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4. « L’histoire comme “réservoir d’expériences” pour étudier l’association Droit au logement (DAL) »
p. 59-72
Texte intégral
1L’association Droit Au Logement (DAL) est créée à Paris en 1990, pour « aider les mal-logés à s’organiser pour accéder au logement, faire appliquer les lois qui leur sont favorables car elles existent, et inciter les pouvoirs publics à mener une politique de logement cohérente, réaliste et digne2 ». L’association a, depuis, initié un grand nombre d’actions collectives : campements, squats de logements vacants permettant la conduite de procédures juridiques, manifestations, marches, occupations symboliques de lieux, actions de lobbying auprès des parlementaires et des édiles pour peser sur les lois régissant le logement social… Inégalement couvertes médiatiquement, ces actions collectives à fort contenu symbolique et à forte charge de rupture, ont permis à l’association d’accéder à une large visibilité sociale au seuil des années 2000. La réussite de DAL à incarner « la cause des mallogés, des sans-logis et plus largement des “exclus” » est d’autant plus spectaculaire que l’association reste une petite structure aux effectifs fluctuants3.
2Au-delà de ses objectifs explicites (changer la loi, sensibiliser et modifier l’opinion publique, apporter des solutions concrètes aux personnes privées et/ou insatisfaites de leur logement, les organiser), l’association est très vite « codée » à la fois par ses militants et les commentateurs, comme une association de « gauche radicale ». Toute une littérature mi-journalistique, mi-militante affiche l’appartenance de DAL au « renouveau du mouvement social4 ». Elle est moins médiatique aujourd’hui, car perçue comme moins innovante5. Mais elle a été unanimement analysée comme faisant partie de cette société civile contestataire et citoyenne, ayant contribué à renouveler les formes d’engagement politique.
3Dans ce contexte, les premiers chercheurs à s’intéresser à cette association viennent des sciences politiques et plus spécifiquement du champ de l’étude des mobilisations ou de l’action collective. DAL est étudié comme une « entreprise du mouvement social6 » et l’interrogation porte sur la mobilisation des mal-logés comme catégorie « d’exclus7 ». Les conditions de possibilité du passage à l’action collective sont étudiées systématiquement. À côté des évolutions macrosociales (construction sociale de la notion d’exclusion dans les années 1990 ; modifications substantielles des caractéristiques de l’immigration en provenance d’Afrique Noire dont les membres constituent la base principale du mouvement, et dont les besoins de logement deviennent bien plus cruciaux que dans des périodes antérieures), sont analysés les savoirs-faire accumulés dans l’association (modes d’action utilisés fonctionnant comme autant d’« incitations sélectives8 » pour les mal-logés engagés ; existence « d’entrepreneurs de mobilisation » ou encore de militants professionnels qui n’ont pas eux-mêmes de problèmes de mal-logement, socialement plus dotés). L’analyse s’appuie sur des matériaux empiriques constitués d’entretiens avec les leaders et fondateurs de l’association, qui jouent alors souvent un rôle d’informateurs, et d’analyses documentaires. L’histoire n’est pas absente de ces analyses. Une histoire fine de l’organisation et des militants qui la composent, mettant à jour les différentes strates de générations militantes correspondant aux scansions historiques de l’organisation, à ses programmes et priorités successifs a déjà été réalisée9. Cette manière d’historiciser l’association a permis ainsi de sortir d’une vision unifiée, surplombante, substantivée du DAL. L’association a beau être dotée d’une sorte de « personnalité » collective, matérialisée par un logo, une signature, un nom en bas des tracts ou des communiqués de presse, ces travaux montrent l’extrême hétérogénéité interne de l’organisation, due notamment aux différentes strates historiques qui s’y superposent10.
4C’est ici un tout autre usage de l’histoire que j’ai pratiqué, lié à un point de départ empirique et méthodologique bien différent, doublé d’une problématique du coup également différente.
5J’ai en effet pratiqué une enquête de type ethnographique, reposant sur une implication prolongée et personnelle dans la réalité étudiée11. La solution s’est imposée d’autant plus aisément qu’une association se prête à l’observation : il y a un lieu à observer, des activités publiques ou en tout cas autorisant la présence d’un observateur, des interactions entre personnes rassemblées à divers moments pour des activités communes. Or, quand j’ai commencé à fréquenter un comité local du DAL, à y observer de manière systématique ce qui s’y passait, s’y disait et s’y faisait, le caractère « politique » de l’association m’a semblé largement problématique. Le regard ne peut se tourner vers les seuls « militants », qui se définissent eux-mêmes et qui définissent leur engagement comme « politique », qui imposent un sens et une lecture politique et collective à l’action. Ils sont très minoritaires, par rapport aux « destinataires » du militantisme, qui « font » eux aussi l’association et y sont « engagés », pas seulement à titre de « base ». En se focalisant sur ce qui est le plus politique, le plus visible, le plus médiatique, le plus officiel aussi, les problématiques en termes de mobilisation passent ainsi à côté de dimensions essentielles du fonctionnement interne de l’association. L’interrogation s’est donc déplacée dans ma thèse des raisons du succès et de l’échec des mobilisations, et du parcours et des motivations des militants vers l’existence d’un type de relation sociale pour le moins étrange. Deux groupes que le langage « indigène » désigne sous le terme de « mal-logés » d’une part, et de « militants » d’autre part sont perpétuellement en prise. Ils se rencontrent, s’interpellent, partagent pour un temps une activité commune, manifestent des incompréhensions et des insatisfactions mutuelles parfois très fortes, mais pourtant continuent à « travailler » ensemble. Ce « travail » selon A. Strauss, mais aussi les raisons et les sources d’incompréhensions, ce qui fait tenir cette relation (ses ressorts) et ce qu’elle produit (ses effets) ont été les questions pertinentes pour moi tout au long de cette recherche. Le DAL a ainsi fonctionné dans mon enquête comme principal lieu d’observation d’une relation sociale entre deux types d’acteurs, inégalement dotés et dans une inégale capacité à défendre les intérêts qui les poussent à se rencontrer. Les mal-logés, – « clients » ou « usagers » du DAL, pour reprendre les métaphores du marché et des services publics –, sont pris, captés par la dimension concrète et individuelle de l’action. Leur injonction à l’efficacité et à l’efficacité individuelle est déterminante. Pour les militants en revanche, l’objectif est un objectif de modification d’une situation jugée intenable, que celle-ci s’incarne dans des situations individuelles (des « malheureux ») ou une forme plus abstraite (un « malheur »), une « cause » qu’il faut défendre. La partition du groupe en deux sous-groupes a été elle-même sujette à interrogation.
6Dotée de cette méthode principale (une enquête de terrain de type ethnographique) et de cette interrogation (comment fonctionne la relation sociale entre acteurs au DAL), j’ai été conduite à recourir à l’histoire et aux travaux des historiens, dans un sens très différent de celui qui consiste à historiciser une organisation.
Pourquoi le recours à l’histoire comme complément d’une enquête de type ethnographique ?
7Trois raisons au moins m’ont poussée à compléter mon enquête ethnographique par une enquête historique sur le XIXe siècle. La première est liée au fait que la démarche ethnographique rend la nécessité de la comparaison et de la distanciation d’autant plus cruciale qu’elle m’a plongée dans l’infinie complexité du réel. Le recours à l’histoire m’a permis d’autre part de faire la généalogie des situations observées et ainsi de voir toute la continuité, au-delà des ruptures annoncées et proclamées, entre ce qui se joue aujourd’hui et ce qui s’est passé « hier », de mettre donc à jour des filiations, des héritages dans la situation présente. La matière historique a été enfin surtout utilisée comme un « réservoir d’expériences », permettant de mettre à jour des types idéaux, dont la composition est explicative de la réalité d’aujourd’hui.
Conquête d’une distanciation par rapport au maelström de l’enquête ethnographique
8L’enquête de terrain parce qu’elle repose sur un engagement personnel du chercheur et qu’elle est inductive, conduit à se départir des tendances à la réduction de la réalité sociale. Mais elle plonge celui qui la pratique dans un maelström de logiques, de catégories et de situations qui tranchent avec le discours schématique, réducteur et apparemment clair, que nombre de commentateurs journalistiques et politiques s’autorisent à distance à porter sur DAL, à cause de sa grande visibilité médiatique. L’enquête de terrain conduit à réintroduire de la diversité et de la complexité dans des situations qu’il est toujours tentant de caricaturer, mais elle pose de redoutables difficultés. L’utilisation de la métaphore eliasienne du maelström12 dit assez combien il est difficile de conquérir une distanciation par rapport au terrain.
9Cette difficulté inhérente à la démarche, inévitablement impliquante affectivement et moralement, est renforcée à cause de l’objet lui-même : DAL est une organisation d’urgence qui emporte toute personne qui y milite dans un tourbillon d’activités et d’activisme. La radicalité des problèmes sociaux auxquels ses adhérents sont confrontés, comme son mode d’organisation et de réactions à l’actualité, sont tels, qu’il est quasiment impossible de militer « à distance ». De la même manière, pour le chercheur, une position de pure extériorité et d’observation sans participation y est proprement intenable13.
10Se mettre à travailler sur une matière historique a été dans ces circonstances une attitude salvatrice qui m’a permis de conquérir une distance par rapport au terrain et a imposé prosaïquement de suspendre l’observation et la participation pour passer du temps en bibliothèque ! Or lire ce que des historiens ont pu écrire du et sur le XIXe siècle en éloignant de l’actualité et des personnes concrètes rencontrées, a permis cette prise de recul. La distance historique joue en effet le même rôle pour l’ethnographe d’un univers familier que la distance géographique pour l’ethnographe d’une société lointaine. Elle réintroduit l’étrangeté, le caractère « non naturel » de ce qui est observé, met en cause les catégories toutes faites et rend possible la comparaison.
Antidote contre la rhétorique de la nouveauté
11Là n’est pas la seule raison du recours à l’histoire, le décentrement par rapport au terrain pouvant se conquérir de bien d’autres manières. L’histoire permet plus spécifiquement d’interroger et de mettre en cause la rhétorique de la nouveauté omniprésente dans le discours sur DAL : « nouveau mouvement social », « nouvelles formes d’engagement », « nouveau répertoire d’action collective », « nouveaux militants »… Les exemples ne manquent pas de cette utilisation inflationniste du qualificatif de la nouveauté.
12Contextualiser, mettre à jour des filiations conduit à s’affranchir de ces fausses évidences. Ce qui se passe aujourd’hui est inscrit dans une trajectoire, comme « différentiel de sens entre ce qui fut et ce qui est14 ». DAL n’apparaît pas par génération spontanée : l’association s’inscrit dans une histoire plus longue des mouvements de mobilisation autour du logement des classes populaires et hérite d’une tradition ancienne et riche. Elle apparaît ainsi très proche d’autres expériences historiques de luttes urbaines que la France a connues depuis la fin du XIXe siècle, tant sur le plan de l’organisation, du type de luttes pratiquées, des répertoires d’actions mobilisés que des revendications et des arguments avancés. Les travaux historiques permettent de situer DAL par rapport à ses « ancêtres », revendiqués explicitement ou escamotés par les acteurs, présents dans leurs biographies ou non, de montrer la proximité que DAL a avec d’autres formes d’engagement pour les mal-logés et avec eux, mais aussi ses traits spécifiques.
Affirmation des catégories d’analyse
13Plus encore qu’un moyen de distanciation, plus encore qu’une mise en contexte, le recours à l’histoire, en organisant une « mise en séries », a permis de construire et d’affiner mes catégories d’analyse sur la relation qui a cours au DAL entre « militants » et « mal-logés » en la pensant comme traversée par deux types idéaux15.
14Le fait de s’intéresser aux détails, de se confronter à la complexité du réel et donc à la limite des catégories habituellement utilisées pour décrire cette réalité, de refuser de s’arrêter aux traits les plus marquants, d’autant plus faciles à voir que le regard est éloigné, a conduit en effet à la nécessité de trouver d’autres catégories d’analyse.
15Au cours de mon enquête ethnographique, j’étais en permanence interpellée par une situation traversée de logiques contradictoires, en tension : les militants se voulaient inscrits dans la tradition des mouvements ouvriers, revendicatifs, critiques, appelant les mal-logés à s’organiser dans une logique néo-syndicale pour peser sur les décisions politiques les concernant. Mais la réalité était plutôt du côté d’une coupure relativement forte entre ceux qui tenaient ce discours (les militants) et ceux à qui ils étaient destinés (les « mal-logés »), rappelant par bien des aspects une logique de prise en charge de type caritative. Le grand écart était également récurrent entre la volonté d’organisation politique et la réalité d’une relation de service réparant concrètement et individuellement des souffrances ponctuelles.
16En travaillant sur les prises en charge du malheur du peuple au XIXe siècle, j’ai ainsi pu construire des catégories analytiques pour interroger la relation sociale caractéristique au DAL et mettre au jour les logiques qui travaillent en profondeur l’association. C’est donc bien en partant d’une interrogation sur le présent que je me suis tournée vers l’histoire ; c’est pour faire comprendre le cas initial (l’association DAL) que j’ai tenté de reconstruire une série d’autres expériences historiques, pour mettre à jour des régularités. L’enjeu était de comprendre comment une relation sociale marquée par la tension entre logique syndicale et logique philanthropique pouvait fonctionner, quels en étaient les ressorts et les effets.
17Pour répondre à ces questions, je me suis donc tournée vers des expériences de fonctionnement de cette relation dans d’autres configurations historiques et sociales, en utilisant l’histoire comme « un réservoir de possibles », une quasi-expérimentation. Les expériences passées sont certes inédites, référencées à des configurations et des contextes précis et singuliers. Mais, peut-être d’une manière trop rapide, parce qu’il est toujours plus facile de s’illusionner sur le fait que le passé était plus simple que le présent, j’ai fait le pari que ces expériences, quelles que soient leurs singularités, avaient en commun avec le présent un type de problématisation, et que la comparaison avec la période actuelle était donc pertinente. Des hommes du passé, confrontés à des questions similaires sinon identiques à celles d’aujourd’hui, y ont répondu de manière originale, donnant à voir des récurrences dans les questions posées et leur traitement16. J’ai donc inscrit DAL, au-delà de la seule question du logement, dans l’histoire longue des relations entre « réparateurs de malheur » et « porteurs de malheur », et l’ai comparé à d’autres formes de prise en charge du peuple.
18J’ai donc réalisé et utilisé « deux histoires » pour armer l’analyse de la relation qui a cours au DAL : la première idéal-typique a consisté à dresser ce qui caractérisait en propre les mouvements de prise en charge de type philanthropiques, par rapport aux mouvements de type ouvriers. La deuxième, généalogique, a porté sur la seule question des luttes autour du logement des classes populaires.
La mise à jour de relations idéal-typiques entre « porteurs de malheur » et « réparateurs de malheur »
19Je suis tout d’abord partie à la recherche des expériences passées pour construire analytiquement des idéaux-types pour penser les relations entre « réparateurs de malheur » (militants) et « porteurs de malheur » (mal-logés)17. Mais je ne pouvais faire une histoire « exhaustive » de ces relations et j’étais donc confrontée à des choix dont je veux m’expliquer ; il était d’autre part difficile de traiter la matière historique comme un idéal-type ; j’avais enfin un problème de sources à régler.
Le risque de l’arbitraire : quoi retenir ?
20Par rapport à mon projet, la plus grande difficulté a consisté à sélectionner ce qui était dans le champ de mon interrogation, et ce qui ne l’était pas. Or, quand on commence à s’intéresser aux relations entre les personnes qui s’engagent et ceux qui sont l’objet de l’engagement, même en limitant l’analyse aux seuls XIXe et XXe siècles, on entre dans un domaine extrêmement vaste. Les personnes engagées volontairement pour la réparation des malheureux ont toujours été une minorité mais elles sont aussi de toutes les époques et de tous les milieux : les franciscains et les pauvres, les intellectuels s’établissant et les ouvriers, les syndicalistes et les travailleurs, les philanthropes et leurs protégés, les militants communistes et les classes populaires, les assistantes sociales et les bénéficiaires de leur aide… Elles sont aussi extrêmement diversifiées même entre deux pôles nominalement stables : par exemple, entre les syndicalistes et les travailleurs, on trouve selon les époques, les organisations syndicales, les entreprises, etc., un rapport dont les termes et la structure sont très différents.
21Je n’avais ni les moyens, ni l’ambition de couvrir l’ensemble des formes de prise en charge du malheur du peuple. Plus modestement, en partant de ce qu’est DAL aujourd’hui, j’ai regardé à quels types de logiques et de figures il participe. Or je l’ai déjà dit, DAL se présente d’emblée comme une figure problématique au regard de l’histoire. Se proclamant « syndicat des mal-logés », il est surtout mis en œuvre par des non mal-logés, dans une hétéronomie irréductible. Il m’est ainsi apparu que ce mouvement articule deux logiques traditionnellement disjointes voire opposées dans l’histoire : une logique d’aide hétéronome et une logique d’organisation de combat. La première renvoie à une posture philanthropique : des personnes d’un autre milieu social que les porteurs de malheur leur viennent en aide et prétendent les réintégrer dans la société commune. La seconde renvoie à la posture du mouvement ouvrier dans lequel une élite, issue des rangs des porteurs de malheur, organise une prise en charge de l’intérieur et avec un objectif de combat. Je me suis donc arrêtée sur les figures de la philanthropie et du mouvement ouvrier telles qu’elles s’incarnent au XIXe siècle dans deux modes clairement différents de prise en charge des pauvres, portés par deux groupes sociaux opposés, face à un même fléau, celui du paupérisme18. Ce sont ces deux formes « élémentaires19 », philanthropique et syndicale, de relations entre peuple et promoteurs de sa cause qu’il me semblait retrouver un siècle et demi après, présentes au DAL.
22Ces deux formes de réparation du malheur se sont historiquement opposées, mais elles ont aussi, sur certains points, convergé rendant possible et pensable qu’une même association soit aujourd’hui travaillée par ses deux logiques. Quoi de commun a priori entre la dame de charité et le meneur de grève ? Ils ne formulent ni les mêmes diagnostics, ni les mêmes objectifs et projets pour la société à venir. Ils appartiennent à des milieux sociaux différents, ne s’adressent pas de la même manière aux « porteurs de malheur », et probablement pas non plus précisément aux mêmes groupes. Toutefois, rapprocher pour les comparer ces deux catégories d’acteurs m’a semblé intéressant20. Les termes et les modalités de la distance entre acteurs varient fortement de l’une à l’autre. Mais on constate un même rapport structurel fait de distance sociale et de proximité physique entre ceux qui agissent et ceux qui sont l’objet de l’action de réparation. La dénivellation dans ces rapports semble constante, tout comme la recherche d’une participation des populations concernées. On peut comparer et rapprocher ces deux figures, car elles posent toutes deux la question de la relation sociale d’un peuple à ceux qui veulent son salut. Ces identités de questionnement, cette proximité des tensions auxquelles doivent faire face les individus qui souhaitent en aider d’autres, sont le plus souvent déniées, au nom d’autres différences, notamment idéologiques, proprement indépassables. Elles m’ont semblé au contraire fondamentales pour comprendre DAL.
23Le choix de ne traiter que quelques expériences de l’histoire sociale ne se justifie que par le souci de comprendre le présent : en ce sens mon enquête ethnographique a toujours informé mon enquête historique, et inversement.
La matière historique peut-elle se prêter à un travail de « typification » ?
24Chaque situation historique est inédite, particulière, mais aussi hybride, dans la mesure où elle voit se cristalliser des compromis, qu’elle est traversée par des rapports de force. Cela signifie que les deux formes élémentaires mises à jour n’ont sans doute jamais existé à l’état pur.
25Quand je travaillais sur une de ces figures, la fascination pour la compréhension d’une période me conduisait en effet à l’approfondir voire à m’y perdre, en ne suivant que les logiques mêmes de chacune, sensible aux multiples écarts et à la complexité constitutive de ces expériences. Le risque opposé n’était pas moins grand : quand le présent se rappelait à moi, plutôt que de comprendre la spécificité d’une expérience dans sa complexité, je risquais soit l’anachronisme, soit l’oubli de pans entiers de l’histoire sociale pour consolider mes « types ».
26Ainsi, malgré la complexité de chaque situation, j’ai fait le pari suivant qui semblera peut-être très contestable à un historien. Quand les deux modalités hétérogènes et alternatives de réponse au paupérisme, la philanthropie et le militantisme ouvrier, ou encore la « charité » et la « justice », se mettent en place, on est alors dans une société de classes clairement identifiées et elles se présentent dans une grande netteté, à la fois très distinctes et inconciliables. Alors le philanthrope modèle, partageant l’ensemble des présupposés et des attitudes que j’ai dégagés n’a peut-être jamais existé ; mais une certaine posture philanthropique dont sont proches à un moment donné un grand nombre d’acteurs peut être dégagée, quitte à forcer un peu le trait. L’illusion rétrospective, le fait que les témoins de cette époque ne sont plus là pour contester cette témérité inductive, est peut-être ce qui a rendu plus facile (trop facile ?) cette typification du passé.
Les sources
27Un dernier problème tenait aux sources que je pouvais utiliser pour faire mon histoire des prises en charge du malheur du peuple.
28Je me suis principalement fondée sur la matière historique telle que les historiens l’ont dégagée, sans retourner moi-même toujours aux sources. Sans compétences pour leurs critiques et pour le travail d’archive, j’ai fait confiance aux historiens, et relu leurs travaux en fonction de mon projet. Or, si le mouvement ouvrier a donné lieu à de multiples travaux de très grande qualité, permettant d’approcher la diversité de l’engagement militant, la maturité des sciences sociales à l’égard de la philanthropie est moins grande. Des travaux existent certes, mais l’univers des philanthropes apparaît, sûrement à tort, plus monolithique. Dès lors, la mise à jour des invariants les plus saillants de la philanthropie a davantage été construite à partir de l’analyse critique d’un texte écrit par Joseph-Marie de Gérando, philanthrope exemplaire selon R. Castel. Pour dégager les traits saillants du mouvement ouvrier je me suis appuyée sur une vaste littérature historique et sociologique. Il y a donc dissymétrie dans le traitement de chacun des types idéaux.
29La reconstruction des rapports entre les promoteurs d’une action sociale et ceux à qui ils venaient en aide n’a pas non plus toujours été aisée tout comme la volonté de traiter à parité les deux termes de la relation. Peu de sources émanent en effet des bénéficiaires des pratiques d’action sociale et il est quasiment impossible de reconstruire la manière dont ils ont vécu leur rapport aux militants ou bénévoles agissant pour, ou avec, eux. La masse des anonymes militants et plus encore des « milités » ont laissé peu de traces. Ce sont les militants les plus influents, ceux qui ont initié les mouvements qui ont laissé le plus de traces, et donc d’archives, exploitables et exploitées par les historiens. Le pôle dominant de la relation, c’est-à-dire les réparateurs, est mieux connu, mieux décrit. Reconstruire par exemple ce qu’a pu être la diffusion du socialisme dans les classes ouvrières est très difficile. Pourtant, même si le pôle des réparateurs, a laissé plus de traces que celui des cibles de leurs actions, on peut en creux lire l’écho de la diffusion tant des idées que des pratiques. Les travaux de M. Perrot21 l’attestent. De même, l’exemple donné par C. Ginzburg à partir des archives d’un procès en sorcellerie d’un meunier, est probant : la culture populaire et son rapport à la culture savante peuvent être approchés, et de manière extrêmement convaincante, même « à travers une documentation fragmentaire et déformée, provenant presque intégralement des “archives de la répression”22 ». Les cibles de l’action sociale sont certes parlées plus qu’elles ne parlent, une partie de la caractérisation du rapport entre les acteurs, à l’intérieur des mouvements en faveur et dans les classes populaires reste ainsi largement hypothétique, mais on peut, avec précaution, tenter cette caractérisation.
30Quand cela était possible, que les éléments dans les travaux des historiens n’alimentaient pas assez mon axe de lecture, notamment dans le travail sur les mouvements de lutte pour le logement des classes populaires, je suis toutefois retournée aux documents bruts (témoignage, textes des leaders, etc.)23.
Étude des mouvements autour du logement des classes populaires
31J’ai ensuite procédé à une autre histoire en resserrant la focale sur les seuls mouvements de lutte pour le logement des classes populaires. Il s’agissait de voir comment fonctionnaient les mouvements de prise en charge des conditions de logement de classes populaires : qui s’en préoccupait ? qui était présent dans ces mouvements ? quel type de relations entretenaient les personnes au sein de ces mouvements ? L’objectif n’était plus uniquement idéal-typique, mais également généalogique ; il s’agissait ici de mettre à jour des filiations.
Un test de la pertinence des catégories analytiques
32Il s’agissait tout d’abord de tester la pertinence des catégories analytiques de la philanthropie et du syndicalisme sur ce cas particulier, en regardant comment ces figures s’étaient incarnées.
33Dans cette histoire des mouvements autour du logement des classes populaires, la mobilisation philanthropique est dominante, qu’elle soit effectivement le fait des classes dirigeantes ou, plus tard, d’un État social constructeur de logements sociaux. La mobilisation militante sur le modèle syndical est particulièrement difficile et donc faible dans le domaine du logement, même si de multiples tentatives ont été faites.
34J’ai ainsi particulièrement traqué les figures hybrides dont DAL est un avatar important, assimilables directement ni au modèle de la philanthropie (entendue comme prise en charge hétéronome et tournée vers la pacification sociale et l’imposition des valeurs dominantes), ni au modèle du militantisme ouvrier (entendu comme construction autonome d’une organisation de combat défendant les intérêts ouvriers).
Récurrences et évolutions dans les modes de prise en charge des « problèmes » de logement
35Cette histoire devait permettre aussi de voir les points communs récurrents et les évolutions fortes perceptibles dans les modes de prise en charge des personnes insatisfaites de leurs conditions de logement.
36On réclame la réquisition des logements vides en 1910 place de la Madeleine à Paris, en 1947 à Marseille et dans les années quatre-vingt-dix devant l’hôtel de ville parisien, on squatte en 1947 des maisons closes, en 1955 une bâtisse appartenant à la Compagnie des agents de change, en 1972 un pavillon vacant et en 1994 un immeuble vide et délabré appartenant à la Cogedim, mais ces revendications et ces modes d’action, formellement identiques, n’ont pas forcément le même sens et la même portée à ces différentes époques. Ils ne sont pas défendus par les mêmes acteurs, ne prennent pas en charge les mêmes populations et les enjeux ne sont pas directement comparables.
37La première évolution majeure repérée concerne l’implication de l’État dans le domaine du logement. Il y a eu à ce sujet un complet renversement de perspective du XIXe au XXe siècle. La société française est passée d’un refus global de l’intervention de l’État au XIXe dans la solution du logement des classes laborieuses (tant par les classes dominantes au nom du libéralisme, que par les porte-parole du mouvement ouvrier qui se méfient d’un État aux mains de la bourgeoisie), à son intervention massive après 1945. Ce mouvement d’interventionnisme croissant n’est toutefois pas linéaire. Depuis les années soixante-dix, la tendance est plutôt au désengagement de l’État dans le domaine du logement. Ce premier axe d’évolution n’est pas sans incidence sur l’existence de malheureux du logement et sur le positionnement des mouvements de prise en charge de ceux-ci, à l’égard des pouvoirs publics.
38Autre évolution de taille, les aspirations en matière de logement des classes populaires, et notamment des ouvriers dont la situation est souvent mieux connue et mieux renseignée, ont considérablement changé. Du droit à la ville au droit au logement24, de la mobilité à l’exigence de stabilité et de maintien dans les lieux, de revendications sur le montant du loyer à celles sur la qualité du logement, de la vie en centre-ville à l’acceptation de la banlieue, de l’habitat collectif à l’habitat individuel, de la location à la propriété…, voilà autant d’évolutions importantes dans les aspirations, qu’il a fallu analyser pour comprendre l’évolution des revendications. Les organisations de prise en charge des insatisfactions liées au logement ont plus ou moins bien suivi et accompagné la modification de ces désirs. Les organisations ouvrières par exemple sont ainsi passées du « refus des casernes ouvrières » à l’exigence de « toujours plus de logements sociaux ».
39On commence à percevoir ici que l’étude de plusieurs dimensions a été nécessaire pour faire cette histoire. Il fallait tout d’abord interroger précisément les difficultés de logement des classes populaires à chaque époque : qui sont les malheureux du logement et quelles sont leurs difficultés. Conjointement il fallait analyser le rapport de ces classes populaires à leur logement et interroger leurs aspirations : quelles sont les souffrances exprimées, comment les aspirations sont-elles définies et satisfaites ? Quelles sont dès lors les propositions faites par les mouvements de mobilisation ? Il fallait aussi analyser les réponses institutionnelles à ces revendications, essentiellement l’histoire de la mise en place du logement social et des acteurs qui portent ces réponses. L’idée même de mal-logement est une construction sociale et historique qui n’a aujourd’hui que peu à voir avec les périodes précédentes.
40J’ai choisi de ne privilégier que quelques aspects en insistant à nouveau sur les transformations et permanences dans les relations nouées entre réparateurs de malheur et personnes en souffrance de logement : les décalages ou l’adéquation entre les aspirations des classes populaires et les revendications mises en forme par les réparateurs de malheur, les tensions entre les demandes et les réponses apportées par les prises en charge militantes, philanthropiques ou étatiques ont été particulièrement étudiées.
41Là encore, loin de prétendre à l’exhaustivité, il s’est agi de poser quelques jalons dans cette histoire en insistant sur les acteurs et sur les modes de relation qui les unissent, plus que sur les idéologies sous-jacentes aux actions, ou qu’aux réalisations elles-mêmes25.
Conclusion
42La méthode idéal-typique est proprement sociologique. Cette utilisation très libre de la matière historique, avec un objectif tout tourné vers la compréhension du présent, pose évidemment de nombreuses questions. La présentation de deux figures idéal-typiques de la charité et de la justice qui apparaissent au XIXe siècle, était pour une part arbitraire et épurée donc « typée