Usages sociaux des loisirs et différenciation des styles de vie à la fin du XIXe siècle. L’exemple des régates nautiques et des excursions en montagne
p. 89-108
Texte intégral
1Longtemps les grands espaces de la mer et de la montagne ont été perçus par les hommes comme des univers hostiles, refuges des forces occultes, des monstres marins, des dragons, des fées et des démons. Pour autant les nécessités de l’existence tels que les migrations de population, les échanges commerciaux ou l’exploitation des ressources naturelles (pêche hauturière, pastoralisme, etc.) vont pousser les individus à s’y aventurer.
2Au XVIIIe siècle, sous les effets conjugués du préromantisme et de la foi dans la raison, inspirée de la philosophie des lumières, le regard porté sur la nature va se modifier au point de susciter désormais la curiosité des élites éclairées1. Ces évolutions des schèmes de pensée et des seuils de la sensibilité sont autant de signes de la grande mutation qui préparent l’entrée de l’Europe occidentale dans la modernité industrielle2.
3Le désir d’explorer les derniers espaces encore ignorés, ultimes « terra incognita » se fait jour durant cette période. Il s’inscrit dans le vaste mouvement politique et scientifique des XVIIIe et XIXe siècle qui procède « à la découverte et à l’inventaire du monde ». La plupart des grandes puissances du monde occidental lancent des expéditions maritimes et terrestres en s’attachant les services des scientifiques les plus éminents (La Condamine, Wallis et Bougainville, Cook, La Pérouse, Humbolt et Bompland, etc.). À la même époque, le savant genevois, Horace Bénédicte de Saussure se fixe pour ambition de parvenir à la cime du Mont Blanc et réalise finalement son projet en août 1787.
4Cependant, au-delà des préoccupations savantes et politiques, l’engouement pour les espaces jusque-là redoutés de la mer et de la haute montagne va donner naissance à une manière inédite de meubler son oisiveté : les loisirs aristocratiques.
5L’avènement des loisirs, au sens contemporain du terme, semble trouver sa source dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe. À l’origine, la fréquentation des stations balnéaires ou thermales comme Bath ou Brighton, par la cour royale est justifiée par des raisons sanitaires. Mais très vite, cette clientèle aristocratique entoure l’impératif médical de tous les fastes des plaisirs mondains (concerts, théâtre, jeux du casino, bals, etc.). Pour se détendre, elle s’autorise les ébats du corps en s’adonnant au golf, au polo, à l’équitation, au lawn-tennis mais aussi en organisant des régates nautiques ou des excursions pittoresques en montagne. Dans ce processus de diffusion de nouvelles manières d’être et de se comporter en société, les « public schools » jouent en Angleterre un rôle essentiel. Véritable creuset pour la formation des futures élites aristocratiques et bourgeoises, ces établissements prestigieux assurent la transmission aux jeunes générations de l’éthique du « fair play » des nouveaux gentlemen. La pratique des sports modernes récemment codifiés comme le football, le rugby ou l’athlétisme contribue à la diffusion de l’esprit de compétition et du culte de la performance au sein de l’élite britannique3.
6Aux yeux du reste de l’Europe, la Grande Bretagne constitue alors une sorte de laboratoire où s’élaborent les nouveaux styles de vie aristocratiques et bourgeois. À l’aube du XIXe siècle, la mode de la villégiature de luxe et des loisirs mondains se diffuse des bords de la Baltique aux rivages de la Méditerranée, au point de devenir un élément essentiel de différenciation sociale entre les fractions de la classe dirigeante4.
7En France le climat d’anglophilie qui prévaut chez les fractions modernistes des élites sociales après la chute du premier Empire, favorise l’adoption de ces manières raffinées d’occuper son temps libre. La fin du blocus relance le tourisme mondain avec le retour dans l’hexagone des étrangers, notamment des ressortissants britanniques. Les stations balnéaires ou thermales connaissent alors un succès remarquable auprès d’une clientèle internationale. Dans les années qui suivent, les premiers adeptes des ascensions en montagne ou de la navigation en mer vont bientôt prendre conscience de l’intérêt de se regrouper au sein de sociétés particulières. Dès lors, on assiste à la multiplication des clubs alpins et des sociétés nautiques dans les pays d’Europe occidentale et en Amérique du Nord. À l’instar des pays voisins, la voile de loisir prend son essor et ses pratiquants se rassemblent au sein de sociétés d’encouragement comme le Yacht club de France (YCF) en 1867. Pour sa part, le Club alpin français (CAF) est fondé à Paris, en 1874 en s’inspirant principalement de l’exemple du Club alpin suisse (CAS) créé dès 18635.
8Ces deux initiatives s’inscrivent dans un contexte social et politique bien particulier. Du début de la IIIe République à l’entrée dans la première guerre mondiale, la France connaît une évolution de la composition de ses élites sociales. L’aristocratie qui avait retrouvé certaines de ses positions sous la Restauration et la Monarchie de Juillet se trouve désormais incitée à s’allier avec les fractions de la bourgeoisie industrielle et financière en pleine ascension. Parallèlement, une bourgeoisie cultivée, issue des filières les plus prestigieuses de la méritocratie scolaire (universitaires, publicistes, juristes, ingénieurs, « intellectuels »), exerce une influence croissante dans certains secteurs de la vie sociale et culturelle6. Cette configuration nouvelle ne va pas tarder à faire apparaître des tensions au sein de la classe dominante entre des visions du monde et des conceptions de l’existence sensiblement divergentes. Largement alimentées par le souci de se démarquer des fractions directement concurrentes selon une logique de distinction sociale, ces différences vont trouver à s’exprimer dans le domaine des occupations du temps libre et des loisirs7. Les activités privilégiées par telle ou telle composante de l’élite sociale deviennent des sortes de marqueurs symboliques qui participent de l’affichage de styles de vie8.
9Dans ce contexte particulier, quelles sont les catégories sociales qui vont s’intéresser à ces deux domaines d’activités que sont les excursions en montagne et la voile de plaisance ? Quels sont les groupes à l’initiative de la création des premiers clubs ? Quelles orientations et quelles priorités vont-ils leur assigner ? Quelles sont les questions qui font débat au sein de ces instances ?
10Pour répondre à ces interrogations, ce travail s’appuie sur l’exploitation des archives des premières sociétés de loisirs sportifs notamment le Club alpin français et le Yacht club de France. Notre démarche s’inscrit dans la filiation des travaux d’Alain Corbin ou de Georges Vigarello sur « l’avènement des loisirs ». Cette approche cherche, selon l’expression de Roger Chartier, à « inscrire les pensées claires, les intentions individuelles, les volontés particulières dans le système des contraintes collectives qui à la fois les rendent possibles et les norment9 ».
11L’histoire culturelle de l’implantation de l’alpinisme et des loisirs nautiques en France montre que ces pratiques vont être l’objet de processus différenciés d’appropriation de la part de fractions concurrentes de la bourgeoisie. La création des sociétés rassemblant les premiers pratiquants relève en effet de l’initiative de représentants de composantes distinctes de la classe dirigeante. Le développement de ces groupements ne se fait d’ailleurs pas sans heurts ni sans conflits…
Le développement des pratiques de la plaisance à la voile à la fin du XIXe siècle
12Selon les périodes mais surtout selon les groupes sociaux, les représentations à propos de l’univers marin offrent des différences importantes et parfois contradictoires. La littérature, la peinture, en particulier celles des XVIIIe et XIXe siècles, se nourrissent de ces images voire les construisent et les véhiculent. La mer est souvent perçue comme tempétueuse, effrayante, changeante, mystérieuse, infinie ou au contraire frontière énigmatique du monde connu. Elle est décrite comme une immensité vide ou, à l’inverse, peuplée de créatures étranges. C’est un environnement difficile et les océans représentent des dangers pour ceux qui les parcourent mais aussi pour ceux qui vivent à proximité. Le sens commun a coutume de prétendre que les fléaux (invasions, épidémies, etc.) sont arrivés par la mer. Par ailleurs, les mythes et les légendes folkloriques attribuent des disparitions inexpliquées à des êtres hors normes et inimaginables, au mieux des sirènes, vivant dans les mers ou plus directement à des eaux mangeuses d’hommes. Longtemps, les hommes ont tourné le dos autant que faire se peut à la mer ; instaurant une zone déserte, un « no man’s land » entre le trait de côte et les habitations que seuls quelques « originaux » ou des animaux peuplaient.
13À l’inverse les élites ont souvent développé une réelle familiarité avec les océans, les traversant pour leurs voyages « d’affaire », pour assouvir leur curiosité ou leur désir de conquête ou encore pour leur plaisir. Des usages ludiques de la mer, dont la plaisance, s’instaurent avec le développement des sociétés modernes industrielles. Les débuts des pratiques nautiques d’agrément se situent vers la fin du XVIIIe siècle en Angleterre10 et vers 1850 en France, à un moment où les fonctions utilitaires de la navigation à voile (transport maritime, Marine de guerre) s’effacent au profit de la vapeur. La pratique du yachting modifiera très fortement les représentations et les usages de la mer.
La genèse de la voile de plaisance
14Sur les côtes françaises, le yachting s’inscrit à ses débuts comme un moyen d’occuper un temps oisif dans les stations de villégiature fréquentées par les élites sociales du pays ou d’autres nations européennes dont le Royaume-Uni. Des membres de l’aristocratie, de la grande bourgeoisie s’y adonnent volontiers. L’activité participe à l’animation de fêtes organisées par les villes des bords de mer au même titre que des parcours de natation, des joutes sur l’eau, des concerts, des concours de pêche, du canotage, des démonstrations de sauvetage ou encore de godille. À cette époque, les finalités médicales et hygiéniques ne sont pas non plus absentes de la pratique : le bon air, l’iode que l’on respire en mer complètent les vertus affirmées de la médecine balnéaire et des bains à la lame dont la mode vient d’Angleterre.
15Ainsi, les premières manifestations nautiques se déroulent-elles logiquement dans ces lieux de vie mondains : à Calais puis à Dieppe en 1836 et 1837, au Havre en 1840 et en 184411, à Bordeaux en 1852, à Arcachon, ou encore à Nice, etc. Elles prennent modèle sur celles proposées outre-Manche. Les organisateurs adoptent le principe selon lequel, en imitant les pratiques des voisins anglais, y compris les plus anodines comme les activités sportives, ils se rapprochent voire sont associés à un système culturel, économique, politique et social, celui du Royaume-Uni, qui, à cette époque séduit une partie importante des élites françaises et européennes12.
16Les premières régates attirent des participants et des spectateurs d’horizons sociaux variés – des professionnels de la mer et des amateurs fortunés. Cependant, leurs motivations mais surtout leur culture, leurs valeurs et leurs mœurs diffèrent trop. Certains processus conduisent progressivement à séparer puis évincer les pratiquants les plus populaires de ces manifestations à caractère essentiellement mondain. Des catégories bien distinctes de bateaux sont également instaurées. La création de systèmes de parrainage au sein des yacht-clubs participe des mêmes mécanismes. Des droits d’inscription aux régates souvent élevés, des cotisations toujours plus chères, des législations contraignantes, des taxes portuaires importantes réservent l’accès des sociétés nautiques et la pratique de la plaisance en mer aux plus fortunés. Ces contraintes expliquent un développement moindre de la plaisance maritime en France qu’en Angleterre. La voile d’agrément est avant tout une activité mondaine où se retrouve une élite internationale indépendamment des tensions liées aux relations diplomatiques pendant le Second Empire. Ainsi, malgré les ambitions coloniales de la France au Sénégal qui froissent la couronne d’Angleterre, malgré le différend contre la Russie en Crimée, ou l’alliance de la France avec l’Angleterre contre la même Russie en 1854, malgré les événements de Sadowa en 1866, des régatiers anglais, français, italiens, espagnols, russes, prussiens ou encore américains participent régulièrement aux rassemblements nautiques organisés en mer et s’y côtoient. L’inverse est également vrai : les rapprochements franco-britanniques à l’occasion de l’expédition de Chine en 1860, la signature du traité de libre-échange avec l’Angleterre en 1860, la réunion entre la France, le Royaume-Uni et l’Espagne contre le Mexique en 1861, etc., ne modifient pas les volontés sportives et le désir de victoire des régatiers. Ces événements, que les yachtsmen n’ignorent pas, brouillent les relations politiques des pays mais pas nécessairement les échanges sociaux de leurs élites, notamment lorsqu’elles appartiennent à l’aristocratie dont les ramifications familiales sont internationales.
La mise en place d’une instance fédérative de la voile
17Dans ce contexte le Yacht club de France est créé en 1867. L’ambition affichée par ses fondateurs est d’assurer « le développement de la navigation et l’encouragement aux courses par l’attribution de subventions et de prix13 », mais aussi d’unifier la pratique de la plaisance. Ils souhaitent faire de leur société la structure représentative de la voile en France. Derrière ces buts se jouent aussi des questions de pouvoir : contrôler et dominer l’activité et ceux qui s’y adonnent, imposer des valeurs.
18Les premiers membres font tous partie de la noblesse et nombreux sont ceux qui ont appartenu à la Marine.

19Ph. Daryl14 évoque à leur sujet « des amateurs très bien placés auprès des pouvoirs publics15 » et « des personnalités influentes16 ». Et en effet on compte dans les rangs du Yacht club de France en 1867 mais aussi après la mise en place de la République de très nombreux sénateurs ou députés voire des ministres ou des personnes proches par leurs relations des milieux politiques. Ces navigateurs, membres actifs ou à l’origine des institutions nautiques, participent à la centralisation du yachting à l’image du jacobinisme du Second Empire puis de la IIIe République.

La diversification des groupes sociaux qui pratiquent la voile
20À partir des années 1870, une frange de la grande bourgeoisie – investie dans les milieux industriels (notamment les activités de pointe comme l’électricité, l’automobile, la chimie, etc.), le secteur de la nouvelle économie (négoce avec les colonies, commerce de gros, grands magasins, banques, etc.), dans les transports modernes (chemins ferroviaires, compagnies maritimes, etc.) – s’intéresse à la plaisance. Dans un premier temps ses « nouveaux membres » siègent à côté des fondateurs et dynamisent avec eux l’instance fédérale.

21Le goût pour le luxe, l’ostentatoire, le faste de ce groupe est moindre que celui des premiers pratiquants. Il est compensé par son souci de la performance, du progrès, de la rapidité, son intérêt pour la modernité17 et pour la chose politique. Ces navigateurs vont orienter l’activité, y insuffler leurs visions de la « bonne façon de pratiquer ». En une dizaine d’années, le yachting, encouragé par le YCF, resserre ses finalités autour de la seule pratique compétitive. Les régates sportives deviennent de plus en plus nombreuses et fréquentées. On se déplace de loin, y compris de pays voisins, pour participer ou assister à des compétitions organisées en mer. L’espace maritime devient ainsi un terrain de « jeu » et un lieu de différenciation : un jeu de distinction sociale pour ceux qui possèdent les embarcations les plus grandes et les plus luxueuses, parfois à voile et à moteur, construites en Angleterre ou qui barrent les « racers » les plus fins et les plus élégants ; un jeu professionnel pour les représentants de la bourgeoisie des affaires qui utilisent leur investissement dans le nautisme à des fins économiques, voire politiques. Car en adoptant cette orientation sportive, la voile resserre ses liens avec les domaines technique et économique comme le prouve l’organisation régulière de régates lors des foires expositions. L’activité s’inscrit dans son époque et dans un pays, la France, qui connaît, comme les autres nations de la vieille Europe, de nombreuses transformations dues aux conséquences de la révolution industrielle.
Des divergences de point de vue
22Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la scission s’opère au sein des sociétés de voile entre des pratiquants intéressés par des activités culturelles, sociales ou des voyages en famille et ceux passionnés par le sport. Parmi ceux qui font le choix d’une pratique sportive se développent également des divisions marquées. Le type de bateaux utilisé, la forme des régates entre autres différencient les groupes qui pratiquent la voile. Les yachts les plus prestigieux et les plus grands se rencontrent à l’occasion de semaines internationales (la Coupe internationale de Nice inventée en 1880, la Coupe de France à partir de 1891) ou de compétitions « fermées », « réservées » qui s’organisent en défis que lancent un club et un équipage à un autre. Les voiliers plus modestes se confrontent à l’occasion de courses où tous les participants s’élancent en même temps ou les uns derrières les autres pour réaliser le plus vite possible un parcours.
23Mais un sujet cristallise particulièrement les oppositions : celui du rapport qu’entretiennent les navigateurs français avec leurs homologues anglais ainsi qu’avec l’acceptation de leurs règlements. Ces débats agitent la vie sociale du YCF. Les premiers dirigeants du club et avec eux de nombreux membres défendent l’idée que le yachting hexagonal doit adopter les formes, les normes et les règles proposées par les Britanniques pour se développer et obtenir une reconnaissance sur le plan international. Mais ces positions sont l’occasion de mouvements de contestation et de sécession au sein du club. En 1875 puis en 1891, un groupe d’adhérents, les plus proches de la bourgeoisie des affaires18, reproche aux fondateurs leur position d’allégeance trop marquée à l’égard du Royaume-Uni. Ils dénoncent par exemple le fait que « le Yacht club de France, à l’imitation des Anglais, a banni de nos courses le bateau à dérive [de type américain]19 ». Et en effet, dans les régates, le Royaume-Uni a depuis longtemps infligé son hégémonie à tous. Ce faisant, il a acquis une légitimité qu’il cultive et qui lui permet d’imposer ses codes et ses normes aux autres nations régatières. Les navigateurs les plus « traditionnels », dont les premiers dirigeants du YCF, souhaitent maintenir les références originelles, c’est-à-dire celles décidées par les Britanniques ; ils sont séduits par les voiliers de conception anglaise :
« Des bateaux marins, élégants et racés. »
24Les autres, « modernes20 », se tournent dès 1865 mais surtout vers le milieu des années 1870 vers les normes américaines. Ils importent de ce pays des bateaux souvent petits, évasés, à la mâture démesurée et qui prennent le contre-pied des embarcations venues d’outre-Manche. Ils évoquent « l’événement qui devait donner son essor au yachting français : […] l’introduction en France des bateaux de formes américaines […] capables de concurrencer les yachts anglais21 ». Au sein de l’institution fédérale, ces divergences prennent la forme de revendications à propos des modes de gouvernance interne. Les uns brandissent leur légitimité à décider ; les autres reprochent de ne pas être écoutés, d’être écartés des décisions importantes. En 1891, 172 pétitionnaires dénoncent la création arbitraire et sans concertation par le conseil d’administration d’un conseil maritime chargé d’édicter ou de ratifier des règlements et de gérer toutes les affaires sportives. Face à ces nombreuses divergences, ces dissidents provoquent une scission et créent en réaction, l’Union des yachts Français, une structure concurrente du YCF.
25Ainsi, plus que la façon dont on se représente la mer, c’est surtout la manière dont on l’investit qui divise les plus hautes classes de la société ainsi que les références culturelles que l’on adopte dans la pratique. La question du rapport au Royaume-Uni est omniprésente dans les débats qui animent par exemple le YCF. D’autant que l’éthique de la plaisance défendue par les Anglais, leurs normes et l’ethos qu’ils imposent au monde nautique bloquent toutes les autres orientations. Cette hégémonie divise en particulier les membres actifs au sein des instances de tutelle de la voile. Si ces débats questionnent le monde de la plaisance, ils renvoient aussi et avant tout à la position du Royaume-Uni dans l’Europe du 19e et le rapport que les élites françaises – ici celles qui s’adonnent à la voile – entretiennent avec la nation voisine. À la fin du XIXe siècle, dans un climat d’anglophobie croissant, la presse spécialisée nautique ne cesse d’insister sur les dissemblances entre les deux côtés de la Manche, y compris dans des domaines qui dépassent la pratique de la voile. Les journaux se font l’écho de réunions qui ont lieu dans les associations nautiques telles que le YCF et sur la nature des échanges avec le voisin d’outre-Manche :
« Un volume serait nécessaire pour bien faire comprendre la différence radicale qui existe entre les deux systèmes administratifs anglais et français, pour montrer combien le premier est incompatible avec nos mœurs […]. La différence entre les systèmes anglais et français se retrouve d’ailleurs dans l’industrie privée22. »
26Ces débats entre pro et anti- « british » prennent un ton encore plus vif dans un contexte international particulièrement compliqué aux débuts de la IIIe République. Par exemple, à propos d’une divergence d’interprétation des règles de régate, les plus anglophobes n’hésitent pas à affirmer :
« C’est encore une canaillerie des Anglais, comme ils nous boudent du fait de notre sympathie trop manifeste pour le peuple Boers23. »
27Enfin, ces positions matérialisent aussi et avant tout des écarts de valeurs et de références culturelles à l’intérieur des groupes dirigeants du nautisme mais aussi de manière plus large de la société (la bourgeoisie des affaires versus les élites nobiliaires anglophiles) et partant, leur hétérogénéité. Ils traduisent des différences dans les buts poursuivis par les uns ou les autres et des divergences idéologiques fortes. Le sport et la mer servent alors de prétexte à l’expression de points de vue contrastés et parfois contradictoires à propos de la politique nationale et internationale. Il s’agit en premier lieu de positions à propos de ce que l’Angleterre et les États-Unis représentent, à l’époque, comme modèle culturel, sociétal et économique et, partant, de l’orientation industrielle et politique que ces élites souhaitent donner à la société française. Par exemple les navigateurs les plus proches de la bourgeoisie des affaires, très au fait du rationalisme industriel et de la production standardisée qui se développent outre-Atlantique, prônent la modernisation de la France, son engagement dans le progrès (appliqué à l’industrie, à l’urbanisme, etc.) en s’inspirant du modèle américain dont ils soulignent l’avance technique, les ambitions, l’esprit conquérant et la puissance naissante dans de nombreux domaines dont l’économie. Une convergence d’intérêts se développe entre ces Français représentants des milieux économiques et les Américains qui une fois la conquête territoriale de l’Ouest achevée, ambitionnent de conquérir les marchés économiques de la vieille Europe :
« Comme les Américains, nous autres Français, nous pouvons et nous devons concourir à la grandeur de notre pays24. »
28Ainsi, malgré des difficultés réelles, les politiques menées aux États-Unis par C. A. Arthur, S. G. Cleveland ou encore W. Mc-Kinley séduisent les milieux économiques français comme en témoigne la place revendiquée et obtenue des Américains à l’Exposition universelle de 1900. Cette frange de navigateurs français se positionne également en faveur du libéralisme économique, mais aussi politique25. Par ailleurs, elle développe un sentiment national que l’on retrouvera de manière très forte dans les années 1880 sous la forme d’un protectionnisme en matière de construction nautique et de volonté de montrer la grandeur de la France en battant les Anglais en régate sur leur propre terrain d’hégémonie : la mer. Face à des Britanniques qui ont fondé leur puissance sur leur capacité à dominer les mers, les jeux et enjeux qui se jouent au sein du microcosme de la plaisance et de manière illustrative au sein du Yacht club de France, ou encore les questions de références techniques et culturelles représentent des symboles forts qui transcendent les enjeux strictement sportifs. Les frontières de l’univers de la plaisance sont donc loin d’être hermétiquement closes et totalement et sourdes « aux rumeurs du monde » ce qui tend à montrer que l’autonomie sportive de cet espace social est encore très relative à l’époque.
Le développement des pratiques de la montagne en France dans la seconde moitié du XIXe siècle
29Au cours du XVIIIe siècle, les montagnes qualifiées autrefois de « Monts maudits » voient leur statut évoluer dans les représentations des élites cultivées européennes, au point de devenir des « Monts sublimes ». La visite des sites pittoresques et la contemplation des « glacières » de Suisse et de Chamonix constituent les prémices d’une fréquentation touristique des vallées de montagne qui ne se démentira plus par la suite.
30En 1760, Horace Bénédicte de Saussure, jeune savant genevois d’une vingtaine d’années à l’époque, forge le projet de gravir le Mont Blanc à des fins scientifiques et promet une récompense à ceux qui découvriront l’itinéraire. En 1786, deux Chamoniards, Balmat et le docteur Paccard, réalisent la première ascension après avoir surmonté bien des obstacles et des dangers. De Saussure lui-même parvient au sommet le 3 août de l’année suivante. Ce succès connaît un grand retentissement à travers l’Europe grâce à la publication du récit de son aventure par le savant, accompagné des résultats des nombreuses expériences scientifiques effectuées in situ.
31Mais cet exploit a un effet plus inattendu. Il donne le signal de départ d’une sorte de course pour la conquête des principaux sommets des Alpes et des Pyrénées. Dans ce nouveau « challenge », les représentants des élites sociales anglaises, imprégnés du culte de la performance et formés à l’esprit d’entreprise au sein des « Public schools », se taillent « la part du lion ». En 1853, sur les 49 premières ascensions du Mont Blanc, 29 reviennent à des Britanniques et ils s’adjugent plus du tiers des plus hauts sommets encore vierges des massifs européens26. Les Anglais jouent également un rôle précurseur en créant à Londres, dès 1857, l’Alpine club, premier club réunissant les adeptes de l’alpinisme en Europe. Ils fixent d’emblée une orientation conquérante à leurs entreprises en mentionnant dans les statuts leur ambition de « réaliser les ascensions des sommets y compris les plus difficiles » tout en considérant désormais les Alpes comme « le terrain de jeu de l’Europe »27.
32Mais qu’en est-il en France ? Qui sont les fondateurs des premières sociétés d’alpinistes dans l’hexagone et quelles conceptions de l’alpinisme vont-ils chercher à promouvoir ?
Morphologie sociale du groupe des alpinistes
33Pour bien comprendre quelles sont les catégories sociales qui vont investir l’alpinisme et définir les usages et les manières de se comporter dans ce nouvel univers culturel, il faut préciser les propriétés sociales des membres de ces groupements. En 1874, les deux premières sociétés d’alpinistes voient le jour en France, le Club alpin français (CAF) et la Société des touristes du Dauphiné (STD) à Grenoble.
34Les publications du CAF et de la STD contiennent, pendant quelques années, des renseignements non seulement sur la situation précise des effectifs de chacun de ces groupements, mais aussi la liste nominale des adhérents avec l’indication de leur profession. Soumises à un traitement approprié, ces données constituent une source précieuse d’information sur les origines sociales des premiers adeptes de l’alpinisme28.
35Du point de vue des effectifs, trois périodes différentes peuvent être observées dans le recrutement du CAF. D’abord, une croissance régulière du nombre des membres entre 1874 et 1885 suivie par une période de stabilisation entre 1885 et 1908 avec 6 000 adhérents environ puis un nouvel essor à partir de 1910, sans doute lié à la diffusion des sports d’hiver à la veille de la première Guerre mondiale.
36De son côté, la répartition par sexe montre que si les femmes ne sont pas rejetées, bien au contraire, par ces sociétés, elles sont pratiquement absentes des instances de direction. Malgré une présence discrète jusqu’en 1883 (6,8 %), leur participation s’accroît par la suite29.
Effectifs du C.A.AF. entre 1874 et 1914

Tableau no 1 : Effectifs du Club alpin français entre 1874 et 1914
Les alpinistes dans la société française de 1876
37Pour situer le groupe des alpinistes dans la société française de l’époque, nous allons comparer le recrutement du CAF et de la STD (listes d’adhérents au 31 décembre 1875) et les effectifs des différents groupes professionnels dénombrés lors du recensement de 187630. On aboutit ainsi à retenir 1 766 personnes pour le groupe des alpinistes et un effectif de 15 599 473 pour la population active recensée en 1876. Pour interpréter les résultats obtenus, l’opération consiste à faire apparaître la surreprésentation ou la sous-représentation de certaines catégories sociales en observant simultanément les deux populations. Ainsi, lorsque l’écart des pourcentages entre la population du groupe étudié (les alpinistes) et la population de référence (la population active dénombrée en 1876) est faible, la représentation du groupe étudié est proche du poids de ce groupe dans la société : c’est, par exemple, le cas du groupe des ecclésiastiques (+1,4 %). Par contre, certains groupes apparaissent très nettement surreprésentés : les employés (+ 10,1 %), les professions du commerce et du transport (+13,2 %), les industriels (+14,2 %). Mais cette surreprésentation s’avère particulièrement criante pour les professions intellectuelles supérieures, caractérisées par un haut niveau de diplôme et par un capital culturel élevé. Tandis que ce groupe représente 1,6 % de la population active de 1876, il atteint 40,2 % de la population des alpinistes, soit un écart de plus 38,6 %31.
Groupes professionnels | Dénombrement % | Alpinistes % | Écarts % |
Industriels : usiniers, manufacturiers, entrepreneurs, imprimeurs, ingénieurs civils. | 0,8 | 15 | + 14,2 |
Transport – Commerce : Négociants, banquiers, libraires, éditeurs, petit commerce, hôteliers… | 5 | 18,2 | + 13,2 |
Chefs fonction publique : hauts fonctionnaires, magistrats, ingénieurs de l’État, personnels administratifs… | 0,89 | 8,45 | +8,56 |
Professeurs du supérieur, artistes, savants, hommes de lettres, journalistes… | 0,19 | 8,21 | + 8,02 |
Professions libérales, avocats, notaires, huissiers, médecins, pharmaciens, architectes… | 0,48 | 22,59 | + 22,11 |
Professions intellectuelles supérieures Total des % cumulés | 1,6 | 40,2 | + 38,6 |
Employés, fonctionnaires des bureaux, professeurs du secondaire, instituteurs,… | 5,6 | 15,7 | + 10,1 |
Agriculteurs, ouvriers, domestiques. | 80,6 | 1,2 | -79,4 |
Propriétaires, rentiers… | 5,5 | 7,4 | + 1,9 |
Ecclésiastiques, ministres du culte, religieux… | 0,9 | 2,3 | + 1,4 |
Tableau no 2 : Tableau comparatif du recrutement des alpinistes (caf + STD) par rapport à la population active dénombrée en 1876.
Les instances de direction du Club alpin français
38Selon le statut de 1875, le CAF est régi par les délibérations de l’assemblée générale annuelle qui désigne une direction centrale32. En 1875 on dénombre en son sein quatre polytechniciens, cinq membres des professions libérales (juristes, journalistes, architectes…), trois hauts fonctionnaires des ministres et deux « savants ». Les membres de la direction centrale appartiennent donc tous au groupe des professions intellectuelles supérieures. Cette précision est importante car l’analyse des statuts montre que la direction centrale détient pratiquement tous les pouvoirs de décision et de représentation du club auprès des instances extérieures. Enfin, la position sociale des dix-sept premiers présidents du Club alpin français (entre 1874 et 1914) apparaît plus significative encore puisque quatre présidences reviennent à des polytechniciens, six à des professions judiciaires, quatre à des savants et trois à des hauts fonctionnaires.

Tableau no 3 : Présidents du CAF entre 1874 et 1914
39L’analyse de la composition sociale des bureaux des différentes sections du CAF met encore mieux en évidence cette surreprésentation des professions intellectuelles supérieures notamment des professions libérales (essentiellement les professions médicales et les professions judiciaires, notamment les avocats). Au sein des bureaux, ce groupe obtient un score de 26,1 % alors qu’il ne représente que 14,1 % des adhérents et cette position s’avère essentielle pour peser sur les orientations du club.
40Ainsi, malgré un recrutement relativement ouvert aux représentants des classes moyennes, la bourgeoisie cultivée occupe une position prééminente au sein du Club alpin français. C’est ce groupe social qui donne le ton et définit les orientations d’un club qui a d’emblée une ambition nationale. Quelle représentation de l’alpinisme et de la montagne ses représentants vont-ils adopter en France ?
Une certaine vision de l’alpinisme et de la montagne
41Dans les statuts de 1874, les préoccupations d’exploration et de découverte figurent en tête des finalités adoptées par les fondateurs du CAF. L’article premier stipule en effet que :
« Le Club alpin français […] a pour but de faciliter et de propager la connaissance exacte des montagnes de la France et des pays limitrophes par la publication de travaux scientifiques, artistiques ou littéraires33. »
42Ces préoccupations diffèrent sensiblement des ambitions conquérantes affichées par les membres de l’Alpine club britannique. En France, la conception initiale de « l’alpinisme » est fondée sur des compétences essentiellement « culturelles » : un intérêt pour la connaissance scientifique de l’univers alpin, une sensibilité à l’esthétique des paysages et le goût pour l’évocation littéraire des péripéties des ascensions. Cette orientation se voit confirmée par l’analyse détaillée du contenu des revues éditées par le CAF notamment les publications successives de ses « Annuaires ». Entre 1874 et 1903, plus de 20 % de leurs pages sont consacrés à des articles scientifiques, littéraires ou artistiques dans la rubrique « Lettres, sciences et arts ». Les récits d’ascension sont eux-mêmes assortis d’observations précises à caractère scientifique réalisées par les membres. Enfin, les rédacteurs des annuaires mettent régulièrement en garde les adhérents contre la tentation des courses difficiles ou de l’alpinisme sans guide, dont ils se plaisent à décrire « les risques inconsidérés ».
43À cette époque, la conception de l’alpinisme qui prévaut correspond à une forme « d’excursionnisme cultivé et mondain » privilégiant les ascensions de difficulté modeste, (essentiellement les randonnées glacières et les voies normales) réalisées sous la conduite de guides expérimentés. Cette vision de l’alpinisme traduit une certaine conception des rapports au corps et à l’exercice physique. Dans la France de la Belle époque, la bourgeoisie cultivée donne la priorité à la formation de l’esprit et n’envisage l’activité physique que pour ses vertus hygiéniques et morales, à la condition toutefois de rester modérée dans son intensité. Les caravanes scolaires organisées pour les jeunes gens du CAF reflètent parfaitement ces priorités34.
44Par son implantation sur l’ensemble du territoire national et par l’importance de ses effectifs, le Club alpin français va progressivement devenir l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics pour toutes les questions qui concernent la fréquentation des montagnes. Il représente les intérêts des alpinistes dans les initiatives en faveur du développement du tourisme comme dans la définition des politiques d’aménagement de la montagne ou de l’organisation de la profession des guides. Par le nombre mais surtout par les qualités sociales de ses membres, leur insertion dans les domaines de la haute administration ou du secteur privé, leurs compétences en matière économique et surtout juridique, le Club alpin français exerce rapidement une autorité morale indéniable sur le monde des alpinistes.
45Il occupe dès lors une position dominante et ses instances de direction donnent le ton en définissant sous la forme de « l’excursionnisme cultivé », la meilleure manière de gravir les sommets. Contrairement aux positions adoptées par la plupart des autres clubs alpins européens, les dirigeants du CAF se montrent d’ailleurs particulièrement réticents à l’égard des évolutions plus sportives de l’alpinisme qui commencent à se manifester dans les premières années du XXe siècle. Les rares adeptes des ascensions difficiles sont l’objet de très vives critiques et traités de « casse-cou », « d’acrobates de cirque » ou de « gymnastes de foire ». Les publications officielles mettent régulièrement en garde les adhérents contre les risques encourus dans de telles entreprises.
46On peut ainsi considérer que la bourgeoisie cultivée s’approprie les usages sociaux légitimes de l’alpinisme en France, en imprimant à la pratique de cette activité une orientation conforme à ses propres dispositions éthiques et esthétiques. Cette conception initiale ne sera véritablement contestée qu’après la première Guerre mondiale35. En exerçant une telle emprise sur la définition des usages et des normes de comportement en matière de fréquentation de la montagne, elle impose de manière durable sa propre vision du monde sur l’ensemble de cet univers culturel. Cette appropriation pratique et symbolique participe de l’affirmation d’un style de vie qui lui permet de se distinguer des autres fractions concurrentes de la classe dominante notamment la haute bourgeoisie et une partie de l’aristocratie qui vont privilégier d’autres cercles de sociabilité comme le Jockey club ou le Yacht club de France.
*
47Au XIXe siècle, les espaces de la mer, de la montagne et dans une moindre mesure du désert occupent une position singulière dans l’imaginaire des communautés humaines des nations occidentales. Situées à la frontière de l’exploration scientifique et aventureuse, du tourisme mondain et de la recherche de la performance, les finalités et les orientations assignées aux usages de ces espaces se prêtent à des appropriations plurielles. Les clubs et sociétés qui fédèrent les pratiquants de ces activités de loisir se trouvent ainsi, tout au long de leur histoire, traversés par de nombreux débats et controverses à propos de la définition légitime de l’activité.
48L’histoire des usages sociaux de ces loisirs sportifs de nature apporte un éclairage original sur l’état des relations sociales au sein des élites dirigeantes et sur les enjeux directement liés aux logiques de distinction à l’œuvre entre ses différentes composantes. Les phénomènes d’appropriation du sens donné à ces activités et les opérations de codage symbolique réalisées par les groupes en situation dominante dans ces espaces culturels engagent en effet beaucoup plus que de simples choix individuels plus ou moins gratuits. Des années 1870 à la première Guerre mondiale, les façons de s’adonner aux loisirs et la définition de leurs usages sont devenues de véritables marqueurs sociaux favorisant, selon une logique distinctive, l’expression des manières de vivre des différents groupes sociaux qui composent alors la société française36. L’envie de se livrer à certaines formes d’activités de loisir comme la plaisance ou l’alpinisme, apanage des classes dominantes ou industrielles ; exprime des formes de rapports au corps qui constituent le fondement des styles de vie et participent d’une vision du monde plus globale, propre à chaque composante de l’élite sociale37.
49Les clivages observés dans la sphère des loisirs recoupent en effet des divisions et des tensions entre ces mêmes fractions de la bourgeoisie à l’œuvre dans d’autres univers sociaux. Les débats engagés autour de la réforme des lycées et des collèges de 1902 étudiés à partir des auditions de la commission Ribot dévoilent la nature des rivalités opposant les représentants de la bourgeoisie cultivée, attachés à la prévalence de la culture classique et de l’enseignement du latin et du grec et ceux de la bourgeoisie industrielle et financière favorable à la filière moderne (Sciences, langues vivantes, etc.) plus en phase à leurs yeux avec l’ouverture internationale et la rationalisation accrue du monde des affaires38.
50Des oppositions semblables se font jour à propos de l’introduction des activités physiques à l’école, après le vote à l’unanimité du parlement de la loi Georges en 1880. La bourgeoisie cultivée, favorable à la modération des exercices, voit dans la gymnastique une manière de concilier les fondements d’une éducation globale, à la fois physique, intellectuelle et morale. La bourgeoisie d’affaire se montre au contraire partisane de la formation du caractère par la pratique intense et compétitive des sports modernes selon le modèle d’éducation adopté par les « public schools39 » au Royaume-Uni.
51Prenant pour objet les processus de création, par les pratiquants, de formes de groupements facilitant la structuration sociale leur activité, cette recherche s’est intéressée plus particulièrement au Yacht club de France et au Club alpin français. Comme cela a déjà été réalisé dans d’autres recherches concernant les loisirs sportifs, il s’agit d’observer, dans ces instances, à la fois ce qui rassemble et ce qui sépare, les conditions d’agrégation et d’exclusion à travers les procédures de cooptation et de sélection, l’élévation progressive des « droits d’entrée », les débats internes sur la définition légitime de la pratique40. Ces dispositifs révèlent certaines dimensions des relations sociales au sein des élites nationales et soulignent le degré de perméabilité de ces groupements aux effets des conjonctures politiques propres à chaque nation41. Ils montrent également comment se tissent des liens sociaux et comment se construisent de nouvelles formes de sociabilité au sein de la classe dirigeante, à la fin du XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 On assiste à partir de cette époque à la multiplication des sociétés savantes sur l’ensemble du territoire national. Voir Agulhon M., Le cercle dans la France bourgeoise 1810-1848, étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977.
2 Polyani K., La Grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
3 Minchin C., Our public schools: their influence on English history, London, Swan Sonnenschein & Cie, 1901.
4 Corbin A., L’avènement de loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.
5 Hoibian O. (dir.), L’invention de l’alpinisme, La montagne et l’affirmation de la bourgeoisie cultivée, 1786-1914, Paris, Belin, coll. Histoire et société. Préface de G. Vigarello.
6 Charle C., Histoire sociale de la France du XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1991.
7 Bourdieu P., La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
8 Hubscher R., « Athlètes et gymnastes dans la France de la Belle Époque », Revue L’Histoire, no 209, avril 1997, p. 66-71.
9 Chartier R., Au bord de la falaise, l’histoire entre certitude et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
10 On trouve néanmoins trace d’un premier club nautique en 1704 qui s’était donné comme but d’organiser des défilés de voiliers.
11 La première régate au Havre est organisée à des fins de promotion des établissements de Bains Frascati pour attirer un public de touristes ; pour l’occasion est constituée la première société française de yachting, en 1838 – elle prend le nom de Société des régates du Havre en 1841-sur l’initiative d’armateurs et de négociants de la ville : MM L. Lebaudy, le comte d’Houdelot, M. Cor, Lahure, Winslow, Quesnel, Gudin, Vernet, Isabey, Morel-Fatio (peintre de Marine) placée sous le patronage du prince de Joinville puis du prince Jérôme. « Des quais de Bercy aux jeux de Paris », in La plaisance, revue des monuments historiques, 1995., p. 18.
12 Richard Holt a montré comment la culture victorienne a réussi à mêler les choses du corps et celle de l’esprit, donnant naissance aux sports. Voir Holt R., Sport and the British. A modern history, Oxford Studies in Social History, 1992, Oxford Clarendon press.
13 Statut du YCF, « Dossier plaisance », Archives du musée de la Marine, Paris.
14 De son vrai nom : Paschal Grousset, opposant au régime impérial, socialiste par ses idées, pédagogue, il ambitionne de favoriser l’accès des pratiques physiques au plus grand nombre, préfère les jeux traditionnels aux sports anglais.
15 Daryl Ph., Le yacht, histoire de la navigation maritime de plaisance, Paris, Librairies Imprimeries Réunies, 1890, p. 48.
16 Ibid., p 285.
17 Voir Jallat D., « Modernité et voile ; histoire d’une transformation », in Louveau C., Drouet Y. (dir.), Sociologie du sport : débats et critiques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 219-233.
18 Au sein de ce groupe on trouve Lucien More, MM. Soubies, Grandlonnay, Le Bertre ou encore Boutau et Caillebotte.
19 Le Yacht, no 78, 6 septembre 1879.
20 Ils pratiquent également des activités « nouvelles » comme l’automobile, le canot électrique, à vapeur ou à moteur à explosion, l’aéronef, etc.
21 Mougel F., « La voile à Paris », revue Le Figaro illustré, 1892.
22 Le Yacht, no 1016, 28 août 1897.
23 L’Illustration, no 3006, 6 octobre 1900.
24 Yachting Gazette, no 41, 9 mars 1900.
25 On trouve cette position exprimée à de nombreuses reprises dès 1867, certains régatiers de l’hexagone faisant écho à l’annonce par l’Empereur de réformes libérales. Après 1875, ces yachtsmen ne cacheront pas non plus leurs penchants pour la République, dès lors qu’elle s’affirmera libérale.
26 Tailland M., Les alpinistes victoriens, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997.
27 Selon le titre de l’ouvrage de Leslie Stephen, membre éminent de l’Alpine club : Stephen L., The playground of Europe, traduit de l’anglais par Engel C. É., Neuchâtel, Attinger, 1935.
28 Selon le dictionnaire historique de la langue française, le terme alpiniste apparaît la même année que le Club alpin pour désigner « les ascensionnistes en montagne, notamment dans les Alpes », Paris, éd. Le Robert, 1992.
29 Ottogali-Mazzacavallo C., Femmes et alpinisme, un genre de compromis, 1874-1919, Paris, L’Harmattan, 2006.
30 Statistiques de la France, résultats généraux du dénombrement de 1876, Paris, Imp. nationale, 1878.
31 Le groupe des professions libérales présentant à lui seul un écart de surreprésentation de plus de 22 % pour simplement 8 % pour les deux autres groupes.
32 Annuaire du CAF, 1874, p. 4-5.
33 Annuaire du CAF, 1874.
34 Hoibian O., « Les caravanes scolaires : un projet éducatif conçu par les élites réformistes de la fin du XIXe siècle ? » in Pociello C., Denis D., À l’école de l’aventure, pratiques sportives de plein air et idéologie de la conquête du monde 1840-1940, Voiron, Presses Universitaires du Sport, 2000, p. 44-45.
35 Dans la plupart des autres pays européens « l’excursionnisme cultivé » se trouve marginalisé dès les années 1900-1910.
36 Hubscher R., « Athlètes et gymnastes de la Belle époque », arti. cité.
37 Charle C., Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.
38 Isambert-Jamati V., « Une réforme des lycées et collèges, essai d’analyse sociologique de la réforme de 1902 », L’année sociologique, 3e série, vol. 20, 1969, p. 9-60.
39 Darbon S., Diffusion et impérialisme anglo-saxon, Paris, (Éd.) MSH, 2008.
40 De Waele J. M., Husting A. (dir.), Sport, politiques et sociétés en Europe centrale et orientale, Bruxelles, Éd. de l’université Libre de Bruxelles, 2005.
41 Charle C., La crise des sociétés impériales, Allemagne, France, Grande-Bretagne – 1900-1940, Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, 1994.
Auteurs
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