15. Archives, objet de contraintes ? Des rapports difficiles et parfois conflictuels du politiste avec ses sources
Pour une sociologie historique de l’institution préfectorale (1880-1940)
p. 229-239
Texte intégral
1L’invitation qui nous est faite d’évoquer les usages croisés de l’histoire et de la science politique constitue une excellente occasion de mieux réfléchir à l’utilisation et au traitement du matériau archivistique en sociologie historique du politique1. Objet fétichisé depuis longtemps par les historiens, plus rares sont les interrogations des politistes sur cet « outil de travail ». « Historiciser la science politique2 » ne va pas de soi. Il n’y a pas d’histoire sans archives ; très longtemps, les heures passées dans les dépôts d’archives étaient le gage d’un travail érudit et d’une recherche approfondie. Loin de vouloir prétendre généraliser sur la place de l’histoire en science politique3, nous voudrions insister ici sur les techniques d’utilisation de l’archive dans le cadre d’une « sociologie historique interprétative4 » axée sur l’interdisciplinarité. Nous refusons ainsi de souscrire au « mythe5 » que d’aucuns ont pu évoquer pour mieux s’interroger sur les contraintes, les exigences et les carences que suscitent les rapports à l’archive dans une recherche sociohistorique. « En histoire [comme en science politique], tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “documents” certains objets répartis autrement6. » Ce sont ces façons, ces techniques, ces méthodes dont nous allons parler. Dans quelle mesure réinterprétons-nous le matériau archivistique ? Comment utilise-t-on et instrumentalise-t-on l’archive dans une recherche sociohistorique ? Telles sont les questions qui vont jalonner notre réflexion.
2Les propos qui vont suivre se nourrissent de notre recherche sur les préfets de la IIIe République7. Objet de recherche délaissé, voire ignoré8, nous travaillons à l’élaboration d’une sociologie, d’une archéologie des pratiques administratives et politiques des préfets. Les rares ouvrages ou articles repérés sur le sujet en restent à des orientations et des conceptions méthodologiques plus propre à l’histoire sociale qu’à un véritable travail de science politique. L’étude des transformations du fonctionnariat [ici en l’occurrence de l’activité préfectorale] au tournant du XXe siècle semble encore curieusement en retrait par rapport à l’intérêt que portent les politistes depuis quelques années sur les métamorphoses de la profession politique à cette période9. Le fonctionnaire qui est la cible essentielle de l’histoire administrative est presque passé sous silence. Il ne représente, par exemple, qu’une très petite partie de l’ouvrage de Pierre Legendre10. L’histoire du corps préfectoral semble encore un domaine largement en friche. Pis, elle semble « oubliée » en science politique. Lorsque nous avons débuté nos recherches, nous nous sommes heurté à une série de difficultés. Toute recherche historique commence en effet par la nécessité d’opérer un état des recherches et des travaux réalisés ou en cours sur le sujet. Très vite, nous nous sommes étonné du vide bibliographique des études sur le « corps préfectoral » sous la IIIe République. Quelques rares ouvrages et articles parus ici ou là, bref rien de très convaincant et stimulant. À la joie de découvrir un terrain privilégié d’études quasi vierge succéda conjointement une angoisse grandissante. Pourquoi une telle absence et un tel vide dans la recherche historiographique ? On peut avancer ici quelques succinctes tentatives d’explications. Dans la conscience collective, le préfet cultive une image a priori très ou « trop » lisible. Les prénotions sur l’institution préfectorale sont légion. Cela va du préfet simple missi dominici, du préfet « faiseurs d’élections » sous l’Empire et la République naissante, au préfet politique… Cette image publique réductrice a un effet double : d’une part elle n’encourage pas les « vocations scientifiques » sur le sujet (l’impression que tout a déjà été dit), d’autre part elle laisse dans l’ombre toute sa complexité. L’absence de données empiriques nous laissait ainsi une grande liberté d’action. Nous n’étions pas en situation de développer et de proposer un angle d’attaque sociologique inédit sur un objet déjà balisé par la communauté des historiens. Il nous appartenait de définir et d’étudier l’ensemble des pistes de recherches susceptibles d’intéresser notre enquête.
3Plus précisément, cette enquête conduit à s’interroger sur les conditions d’institutionnalisation et de mise en forme d’un « esprit de corps » et cherche ainsi à revisiter certains présupposés. Selon cette hypothèse, la mise en œuvre d’un « être haut fonctionnaire » s’établit à travers des modalités mouvantes et fluctuantes dans le temps mais également au sein de configurations multiples. On peut parler à cet égard d’« effet d’hybridation11 ». Notre propos n’est pas d’affirmer que l’institutionnalisation du corps préfectoral s’est réalisée à tel ou tel moment, mais d’évoquer une gamme d’équilibres, de tensions microscopiques, de retraits, de reconversions, de ruptures susceptibles de penser la « professionnalisation » du corps. Il vise « en premier lieu à souligner que l’institutionnalisation est un phénomène complexe, qui ne saurait être perçu comme un processus linéaire et global, mais qui s’inscrit dans une multiplicité d’actes instituants. […] [Il] entend rappeler que l’émergence d’une institution ne peut être rapportée aux intentions des acteurs, et qu’elle doit être perçue comme un ensemble de processus sur lesquels personne n’a de véritable maîtrise12 ». Bref, il invite à s’interroger sur les processus historiques et les dynamiques socio-politiques qui ont construit l’institution préfectorale. Il permet également d’interroger la frontière entre histoire et socio-histoire du politique. Celle-ci peut s’avérer ténue entre les méthodes propres à une histoire sociale d’une élite administrative (en l’occurrence ici les préfets) et une socio-histoire du corps préfectoral. Ne risquons-nous pas, à certains moments, d’être critiqué par des sociologues pour notre posture supposée plus historienne que sociologique, et inversement, par des historiens par notre approche trop conceptuelle d’un objet a priori historique ? À défaut de disserter sur le caractère proprement heuristique de l’archive, nous souhaitons mettre à profit les développements qui viennent pour évoquer les contraintes et les difficultés du recours aux sources archivistiques dans le cadre de notre recherche en insistant plus particulièrement d’abord sur la constitution des sources et son rapport à la délimitation du sujet, pour ensuite s’attarder quelques instants sur le traitement et les usages de l’archive et enfin insister sur les enjeux d’une sociologie historique de l’administration préfectorale sous la IIIe République.
Petites histoires d’archives ou les difficultés de la « mise en intrigue13 »
4« Définir une intrigue, pour un historien, c’est d’abord configurer son sujet. Il ne le trouve jamais tout à fait, il le construit, il le façonne par un acte inaugural et constitutif qu’on peut désigner comme une mise en intrigue14. » Cette affirmation appliquée au travail de l’historien vaut également pour un politiste qui porte ses regards sur le passé. Nous voudrions porter quelques instants un regard rétrospectif sur la construction de notre objet15. Notre intention première était de limiter nos recherches dans le temps en nous focalisant sur la période 1870-1914. Certes, cet espace-temps dessinait une logique historiographique certaine sur laquelle nous pensions être en mesure de décrire un processus, une évolution. Notre « intuition » allait rapidement contester ce découpage académique16. Quelques semaines d’un fastidieux travail de « papillonnage » dans différents centres d’archives débuta alors. Les premiers sondages de cartons se sont avérés peu encourageants. Nous ne trouvions pas de réponses à nos questions et le rapport direct à l’archive ne suscitait en retour aucun appel problématique nouveau. Il ne nous offrait pas en la circonstance l’éclairage salvateur que nous attendions. Les traces de l’institutionnalisation se sont avérées beaucoup plus difficiles à identifier qu’initialement prévu. Nous commencions à enquêter sur le « quotidien administratif » des préfets en analysant les rapports des hauts fonctionnaires départementaux auprès des Conseils généraux17 lorsque, la « découverte » des archives de l’Association de l’Administration Préfectorale (AAP) a constitué un « grand bond en avant » dans l’évolution de nos pérégrinations archivistiques. On tenait enfin un « laboratoire » de l’institutionnalisation du corps. Il ne s’agit pas de présenter ici de façon exhaustive le rôle qu’a pu jouer l’Association dans la mise en forme du corps mais d’envisager les évolutions que son étude a induite dans la configuration de notre objet. Créée en 1907, l’Association prend son plein essor au début des années vingt. L’approfondissement de nos recherches sur les archives de l’AAP impliquait nécessairement un élargissement de notre période jusqu’en 1940. À première vue, l’enquête semblait s’orienter vers d’autres horizons. Tout paraissait désormais limpide. Pourquoi s’escrimait-on à repérer des traces de l’institutionnalisation du corps avant la création de l’Association ? Quelles en étaient les significations ? Alors que le regard porté sur les archives de l’AAP aurait pu remettre en cause notre objectif de retracer les processus d’institutionnalisation du corps, il a été, au contraire d’un grand secours pour mieux envisager les phases de « dévolution18 ». Si les travaux de l’Association constituent un moment privilégié pour mettre en perspective les ressorts de la mise en forme du corps, ils ne peuvent rendre compte que partiellement du processus. Nous avons alors envisagé les archives de l’AAP comme un « simple » témoignage de l’engagement des acteurs du monde préfectoral vers une élaboration plus affirmée du corps. En donnant trop d’importance à ces archives, nous aurions omis de nous pencher sur des moments antérieurs tous aussi susceptibles d’éclairer notre démonstration. Il convient cependant de prendre en compte et d’anticiper les critiques, les objections qu’il est assez probable de rencontrer dans ce type de posture, tenant notamment à sa légitimité. Elles visent notamment à déconsidérer notre objet sous prétexte que travaillons sur l’institutionnalisation d’un corps sans « boussole ». Selon cette optique, il ne faudrait effectuer des recherches que sur des objets pleinement institutionnalisés et sur lesquels on peut placer des repères chronologiques (un début et une fin ?) largement approuvés par la conscience publique. La création de l’Association et son élargissement à la défense des intérêts professionnels en 1919 constituerait un fait indéniable de mise en forme du corps. Oui, certes, mais pourquoi isoler ce fait plus qu’un autre ? Ainsi, « le fait isolé n’existe pas. C’est en étudiant qu’on l’isole, et qu’en même temps on le construit comme fait particulier […]. L’événement n’est pas un site que l’on va visiter, il est au croisement de plusieurs itinéraires possibles, et l’on peut de ce fait l’aborder sous divers aspects, en lui donnant une importance variable. Le même fait, pris dans des intrigues différentes, change de valeur, de signification et d’importance. […] La sélection du fait, sa construction, les aspects qu’on en dégage, l’importance qu’on lui accorde dépendent de l’intrigue choisie19 ». Autrement dit, c’est en évitant de privilégier tel ou tel facteur plus qu’un autre que nous serons à même de rendre compte des potentialités de l’institution préfectorale.
5Nous avons donc choisi de porter notre regard sur des moments d’histoire du « corps », des situations, des expériences particulièrement révélatrices de l’institutionnalisation du corps. Comment procéder ? Le rapport à la temporalité historique est alors d’un grand secours. Il permet de tracer des repères et des bornes de recherches. Partant du principe selon lequel les préfets sont aux premières loges du « spectacle vivant » qu’offre la scène politique et administrative de la IIIe République, nous avons choisi d’aller interroger les archives qui correspondent à des moments singuliers ou « révélateurs » (vote des lois Ferry et Goblet, loi du 5 avril 1884 sur l’administration municipale, lois du 2 novembre 1892 et du 15 février 1902 relative à l’hygiène et à la protection de la santé publique, loi du 13 juillet 1906 sur l’instauration du repos hebdomadaire, inventaires, fêtes du 1 er mai, grandes grèves20…). Nous partons ainsi du postulat que les crises et les ruptures politiques constituent des épisodes propices, des « fenêtres idéales » pour scruter les métamorphoses du corps. Cette stratégie d’enquête nous a permis de mettre en relief et d’isoler des moments « charnières ». Elle vise ainsi à prendre en compte une histoire professionnelle sans négliger les ruptures et les événements de l’histoire politique. Le projet d’une socio-histoire de l’institution préfectorale invite à analyser les évolutions de l’organisation du corps et de l’habitus préfectoral en relation intime avec les événements sans pour autant qu’ils configurent entièrement la fonction. Il convient d’éviter de « [décrire] le processus d’institutionnalisation, de rationalisation de la fonction [préfectorale] en dehors des événements et à l’abri de l’histoire politique21 ».
« La mise en intrigue configure donc l’œuvre historique, et elle décide même de son organisation interne. Les éléments retenus sont intégrés en un scénario, à travers une série d’épisodes ou de séquences soigneusement agencés. L’agencement chronologique est le plus simple, mais il n’a rien de nécessaire. Il peut se complexifier par le recours au flashback ou jouer sur la pluralité des temps et procéder à une investigation successive de divers domaines qu’il réunit, ou encore procéder par un panoramique qui saisit successivement les divers acteurs et les diverses scènes22. »
6Plus qu’un angle particulier d’analyse, c’est ici la contrainte des sources qui nous incite à cette posture. Nous avons dû composer avec un matériau archivistique peu enclin à dévoiler des informations précises et des traces concrètes de cette institutionnalisation. Afin de pallier le déficit de lieux « répertoriés » d’institutionnalisation, notre démarche a consisté à s’immiscer dans les méandres des pratiques préfectorales. Elles demeurent toutefois très ardues à décrire. Nous avons très souvent affaire à des documents administratifs abscons (circulaires, télégrammes, notes administratives…) dénués de toute appréciation subjective du haut fonctionnaire. Parallèlement, il n’est pas toujours évident de repérer l’identité réelle des auteurs de la correspondance préfectorale. Les rapports administratifs, rarement manuscrits à partir des années 1875-1880, sont généralement signés du préfet en personne. Dans quelle mesure le préfet s’investit-il dans la rédaction de sa correspondance administrative ? Écrit-il l’ensemble des rapports les plus importants ? Délègue-t-il à un membre de son cabinet, à un chef de bureau ? Appose-t-il uniquement sa signature ? Des indices peuvent mettre le chercheur sur la voie23. Il demeure cependant très aléatoire de comprendre le fonctionnement d’une préfecture. Les organigrammes ne nous apprennent rien ou presque sur l’« intérieur » de l’administration préfectorale. Un temps infini serait nécessaire pour découvrir et appréhender ces « machines administratives24 ». C’est encore là une contrainte majeure de notre objet de recherche. L’absence criante de témoignages personnels et de correspondance qui éclaire à certains égards « un processus de retour dans l’officieux25 », demeure un handicap sérieux dans notre enquête. Dans ce dédale administratif, il a fallu essayer de dégager des hypothèses de travail. Puisqu’aucune source précise n’était en mesure d’apporter des réponses encourageantes à nos questions, il nous a fallu multiplier les échantillons d’information pour pallier le silence « apparent » de l’archive. L’élaboration d’un dispositif de sources susceptibles de répondre à nos interrogations s’est avérée délicate. Il convient alors de « se frayer un chemin26 » dans l’océan des sources. Il faut alors procéder à de très nombreux sondages, repérer des traces, des indices nous invitant à approfondir telle ou telle série. Le politiste n’a qu’une vague idée de ce qu’il va découvrir en épluchant un carton, il doit alors dompter « ce […] matériau, brutal, ouvrier, [cette] masse inerte, le gros tas de mots écrits, tout juste extraits de ces carrières où les [politistes] vont s’approvisionner, triant, retaillant, ajustant, pour bâtir ensuite l’édifice dont ils ont conçu le plan provisoire27 ». En effet, c’est seulement après des classements, des tris sélectifs, de nombreuses relectures que nous avons commencé à pouvoir élaborer les premières réponses à nos questions. Au-delà des difficultés liées à la construction de notre objet, il semble éclairant de se pencher quelques instants sur le traitement de l’archive à travers l’exemple des dossiers de carrières.
Du traitement et des usages de l’archive
7Nous voudrions évoquer ici quelques instants, à partir de notre « expérience » de recherche en cours, les méthodes et les façons d’aborder et de domestiquer le matériau archivistique. Ce n’est pas tant l’« identification28 » qui guettait notre travail, mais plutôt l’absence totale de repère. « La démarche est [alors] semblable à celle du rôdeur, cherchant dans l’archive [les signes] et les traces positives29 » de l’institutionnalisation du corps. Il est difficile d’entreprendre une recherche sur le « corps préfectoral », fut-elle historique ou sociologique, sans jeter son regard voire son dévolu sur l’étude des dossiers individuels de ces hauts fonctionnaires. Dans quelle mesure ce corpus archivistique nous renseigne-t-il sur la mise en forme du corps ? En quoi l’étude d’un dossier individuel peut-elle nous renseigner sur les pratiques des acteurs ? Qu’est-ce qui différencie notre approche de celle d’un historien des élites ? Pour ce dernier, il demeure un rendez-vous exigé, incontournable. En effet, ce matériau est l’outil majeur utilisé dans une recherche prosopographique. Il permet de mettre en évidence les caractéristiques communes d’un groupe d’individus à partir de la mise en série systématique des biographies individuelles. On comprend alors que l’agrégation de données statistiques concernant telle ou telle population puisse intéresser au premier chef l’histoire des élites. Il n’est pas dans notre intention ici de nous interroger sur les apports féconds ou les contraintes méthodologiques liées à cette démarche30. Nous aimerions, à partir de l’ensemble des dossiers individuels que nous avons étudiés31, montrer comment nous traitons les informations recueillies. Ces dossiers renferment des données précises sur le déroulement de la carrière (types d’études effectuées, identité familiale, parcours professionnel, etc.). Dans quelle mesure ces informations sont-elles susceptibles de prendre sens par rapport à notre objet ? En nous plongeant dans l’enchevêtrement des « vies préfectorales », il n’était pas question de faire ressortir des données quantitatives sur le déroulement des carrières. Certes, ce corpus demeure fécond pour repérer des occurrences, établir le profil dominant, le « portrait-robot » de notre population et saisir quelques grands traits d’évolution. L’archive nous convie ici à porter notre attention sur des convergences et des observations d’ordre général. Elle ne nous aide pas a priori à répondre à nos hypothèses. L’angoisse du politiste devant ce flot d’information est alors par moment réel. Contrairement à d’autres types de sources archivistiques, sur lesquelles une problématisation incertaine ou aléatoire a moins d’incidence sur le déroulement de la recherche, les dossiers de carrières exigent un questionnement rigoureux et sans impasses. Il est nécessaire de s’interroger sur les rapports entre les instructions gouvernementales (application des circulaires, directives gouvernementales…) et les réactions individuelles des préfets. C’est à cet instant que l’archive peut révéler ses atouts. Le vécu, l’itinéraire personnel, le contexte local doivent être pris en compte dans l’analyse des pratiques préfectorales. Par exemple, les dossiers contiennent encore au tournant du XXe siècle des informations sur les pratiques religieuses des hauts fonctionnaires. On comprend alors d’autant mieux les réactions de l’administrateur départemental dans un contexte local parfois vif et emporté. Le préfet en poste devient la cible des opposants aux réformes gouvernementales. Loin de pouvoir faire appliquer directement la loi ou les directives gouvernementales, les préfets doivent user d’un certain savoir-faire afin de concilier les pressions des différentes autorités locales (Église, personnel politique…) avec l’application des principes républicains dont ils demeurent les garants. La connaissance « approfondie » de l’itinéraire personnel du haut fonctionnaire n’est alors pas dénuée d’intérêt. On appréciera d’autant mieux l’art de gouverner d’un préfet que l’on connaîtra sa carrière et « sa personnalité ». L’archive est utilisée ici comme un « réservoir d’intimité ». Par exemple, nous avons tout au long de notre enquête privilégié le rapport à la presse. Les coupures de journaux et les lettres, parfois très nombreuses, versées aux dossiers personnels constituent un des rares témoignages dont nous disposons pour s’imprégner de la vie préfectorale. Elles ont fait l’objet d’un dépouillement systématique. Les commentaires ex ante sur le préfet permettent d’objectiver la représentation que se font les citoyens éclairés, les élus politiques locaux et nationaux (maires, députés et ministres) de l’administrateur départemental et de l’institution en général32. Si, comme le concevait Max Weber le « haut fonctionnaire doit avant tout savoir faire taire ses convictions33 », la presse s’avère être un allié efficace pour pallier le vide laissé par l’archive. Elle doit être considérée comme un substitut au désert archivistique des écrits personnels des administrateurs départementaux.
8À feuilleter les dossiers de ces administrateurs, on pourrait cependant largement contester l’ensemble des hypothèses de recherche avancées précédemment. La politisation du corps préfectoral semble évidente. Les très nombreuses lettres de recommandation de députés, sénateurs ou ministres ne font que renforcer a priori cette vision des choses. Le préfet « représentant dans son département de l’union gouvernementale » subit la « loi » des parlementaires et du pouvoir politique en place. L’ingérence du politique dans l’administration préfectorale traduit certes une certaine conception de la réalité historique. Qui peut le nier ? Il est difficile de contester cette vision des choses, au demeurant connue et répandue par la littérature sur le sujet34. L’archive viendrait magistralement démentir et anéantir nos hypothèses de travail. Dans quelle mesure s’escrimer à démontrer une institutionnalisation du corps, une scientifisation des pratiques alors que l’archive évoque le contraire ? Oui, et alors ? S’en tenir à une telle lecture (largement répandue dans les imaginaires collectifs) réduit considérablement les « potentialités » d’étude sur ce corps de fonctionnaire. Elle interdit de penser le préfet du tournant du XXe siècle autrement. L’archive ne serait plus seulement une contrainte, elle deviendrait un obstacle à toute recherche qui ne verrait pas le préfet comme un « vulgaire potentat local » aux ordres du gouvernement. Invitant à la résignation, elle a au contraire renforcé nos convictions à proposer une vision « alternative ». Nous ne prétendons pas opposer une réalité historique à une autre réalité, mais au contraire soutenir l’idée de l’existence de réalités diverses susceptible de penser l’institutionnalisation du corps autrement.
De la légitimité d’une enquête socio-historique sur l’institutionnalisation du corps préfectoral : révéler un impensé disciplinaire
9Le regard porté sur les sources de « l’histoire du corps préfectoral » permet de se défaire d’une vision enchantée de l’élaboration des savoirs historiques. L’archive ne traduit pas un processus linéaire, une « histoire » que le chercheur serait invité à dérouler et à contempler en inventoriant les phases successives d’institutionnalisation du corps. Elle invite, au contraire, à s’interroger sur les instruments qui offrent de nouveaux terrains à explorer. Elle fait également ressortir les enjeux et les difficultés d’une telle entreprise. Est-il abusif ou tout simplement légitime de rechercher les traces et les indices d’une possible mise en forme du corps préfectoral entre 1880 et 1940 ? Comment ne pas subvertir la « réalité historique » à notre propre vision de chercheur ? Telles sont des questions qui ont constamment accompagné notre recherche empirique. Les archives consultées n’ont jamais encore pu répondre de façon définitive à nos « angoisses ». En dehors du cas très spécifique des archives de l’Association de l’Administration préfectorale, le corps n’a laissé aucun signe tangible d’une possible ou d’une probable institutionnalisation. En effet, si l’on considère que la production d’un savoir préfectoral et l’instauration d’un esprit de corps nécessitent des lieux répertoriés (associations, congrès, revues, écoles…), nous aurions pu alors être réticents à nous investir dans une telle démarche. L’absence de lieux de sociabilité identifiés et de revendications affichées avant le début des années vingt aurait dû signifier tout simplement l’absence d’institutionnalisation et par conséquent l’incongruité d’une telle recherche. Pour le dire autrement, il serait illégitime de procéder à une enquête sur des objets n’ayant reçu aucune reconnaissance académique et institutionnelle, ou déjà labellisé par une « histoire toute faite ». Ce penchant réducteur interdit d’explorer de nombreux sites permettant de mieux appréhender le phénomène étudié. Au contraire, nous revendiquons la légitimité du « questionnement scientifique » d’une telle approche. D’une certaine façon, elle s’attache à opposer au « voile d’ignorance » entourant une « certaine histoire », une démarche alternative cherchant à rendre visible une socio-histoire de l’institution préfectorale. Si le matériau archivistique n’est a priori que peu évocateur, l’utilisation que nous en faisons présente néanmoins des atouts heuristiques. C’est en utilisant l’archive de biais que nous sommes en mesure de saisir les/des « phases » de mise en forme du corps35. Notre enquête s’appuie sur un corpus de documents très hétéroclites et sur des périodes très ciblées. C’est en associant conjointement ces deux techniques de recherche que nous trouvons des réponses à nos hypothèses. L’attention portée sur une socio-histoire du corps préfectoral semble présenter de nombreux intérêts et souligne les possibles apports quant à l’élaboration d’un esprit de corps. D’une part, cette posture invite à explorer les ressorts de la mise en forme du corps préfectoral en dehors des sentiers préétablis par la recherche historique. Elle vise, dans une certaine mesure, à contester et à déconstruire un certain nombre de présupposés – la non-institutionnalisation du corps avant 194536, par exemple – en s’attardant sur des moments particuliers susceptibles de penser l’institutionnalisation du corps autrement. D’autre part, elle n’envisage pas un processus linéaire ou développementaliste37 mais des expériences et des formes diverses de mise en forme d’une identité préfectorale. Il s’agit donc moins d’évoquer l’institutionnalisation du corps que de faire ressortir « les institutionnalisations » de l’administration préfectorale. Ce genre d’enquête « s’apparente davantage à l’étude de morceaux d’histoire épars dont on sait, par une position rétrospective, qu’ils ne parviendront pas à faire unité38 ». Elle suggère d’appréhender cette mise en forme aux confins de plusieurs champs : le champ politique, le champ administratif et le champ juridique. C’est au cœur de ces interactions entre des configurations multiples que nous souhaitons être en mesure de mettre en lumière une « autre histoire du corps préfectoral ».
Notes de bas de page
1 Certains ont déjà pu s’interroger sur l’utilisation de l’archive en histoire. Voir à cet égard, Sophie Wahnich, « Archives, objet empirique et intuition. Du rapport passé/présent de l’historien », in CURAPP, Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF, 2000, p. 211-228.
2 Selon l’expression utilisée par Martine Kaluszynski et Sophie Wahnich in L’État contre la politique ? Les expressions historiques de l’étatisation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 17-33.
3 Plus largement sur les relations entre histoire et science sociale, on se reportera à l’article classique de François Simiand, « Méthode historique et Science sociale », Annales ESC, janvier 1960, p. 83-119 (1re publication en 1903 dans la Revue de Synthèse historique).
4 Cf. Yves Déloye, Olivier Ihl, « Le XIXe siècle au miroir de la sociologie historique », Revue française d’histoire du XIXe, n ° 2, 1996, p. 47-57. Voir également, Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 26.
5 Pierre Favre, « Pour une évaluation plus exigeante des fondements de la socio-histoire du politique », in Enseigner la science politique, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1998, p. 223.
6 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2002 (1975), p. 100.
7 Cette contribution appartient à un ensemble de recherches menées dans le cadre de notre thèse de science politique en cours et provisoirement intitulée : Les préfets sous la Troisième République (1880-1940). Autopsie sociopolitique d’un corps de l’administration française, Université Paris I, Pierre Birnbaum (dir.).
8 Guy Thuillier s’interroge à cet égard sur les difficultés liées à l’étude du corps préfectoral. « Peut-on faire l’histoire du corps préfectoral dans un département au XIXe siècle ? Il est malaisé de répondre à une telle question, tant les obstacles sont nombreux : on ne sait pas toujours ce que l’on cherche en faisant une telle histoire, les objectifs sont flous, les sources incertaines, et on a beaucoup de mal à reconstituer le jeu réel, les ambitions, les intérêts, les passions, les haines… […] La force du corps tient à un certain nombre de traditions non écrites, à une sorte de coutume qui s’est élaborée peu à peu, mais cette genèse n’est pas facile à saisir. Aussi l’historien doit-il être très prudent en abordant cette histoire, dont les méthodes ne sont pas encore bien assurées, et éviter tout esprit de système. […] Il faut bien être conscient des difficultés d’une telle recherche. On ne possède pas de véritable journal intime de préfet. […] Rien n’est plus difficile que de décrire l’action des préfets… », Pour une histoire de la bureaucratie en France. Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris, 1999, p. 461.
9 Pour un seul exemple, voir Michel Offerlé (dir.), La Profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999.
10 Pierre Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, Paris, PUF, 1968, en l’occurrence les pages 529 à 556 d’un volume de 560 pages. Cet ouvrage a été réédité plus récemment sous le titre, Trésor historique de l’État en France, Paris, Fayard, 1992.
11 Cf. Éric Phélippeau, L’invention de l’homme politique moderne. Mackau, l’Orne et la République, Paris, Belin, 2002 (notamment le chapitre 3, p. 79-95).
12 Olivier Nay, La région, une institution. La représentation, le pouvoir et la règle dans l’espace régional, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques, 1997, p. 313-314.
13 Sur ce concept, voir Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 1, Paris, Éditions du Seuil, 1983. Il s’inscrit plus généralement dans le champ du linguisticturn représenté pour la discipline historique par Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore-Londres, John Hopkins University Press, 1973.
14 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1996, p. 245.
15 « […] Construire un objet, c’est donc conjointement construire le dispositif d’archives qui permettra de l’élaborer. Il n’empêche qu’il convient de parier que la quête vaut la peine car rien n’est jamais assuré à l’orée du travail qui procède d’une hypothèse qui n’est soutenue par rien d’autre que l’historien qui l’a posée avant qu’il ait déniché ses sources. », Sophie Wahnich, art. cité, p. 215.
16 « Lorsqu’il s’agit de délimiter un objet, les chemins trop suivis sont ceux de l’historiographie, qui décrit les objets connus et propose les découpages de la discipline. L’intuition naît alors d’une insatisfaction, elle émerge là où la rationalité du faiseur d’histoire n’emporte pas la conviction de son lecteur, là où la rationalité du scripteur laisse, par-delà le blindage méthodologique émerger des jugements de valeurs. », ibid., p. 214.
17 Ces rapports semblent curieusement oubliés par la recherche. Les rares travaux sur l’institution n’y font que très peu référence, à tel point que dans un article sur les sources archivistiques du corps préfectoral, Xavier Laubie, conservateur du patrimoine aux Archives départementales des Côtes-d’Armor n’en dit aucun mot. Xavier Laubie, « Les sources archivistiques : la mémoire du corps préfectoral » in Éric Pélisson (dir.), La loi du 28 pluviôse an VIII deux cents ans après : le préfet et les libertés, Limoges, PULIM, 2001, p. 25-43.
18 Expression employée par Charles Tilly qui invite les sociologues à historiciser leurs pensées, à croiser le regard sociologique et historique pour mieux éviter toute « illusion rétrospective ». Ils mettront d’autant mieux en lumière les ruptures, les avancées, les retraits ou les arrêts qu’en s’intéressant de plus près aux phases de devolution. Les chercheurs ne doivent pas se contenter d’étudier les institutions in fine mais comprendre les mécanismes de leur institutionnalisation. Charles Tilly, « Clio et Minerve », (1970), in Pierre Birnbaum, François Chazel (dir.), Théorie sociologique, Paris, PUF, 1975, p. 571.
19 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 246-247. C’est nous qui soulignons.
20 Cette liste n’est pas exhaustive. Il nous a semblé intéressant d’aller sonder ces instants afin d’envisager les réactions du préfet en situation. Pour un exemple précis, nous nous permettons de renvoyer à l’un de nos travaux, « Les préfets face à la grève : faire savoir, savoir-faire et “expertise de gouvernement”. Autour des pratiques de résolution des conflits sociaux (1880-1914) », Communication au colloque international, Les sciences camérales : activités pratiques et histoire des dispositifs publics, CURAPP, Amiens, 24-25 juin 2004 [à paraître, PUF].
21 Cf. Alain Bancaud à propos de la magistrature, in Une exception ordinaire. La magistrature en France (1930-1950), Paris, Gallimard, 2002, p. 9. L’auteur défend cependant une thèse plus large. Il cherche à démontrer comment l’habitus judiciaire, l’esprit de corps a permis de survivre aux aléas politiques en concentrant son analyse sur la période de Vichy. Son projet vise donc à « étudier la rencontre entre la continuité d’un corps et une situation exceptionnelle », ibid.
22 Antoine Prost, op. cit., p. 247. C’est nous qui soulignons.
23 Lorsque le préfet n’a pas lui même rédigé sa note administrative et que cette dernière constitue encore un brouillon, il rectifie souvent certains passages de sa propre main dans la marge en apposant sa « patte ». Le « brouillon administratif » permet ainsi de juger ce qui relève ou ne relève pas de l’administrateur.
24 C’est ce qu’évoquent notamment Olivier Ihl, Martine Kaluszynski et Gilles Pollet en notant qu’il reste « beaucoup à faire pour découvrir les sans-grade, les personnels de base, les employés ordinaires de ces “machines de gouvernement” », « Pour une socio-histoire des sciences de gouvernement » (introduction), inibid (dir.) Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, 2003, p. 20.
25 Jean-Louis Briquet, « Les pratiques politiques officieuses. Clientélisme et dualisme en Corse et en Italie du Sud », Genèses, 20, 1995, p. 86.
26 Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
27 Georges Duby, L’histoire continue, Paris, Fayard, 1989, p. 25.
28 Au sens où l’entend Arlette Farge, in Le goût de l’archive, op. cit., p. 88.
29 Ibid., p. 88.
30 Sur les enjeux et les méthodes de ce type de recherches, on se reportera par exemple à Christophe Charle (dir.), Prosopographie des élites françaises (XVIe-XXe siècles) Guide de recherche, t. 1, CNRS-IHMC, 1980 ; Jean-Philippe Genet, « Genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1997, 118, p. 3-18.
31 Les dossiers individuels ne sont pas la seule source disponible. La consultation régulière du « Bargeton », René Bargeton, Dictionnaire biographique des préfets, septembre 1870-mai 1982, Paris, Archives nationales, 1994, constitue également un outil précieux.
32 Il convient cependant de manier cet outil avec une infinie précaution. La presse est très souvent caricaturale, le préfet se trouvant « encensé » ou à l’inverse « férocement dépeint » selon la configuration et l’orientation politique du journal. La coupure de presse nécessite des recoupements approfondis pour tenter de se faire une idée précise.
33 Pierre Birnbaum, « Sur les “bonnes raisons” des hauts fonctionnaires : l’exemple de la politique antisémite de Vichy », inL’acteur et ses raisons. Hommage à Raymond Boudon, Paris, PUF, 2000, p. 283.
34 Cf. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963, p. 149. Pour un exemple de la recommandation politique comme « système généralisé, officialisé et [bureaucratisé] » dans le corps de la magistrature, voir Alain Bancaud, « Une nomination judiciaire sous la IIIe République », Genèses, 26, 1997, p. 154-163.
35 Pour une utilisation récente des « utilisations dérivées » de l’archive, voir les travaux de Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848), Rennes, PUR, coll. Carnot, 2008. L’auteur entreprend ainsi de questionner le rapport administratif non plus seulement comme une source mais comme un objet possible d’une histoire de l’État entre 1814 et 1848.
36 Nous faisons bien entendu référence ici à la création de l’ENA.
37 Attitude déjà dénoncée en son temps par François Simiand, « Méthode historique et Science sociale », art. cité.
38 Renaud Payre, À la recherche de la science communale. Les « mondes » de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle, thèse de doctorat de science politique, IEP Grenoble, 2002, p. 48.
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