Préface. Entre l’histoire littéraire et l’histoire rurale : un apport original

1L’ouvrage présenté par Florian Raynaud s’affirme d’emblée comme une contribution de poids à l’avancement d’un domaine de la recherche capital en histoire rurale : celui du progrès agricole, à la fois technique, agronomique et économique. Ce domaine, Florian Reynaud le renouvelle en mettant en lumière un secteur longtemps négligé, et pourtant capital aux yeux mêmes des agronomes et des physiocrates dont on colporte trop vite le fétichisme à l’égard des céréales, à savoir l’élevage, et notamment dans sa partie lourde, avec les bovins. Quarante ans après le triptyque d’André-Jean Bourde sur Agronomie et agronomes en France au 18^e siècle (1967), Florian Raynaud vient apporter une contribution de référence

2Le lecteur trouvera d’abord une analyse quantitative de la littérature spécialisée sur l’élevage, dans toutes ses dimensions (ouvrages et périodiques) pendant le siècle et demi qui enregistre une véritable explosion documentaire dans l’impression agronomique. Cette analyse s’appuie sur un corpus de lectures impressionnant : 1658 références pour les sources imprimées, chiffre à multiplier par 1,5 pour tenir compte des éditions successives et environ 4500 articles de dictionnaires sont référencés. Un travail de titan qui pour la France s’approche de l’exhaustivité et qui s’ouvre aussi à la littérature étrangère, notamment anglaise. Cette orientation quantitative est un véritable laboratoire permanent qui permet de traquer l’information, de la mesurer et de la pondérer. Cette orientation s’appuie sur un corpus littéraire de sources imprimées que Florian Reynaud éclaire en comptant et comparant inlassablement… mais sans rien sacrifier de la singularité de chacun des titres. Tant et si bien qu’à l’image des encyclopédistes qui lui sont chers, et surtout de ceux de la fin du siècle des Lumières, il nous offre une Encyclopédie méthodique des Bêtes à cornes de Louis XIV à la Seconde République, ou plus exactement de Louis Liger à Onésime Delafond.

3Sur ce socle impressionnant, l’auteur livre des analyses suggestives. Il met en relation de tous les secteurs – souvent considérés à part – qui intéressent l’histoire de l’élevage : l’alimentation du bétail, la place du bétail dans l’économie, le droit, la médecine vétérinaire, l’architecture rurale, etc. Il prend en compte des outils d’analyse qui n’interviennent pas toujours ensemble : la vulgarisation des connaissances scientifiques dans les traités agronomiques, la représentation des animaux, la lexicologie et la place des catégories animales dans le discours, leur importance selon les théories économiques. En proposant des perspectives comparatives à la production agronomique en Angleterre, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Italie et aux Pays-Bas, l’auteur ouvre, comme Pierre le Grand, une fenêtre sur l’Europe. Ce premier pas, très courageux ici étant donné l’ampleur du travail réalisé à l’échelle nationale, permet de dégager d’emblée la nature des importations conceptuelles.

4Le lecteur, piqué au vif par l’ampleur des références accumulées par Florian Reynaud, ne dispose ici que d’une partie de son beau travail. Pour l’étude iconographique de la robe des vaches à partir des tableaux des XVII^e, XVIII^e et XIX^e siècles, il trouvera un complément original dans la revue Histoire et Sociétés Rurales qui a publié, en 2008, sa première contribution1. Pour l’analyse inter-régionale que l’auteur a menée, en changeant d’échelle, sur trois régions marquantes en matière d’élevage bovin – la Bourgogne, le Limousin et la Normandie –, il faudra attendre d’autres publications, que nous lui souhaitons.

5Mais avec ce qui est présenté ici, le public dispose d’un instrument de travail qui fera date. Sans entrer dans les analyses socio-économiques auxquels Florian Reynaud a consacré de riches développements dans sa thèse, l’analyse statistique du corpus imprimé, de leur contenu agronomique et des processus de diffusion relativise la singularité britannique, tant vantée dans la « Révolution agricole ». La diversité des pratiques et des appellations qui ressurgissent dans l’inventaire des textes et dans les cartes réalisées (comme celle de la répartition des termes d’usage provincial en 1838 ou des élèves des écoles vétérinaires de 1760 à 1809) fait ressortir des pôles de développement économique. La variété des pratiques locales va de pair avec un certain cloisonnement régional. Chemin faisant l’auteur repère des intermédiaires culturels qui, en province, accueillent la littérature agronomique pour modifier les pratiques. En filigrane, l’un des apports de l’ouvrage tient à la géographie différenciée de l’histoire de l’élevage bovin. On le perçoit dans l’inégalité de la médiatisation des mutations agricoles selon que l’on se trouve proche ou éloigné des grands axes de commercialisation du bétail, notamment vers Paris.

6Assurer un examen quantitatif de cette production immense, déjà reconnue, mais jamais rassemblée sous l’angle de l’élevage des « bêtes à cornes », était une tâche redoutable. Florian Reynaud s’en est acquitté avec une rigueur exemplaire et une ténacité sans faille. De ce gigantesque effort sort ce beau livre qui jette un vif éclairage sur les conditions du progrès entre culture et agriculture sur un long siècle et demi qui relie l’Ancien Régime au monde contemporain.