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La muse du peuple

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Philippe Darriulat

Conclusion

Texte intégral

1De Béranger à Pottier, du Roi d’Yvetot aux « damnés de la terre », de Waterloo jusqu’à la Semaine sanglante, la chanson n’a cessé de scander l’actualité et de participer à l’affirmation d’identités. Le phénomène n’est pas à proprement parler nouveau. Depuis la Révolution française les chanteurs publics ont pris l’habitude d’entonner des refrains commentant, sur un ton qui n’est jamais celui de la neutralité, les événements en cours. Chansons révolutionnaires, chansons vendéennes, chansons guerrières et bientôt chansons bonapartistes, ont familiarisé des publics urbains comme ruraux avec des refrains qui diffusent des sentiments ou des opinions. Pour autant, la période qui s’ouvre avec la chute de Napoléon Ier inaugure incontestablement un développement de ce mode d’expression : multiplication des productions, extension du domaine de mise en circulation, apparition de nouvelles sociabilités, reconnaissance par les élites cultivées, professionnalisation croissante des auteurs et des interprètes, surveillance rigoureuse de la part des autorités… sont autant d’éléments qui confèrent à la chanson politique et sociale un statut nouveau. Nouveau mais pas vraiment original. Le chansonnier, lorsqu’il traite de questions d’actualité, ou qu’il propose un tableau de la société de son temps, écrit le plus souvent en obéissant à des règles qui ne sont pas spécifiques à ce genre particulier. La chanson politique épouse les évolutions qui touchent l’ensemble du répertoire, elle ne connaît pas de processus propres de production et de distribution, ni auteurs, ni éditeurs, ni interprètes lui ayant consacré la totalité de leur travail, mais une présence éparse dans la quasi-totalité des catalogues.

2Le développement des chansons « engagées » semble avoir obéi à un processus complexe relevant de l’initiative des seuls chansonniers. C’est bien l’émergence du groupe constitué par ces derniers qui reste le fait marquant dans le domaine qui nous intéresse ici. Un groupe d’abord ouvert à de nombreux amateurs mais qui tend peu à peu à se resserrer autour de quelques personnalités, pour finalement se transformer, sous le Second Empire, en véritable profession dont les droits sont protégés depuis la création de la SACEM.

3Un groupe qui émerge avec l’invention du « médiatique », c’est-à-dire, pour reprendre la définition proposée par Dominique Kalifa, « la fusion de toute création dans son support et la transformation de celui-ci en marchandise, dotée d’une forte visibilité matérielle, de modes industrialisés de reproduction ou de représentation, de circuits élargis de diffusion ».

4Un groupe qui définit des codes et fixe progressivement une tonalité qui s’inscrit dans la durée en créant le modèle d’une « chanson française ». C’est cette tonalité, plus que toute considération partisane, qui guide la plume des auteurs lorsqu’ils rédigent des refrains prenant position sur des questions liées à l’actualité politique ou revendiquant une identité sociale. La chanson politique et sociale est plus un genre particulier de chanson qu’un moyen de propagande utilisé par les partis.

5De ce point de vue, son histoire semble plus relever du domaine culturel que politique. Mais d’une histoire culturelle qui n’aurait que très peu d’autonomie vis-à-vis des phénomènes politiques et sociaux. En effet, si la définition d’un style qui leur est propre est le résultat d’un processus endogène au milieu des chansonniers, il n’en reste pas moins vrai que la motivation essentielle de ces derniers est un profond désir de reconnaissance et qu’en conséquence, la singularité de leur mode d’expression s’est affirmée par absorbation d’influences successives.

6L’intérêt porté à la chanson et l’importance qu’elle acquière au XIXe siècle, sont plus la conséquence de profondes mutations sociales et politiques qu’ils ne relèvent d’un pur événement culturel. À cela il y a une explication simple : la chanson est considérée, par toutes les catégories de la population, comme étant la plus populaire des formes d’expression artistique parce que, contrairement aux romans et gravures de colportage, elle serait non seulement appréciée mais aussi produite par le peuple. C’est le point de vue des auteurs qui veulent exprimer au grand jour les sentiments et les aspirations des classes laborieuses, mais aussi des auditeurs qui s’identifient aux manières d’être et de penser diffusées par les chansonniers, ou encore des élites littéraires qui croient y trouver l’expression la plus authentique de la « voix du peuple », et même des autorités qui portent aux paroles mises en circulation le même intérêt qu’à la rumeur ou aux cris séditieux. Écrire une chanson devient alors un exercice qui doit tenter de répondre aux attentes très diverses de ces publics : se faire l’écho de ces sentiments, susciter le rire et la complicité, démontrer les capacités intellectuelles des travailleurs manuels, prendre en compte les contraintes de la censure.

7Populaire par son processus de production comme par sa réception, la chanson ne peut dissocier ses fonctions culturelles de ses fonctions sociales, voire politiques. Cela est d’autant plus vrai que la diffusion par l’écrit connaît alors de nouveaux développements. Si dans un premier temps la majorité des airs auxquels les archives font référence circulent uniquement oralement, ou grossièrement recopiés, dès les dernières années de la Restauration l’imprimé semble dominer. Les modèles s’homogénéisent alors inévitablement et des « types » nationaux commencent à circuler, y compris dans le domaine des opinions. Le style chansonnier se construit ainsi non seulement dans un processus endogène – sous l’emprise de Béranger et, dans une moindre mesure, de Debraux – mais aussi par un entrelacs d’influences diverses devant répondre aux différentes attentes qu’il a suscitées : à la goualante charivaresque il emprunte un franc-parler censé reproduire les insolences populaires ; au Caveau il reprend, en la démocratisant quelque peu, une certaine grivoiserie déjà présentée comme une marque de fabrique de la chanson française ; il adopte les éloges du travail manuel diffusés par les refrains du compagnonnage ; comme la presse il commente des événements ponctuels et crée un besoin de productions périodiques ; les propagandes politiques lui procurent des argumentations rationnellement construites ; il s’inspire des accents des poètes romantiques pour démontrer ses qualités artistiques ; un certain réalisme lui permet de prétendre offrir des tableaux crédibles de la situation matérielle et morale des catégories les plus défavorisées de la population ; etc.

8Ainsi, c’est paradoxalement à partir du moment où la chanson est considérée comme « la muse du peuple » qu’elle commence à perdre de sa spontanéité pour obéir à des règles de plus en plus précises. Quand le peuple devient un enjeu politique majeur et lorsque les modes de diffusions se nationalisent, la culture du peuple suscite un intérêt tout nouveau. Orienter, contrôler, façonner les modèles diffusés par la chanson, ne peut évidemment plus être considéré comme un problème purement artistique. Les contraintes et les influences se multiplient alors et marquent les contenus. Pour autant, il serait erroné de croire que les chansons écrites pendant cette période ne font que recopier docilement des canons imposés par les élites culturelles, sociales ou politiques. Pour être légitime, le chansonnier doit être reconnu par un public et s’efforcer de répondre à ses attentes. Il ne lui suffit pas d’être considéré comme « populaire » par quelques écrivains ou journalistes parisiens, il faut aussi que ses compositions soient appréciées au sein même du peuple qu’il met en scène. Il doit bien s’imposer comme une sorte d’intermédiaire, de trait d’union, entre les élites et le peuple : permettant à celles-là de rentrer en contact avec celui-ci auquel il offre en retour, en même temps qu’il le distrait, une reconnaissance devant favoriser son inclusion sociale. La chanson contemporaine se construit ainsi au carrefour d’influences diverses et parfois contradictoires. Elle définit ses tonalités en intégrant des modèles qui ont tous une forte identité sociale. Elle doit rester populaire tout en jouant un rôle éducatif et en faisant la démonstration des qualités, des capacités, du peuple. Parfois les attentes des élites et du public entrent en contradiction. Dans ce cas c’est toujours ce dernier qui finit par avoir le dernier mot, au grand désespoir des pédagogues sociaux qui s’indignent alors de la vulgarité des loisirs et mythifient un passé imaginaire dans lequel la « voix du peuple » aurait été celle de véritables aèdes modernes. C’est exactement ce qui se passe lorsque le café-concert du Second Empire prend la place des goguettes des périodes précédentes. Mais cette victoire n’est jamais totale : la gouaille finit toujours par cohabiter avec la malice caviste ou la rêverie poétique, et la chanson conserve la marque de ses influences multiples.

9Tous ces processus relativement complexes s’expliquent aussi par les évolutions conjointes qui ont touché la chanson et la société française. Ce n’est évidemment pas un hasard si le renouveau chansonnier du XIXe siècle est contemporain des premiers mouvements migratoires. La chanson moderne se différentie essentiellement de la chanson traditionnelle parce qu’elle est urbaine. Les archétypes qu’elle diffuse sont créés par des auteurs vivant dans les principales cités, les sociabilités qu’elle favorise appartiennent au monde des villes et le peuple dont elle parle est plus ouvrier que paysan. Si la chanson continue d’accompagner les gestes répétitifs du travailleur, à l’atelier comme au champ, elle s’inscrit aussi dans un temps de plus en plus découpé avec des séquences libres progressivement occupées par des activités ludiques qui tendent à s’organiser. Pour « passer le temps » après une journée de labeur, la société chantante, la goguette puis le caféconcert s’imposent parmi les loisirs privilégiés des ouvriers. Il n’est sans doute pas nécessaire de revenir sur l’importance de ces sociabilités dans la formation du nouveau langage chansonnier, dans l’homogénéisation des modèles et dans leur diffusion. Il est cependant intéressant de noter que tous ces éléments sont bel et bien constitués avant l’apparition d’une puissante industrie des loisirs. Les caractéristiques de la chanson moderne, y compris avec ses accents les plus faciles, préexistent à la constitution d’un véritable commerce autour de leur interprétation et de leur diffusion. Personne ne peut vivre de ses productions à l’époque des goguettes et les cafés-concerts n’ont jamais assuré de revenus confortables qu’à leurs directeurs et à quelques rares interprètes-vedettes. Ce n’est pas l’appât du gain qui pousse les chansonniers à abandonner les ambitions des ouvriers poètes des années 1840. La tonalité chansonnière se définit pour répondre à une attente avant de représenter un quelconque enjeu économique. La chanson qui cherche à séduire un public n’est pas purement commerciale comme le prétendent ses détracteurs, elle occupe d’abord une fonction sociale.

10C’est dans ce cadre que s’inscrivent les chansons qui prennent position sur l’organisation de la société ou sur la vie politique de la nation. Elles relèvent à la fois d’une évidente volonté de diffuser des idées définies par des étatsmajors et, en même temps, de faire entendre les aspirations de catégories dont la voix ne sort habituellement pas du cadre restreint de leur communauté d’existence. Elles veulent politiser, au sens définit par Maurice Agulhon, et en même temps inciter les élites à prendre en compte les revendications venues « d’en bas ». Elles permettent aussi à certains groupes politiques d’affirmer leur identité en imitant des modes d’expression, une ironie, des comportements considérés comme inhérents au peuple.

11L’étude des contenus semble bien indiquer que les chansons identifiées à un mouvement politique organisé autour de sociétés et de journaux, commencent à se généraliser sous la monarchie de Juillet. Les refrains reprenant explicitement les arguments proposés par le parti des républicains sont de plus en plus nombreux. Pour autant, une observation attentive des modes de diffusion – écrits comme oraux – montre que l’intervention de ce parti est quasi inexistante. La « politisation » de la chanson serait alors plus le résultat d’une rencontre entre les préoccupations du groupe émergeant des chansonniers et le parti républicain que d’un travail méthodiquement organisé par ce dernier. Cette rencontre s’organise autour de deux thèmes majeurs : le patriotisme et l’égalité. Le contexte dans lequel elle est écrite, les liens de son auteur avec tel ou tel courant, la volonté de s’adresser à un public particulier, sont autant d’éléments qui peuvent plus ou moins marquer les contenus diffusés par chaque chanson ; la quasi-totalité d’entre elles n’en affirment pas moins un certain esprit niveleur et un très fort sentiment national. La chanson a, dans le sillage de Béranger, joué un rôle déterminant dans la diffusion de ce dernier sur l’ensemble du territoire. Partant des villes pour pénétrer les campagnes, les refrains à succès ont favorisé l’intégration partielle des référents traditionnels dans une entité nationale qui, souvent, prend corps dans l’armée. Le riche et l’étranger sont bien les victimes privilégiées des chansonniers. De ce point de vue les titres proposés par les goguettiers républicains de la monarchie de Juillet ne se différencient guère de ceux qui, sous la Restauration, faisaient vivre la légende impériale. Les points forts du « programme politique » des chansonniers préexistent à leur rencontre, sous le règne de Louis-Philippe, avec les militants républicains. Il s’agit bien d’une convergence entre deux trajectoires indépendantes et non pas d’un ralliement pur et simple. Les chansonniers, porte-parole autoproclamés du peuple, développent un état d’esprit qui entre, à un moment donné, en résonance avec une propagande partisane. Ils ne se contentent pas de s’approprier des langages définis en dehors d’eux. Ce qui n’empêche pas certains auteurs de devenir des militants actifs de tel ou tel groupe. Mais dans tous les cas ils ont été des paroliers reconnus avant d’adhérer à un parti.

12Ainsi, derrière le prétendu opportunisme des chansonniers, se cache en fait une incontestable continuité. Il n’est certes pas très difficile de trouver des exemples d’auteurs ayant abandonné leurs convictions pour obtenir les faveurs d’un pouvoir. Pour autant, quels que soient leurs retournements partisans, ils ont toujours voulu se présenter comme les avocats des plus démunis, comme les défenseurs d’une certaine aspiration à l’égalité et comme les meilleurs représentants d’un esprit français dont les racines seraient éminemment populaires. Qu’ils chantent la République, l’Empire, le socialisme ou même le roi, ils revendiquent toujours le titre de « barde du peuple », utilisent les mêmes tonalités, mettent en scène des personnages qui sont des archétypes sociaux et privilégient systématiquement le collectif sur l’individuel. La liberté, par exemple, est pour eux, plus une revendication patriotique qu’un droit de l’homme, elle renvoie à l’indépendance et à la souveraineté de la nation plus qu’à la possibilité de s’exprimer sans entraves. C’est ainsi que des chansonniers aux convictions républicaines avérées chantent avec enthousiasme la liberté que les soldats de l’armée de Napoléon III apportent, en 1859, aux patriotes italiens. Si la romance parle de sentiments personnels – très marqués cependant par des modèles sociaux – la chanson politique ne connaît que des êtres collectifs : nation, classe ou métier. Elle prône toujours une morale où les intérêts individuels doivent se soumettre à l’intérêt commun.

13La chanson politique doit alors se faire l’écho d’influences diverses voire opposées. Il lui faut exprimer le programme d’une politique populaire, tel qu’a essayé de le définir Roger Dupuy, et en même temps faire circuler des opinions, des argumentations élaborées par les groupes partisans. Politiser le peuple et populariser la politique. Combiner des éléments appartenant à la tradition et d’autres clairement associés à la modernité. Son origine urbaine lui permet de réaliser ce syncrétisme en modifiant le cadre dans lequel s’expriment habituellement les revendications populaires : la collectivité à laquelle elle renvoie est toujours plus large, et donc plus abstraite, que celle fixée par un cadre local de vie. En nationalisant les modèles et les références elle établit un lien et définit des communautés d’intérêts entre des hommes qui ne se connaissent pas. En ce sens elle aide à donner une nouvelle dimension à la revendication populaire en participant à la création de nouvelles identités. Ni pure politisation, ni expression d’une hypothétique « politique du peuple », elle est un vivant témoignage des tâtonnements permanents d’une société qui se démocratise.

14C’est ainsi que la chanson joue un rôle déterminant dans l’élaboration d’une culture de masse qui se pense d’abord comme une culture populaire moderne, c’est-à-dire essentiellement urbaine. Elle quitte progressivement le monde du travail pour entrer dans celui des loisirs. Elle se professionnalise et affirme son autonomie. Elle continue à chercher un public populaire tout en devenant œuvre d’auteurs de métiers : d’où l’importance des interprètes qui supplantent les chansonniers parce que, une fois sur scène, ils sont les seuls à rester en contact direct avec le peuple. Dans le même temps, son interprétation tend à s’individualiser : la figure du badaud fredonnant un air se développe, en même temps que la vedette solitaire apparaît sur la scène des spectacles citadins. La chanson politique et sociale participe activement à l’émergence de ce nouveau loisir. Elle impose l’idée selon laquelle la chanson est le meilleur média pour faire entendre les « voix d’en bas ». Elle établit un système de valeurs où les vertus populaires servent de référence. Elle invente une certaine poésie du peuple, de ses malices et de ses désirs, de sa misère et de sa souffrance comme de ses espoirs et de ses passions. Bruant, Chevallier, Piaf et Brassens trouvent sans doute ici leurs racines.

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