17. L’histoire et la science politique
« Des convergences parallèles »
p. 253-263
Texte intégral
1Les organisateurs du colloque de mars 2004 partaient du constat selon lequel « depuis plusieurs années, les historiens, les politistes, les sociologues manifestent une appétence renouvelée pour la coopération interdisciplinaire ». Bien que partageant ce sentiment, il me semble nécessaire de raison garder. Le PACS entre l’histoire et la science politique n’est pas encore signé, et encore moins le mariage célébré. L’une et l’autre ont entamé des « convergences parallèles » comme disait Aldo Moro en Italie au début des années soixante pour caractériser, à l’aide d’un oxymore troublant, le lent mouvement de rapprochement qui s’amorçait entre son parti, la Démocratie chrétienne, et le Parti socialiste alors dans l’opposition.
Histoire et science politique : un rapprochement réel mais hésitant
2Ce sont surtout les politistes qui livrent les réflexions les plus élaborées sur les rapports qui se tissent entre leur discipline et l’histoire. Sans doute parce que la science politique, plus jeune, davantage caractérisée par l’interdisciplinarité, est très souvent contrainte de se situer par rapport à d’autres sciences humaines et sociales, dont l’histoire. C’est notamment ce qu’a fait Yves Déloye dans son livre de référence Sociologie historique du politique, et également dans son livre collectif avec Bernard Voutat, Faire de la science politique (qui porte un soustitre programmatique « Pour une analyse socio-historique du politique »), publié dans la collection Socio-histoires animée par Gérard Noiriel et Michel Offerlé1. On le sait, certains politistes ont œuvré pour que la science politique négocie un « tournant historique ». À l’évidence, la réciproque n’est pas vraie : aucun « tournant politologique » n’a saisi l’histoire. Les historiens se montrent – c’est un euphémisme – très discrets à propos de la science politique. En attestent trois exemples tirés d’ouvrages d’historiens au demeurant résolument portés au dialogue interdisciplinaire. Le livre collectif stimulant dirigé par Jean Boutier et Philippe Boutry aborde les relations établies par l’histoire avec les sciences sociales grâce à Jacques Revel, le droit avec Patrick Nerhof, la philosophie sous la plume de Pascal Engel : mais il n’y a pas un mot sur la science politique2. L’ouvrage d’Antoine Prost, Douze leçons pour l’histoire, est devenu un classique pour les étudiants d’histoire. Il se confronte à plusieurs reprises avec la sociologie, ce qui représente une incontestable innovation pour un ouvrage issu d’un cours en Sorbonne visant à donner une formation générale aux apprentis historiens. En revanche, il n’évoque jamais la science politique. François Dosse retrace, dans L’Histoire, les principales évolutions du travail historique, pointe l’influence de la sociologie ou de l’anthropologie, dialogue avec la philosophie : il ignore la science politique3. Plus étonnant. Les historiens du ou de la politique, selon la terminologie choisie, n’abordent guère le sujet, du moins frontalement. Par exemple, dans le livre Axes et méthodes de l’histoire politique issu d’un colloque important, aucune contribution n’était directement consacrée à ce thème. Pourtant la science politique y était présente. Jean-Marie Donégani analysait les relations entre religion et politique et le regretté Jean Charlot s’interrogeait sur la place de l’histoire dans les recherches du politologue consacrées aux partis, aux élections et à l’opinion publique. Dans sa préface, René Rémond ne parlait pas de la science politique de manière explicite : néanmoins, il y faisait implicitement allusion puisque, dressant un bilan de l’histoire politique, il notait des éléments de satisfaction et pointait ses manques les plus criants, en particulier quant à l’étude des institutions ; ce qui l’amenait avec justesse à noter le déficit de formation juridique en histoire4. Deux exceptions doivent cependant être relevées. Pierre Rosanvallon, qui se situe à la lisière de l’histoire et de plusieurs disciplines, a précisé sa propre démarche en se mesurant à d’autres courants de l’histoire politique et à la science politique, du moins à partir de la connaissance qu’il en a acquis5. Gérard Noiriel a depuis longtemps intégré la sociologie et la science politique avec pour objectif de fonder et de développer la socio-histoire6.
3Le déséquilibre reflète deux postures scientifiques assez distinctes. La théorie, la réflexion épistémologique et l’élaboration méthodologique sont au cœur de la science politique alors que l’histoire – du moins en France – a davantage de difficultés à penser ses propres travaux, se méfie de la théorie, pratique voire revendique « le bricolage ». Il est vrai que ces caractéristiques tendent à s’infléchir nettement. L’école ou le mouvement des Annales a fortement contribué à promouvoir les débats sur les méthodes et la signification de l’histoire, les ouvrages historiographiques se multiplient, les historiens sont de plus en plus enclins à se rapprocher du reste des sciences humaines et sociales (il suffit, pour s’en rendre compte, de parcourir certaines revues comme Genèses, Sciences sociales et histoire, la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine ou Vingtième Siècle. Revue d’Histoire). C’est dans ce contexte que se produisent les confluences des pratiques des historiens et des politistes, repérables à de multiples niveaux. Je me contenterai d’en mentionner trois principaux.
4Le premier, sommaire mais fondamental, consiste en une forme minimale de coopération, qui correspond à une politique de la main tendue. Elle se traduit, par exemple, par l’invitation d’un collègue d’une autre discipline à un jury de thèse ou d’Habilitation à diriger des recherches, à un colloque, ou à publier dans un ouvrage collectif. Cette collaboration repose sur plusieurs motivations, certaines nobles, d’autres, à l’occasion, plus sournoises. En effet, elle se fonde le plus souvent sur des affinités personnelles entre chercheurs ou sur la proximité du sujet de recherche des uns et des autres ; mais nous savons également que la présence de personnalités extérieures à la discipline constitue, à l’occasion, une façon de résoudre un conflit interne à celle-ci, en évitant de faire appel à telle ou telle personne appartenant à une autre école ou sensibilité… Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ces ouvertures réside dans l’élargissement du regard et dans la perspective différente qu’apportera, par exemple, l’historien à un travail de science politique ou inversement, le politiste à une œuvre historienne. Pareil apport extérieur peut parfois prendre à contre-pied toute une recherche. Un bon exemple, parmi de nombreux autres, en est fourni dans le livre collectif d’Henry Rousso consacré à la comparaison du stalinisme et du nazisme, dans lequel Pierre Hassner, l’un des deux politistes invités, s’oppose dans son texte à une partie de la problématique de l’ouvrage qui tendait à souligner davantage les différences que les similitudes des régimes de Hitler et de Staline et s’interrogeait sur la pertinence en histoire de la notion de totalitarisme7. La politique de la main tendue stimule donc le débat. Elle peut comporter aussi son revers. Il arrive, en effet, que la personne « extérieure » à la discipline invitante se croit obligée d’interpréter un jeu de rôle : elle s’érige alors en ambassadeur quasi officiel de l’Histoire ou de la Science politique, ce qui amène ses interlocuteurs à considérer cette discipline comme un bloc homogène. Cette situation aboutit souvent soit à durcir les termes du débat, soit, au contraire, notamment dans les jurys de thèse ou d’Habilitation à diriger des recherches, à esquiver l’appréciation sur le contenu de la recherche au prétexte que l’historien n’a pas les mêmes critères d’évaluation que le politiste et inversement.
5Le deuxième niveau, le plus prometteur et intéressant, est constitué par la pratique de l’interdisciplinarité. Nombre de thèses illustrent cette dynamique. La science politique parce qu’elle y est incitée par la socio-histoire et la sociologie historique du politique : les exemples sont pléthoriques, ont été recensés en partie dans le livre d’Yves Déloye et figurent dans ce livre. C’est pourquoi, je me contenterai d’évoquer quelques travaux d’histoire, sans nullement prétendre à l’exhaustivité. Certains doctorants, à l’instigation ou non de leurs directeurs de recherche, s’emparent en historiens des travaux de sociologie et de science politique. Pour se limiter à un seul exemple, la thèse récente d’Axelle Brodiez soutenue à l’Université de Paris8 et consacrée au Secours populaire fournit une très bonne illustration d’une recherche historique nourrie de sociologie et de science politique 8. Chez les chercheurs confirmés se développe une production notable où l’historien intègre la science politique, en importe certains préceptes, en discute d’autres. Tel est le cas, par exemple, dans des genres très différents, de Claire Andrieu étudiant le Club Jean Moulin ou encore du Dictionnaire critique de la République9. Plus récemment encore, le dernier livre de Jacques Sémelin, lui-même à la croisée de plusieurs disciplines – l’histoire, la science politique, la sociologie et la psychologie –, atteste l’intérêt de la combinaison des approches pour une recherche sur un sujet crucial, les massacres de masse10.
6Le troisième niveau est celui de l’investissement lourd pour le futur. Si l’on estime indispensable le dialogue interdisciplinaire entre histoire et science politique, ce qui est le cas de l’auteur de ces lignes, il faut en jeter les fondations : cela suppose une réelle politique de formation, seul moyen d’éviter la démarche autodidacte improvisée sur le tard, qui a été jusqu’ici la marque de la plupart des chercheurs. Tel est le cas, par exemple, à Sciences po, où deux mentions du master de recherche proposent des enseignements qui associent étroitement, d’une part, l’histoire politique et culturelle avec la pensée politique et, plus généralement, la science politique, d’autre part, l’histoire et la science politique dans le domaine des Relations internationales. Il est vrai que cet établissement a souvent été pionnier en la matière, ce que certains ont trop tendance à oublier. Dans les années cinquante et dans la décennie suivante, historiens et politologues – Jean-Baptiste Duroselle, Maurice Duverger, Raoul Girardet, Alfred Grosser, René Rémond, Jean Touchard rejoints bientôt par d’autres dont Georges Lavau – travaillaient ensemble et fondèrent un Troisième cycle novateur11.
7Constater les incontestables développements des relations entre histoire et science politique ne doit pas nous amener à sous estimer la complexité du rapprochement et encore moins les obstacles existants. J’en indique deux.
8Le premier réside dans les réactions de défense disciplinaire qui sont loin d’avoir disparu. Par tradition, la science politique se montre ouverte mais elle ne me semble pas épargnée en ce moment par des volontés de clôture et de bornage qui s’apparentent parfois à un repli sur soi. La tendance est aussi très nette en histoire à la fois à cause de sa structuration et de sa vieille méfiance à l’égard d’autres disciplines. Un exemple en atteste : si des docteurs en science politique obtiennent leur qualification par le CNU d’histoire, ils n’ont quasiment aucune chance d’être recrutés à l’Université par les commissions de spécialistes puisque le critère de l’agrégation d’histoire est très souvent considéré comme un préalable. En revanche, nombre d’historiens ont pu décrocher l’agrégation de science politique…
9Le second tient à ce que les vieux antagonismes entre les disciplines n’ont pas disparu et souvent les plus grossiers. Les historiens reprochent aux politistes leur langage, leur propension à la théorie, leur modélisation, voire leur trop grand souci méthodologique. Il n’est pas rare d’entendre des historiens qui évoquent un livre ou une thèse de science politique expliquer que leur apport historique est excellent à condition de sauter toute la partie théorique et méthodologique qualifiée d’« ennuyeuse ». À l’inverse, les politistes brocardent l’ingénuité, la naïveté, pour ne pas dire plus de ces tâcherons d’historiens. C’est ce que l’on trouve, par exemple, au détour d’une note du texte de Julien Frétel et Rémi Lefebvre proposé à ces journées de l’AFSP : « Chez les historiens, elle [la théorie des partis soulignant leur faiblesse en France que les deux auteurs critiquent], est sans doute d’autant plus prégnante qu’elle est souvent inconsciente12. » Il en va de même dans les travaux de Michel Dobry et de ses amis sur la conception française du fascisme. Dans le livre qu’il a dirigé, Le mythe de l’allergie française, l’auteur mêle un travail argumenté de critique de la thèse de l’allergie au fascisme et une forte discussion méthodologique (notamment sur les procédés de classement) avec des considérations plus que discutables sur les usages politiques des travaux de l’école René Rémond et sur les effets recherchés, selon lui, par cette école13. D’où des attaques en rafale. D’abord contre la prétendue faiblesse de la thèse démontée avec des arguments méprisants (« Le trait saillant des définitions les plus travaillées – et la plupart du temps elles ne le sont pas vraiment – est de définir “l’authentique” dans l’“achevé” ou encore le “complet”14 »). Ensuite, Michel Dobry ouvre un véritable procès d’intention non démontré contre un courant historiographie accusé de vouloir établir sa domination, voire son hégémonie, dans le milieu académique. Celui-ci peut prêter le flanc à la critique mais il est faux de le présenter comme homogène alors qu’il associe, selon Dobry lui-même, des gens aussi différents que René Rémond, Serge Berstein, Michel Winock, Pierre-André Taguieff, Pierre Milza, Jean-François Sirinelli, Philippe Burrin, Jacques Julliard, Olivier Dard, Jacques Nobécourt. Plus étonnant, Michel Dobry s’empresse de préciser que si son propre ouvrage collectif a une valeur de manifeste, il ne constitue en aucun cas une école :
« La convergence des contributions rassemblées ici sur l’inanité de la thèse immunitaire ne veut pas dire pour autant que leurs auteurs adhèrent à une même école de pensée, qu’ils partagent les mêmes façons de concevoir l’histoire ou les sciences sociales, qu’ils proposent une interprétation historique identique ou a fortiori qu’ils sont habités par quelque velléité d’établir une orthodoxie comparable à celle qu’ont revendiquée – non sans quelque succès d’ailleurs, pendant assez longtemps – et revendiquent encore parfois les tenants de la thèse immunitaire15. »
10Dans le même livre, Annie Collovald qui critique, voire dénigre, tous les historiens du temps présent, pointe pour sa part les convergences avec « des fractions de la science politique et de la philosophie politique plutôt portées à voir dans les discours tenus et dans les idées défendues les principales raisons des actions accomplies […]16 ». La remarque a le mérite de nous rappeler qu’il n’y a pas une seule science politique ni une seule histoire politique.
11En effet, les disciplines ne sont pas unifiées et cohérentes. Par conséquent, observer l’état des relations entre la science politique et d’histoire suppose de prendre en compte les sensibilités ou les écoles de la science politique et de l’histoire qui se positionnent à l’intérieur de leurs disciplines mais aussi par rapport à d’autres sensibilités de l’autre discipline.
Science politique et histoire : une configuration complexe
12Faute de place, je ne peux pas revenir sur les différenciations internes à la science politique qui ont fait couler beaucoup d’encre. Sauf pour observer que le « tournant historique » de la science politique est loin d’être accepté par tous. Il suffit, par exemple, de lire les propos de Pierre Favre17. Par ailleurs, les politistes qui se situent dans la perspective du tournant historique n’en ont pas la même conception, ne se référent pas tous aux mêmes auteurs, n’emploient pas des méthodes identiques, n’explorent pas de semblables champs de recherche. En revanche, je souhaite m’attarder quelque peu sur les spécificités de l’histoire politique.
13Il faut rappeler que celle-ci, en France, fut longtemps déconsidérée, disqualifiée et marginalisée, non pas tellement dans l’enseignement de base des Universités, mais bien dans le monde de la recherche. Au moins quatre facteurs, que je ne fais qu’indiquer et qui souvent se sont combinés entre eux, rendent compte de cet état de fait. L’attrait de la sociologie durkheimienne, une conception particulière de l’histoire défendue par un certain nombre d’historiens des Annales, la puissance du marxisme durant de longues décennies et la domination du structuralisme. Le renouveau de l’histoire politique à partir des années soixante/soixante-dix se déploie dans cet environnement. La preuve en est que l’histoire politique critique la prééminence de l’histoire économique ou de l’histoire sociale, ou qu’elle s’attaque, parfois durement, avec l’histoire dite des Annales. Dans le même temps, elle prend soin de ne pas tomber dans les travers du simple récit chronologique, de l’histoire bataille ou de l’histoire des puissants, justement épinglés, en particulier, par les fondateurs des Annales : davantage, elle en assimile nombre d’acquis, comme l’importance des facteurs sociaux ou économiques dans l’évolution des comportements politiques, l’intégration de la temporalité de la longue durée, l’intérêt des thématiques culturelles, etc. Ce constat est bien connu même s’il fournit régulièrement matière à débats entre historiens. En revanche, la diversité de l’histoire politique présente me paraît trop fréquemment occultée, notamment chez les politistes, ce qui alimente les quiproquos.
14Procéder à une classification représente un exercice périlleux et contestable que chaque historien qui réfléchit sur l’état d’une discipline se défend de vouloir faire mais qu’il réalise quand même18. Ce type de catégorisation est réducteur, surtout en histoire. À la différence de la science politique et de la sociologie, l’histoire se complaît dans la dénégation de toute structuration en écoles précisément parce qu’elle ne se reconnaît pas dans une démarche organisée autour d’une théorie fondatrice et d’une méthodologie précise. Non sans paradoxe, elle admet en revanche, jusque dans le langage courant de ses praticiens, l’existence de maîtres dont l’influence s’exerce à partir de leurs œuvres, des chantiers de recherche qu’ils ont ouverts, de leurs approches, voire de leurs personnalités. La suite de mon propos poursuit néanmoins deux objectifs : d’une part, indiquer quelques jalons de l’état de l’histoire politique surtout celle dite du temps présent (même si les bornes chronologiques ne seront pas toujours respectées), d’autre part, repérer la pluralité de l’histoire politique dont découlent les relations complexes avec la science politique, ou mieux, avec certains secteurs de la science politique.
15À mon sens, l’histoire politique tend à se partager en cinq principaux courants que je me contente d’énumérer. Le premier est réuni autour de René Rémond. Il est composé de différentes strates et générations de chercheurs qui ont tendance ces derniers temps, pour une partie d’entre eux, à s’intéresser à l’histoire culturelle de la politique, j’y reviendrai. Ses différents protagonistes, organisés autour d’un axe Paris 10-Sciences Po, ont défini leur conception de l’histoire dans un ouvrage qui a eu un fort retentissement lors de sa publication19. Vient ensuite la galaxie de l’histoire « conceptuelle » du politique issue, pour l’essentiel de l’EHESS, associant historiens et philosophes : François Furet, d’abord, Pierre Rosanvallon ensuite, ont systématisé leur démarche d’histoire problème. L’histoire sociale de la politique, héritage lointain de l’école d’Ernest Labrousse, continue de produire des travaux dans nombre de lieux, où la politique, appréhendée le plus souvent dans un cadre monographique, départemental ou régional, est étroitement dépendante des structures économiques et des réalités sociales. Un quatrième ensemble est constitué par ce que j’aurais tendance à appeler l’histoire de type anthropologique de la politique, largement pratiquée, qui s’intéresse aux sociabilités, aux socialisations, à la politisation, aux mentalités, au symbolique, au rituel, aux sensibilités : deux auteurs de référence s’imposent ici, très différents entre eux, Maurice Agulhon et Alain Corbin. Le premier n’a que très rarement systématisé sa propre réflexion sur sa propre œuvre à cheval sur le XIXe et le XXe siècle mais son inspiration est considérable pour les historiens du temps présent, en particulier parce qu’il a renouvelé la compréhension du pouvoir politique. Celui-ci n’est pas simplement définissable par le monopole de la contrainte légitime (Weber), ni par la combinaison du monopole fiscal et la guerre (Tilly), ni par la multiplication des formes de contrôle, de surveillance, de répression (Foucault), ni par l’organisation et l’incorporation de la domination (Bourdieu), pour faire allusion à quelques définitions classiques, mais il apparaît comme une instance de reconnaissance, d’identification et de séduction par des signes, des emblèmes, des symboles visibles et moins visibles. Il en va de même du second dont les ouvrages sont d’ailleurs très fréquemment cités par les historiens du ou de la politique comme par les politistes travaillant sur des sujets de type historique. Enfin, la dernière sensibilité est celle de l’histoire culturelle de la politique qui relève en partie de l’histoire culturelle en plein essor20. Cette histoire, qui présente une ambivalence puisqu’elle est à la fois un champ de recherche et une façon d’aborder la politique, est elle-même très fragmentée entre divers pôles. L’un d’entre eux, localisé à Sciences Po, insiste sur les représentations, les cultures, les imaginaires ou les sensibilités, l’autre, installé à l’EHESS, influencé par la socio-histoire et plus encore par la sociologie historique du politique, tend à se concentrer sur les pratiques, les sentiments et les émotions et intègre les études du genre21.
16Ces sensibilités encore une fois ont été trop rapidement esquissées et sont donc, je le répète, très contestables. Leur étude devrait intégrer des rivalités institutionnelles et de lutte pour le pouvoir académique. Mais il nous faut maintenant noter les frottements et parfois les divergences entre elles, et entre elles et deux autres courants, celui de la socio-histoire, née du croisement de l’histoire et de la science politique, et de la sociologie historique du politique, apparue en science politique. Les propositions de ces deux écoles se sont répercutées directement dans le champ historique, par les critiques qu’elles ont portées, par exemple à l’égard de l’histoire sociale, comme par leurs propres travaux qui ont inspiré ou, au contraire, braqué les historiens. Je me limiterai à trois problèmes.
17D’abord, celui qui, depuis sa renaissance, taraude l’histoire politique, à savoir la définition de l’objet de recherche et de son statut. Les différentes sensibilités ou écoles historiques que nous avons repérées n’en ont pas la même acception. Il existe une ligne de clivage assez nette. Les sensibilités « Rémond » et « Furet-Rosanvallon », désignons-les ainsi pour aller vite, convergent dans la reconnaissance de l’autonomie du politique. Cela s’explique en partie par le contexte intellectuel et politique dans lequel elles se constituent dans les années soixante-dix, années intenses par excellence. Elles cherchaient, alors, l’une et l’autre à s’émanciper du carcan marxiste encore très puissant – il suffit de consulter l’ouvrage Aujourd’hui l’histoire de 1974 qui rassemblait des textes et entretiens parus dans la revue communiste La Nouvelle Critique, d’auteurs prestigieux, comme Georges Duby, Jacques Le Goff, André Leroi-Gourhan, mais qui ignorait délibérément l’histoire politique –, de la domination du structuralisme et de l’hégémonie de l’histoire des Annales22. À quoi l’on pourrait ajouter, dans le cas de la « galaxie Furet », la volonté, plus ou moins explicitement affichée, de combattre l’emprise marxiste sur la gauche française en pensant les processus révolutionnaires, le totalitarisme et la démocratie. Cette convergence butte sur une limite évidente. Du côté de François Furet et désormais de Pierre Rosanvallon, l’insistance porte sur le politique, soit la manière dont une société se pense et s’auto-institue : cela implique d’accorder une attention extrême aux textes d’auteurs illustres ou non qui, en un moment donné, fondent un ordre politique modelant les activités sociales. Pierre Rosanvallon illustre très bien sa démarche en citant Michel de Certeau : « Les récits marchent devant les pratiques pour leur ouvrir un champ23. » La sensibilité René Rémond se reconnaît dans une conception plus extensive de la politique abordée aussi bien du côté du pouvoir que de celui des acteurs, de la compétition partisane, des comportements, de la mémoire ou des phénomènes culturels. Ces deux regards différents expliquent la profonde divergence de définition et d’approche des cultures politiques, notion qui, ces derniers temps, s’est largement répandue – peut-être de façon trop excessive et sans respect de la rigueur nécessaire – aussi bien en histoire que dans les débats publics24. À l’inverse, les autres sensibilités se gardent de définir le champ de la politique soit qu’elles s’intéressent, avec Maurice Agulhon, avant tout à sa diffusion, à sa réception et à son appropriation « par le bas », soit qu’elles préfèrent scruter les interactions continues à l’œuvre entre le social et le politique.
18Précisément, les courants de l’histoire sociale de la politique, mais aussi de la socio-histoire et de la sociologie historique du politique, soulèvent l’épineux problème de l’articulation entre l’histoire politique et l’histoire sociale. Or, il semble que l’on assiste à un retour en force de la posture qui explique de facto que les questions politiques sont fondamentalement déterminées par le social. Un cas emblématique est représenté par les études sur le communisme, sujet a priori fortement politique, où tout un courant, très organisé celui-ci, dénie toute pertinence au concept de totalitarisme pour les régimes communistes ou de mouvement totalitaire appliqué au parti communiste français, et privilégie des analyses qui insistent sur la diversité des logiques d’adhésion au communisme, les formes de jeux avec l’institution partisane ou encore la multiplicité des pratiques sociales repérables dans les régimes communistes25. Cette perspective bascule parfois vers une désidéologisation et une dépolitisation du phénomène communiste. Plus généralement, en France, ces historiographies préfèrent observer avant tout les processus sociaux, les tensions de la société, les multiples cheminements empruntés par les groupes. Autant de thématiques légitimes et du plus haut intérêt mais qui amènent souvent à considérer que les faits sociaux façonnent et conditionnent de manière essentielle l’action, les comportements et les attitudes politiques. Pourtant, ainsi que l’écrivait Marcel Mauss, « tout ce qui se passe dans un groupe social n’est pas social, pas plus que tout ce qui se passe dans un organisme n’est purement biologique ». Rien d’étonnant à ce que ces travaux n’accordent qu’une existence marginale à l’État de droit : plus ou moins perçu comme le simple reflet des rapports de force et de pouvoir, celui-ci n’est jamais appréhendé pour et en lui-même. Les vieux penchants durkheimiens ou marxistes ont la vie dure. Il n’en demeure pas moins qu’une vraie question est là posée à laquelle il n’existe pas de réponses évidentes et satisfaisantes, et encore moins des recettes toutes faites : comment, concrètement, dans la recherche et, encore plus, dans l’exposition des résultats de cette dernière agencer le politique et le social ?
19Enfin, le troisième problème tient aux rapports entre l’histoire et la science politique telle qu’elle est mise en forme par la socio-histoire. Celle-ci, suivie par les historiens qui sont influencés par elles, critique fermement l’histoire Rémond ou celle de Furet et de Rosanvallon. Ces histoires, trop idéologiques et intellectuelles, ignoreraient le social et recouraient à des méthodes trop traditionnelles. Deux reproches qu’il faudrait examiner en détail mais qui ne semblent guère fondés. Par exemple, Pierre Rosanvallon dans sa trilogie sur la démocratie s’efforce de penser ensemble le politique et le social en combinant une démarche qui associe histoire et théorie politique26. Les historiens proches de René Rémond ont, le plus souvent et chacun à sa façon, pris soin de combiner, les phénomènes politiques et les facteurs sociaux, à l’instar, par exemple, de Serge Berstein et d’Odile Rudelle quand ils ont tenté de cerner le modèle républicain27. Si une objection devait être formulée, elle pourrait porter sur les procédés employés et la pertinence des démarches pour lier politique et social, et non point sur l’absence de cette préoccupation. Par ailleurs, René Rémond a entretenu d’étroites relations avec la science politique. Il a défriché avec des politologues des domaines de recherche comme l’opinion, les études électorales ou la socialisation politique. Ce travail de pionnier était par exemple salué dans le fameux triptyque de Jacques Le Goff et Pierre Nora en 1974, Faire de l’histoire, par Jacques Julliard qui expliquait que le renouvellement de l’histoire politique se faisait « au contact de la science politique, discipline encore jeune et tâtonnante, mais en pleine expansion, et dont l’historien ne peut pas plus ignorer les recherches qu’il ne peut se désintéresser des acquis de l’économie politique, de la démographie, de la linguistique ou de la psychanalyse28 ». Et de donner en exemple, les travaux de René Rémond ou ceux d’Annie Kriegel. Il est certain que quelques-uns de ses successeurs ont été en retrait et fait preuve d’une certaine timidité, voire d’une défiance envers les sciences sociales. Il n’en demeure pas moins que nombre d’autres « héritiers » continuent de lire la science politique et de travailler avec elle.
20Ainsi, lorsque la socio-histoire déplore le manque d’ouverture d’une certaine histoire politique à la science politique ou à la sociologie, elle vise en fait l’absence de références aux auteurs qui, pour elle, sont déterminants dans ces disciplines, par exemple, Pierre Bourdieu, et maintenant Michel Foucault29. D’une certaine façon, les critiques venues de la science politique contre l’histoire politique visent également par ricochet d’autres secteurs de la… science politique, ceux portés à l’étude de la théorie politique ou intégrant la philosophie politique qui commettraient l’erreur insigne de prendre trop au sérieux les idées, ou encore la sociologie politique fondée sur d’autres auteurs.
21En d’autres termes, il faut se féliciter qu’un incontestable mouvement de rapprochement s’amorce entre les divers courants d’histoire politique et les différentes sensibilités de la science politique. Ce mouvement se produit non sans difficultés de toute sorte, rivalités et incompréhensions. Il ne saurait donc être question de s’engager dans des faux procès où de prétendus novateurs, partisans de l’interdisciplinarité, mettraient sous accusation les conservateurs défenseurs de leur pré carré. D’ores et déjà, de nombreuses recherches ont permis de renouveler la compréhension des phénomènes politiques, par exemple, de la nation, du clientélisme, de la guerre, des partis, du vote etc. De nombreux autres thèmes doivent être explorés – les institutions, la démocratie –, cependant que le comparatisme doit impérativement être encouragé. Il faut surtout accepter l’idée que ces travaux instaurent dans le domaine scientifique une configuration au sens éliasien du mot, soit « un équilibre fluctuant de tensions, un mouvement pendulaire d’équilibre des forces ». Telle est la condition pour approfondir et faire fructifier le dialogue entre historiens et politistes.
Notes de bas de page
1 Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2003 (1re édition 1997), 123 p. et Yves Déloye et Bernard Voutat (dir.), Faire de la science politique : pour une analyse socio-historique du politique, Paris, Belin, 2002, 327 p. Voir aussi, entre autres, Yves Déloye, « À la recherche de la temporalité perdue », Espaces Temps, 3e trimestre 2001, p. 16-27.
2 Jean Boutier, Philippe Boutry (dir.), Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Autrement série Mutations, n° 150-131, janvier 1995, 349 p.
3 François Dosse, L’histoire, Paris, Armand Colin, 2000, 208 p. Le livre est publié dans la collection Cursus, Philosophie.
4 Serge Berstein, Pierre Milza (dir.), Axes et méthodes de l’histoire politique, Paris, PUF, 1998, 448 p.
5 Voir notamment « Pour une histoire conceptuelle du politique. Note de travail », Revue de synthèse historique, janvier-juin 1986, p. 93-105 ; « Le politique », in Jacques Revel, Nathan Wachtel (dir.), Une école pour les sciences sociales, Paris, Le Cerf-EHESS, 1996, p. 299-311 ; « Faire l’histoire du politique », Esprit, février 1995, p. 25-42 et sa leçon inaugurale du Collège de France, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Seuil, 2003, 61 p.
6 Voir son plus récent livre, Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, Repères, 2006, 128 p.
7 Pierre Hassner, « Par-delà l’histoire et la mémoire », in Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparative, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 355-370.
8 Axelle Brodiez, Le Secours populaire français, 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Sciences po Les presses, 2006, 365 p.
9 Claire Andrieu, Pour l’amour de la République. Le club Jean Moulin : 1958-1970, Paris, Fayard, 2002, 608 p. Vincent Duclert, Christophe Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, 1340 p.
10 Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005, 486 p.
11 Lire le témoignage de Hélène Carrère d’Encausse in Discours de réception de René Rémond à l’Académie française et réponse de Hélène Carrère d’Encausse, Paris, Fayard, 2000, p. 43-44.
12 Julien Frétel, Rémi Lefebvre, « Retour sur un lieu commun historiographique : la faiblesse des partis politiques en France », texte dactylographié pour les Journées de l’AFSP « Science politique et histoire », 4-6 mars 2004, note 126, p. 31.
13 Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, 460 p. Des historiens ont critiqué le fond de la thèse de Michel Dobry. Voir Jean-Paul Thomas, « Novità sul fascismo francese », Ricerche di storia politica, numéro 1, aprile 2006, p. 53-69 et Michel Winock, « Retour sur le fascisme français. La Rocque et les Croix de feu », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 90, avril-juin 2006, p. 3-27. Je me contente ici de relever la forme de l’argumentation employée.
14 Michel Dobry, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire », in ibid, p. 32. Voir aussi la note 1 de la page 36 du même texte.
15 Michel Dobry, « Avant propos », ibid., p. 14.
16 Annie Collovald, « Le “national-populisme” ou le fascisme disparu. Les historiens du “temps présent” et la question du déloyalisme politique contemporain », in Michel Dobry, op. cit., p. 290.
17 Pierre Favre, « Pour une évaluation plus exigeante des fondements de la socio-histoire du politique » in Pierre Favre, Jean-Baptiste Legavre (dir.), Enseigner la science politique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 217-230 et du même, « L’histoire des sciences est-elle toujours de l’histoire ? Fragments d’une autobiographie intellectuelle », in Yves Déloye, Bernard Voutat (dir.), Faire de la science politique, op. cit., p. 25-43.
18 Pour ne citer qu’un exemple, voir Gérard Noiriel, notamment, dans son livre, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Paris, Hachette, 1998, 256 p.
19 René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988, 399 p.
20 Voir Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, 2004, 128 p. ; Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004. Sur ces deux ouvrages, lire Stéphane Zékian, « L’histoire culturelle : actualité d’une tentation », Esprit, mars-avril 2005, p. 275-281.
21 Voir, par exemple, Jean-François Sirinelli, Comprendre le XXe siècle français, Paris, Fayard, 2005, en particulier, p. 222-280. Christophe Prochasson, « La politique comme culture », Le Mouvement social, juillet-septembre 2002, n° 200, p. 123-128.
22 Aujourd’hui l’histoire, Paris, Éditions Sociales, 1974, 352 p. Voir Frédérique Matonti, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, 420 p.
23 Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, op. cit., p. 29.
24 Serge Berstein, Les Cultures politiques en France, Paris, Seuil, 1999, 407 p. et Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, 445 p.
25 Michel Dreyfus, Bruno Groppo et al., Le Siècle des communismes, Paris, Éditions de l’Atelier, Réed. 2004, 790 p.
26 Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, 490 p. ; Le Peuple introuvable : histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, 379 p. ; La Démocratie inachevée : histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, 440 p.
27 Serge Berstein, Odile Rudelle (dir.), Le Modèle républicain, Paris, PUF, 1992, 431 p.
28 Jacques Julliard, « La politique », in Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire. Nouvelles approches, Paris, Gallimard, 1974, p. 235.
29 Un bon exemple en est fourni par Gérard Noiriel qui, dans son récent livre sur la socio-histoire, ne retient, dans sa partie consacrée à la politique en particulier à propos du communisme ou de Vichy, que les travaux allant dans son sens, ignorant délibérément toute autre production qui a cherché également à associer histoire, sociologie et science politique. Voir son Introduction à la socio-histoire, op. cit., p. 70-86.
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