14. Le politiste et l’archive : de la critique archivistique à la problématisation
Analyser les funérailles des présidents de la République en France (1877-1996)
p. 217-228
Texte intégral
1On trouve, aux archives du Quai d’Orsay, dans le carton C-191 de la sous-série « Protocole » [notée ci-après AQO-C/191] un document relatif aux modalités de participation du président de la République à des cérémonies funèbres pour une période allant des funérailles de Léon Gambetta, en janvier 1883, à celles du général Galliéni, en mai 1916. Y sont portées des indications retraçant la façon dont le Président pris part à la célébration de funérailles publiques : était-il présent ? À quelles séquences a-t-il participé ? Était-il accompagné et par qui ? Ou s’est-il fait représenter, et par qui ?
2L’interprétation de ce document peut prendre plusieurs directions. Première voie possible : expliquer ce qui s’est passé, chercher à rendre raison des modalités de participation du chef de l’État en les reliant à la personnalité du défunt, à la configuration politique du moment, mais aussi à l’idéologie républicaine et aux problèmes spécifiques qu’elle pose en matière de mise en scène du pouvoir. Ce n’est toutefois pas la piste que nous allons suivre ici. Car ce document n’est pas seulement intéressant pour les informations qu’il contient, mais également pour les pratiques auxquelles il permet d’accéder, pour ce qu’il dit du rapport tout à fait particulier de ses producteurs à la tradition et à l’archive. Ce document constitue surtout une porte d’entrée dans un « monde social1 » spécifique, celui des organisateurs de cérémonie. Un tel déplacement de focale modifie l’objet de la recherche et amène à considérer sous un jour nouveau la question des rites et cérémonies politiques.
« Présence du chef de l’État à des funérailles »
Source : Archives du Quai d’Orsay [AQO]-C/191
Aux obsèques de Gambetta, M. le président de la République était représenté par le général Pittié, le général Brugère et le commandant Lichtenstein.
Aux obsèques du maréchal Canrobert, M. le président de la République s’était fait représenter par M. le général Tournier et M. Le Gall.
Aux obsèques de Jules Simon, M. le président était représenté par le général Tournier, M. Le Gall, les commandants de La Garenne et Humbert.
Aux funérailles nationales [souligné dans le texte] de Pasteur, M. le commandant Bourgeois avait été désigné pour se rendre à l’institut Pasteur. M. le président s’était rendu directement à Notre-Dame.
Aux obsèques nationales [souligné dans le texte] de Berthelot, M. le président Fallières a assisté à la cérémonie au Panthéon.
Aux obsèques du général Brun, M. le Président Fallières accompagné de M. Ramoudou, Marc Varenne et les colonels [illisible] et Boulange et le commandant Hellot est allé au ministère de la guerre où ont été prononcés les discours. M. le président est ensuite rentré à l’Élysée.
Aux obsèques de M. Berteaux [décédé au cours d’un accident d’aviation] M. le président Fallières accompagné de M. Ramoudou, du Colonel Guise et du Commandant Laugier s’est rendu au ministère de la Guerre et après les discours a regagné l’Élysée.
[changement d’écriture]
Aux obsèques du général Picquart, M. le président Poincaré s’est rendu à la Gare du Nord et a assisté à la levée du corps.
[changement d’écriture]
Aux obsèques du général Galliéni, M. le président s’est rendu aux Invalides et a suivi à pied le char funèbre jusqu’à la gare de Lyon.
L’interprétation d’une tradition
3C’est une norme protocolaire interdisant au président de la République d’assister à des funérailles – et notamment à celles de leurs prédécesseurs – qui pourrait, de prime abord, expliquer la présence de ce document dans un carton d’archive du bureau du Protocole du Quai d’Orsay. En 1894, Casimir-Perier avait suivi le cortège funèbre de Sadi Carnot. La presse n’avait pas manqué de signaler qu’il brisait là un usage protocolaire, même s’il pouvait se prévaloir des conditions exceptionnelles dans lesquelles était mort son prédécesseur :
M. Casimir-Perier a résolu de s’affranchir des prescriptions du Protocole et d’assister personnellement aux obsèques de M. Carnot. C’est lui, dit-on, qui conduira le deuil2.
4En revanche, Émile Loubet, qui décide de suivre le cortège funèbre de Félix Faure (décédé en 1899), ne peut s’appuyer sur des circonstances aussi tragiques.
M. Casimir-Perier, en prenant cette résolution, faisait valoir que M. Carnot était mort dans des circonstances tragiques qui faisait un devoir à son successeur de manifester spécialement sa présence. M. Loubet également inaugurera sa présidence en méprisant l’avis étroit de Crozier, bien qu’il n’ait pas à faire valoir les mêmes raisons que M. Casimir-Perier. M. Loubet agit ainsi parce qu’il le juge convenable3.
5Ceci explique peut-être qu’il prenne soin de paraître à ces obsèques en respectant certaines conditions. Contrairement à Casimir-Perier, il défile au même rang que les principales autres autorités politiques du pays, « se réservant seulement la place du milieu4 ». Si cette convention protocolaire est contraignante, puisqu’elle parvient à faire s’y plier les comportements des acteurs politiques, elle est également une ressource disponible. En 1893, aux funérailles de Mac-Mahon, Carnot avait invoqué cet usage pour justifier son absence à cette embarrassante cérémonie5. Les règles de l’usage alors rappelé sont mêmes élargies à tout type de funérailles :
Le général Borius [secrétaire général militaire de l’Élysée] s’avance. Il représente le président de la République à qui le protocole interdit d’assister aux enterrements6.
6À défaut d’être réellement respecté, cet usage protocolaire bénéficiait d’une importante force d’inertie dont témoigne son fréquent rappel. Manière de donner du sens à la présence (ou à l’absence) du chef de l’État. En mars 1907, le président de la République assiste aux funérailles des victimes de la catastrophe du Iéna à Toulon7 et, en septembre 1911, à celles des victimes du Liberté8. Si L’Aurore se sert de ces fréquentes ruptures de la norme pour stigmatiser le fait que Fallières ne se déplace pas à Courrières, lieu d’une importante catastrophe minière9, Jaurès l’utilise au contraire pour souhaiter que le déplacement d’Armand Fallières à Toulon pour la cérémonie des obsèques des victimes du Iéna prenne un sens dépassant les simples considérations protocolaires10.
7Cet interdit protocolaire finit par s’estomper et par disparaître. En 1933, la direction des Beaux-Arts imagine que la distinction entre « obsèques aux frais de l’État » et « obsèques nationales » pourrait être signifiée par la présence ou l’absence physique du président de la République. Autre trace de l’effritement de l’autorité de cette norme, les regrets formulés en 1937 par Le Républicain du Gard. Celui-ci déplore que la démission du premier cabinet Blum, la veille, ait empêché le président de la République Albert Lebrun d’assister aux obsèques pourtant déclarées « nationales » de Gaston Doumergue11. Dernier signe de la disparition de la tradition : la participation de Vincent Auriol, président de la République, aux funérailles de Léon Blum (1950), où il prononce même l’éloge funèbre du défunt, ne soulève aucune contestation.
8Malgré nos recherches, il a été impossible de trouver un document explicitant les raisons et les origines de cet interdit. Il serait alors tentant d’interpréter. Ralph E. Giesey nous apprend que le Roi ne pouvait pas non plus assister aux funérailles de son prédécesseur12. La pérennité de cette interdiction protocolaire poserait la question de la continuité entre l’Ancien Régime et la République. Et la disparition de cette norme renverrait à l’imposition progressive d’un type de relations de pouvoirs spécifiquement républicaines. D’autres éléments de continuité en matière de cérémonial funèbre viennent asseoir une telle perspective. Le seul texte à valeur juridique encadrant l’activité des agents du Protocole – l’article 310 du décret « portant règlement sur le service dans les places de guerre et les villes ouvertes du 4 octobre 189113 » – constitue la simple mise à jour de dispositions déjà édictées dans l’article 359 du décret du 13 octobre 1863 « sur le service dans les places de guerre et les villes de garnison » au sujet de l’Empereur, de l’Impératrice et du Prince Impérial14. Toutefois, nul doute qu’entre ces deux textes le rôle joué par cette imprécision toute particulière est bien différent. Alors qu’on serait tenté de présenter les dispositions de 1863 comme devant permettre la mise en place d’une cérémonie à la majesté incomparable, on inclinerait en revanche à considérer le texte de 1891 comme une illustration des difficultés spécifiques posées par l’existence de la fonction présidentielle sous la IIIe République et par les problèmes de l’incarnation du pouvoir et de sa mise en scène en République15.
9L’interprétation de l’interdit protocolaire s’appliquant aux présidents de la République en matière funèbre exige donc de porter attention aux configurations dans lesquelles ces éléments de continuité entre Ancien Régime et République acquièrent une signification spécifique. Établir l’histoire de ce document conservé dans les archives du Quai d’Orsay peut permettre de retracer le contexte dans lequel cette norme protocolaire est réactivée.
10Sur ce document, les informations ne sont régulièrement tenues à jour par les différents agents du Protocole qu’après 1911. Pour la période précédente (1893-1911), les informations y sont portées par une même personne. Il peut alors s’agir d’un recueil des informations effectué à l’issue de chacune des cérémonies considérées par un même agent du Protocole sur toute cette période. La durée des carrières au sein de ce Bureau rend une telle interprétation envisageable. Mais, il est également possible qu’un agent du bureau du Protocole ait effectué cette recension en 1911, à l’occasion des funérailles de Maurice Berteaux, décédé alors qu’il occupait les fonctions de ministre de la Guerre.
11Deux éléments confirment cette dernière hypothèse. C’est tout d’abord l’oubli, dans ce document, de certaines cérémonies funèbres d’importances (notamment les funérailles des présidents Carnot et Faure). Dans le cas d’une recension progressive, il est probable que ces deux événements auraient été mentionnés. Autre élément qui vient soutenir cette interprétation d’une recension régressive, le fait que la participation du Chef de l’État à des cérémonies funèbres ait provoqué, en 1909, après la Séparation de l’Église et de l’État, une polémique suffisamment vive pour qu’en 1931, à la mort d’Armand Fallières, Le Temps et Je Suis Partout16 en évoquent le souvenir. À l’occasion des funérailles des victimes de la catastrophe du République – un dirigeable d’observation de l’armée qui s’était écrasé en causant la mort de ses quatre aérostiers –, le président Fallières avait délégué un simple capitaine de frégate pour le représenter, alors que « le public s’attendait à le voir en personne17 ». La charge de la presse nationaliste et catholique avait été virulente. Se félicitant – ironiquement – que le président de la République « daigne se faire représenter18 », elle avait dénoncé pêle-mêle son « sectarisme », sa « soumission aux loges maçonniques et aux ligues athées19 », le fait qu’il soit devenu « gâteux » ou « victime de congestion et d’attaques20 ».En affirmant que « les usages ne le permettaient pas21 », le président s’était abrité derrière la tradition pour se défendre d’avoir évité une cérémonie délicate, l’une des premières à être à la fois officielle et religieuse depuis la Séparation22. Des circonstances similaires avaient en effet déjà été l’occasion de polémiques, le président et les ministres ayant évité d’effectuer les gestes prescrits par le déroulement du rituel23.
12Vu la polémique suscitée par l’absence du président de la République en 1909, les services du Protocole sont donc particulièrement attentifs à cette question en 1911, à l’occasion des funérailles successives, en février et en mai, de deux ministres de la Guerre décédés en fonction. La rédaction de ce document relatif à la présence du chef de l’État à des funérailles constitue donc la réponse à un problème spécifique. L’attention portée aux exemples antérieurs est pensée comme devant permettre de justifier les décisions prises en fonction d’impératifs politiques. Les agents du Protocole jouent en ce sens le rôle « d’entrepreneurs de tradition24 ».
13Voilà qui modifie alors l’interprétation du document récapitulatif des modalités de la participation du président de la République à des cérémonies funéraires. Celle-ci ne renvoie plus seulement à la problématique de la spécificité de la représentation du pouvoir en République, mais aux conditions de reproduction d’une tradition, alors que le sens de la présence du chef de l’État en de telles circonstances prend un sens nouveau (relatif aux relations entre État et Église).
14Voilà également qui replace les « traditions » protocolaires au sein des relations sociales qui les entretiennent. Pour que les agents du Protocole puissent jouer ce rôle « d’entrepreneurs de tradition », il est en effet nécessaire qu’ils bénéficient de ressources spécifiques, notamment en terme d’accès à l’information. Les archives peuvent alors être considérées comme le média qui permet à cette information de structurer le « monde social25 » des producteurs, par-delà les générations, les mutations, les promotions et les épurations. C’est ainsi que l’on rejoint la recommandation que l’historien Marc Bloch adressait au sociologue Maurice Halbwachs dans une recension de l’ouvrage de ce dernier, Les cadres sociaux de la mémoire : porter attention aux conditions sociales rendant possibles l’existence d’une tradition.
« Pour qu’un groupe social dont la durée dépasse une vie d’homme se “souvienne”, écrivait Marc Bloch, il ne suffit pas que les divers membres qui le composent à un moment donné conservent dans leurs esprits les représentations du groupe ; il faut aussi que les membres les plus âgés ne négligent pas de transmettre ces représentations aux plus jeunes. Libre à nous de prononcer le mot de “mémoire collective”, mais il convient de ne pas oublier qu’une partie au moins des phénomènes que nous désignons ainsi sont tout simplement des faits de communications entre individus26. »
L’autonomisation du Protocole
15Il convient donc de s’interroger sur les modalités pratiques qui permettent à la tradition, d’une part, de se reproduire et, d’autre part, d’être présentée comme telle, lui permettant d’acquérir une autorité qui semble spécifique. Deux éléments jouent pour cela un rôle déterminant : les propriétés sociales des producteurs de ces cérémonies et la différenciation, au sein même de l’État, d’un échelon administratif sous la forme d’un « bureau » du Protocole.
16Le bureau du Protocole s’est construit dans son interaction à l’Archive. Devant sans cesse se référer aux précédents, les agents des services des archives et du Protocole appartenaient, à l’origine, à un seul et même bureau. C’est le Garde du dépôt d’archives qui établissait – à l’exception des fonctions « d’Introducteur des ambassadeurs » – les règles à établir en matière de correspondance diplomatique à partir des exemples relevés dans les précédents. En 1825, le règlement du service de la Chancellerie précise que « le dépôt des pièces relatives au Protocole devait être gardé “dans un cabinet particulier des Archives pour y être à la disposition particulière du service du Protocole”27 ». Ce n’est qu’en 1872 que le service du Protocole sera détaché du service des Archives. Mais les rapports entre les deux services ne cessent pas pour autant. Le Guide des Archives précise que « le service du Protocole avait tendance à conserver pendant un temps très long des dossiers qui pouvaient lui servir de précédents. Le rapport sur les archives du mois de mai 1864 remarque un usage assez fréquent du Protocole de garder les originaux et les ratifications de traités ». Dans le même temps, le bureau des Archives acquiert également son autonomie. Rattachées depuis 1880 à la Direction politique, les Archives ont acquis la dimension d’un service à part entière en 1920. « Ce statut correspond bien à sa mission qui est d’être la “mémoire” du ministère en même temps qu’un instrument de travail à la disposition de tous les agents », écrit Jean Vimont, ancien ambassadeur de France28. Les modalités de communication des cartons de la série C-« Protocole » témoignent encore de cette autonomisation incomplète du bureau du Protocole : la consultation des archives (notamment l’obtention de dérogations) est conditionnée par l’accord préalable de la direction Politique, qui chapeaute le bureau du Protocole.
17L’archive joue un rôle déterminant dans l’autonomisation de ce service au sein du fonctionnement du ministère des Affaires Étrangères. Elle conserve la mémoire des succès et des échecs. Elle fournit de plus un registre de justification dont l’usage nécessite la détention d’un titre spécifique (directeur du Protocole) et la possibilité d’accéder à ces informations. Les dispositions protocolaires peuvent apparaître ainsi détachées des enjeux politiques qui, pourtant, continuent à les déterminer, à distance.
18L’autonomisation d’un échelon administratif consacré aux problématiques protocolaires passe également par la mise en place de carrières spécifiques. Pour que les archives puissent être considérées comme des supports de communication, il en est effet nécessaire que l’espace social qu’elles médiatisent soit composé d’individus à même d’interpréter les informations contenues dans les archives pour pouvoir les utiliser pour leur usage présent. Les agents administratifs doivent posséder des « schèmes de perception29 » identiques : ils posent au document des questions auxquelles il a été fait pour répondre. Cet apprentissage s’effectue par familiarisation. En atteste le modèle idéal de carrière d’un directeur de Protocole.
19Celle-ci se caractérise par la longévité des directeurs à leurs postes. Ceux-ci restent plus longtemps à la tête de ce service qu’à n’importe quelle autre de leurs fonctions : Philippe Crozier reste 91 mois au Protocole, contre 60 mois en poste à Vienne, ce qui est son deuxième poste pour la durée dans sa carrière. Si Maurice Lozé ne reste que 36 mois à la tête du service, contre 72 à la sous-direction d’Afrique, il faut tenir compte du fait qu’il est durant sept ans adjoint de Pierre Becq de Fouquières à la direction du service du Protocole. Car certains directeurs présentent également la particularité d’avoir gravi les différents échelons – au demeurant peu nombreux30 – du Bureau. C’est le cas d’Armand Mollard père et fils qui effectuent toute leur carrière au sein du bureau du Protocole. Armand Mollard père entre en 1852 au ministère des Affaires Étrangères comme attaché au service du Protocole, y devient chef de bureau en 1872, sous-directeur et introducteur des ambassadeurs en 1874, et finalement directeur en 1880. Son fils entre au bureau du Protocole sur recommandation de son père en octobre 1881, devient l’adjoint du directeur Lozé en 1893 et directeur lui-même en 1902. Il en est de même pour Pierre Becq de Fouquières et Maurice Lozé. L’accession à la charge de directeur du Protocole est donc idéalement conditionnée par un apprentissage de et par la pratique31.


20Ce modèle idéal définit des déviances spécifiques. Ce peut être tout d’abord l’usage à des fins politiques du poste, comme celle à laquelle se livre le comte de Bourqueney en 1895, lorsqu’il entend réserver à celui qui avait assuré sa nomination à ce poste (Casimir-Perier) une place officielle dans une cérémonie publique après sa démission de la présidence de la République. Il peut s’agir également d’un désintérêt pour les questions protocolaires, tel celui dont témoigne Richard Martin à l’égard de ses fonctions, une fois la guerre passée, demandant sa mutation d’un service « où les questions trop dénuées d’intérêt redevenaient la règle32 ». Il peut s’agir enfin d’une tendance marquée, depuis 1970, à la diminution de la durée d’occupation du poste de directeur et à la normalisation de cette fonction dans le cursus honorum des carrières du ministère des Affaires Étrangères33.
21La différenciation d’un échelon bureaucratique spécifiquement consacré aux questions protocolaires – et la mise en place de carrières typiques qui en résulte – est le deuxième élément qui contribue à autonomiser les traditions protocolaires des enjeux politiques qui y sont investis. Il s’agit ici de montrer combien l’autonomisation des questions protocolaires contribue à introduire des critères spécifiques pour juger de leur succès ou de leur échec. Lorsque les agents du Protocole se réfèrent au passé, par exemple pour rédiger cette note de synthèse portant sur les modalités de participation du chef de l’État à des cérémonies funèbres, ils font usage de précédents ayant fait montre de leur réussite. Réussite qui est en premier lieu évaluée par leur capacité à justifier des innovations. Il en est ainsi de la demande adressée, suite à l’assassinat de Carnot, par les services du Protocole aux ambassadeurs français en Suisse et aux États-Unis relative aux dispositions cérémonielles prises à l’occasion de la mort en fonction d’un président de la République34. Il en est de même lorsque, à la mort de Deschanel, les agents du Protocole se mettent à la recherche d’une disposition antérieure permettant de justifier les hommages rendus par la troupe jusqu’au cimetière, alors que celle-ci ne peut réglementairement s’y rendre. Le carton AQO-C/116 conserve la trace de cette recherche, un brouillon de note où il est stipulé que les textes ne permettent pas de rendre un tel honneur au défunt, mais précise qu’en 1912, à l’occasion des funérailles d’Henri Brisson, des dispositions analogues avaient été prises. Les services du Protocole reproduisent donc la même procédure pour pouvoir se conformer aux usages. Ce que proclament les comptes rendus publiés dans la presse :
Comme il est d’usage pour les obsèques des anciens présidents de la République, les troupes rendant les honneurs aux funérailles de M. Deschanel, accompagneront le convoi mortuaire jusqu’au cimetière. M. Maginot, ministre de la guerre, a été chargé de prendre à cet effet un décret qui sera publié demain au Journal Officiel35.
22L’autonomisation des problématiques protocolaires permet ainsi à la tradition d’acquérir une autorité qui lui semble spécifique. Elle contribue également à évaluer le succès ou l’échec des dispositions cérémonielles en fonction, non de leur capacité à produire de la majesté, à susciter de l’adhésion ou à dire ce que fut la vie du défunt, mais à euphémiser les stratégies et les prises de positions dont la cérémonie est le produit.
23En portant l’attention non sur les informations contenues sur le document, mais sur son histoire, il est possible de mettre en évidence les logiques politiques qui ont présidé à sa rédaction (pouvoir justifier l’absence ou la présence d’un président lors d’une cérémonie funèbre sur le registre de la tradition), mais aussi de donner à voir l’origine de l’autorité acquise par ce document et ce registre de justification (la différenciation des activités protocolaires et leur mise à distance des enjeux politiques). Cela permet enfin de rendre compte des conditions nécessaires à la production même de ce document, c’est-à-dire à l’existence d’une tradition reconnue comme telle : l’acquisition d’un « schème de perception » transhistorique, commun à tous les agents du Protocole.
24De ce fait, cette critique des sources dont nous disposons déplace de façon significative le regard traditionnellement porté sur les rites et les cérémonies politiques. D’une focale attentive aux effets supposés de ces rituels en termes de création d’un lien social, d’exhibition d’un ordre idéal des choses ou d’expression de la culture d’une société, on passe ainsi à une « histoire des instances faiseuses de rites36 ». D’une problématique qui explique la pérennité des formes rituelles par leur capacité à remplir les fonctions qui lui sont attribuées (telle la réactivation du lien social…), on arrive à une explication de la perpétuation des formes cérémonielles par celle des instances productrices de ces formes. Sans donc nécessiter un détour par les croyances supposées des spectateurs37.
Notes de bas de page
1 Au sens que donne Anselm L. Strauss à cette notion, cf. « Une perspective en terme de monde social » [1976], in Anselm L. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et rassemblés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 269-282.
2 L’Univers, « La mort de M. Carnot. Les funérailles », 30 juin 1894.
3 Max Rochambeau, « Le soleil levant », La Lanterne, 23 février 1899. Philippe Crozier est le directeur du Protocole du Quai d’Orsay, à ce titre chargé de l’organisation des obsèques.
4 « Tout le monde a remarqué que, à l’enterrement de M. Carnot, M. Casimir-Perier, pour sa première sortie, marchait seul, en avant quelques pas avant les présidents de la Chambre et du Sénat. De même, dans les cérémonies, M. Félix Faure aimait à se détacher, à faire ressortir sa personne. L’attitude de M. Loubet (qui marche sur une rangée de cinq, aux côtés de Franck-Chauveau, vice-président du Sénat et de M. Charles Dupuy, président du Conseil à sa droite, et M. Paul Deschanel, président de la Chambre, et M. Lebret, garde des Sceaux) qui reste mêlé aux autres personnalités du gouvernement, ne prenant que la place du milieu, semble devoir indiquer la réserve qu’il entend apporter dans les manifestations extérieures. » Gaston Stiegler, « À l’Élysée », L’Écho de Paris, 24 février 1899.
5 Mac-Mahon décède le 17 octobre 1893, alors que des fêtes sont données à Paris à l’occasion de la visite de l’escadre russe de l’Amiral Avellan, étape importante dans la mise en place de l’alliance franco-russe. Alors que le gouvernement de Charles Dupuy envisageait de repousser les obsèques publiques qu’il était contraint d’accorder au défunt parce qu’il s’agissait de l’avant-dernier Maréchal de France et que ce titre lui accordait d’office des honneurs militaires, l’escadre russe, sur injonction de son Empereur, aurait demandé à ce que les funérailles de leur vainqueur à Malakoff lors de la guerre de Crimée soient célébrées en leur présence, à Paris.
6 Charles Chincholle, « Les obsèques du maréchal de Mac-Mahon », Le Figaro, 23 octobre 1893.
7 L’Écho de Paris et Le Temps, 17 mars 1907.
8 Voir le carton AQO-C/193. Le Iéna (Toulon, 12 mars 1907, 117 morts) et le Liberté (La Seyne-sur-Mer, 25 septembre 1911, 220 morts) sont des navires de guerre français qui explosent, pour le premier, lors de manœuvres et, pour le second, lors de son entretien.
9 L’Aurore, 12 mars 1909.
10 Jean Jaurès, « Le vrai devoir », L’Humanité, 15 mars 1907.
11 Le Républicain du Gard, « Le dernier hommage », 22 juin 1937.
12 Voir le chapitre IV de Ralph. E. Giesey, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987, p. 73-86 et sa relecture, par Giesey lui-même, dans Cérémonial et puissance souveraine. France XVe-XVIIe siècles, Paris, A. Colin, 1987, p. 23-24.
13 « Les honneurs funèbres à rendre au président de la République sont l’objet de dispositions spéciales arrêtées par le gouvernement ». « Décret portant règlement sur le service dans les places de guerre et les villes ouvertes du 4 octobre 1891 », in Bulletin des Lois, juillet-septembre 1891, Paris, Imprimerie Nationale, 1892, p. 669-797.
14 « Les honneurs funèbres à rendre à l’Empereur, à l’Impératrice et au Prince Impérial sont l’objet de dispositions spéciales arrêtées par le gouvernement ». « Décret du 13 octobre 1863 sur le service dans les places de guerre et les villes de garnison », in Bulletin des Lois de l’Empire Français, tome XXII, Paris, Imprimerie Impériale, 1864, p. 825-983. Il est à noter que, en revanche, le décret de Messidor An XII, « relatif aux cérémonies publiques, préséances, honneurs militaires et civils » dont sont issus les deux textes cités ci-dessus ne fait pas état de dispositions en ce sens. Voir Bulletin des lois de l’Empire Français, Paris, Imprimerie Impériale, an XIII, p. 141-186.
15 Sur ce point, voir Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique politique de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989, p. 22. Sur les différents programmes républicains suscités par cette question de la mise en scène du pouvoir en République, voir Yves Déloye et Olivier Ihl, « Deux figures singulières de l’universel : la République et le sacré », in Marc Sadoun (dir.), La démocratie en France, t. 1 : Idéologies, Paris, Gallimard, 2000, p. 138-246.
16 Voir Le Temps, « Mort de M. Armand Fallières », 23 juin 1931 et Je Suis Partout, « Le président de l’avant-guerre. M. Armand Fallières et son temps », 26 juin 1931.
17 Georges Bourdon, « Après la catastrophe, les obsèques », Le Figaro, 29 septembre 1909.
18 Le Soleil, « M. Fallières daigne se faire représenter », 28 septembre 1909.
19 Charles Dupuy, « Fallières et Briand », Le Soleil, 30 septembre 1909.
20 Ernest Judet, « Fallières », L’Éclair, 30 septembre 1909.
21 Le Temps, « Mort de M. Armand Fallières », 23 juin 1931.
22 Le Petit Journal écrit ainsi qu’une « église est tendue pour la première fois de noir depuis la Séparation » (« Les obsèques à Versailles », 29 septembre 1909).
23 Aux obsèques du Iéna, le président Fallières et le gouvernement quittent la cérémonie avant l’absoute. La veille, aux funérailles de Casimir-Perier, le gouvernement s’était également arrangé pour ne pas avoir à accomplir les gestes prescrits par le culte. Voir Le Temps, « Les obsèques de Casimir-Perier », 16 mars 1907.
24 En reprenant la formule employée par Gary A. Fine au sujet des « entrepreneurs de réputation » du président Harding. G. A. Fine, « Reputational Entrepreneurs and the Memory of Incompetence : Melting Supporters, Partisan Warriors and Images of President Harding », in American Journal of Sociology, vol. 101, (5), mars 1996, p. 1159-1193.
25 Pour Anselm Strauss, c’est la possibilité d’une communication entre acteurs qui délimite un monde social : « Chaque monde social est un univers de réponse réciproque régularisée, chacun est une arène, dans laquelle il existe une sorte d’organisation, chacun est également une “aire culturelle” dont les frontières ne sont délimitées ni par un territoire, ni par une appartenance formelle mais par les limites d’une communication efficace. », A. Strauss, art. cité, p. 271.
26 Marc Bloch, « Mémoire collective : tradition, coutume », in Revue de Synthèse Historique, (40), 1925, p. 79-83, p. 79.
27 Histoire et guide des Archives du Quai d’Orsay, Paris, Imprimerie Nationale, 1983, t. 1, p. 133-134.
28 Jean Vimont, « Notice sur la direction des Archives », in Jean Baillaud (dir.), Les Affaires Étrangères et le corps diplomatique français, Paris, CNRS, 1984, p. 401.
29 Selon Pierre Bourdieu, notamment lorsqu’il définit un « esprit de corps » par « ce sentiment de solidarité avec le groupe [qui] repose sur la communauté des schèmes de perception, d’appréciation, de pensée et d’action qui fonde la connivence réflexe des inconscients bien orchestrés ». P. Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprits de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 111-112.
30 « À cette époque, le chef du service du Protocole, par l’effet du décret du 12 mai et de l’arrêté du 9 août 1891, avait rang de chef de division. Le service se composait d’un chef, un sous-chef, un attaché payé, un expéditionnaire calligraphe, et trois surnuméraires » écrit Françoise Demanche, conservateur d’archives au ministère des Affaires Étrangères. (« Notice sur le protocole, (1870-1918) », in J. Baillaud (dir.), op. cit., p. 83). Après la Première guerre mondiale, le personnel est réduit d’une unité (source : JeanVimont, notice citée, p. 401).
31 Sur le rôle de la familiarisation comme mode d’apprentissage s’opposant à celui d’une « transmission explicite et expresse par prescription et préceptes », cf. P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 126.
32 Lettre de Richard Martin à M. Bergery, 01 octobre 1924, source : AQO/Dossier personnel Richard Martin.
33 Pour une analyse de ces carrières déviantes, nous permettons de renvoyer à notre thèse : Événement et institution. Les funérailles des présidents de la République en France. 1877-1996, Université Paris I, p. 675-680.
34 Voir les télégrammes signées de Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires Étrangères, aux ambassadeurs de France en Suisse et aux États-Unis, datés du 25 juin 1894, et les réponses de ceux-ci, conservés dans le carton AQO-C/116.
35 Le Petit Courrier d’Angers, « Les obsèques de M. Paul Deschanel », 2 mai 1922. La même information est reprise dans le Journal d’Amiens, « Conseil de Cabinet », 3 mai 1922. Nous soulignons.
36 François Héran, « Le rite et la croyance », in Revue Française de Sociologie, XXVII, 1986, p. 231-263, p. 240.
37 En reprenant ici la perspective défendue par Nicolas Mariot, dans sa thèse : « Conquérir unanimement les cœurs ». Usages politiques et scientifiques des rites : le cas du voyage présidentiel en province (1888-1998), EHESS, 1999.
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