon (actuelle île de La Réunion) sous la houlette du gouvernement. La troisième école de filles est, à l’instar de la première, d’origine protestante mais concerne, cette fois, ceux qui pratiquent le culte réformé. Elle a été créée au même moment que celle de la rue du Pont-de-Lodi, au mois d’août 1816. Elle est située rue du Coq à Paris et est due à la philanthropie de la famille Delessert. Le nombre d’écoles mutuelles de filles augmente peu au cours des années suivantes. En avril 1819, on compte seulement sept écoles rassemblant 763 écolières. La plus importante est celle de la Halle-aux-draps qui en réunit 319.

63Ces nouvelles écoles sont surveillées et encouragées par deux comités de dames, le premier dépend de la Société pour l’instruction élémentaire, l’autre se trouve placé sous la houlette du préfet de la Seine, Chabrol de Volvic. Dans le premier, on trouve les épouses des fondateurs de l’enseignement mutuel, à savoir la baronne de Gérando, la comtesse de Laborde et la duchesse de Doudeauville. Dans le second, se distingue la duchesse de Duras qui avait fondé une des premières écoles mutuelles de Paris à l’intérieur même de son hôtel particulier. On y remarque également la comtesse de Chabrol, la femme du préfet de la Seine. D’ailleurs, à côté de ces dames, le premier magistrat de Paris figure parmi les hommes qui agissent particulièrement en faveur de l’enseignement des filles. C’est lui, en effet, qui impulse la création de l’école de la rue du Pont-de-Lodi et qui favorise celle de la Halle-aux-draps. Il cherche encore à en implanter une autre dans le faubourg Saint-Honoré. Enfin, voulant prolonger son œuvre, il établit, en avril 1817, un cours normal pour la formation des maîtresses à l’exercice de la nouvelle méthode, le premier du genre. Il confie cette institution aux soins de Madame Quignon, directrice de la plus importante des écoles mutuelles de filles de la capitale. Poursuivant sa tâche de formatrice, celle-ci rédigera, à l’instar de Nyon et Bally, un guide pédagogique spécifique pour aider les maîtresses à conduire leur établissement51.

64Au début de l’année 1820, Jomard compte 807 écoles mutuelles en activité sur tout le territoire national. Parmi elles, 67 sont des écoles des filles, ce qui fait environ une école de filles pour 11 écoles de garçons. Il est évident qu’elles avaient été délaissées par les philanthropes et les notables locaux. Elles ne figuraient pas parmi les priorités. Cependant, c’était la première fois qu’on assistait à une tentative d’organiser à l’échelle du pays un système d’enseignement cohérent pour elles et qui se rapprochait de celui de leurs homologues masculins. En outre, on contribuait à les détacher de la tutelle congréganiste qui avait marqué leur instruction jusque-là, surtout pour les plus pauvres.

65Ainsi, les débuts de l’enseignement mutuel pour les filles étaient marqués par les préjugés du temps sur le rôle des femmes dans la société. Celles-ci n’étaient vues qu’à travers leur destin d’épouses et de mères. Elles étaient la matrice sur laquelle la morale des individus se formait. Pour les philanthropes de la Société pour l’instruction élémentaire, les futures mères devaient être instruites. Ainsi, elles pourraient éduquer leurs enfants selon les meilleurs principes moraux. Les protestants avaient été les premiers à s’engager dans l’aventure. Du côté catholique, un ordre de religieuses, celui fondé par Anne-Marie Javouhey, s’était aussi distingué en ralliant la cause de l’enseignement mutuel décrié alors par la plupart des ecclésiastiques. Enfin, de grandes bourgeoises, certaines à l’instar de leurs maris, avaient fondé des établissements et encourageaient le développement de l’instruction féminine.

66En Bretagne, à cette époque, la seule ville qui tente de fonder des écoles mutuelles gratuites pour les filles indigentes, c’est Brest. L’idée d’un tel établissement avait germé assez tôt parmi les autorités locales mais l’urgence devait être d’abord portée sur les écoles de garçons. Au début de l’année 1820, la municipalité brestoise ayant financé leur installation, le maire relance l’idée d’une école pour les filles. Cependant, l’ensemble de son conseil, sans être opposé sur le principe, pense qu’il vaut mieux ajourner cette décision. Les conseillers objectent qu’il faudra établir deux écoles, comme pour les garçons, l’une du côté de Brest, l’autre du côté Recouvrance. Ils estiment alors que la dépense sera trop forte.

67Malgré cet échec, l’enseignement mutuel de filles finit par trouver un terreau fertile dans le cadre des écoles particulières. La ville de Brest compte, pendant la Restauration, de nombreux établissements de ce genre. Ceux-ci scolarisent 769 filles en 1823, c’est-à-dire environ les trois quarts des effectifs féminins qui suivent l’instruction primaire. Face à elles, les Sœurs de la Providence n’en accueillent que 200. Le fait remarquable à Brest est que, parmi ces maîtresses particulières, plusieurs adoptent l’enseignement mutuel. La première école de ce genre est fondée le 1^er avril 1818 par Blancart, le premier maître mutuel de cette ville qui avait tenu pendant quelques mois, en 1817, la grande école du port pour les enfants des marins et des ouvriers qui y travaillaient. Il met sa femme, Justine Coudette, à la tête de son établissement. Celui-ci est destiné à un public assez aisé puisque les rétributions demandées sont de 3 francs pour les six premières classes et de 4 francs pour les autres. Il connaît un succès important jusqu’en 1822 avec une centaine d’élèves accueillies. Cependant après cette époque, l’école de Blancart connaît une désaffection croissante. De 81, en 1823, son effectif passe à 60 en 1826, puis à 30 en 1827, niveau qu’elle conservera jusqu’en 1832, année du décès de l’institutrice.

68La deuxième école mutuelle particulière pour les filles est établie le 1^er janvier 1819 par les demoiselles Aubry. Leur enseignement est destiné, à l’instar de l’école de Blancart, aux jeunes filles dont les parents sont assez aisés pour payer trois ou quatre francs pour leur instruction. La contribution parentale est assez importante si on considère que les élèves sont également tenues de fournir le matériel nécessaire aux travaux d’aiguille qui comprennent la couture, le tricot et la broderie à la main. Outre l’instruction de base en lecture, écriture et arithmétique, on a prévu d’introduire l’orthographe ainsi que la géographie. Enfin, pour les jeunes filles les plus avancées, on établit une haute classe où elles apprendront par l’intermédiaire d’un maître de grammaire « toutes les sortes d’écritures ». Les élèves y acquerront également une connaissance plus importante de la géographie, de l’histoire et de l’arithmétique. Enfin, les travaux manuels y seront perfectionnés et concerneront la broderie en soie, or, laine et coton, ainsi que l’art de la dentelle. Les débuts de cette école sont timides. Un an après sa création, l’école ne comporte que 28 élèves. Puis, la situation s’améliore nettement par la suite puisque 76 y sont accueillies en 1823. Jusqu’au début de l’année 1833, l’effectif de son école est compris entre 60 et 70. Mais, en 1837, cet établissement n’est plus mentionné dans les états de l’instruction primaire, ce qui signale sans doute sa disparition.

69À ces deux écoles mutuelles particulières viendra s’ajouter une troisième en 1823, celle tenue par M^lle Sagot. Celle-ci va rapidement s’accroître passant de 40 élèves instruites à ses débuts pour atteindre un maximum de 80 en 1828. Puis, elle conservera jusqu’à la fin de l’année 1833, environ 70 élèves. Enfin, son école abandonnera, entre 1834 et 1836, la méthode mutuelle et sera transformée en une sorte d’école supérieure.

70Si l’on considère maintenant l’ensemble de ces trois écoles particulières, on s’aperçoit que la concurrence n’a pas nui à l’enseignement mutuel, bien au contraire. En 1820, 140 filles environ étaient instruites selon la nouvelle méthode et à la fin de l’année 1828, elles approchaient l’effectif de 180. La déconfiture générale de l’enseignement mutuel après 1822 ne les avait pas atteintes puisque durant les années « noires », en 1826 et 1827, elles conservent ensemble entre 160 et 180 élèves. Dans cette ville, la clientèle aisée qui fréquentait ces écoles devait avoir des idées assez libérales et se laissait sans doute peu influencer par les revirements politiques nationaux qui, par ailleurs, pouvaient être ressentis comme lointains. Notons également la disparition de ces écoles mutuelles dans les premières années de la monarchie de Juillet. L’école mutuelle de filles fondée par la municipalité de Brest prendra alors le relais de cette aventure mais, cette fois, avec un public moins fortuné.

71À côté de cette exception brestoise, les deux autres écoles mutuelles de filles du Finistère existant au moment de la Restauration font bien pâles figures. La première, celle de Landerneau, a servi d’appoint pour assurer le projet scolaire des industriels de cette ville. En effet, sans l’école des filles, les rétributions payées par les seuls garçons n’auraient pas suffi à faire vivre l’établissement. Cependant, le nombre d’écolières n’y a jamais été important et a surtout concerné des filles de milieux assez aisés. Au total, cette école ne s’est révélée profitable ni financièrement, ni socialement. Au-delà, vu la faiblesse de l’effectif, il est douteux que la maîtresse ait pu y pratiquer l’enseignement mutuel.

72Quant à la deuxième école, celle de Morlaix, elle est aussi pour les filles dont les parents sont assez riches pour payer de 3 francs 50 centimes jusqu’à 10 francs par mois pour leur instruction. L’école, avec environ 40 élèves, est cependant un peu plus fréquentée que celle de Landerneau.

73Assurément, avec ses cinq écoles mutuelles de filles accueillant un total compris entre 200 et 250 élèves, le Finistère détenait la palme en la matière. Le département voisin des Côtes-du-Nord s’était lui aussi distingué mais dans une moindre mesure. Deux écoles seulement ont existé, l’une à Saint-Brieuc, l’autre à Paimpol. La première est fondée le 15 août 1819 par Rémond, le maître mutuel du chef-lieu. C’est à lui que revient le choix de l’institutrice. Il y en aura deux : M^lle Charlemagne jusqu’en juin 1821, puis M^lle Isch jusqu’en juin 1822 au moins. Les élèves paient de 2 à 3 francs par mois. Cependant, une partie des écolières peut être admise gratuitement. Il s’agit d’un arrangement entre Rémond et la commission de notables constituée par le préfet pour surveiller l’enseignement mutuel. En effet, c’est cette instance qui décide du nombre et du choix des élèves qui devront être admises gratuitement à l’école. Ce nombre ne cesse de croître, allant de 15 en 1820, puis 30 en 1821 jusqu’à 43 en 1822. Il paraît alors probable que le fondateur ait eu une contrepartie financière à l’instauration de cette gratuité. Ainsi, pour l’année 1822, on a calculé que les rétributions des élèves payantes pouvaient rapporter entre 500 et 750 francs par an. Rémond évalue lui-même les dépenses de son école à 900 francs. En l’absence de financement municipal, le manque à gagner ne peut avoir été financé que par l’argent des souscripteurs géré alors par la commission.

74En outre, alors que le nombre d’élèves gratuites augmente, celui des payantes, lui, diminue, passant d’une quarantaine en 1820 à une vingtaine deux ans plus tard. Cette augmentation traduit sans doute le volontarisme de la commission de notables qui tient à assurer le succès de cette école malgré la désaffection de la clientèle aisée.

75La deuxième école mutuelle de filles des Côtes-du-Nord est celle de Paimpol. On sait qu’elle a été fondée par les habitants, c’est-à-dire par des souscriptions qui ont permis de faire les premiers frais d’établissement. L’administration préfectorale la considère comme particulière, ce qui veut sans doute signifier que l’institutrice se paie au moyen de la seule rétribution scolaire. Les tarifs sont les suivants : 1 franc pour les 1^re et 2^e classes, 1,50 franc pour les 3^e et 4^e classes et 2 francs pour les quatre dernières. Les sommes payées par les élèves lui rapportent 780 francs en 1822. Cependant, la municipalité n’entend pas rester à l’écart d’une institution qu’elle soutient. Elle pourvoit ainsi aux frais de logement de l’école. L’établissement connaît un certain succès accueillant entre 27 et 46 élèves de 1820 à 1822. À l’instar de celle des garçons établie suivant le même mode d’enseignement, cette école ne sombrera pas devant l’adversité cléricale et se maintiendra tout au long de la Restauration.

76Au terme de cette étude concernant toutes les écoles mutuelles de filles existant au moment de la Restauration en Bretagne, quelques constats peuvent être dressés. Du point de vue quantitatif, on peut dénombrer, pour l’année 1822, 368 écolières instruites selon la nouvelle méthode. Si on rapporte ce chiffre au total des élèves mutuels de cette époque dans l’académie de Rennes (2960), elles représentent environ 12,5 % de l’ensemble, soit un huitième. Du point de vue du nombre des écoles, on en compte sept qui accueillent des filles en 1822 et 28 qui admettent des garçons, c’est-à-dire qu’un établissement mutuel sur cinq concerne des écolières. La situation, pourtant peu glorieuse, était cependant meilleure que ce qu’on pouvait observer au plan national. En effet, rappelons que Jomard signale, en février 1820, 67 écoles de filles sur un total de 80752. Cela donne un ratio bien inférieur à celui de l’académie de Rennes, à savoir un établissement sur douze seulement (8,3 %).

77Si on observe l’implantation géographique, on ne sera pas surpris de retrouver les écoles mutuelles de filles dans les endroits qui sont déjà parmi les plus instruits de Bretagne à cette époque (la plupart des villes de la côte nord, de Brest à Saint-Malo). Dans cet ensemble, le Finistère et les Côtes-du-Nord se distinguent et parmi les villes, Brest et Saint-Brieuc font figures d’exemples. Mais, si la première possède la plus grande offre scolaire pour les filles, il ne s’agit que d’établissements destinés à des familles aisées qui, par goût de la modernité ou par esprit de parti, ont fait le choix de la nouvelle méthode. Quant à la deuxième, celle de Saint-Brieuc, elle est la seule qui offre une instruction gratuite pour les indigentes et cela grâce à un arrangement entre le maître et la commission de notables qui surveille et soutient le nouvel enseignement.

78Cette caractéristique sociale indique que l’instruction mutuelle pour les filles avait été surtout pensée pour satisfaire les goûts et l’opinion de la bourgeoisie locale, petite ou grande. Il y avait bien eu un essai brestois en faveur des petites filles pauvres mais la municipalité avait trouvé l’effort demandé trop important. Il faut bien le constater : l’instruction des filles du peuple était loin d’être une priorité pour les notables de cette époque. On avait déjà beaucoup de difficultés à organiser celle des garçons. La monarchie de Juillet augurera-t-elle d’un changement dans ce domaine ?