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Histoire sociale du politique

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Guy Saupin

Chapitre V. Réseaux relationnels dans la bourgeoisie urbaine en Bretagne sous l’Ancien Régime1

Philippe Jarnoux

Texte intégral

  • 1 Chapitre rédigé par Philippe Jarnoux.
  • 2 Voir par exemple Lemercier Cl., « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre enc (...)

1L’analyse des modes de constitution et d’évolution des réseaux relationnels noués par les individus est devenue une sorte de passage obligé de l’historiographie la plus récente. Les questionnements touchent en particulier la noblesse et la bourgeoisie urbaine et sont d’autant plus importants qu’ils visent aussi à éclairer des réalités politiques dont la connaissance a été sensiblement renouvelée dans le cadre municipal. À l’interface entre réalités familiales et démographiques, histoire politique et analyses sociales, les enquêtes autour des réseaux donnent aujourd’hui lieu à des réflexions de synthèse ou à de premiers bilans dans lesquels l’analyse de réseaux (network analysis) inspirée de la sociologie nord-américaine prend peu à peu sa place et contribue à homogénéiser les interrogations2.

  • 3 De fait, nos observations portent principalement sur les villes de basse Bretagne, de Morlaix à Br (...)

2Deux questions principales guideront ici notre propos construit à partir de l’exemple d’un ensemble de villes petites et moyennes de Bretagne3 : d’une part celle des modalités de constitution de ces réseaux relationnels, d’autre part, celle – relativement peu traitée et délicate – des formes de l’évolution et de la dynamique des réseaux.

Réseaux relationnels : quelques exemples bas bretons

Une dynastie d’officiers à Brest au XVIIIe siècle

  • 4 Sur les formes et les enjeux de ce conflit voir Bernard M., La municipalité de Brest de 1750 à 179 (...)
  • 5 Service Historique Défense, département Marine, Brest, L 1991-49.

3En 1776, la municipalité de Brest tente de s’opposer à la vente de l’office de sénéchal royal de la ville par François Bergevin à son fils Olivier. Son argumentation, outre des conflits anciens entre le corps de ville et François Bergevin, repose fondamentalement sur le cumul des fonctions administratives et judiciaires réalisé par un petit noyau d’individus étroitement apparentés et le risque d’absence de liberté qui en résulterait pour les habitants4. La municipalité va même dans cette opposition jusqu’à envoyer des députés à la cour ou écrire de longues lettres argumentées au monarque et les faire imprimer sous forme de factum5.

  • 6 Mais il était auparavant procureur du roi dans le même tribunal depuis 1744 et a transmis cette ch (...)
  • 7 Sur François Bergevin, voir Meyer J., La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1966, (...)
  • 8 Ces deux tribunaux seigneuriaux sont les propriétés de la famille de Rohan-Guémené d’une part et d (...)

4François Bergevin est sénéchal royal de Brest depuis 17726 quand il souhaite transmettre sa charge à son fils. Collaborateur proche de l’intendant de la province, anobli en 1774, l’homme reste par ailleurs président du tribunal des traites, subdélégué de l’intendant et correspondant de la Commission Intermédiaire des États7. Son fils aîné, Pierre, est procureur du roi à la sénéchaussée et procureur au siège de police. Le fils cadet, Olivier, à qui est destiné l’office de sénéchal, est déjà quant à lui lieutenant particulier de l’Amirauté. Leur sœur a épousé Tanguy Lunven de Coatiogan, fils d’un ancien maire de Brest qui est procureur du roi à l’amirauté et sénéchal des deux gros tribunaux seigneuriaux de la ville et de ses environs, celui du Châtel et celui des Regaires de Gouesnou8. Pour conclure l’exposé, il suffira de rajouter que l’un des cousins de Tanguy Lunven est aussi procureur fiscal du tribunal du Châtel.

5Les Bergevin et leurs alliés très proches réalisent donc une extrême concentration des offices de justice dans un cercle familial réduit et dont l’ascension a été rapide et brutale. Avec eux, nous avons l’exemple d’un groupe familial réduit en nombre mais extraordinairement dense et obtenant de réelles possibilités de contrôle d’un domaine particulièrement sensible : la justice et la police dans une ville importante puisque la population brestoise, en pleine ascension, atteint alors plus de 20 000 habitants. Si la concentration des pouvoirs n’est pas toujours aussi poussée, le modèle représenté par les Bergevin est néanmoins très classique et maintes fois repéré. Peut-être est-il toutefois plus fréquent dans des petites villes ?

Les ramifications complexes d’une famille en pleine ascension : Quimperlé au XVIIe siècle

  • 9 Sur Quimperlé et son abbaye, voir Tanguy B. (prés.), L’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Brest, (...)
  • 10 Localement, on utilise le terme d’alloué mais la fonction est la même.

6Deuxième cas concret, la petite ville de Quimperlé vers 1620 : 3 000 habitants, un petit commerce maritime, une sénéchaussée royale et un seigneur encore très présent et influent : l’abbaye bénédictine de Sainte-Croix9. En apparence, les fonctions de pouvoir y paraissent bien réparties. François Le Flo est sénéchal royal ; Jean Lohéac, lieutenant10 ; Charles Le Brisoual, procureur-syndic et miseur de la municipalité ; François de Neufville est à la fois fermier général et procureur-syndic de l’abbaye, tandis que Martial Verrier est l’agent général de l’abbé, Henri de Gondi. Cinq hommes portant cinq patronymes différents représentent donc le pouvoir du roi, celui du seigneur et celui des habitants. Deux d’entre eux, qui plus est, sont d’origine éloignée puisque Neufville vient de la région de Rennes tandis que Verrier est limousin. En apparence, la situation est à l’opposé de celle du Brest des Bergevin et aucune famille ne semble en passe de contrôler le pouvoir dans la ville.

7En réalité, Le Flo, Neufville et Verrier ont épousé trois cousines germaines qui s’appellent toutes trois Jeanne Morice ; le syndic Le Brisoual est un cousin germain des demoiselles Morice et le lieutenant Lohéac est cousin de l’une des trois ; il est deux fois neveu de deux autres Morice et sa famille s’est alliée aux Morice à quatre reprises depuis 30 ans. Derrière l’apparente diversité des patronymes, on observe ici l’omniprésence d’un réseau articulé autour d’alliances et dont le pivot est la famille Morice qui, elle-même composée de deux branches principales, est la famille la plus riche de la ville depuis une trentaine d’années et autour de laquelle gravitent tous les autres lignages notables.

8Parallèlement, les Morice, qui associent commerce et offices, en position dominante localement, s’ouvrent vers l’extérieur et s’allient à des familles de position équivalente dans les villes voisines, monopolisant les fonctions et les attaches dans les tribunaux royaux. Jeanne Morice a ainsi épousé François Le Flo qui a acquis l’office de sénéchal de la ville ; sa sœur Anne est la femme du procureur du roi au présidial de Quimper, son frère Yves est bailli dans le même présidial tandis qu’un autre frère, François, est marié à la fille du procureur du roi à Auray. François Le Flo est lui-même cousin d’un magistrat d’Hennebont et sa sœur est l’épouse du sénéchal de Ploërmel. Le lignage est donc présent directement ou par des parents très proches dans les cours de Quimper, Quimperlé, Hennebont, Auray et Ploërmel.

  • 11 Dans la parenté la plus étroite, on comptera entre autres un procureur général et deux maîtres à l (...)

9Ici le réseau, dont nous ne présentons qu’une partie, se structure selon deux axes. Localement et par l’alliance des filles, il monopolise les charges de toutes sortes ; hors de la ville, il s’étend à une grande partie du sud de la province se concentrant sur les sénéchaussées. Il s’agit d’un véritable réseau bâti d’une part sur une armature lignagère et locale et d’autre part sur des stratégies d’alliances permettant d’activer des relations utiles sur un large espace géographique et sur un spectre social et politique assez vaste. Dans leur ville d’origine les Morice n’apparaissent que discrètement mais, à la génération suivante, les descendants de ces hommes et de ces femmes intègrent en nombre, grâce à l’ampleur et la variété de leurs liens, la noblesse et les cours souveraines provinciales11 ; les responsabilités municipales dans la petite ville, obtenues au XVIe siècle grâce aux revenus du commerce, sont désormais bien loin. On saisit immédiatement la différence entre la structure simple du groupe familial des Bergevin et l’ampleur des relations des Morice.

De la finance au pouvoir municipal : Morlaix vers 1680

10Troisième exemple, nous voici à Morlaix en 1681 et René Bonnemez vient d’être élu procureur-syndic et miseur de la ville. Il y succède à Joseph Coroller du Nec’hoat, un négociant dont le père, le grand-père, l’arrière grand-père, trois oncles, un grand-oncle et deux beaux-frères ont occupé ou occuperont la même charge. Les Coroller, négociants présents à Morlaix au moins depuis deux cents ans, représentent un des modèles classiques d’une oligarchie urbaine qui se perpétue en maintenant une implication régulière dans les affaires municipales.

  • 12 Sur les De La Pierre, voir Jarnoux Ph., « Horizons maritimes : les bourgeoisies urbaines en Bretag (...)

11René Bonnemez est totalement différent. C’est un banquier et financier nantais, fils d’un receveur général des décimes de la province ; un de ses frères fut maître à la chambre des comptes comme le sont ses deux neveux par alliances. Ses fils seront pour l’un receveur des fouages à Tréguier, pour l’autre trésorier général de la Marine à Brest. Ce sont le commerce et surtout la finance qui l’ont amené à s’installer à Morlaix et l’on voit bien que tous ses parents consanguins y sont étroitement intéressés, de Nantes jusqu’à Brest. C’est encore la finance qui explique son mariage ; le fils du financier nantais a épousé une fille de Jacques Michau de Montaran, trésorier des États de Bretagne et financier lié au groupe des richissimes négociants de Saint-Malo. C’est toujours la finance qui explique que sa fille, Jacquemine, épouse Gabriel Bigeaud. Le garçon est fils du fermier des devoirs et fermier de la principauté de Landerneau, neveu de François de La Pierre, l’un des deux plus importants fermiers des ducs de Rohan qui est aussi receveur des fouages à Vannes, intéressé dans les fournitures à la Compagnie des Indes naissante à Lorient, et membre important de la compagnie qui contrôle la ferme générale des devoirs des États, en association avec les milieux malouins et nantais12.

12Si on s’en tient à une vision morlaisienne, Bonnemez est un banquier riche mais étranger à la ville et sans réseau étendu et ancien comme pouvait l’être celui des Coroller. Si on élargit le regard, on voit qu’il est un élément d’un vaste réseau financier qui se soude par des alliances matrimoniales pendant le règne de Louis XIV. Dans cette perspective, Bonnemez n’a pas besoin du même réseau local tant il est clair que membre du petit groupe de financier omnipotent et richissime, il tient entre ses mains une partie du dynamisme potentiel du négoce morlaisien qui, par ailleurs, domine la municipalité. Bonnemez est membre du groupe de financiers qui contrôlent les finances des États de Bretagne et il est étroitement apparenté aux négociants malouins qui dominent le commerce maritime morlaisien. Il peut bien apparaître comme relativement isolé parmi l’oligarchie locale, il peut passer pour un météore, mais les ressorts de sa position locale sont en réalité extérieurs à la ville. Ici, le réseau se constitue initialement sur la base d’activités communes préalables (grande finance, banque et commerce) et ce sont ces activités qui expliquent et justifient les alliances matrimoniales qui viennent ensuite et qui expliquent peut-être aussi l’élection comme procureur-syndic.

  • 13 Fievre L., Les manufactures de tabacs et d’allumettes, Rennes, PUR, 2004.
  • 14 Voir Jegou F., Histoire de la fondation de Lorient, Lorient, 1870, rééd. Laffitte reprints, 1976.

13À Morlaix, René Bonnemez est propriétaire des terrains sur lesquels on va construire la manufacture des tabacs13 ; à Lorient, François de La Pierre est seigneur des landes du Faouëdic où l’on aménage depuis les années 1670 le port de la Compagnie des Indes14. Ce n’est pas un hasard si la fille du premier épousera le neveu du second. L’anecdote est significative des liens entre les vecteurs traditionnels de notabilité que sont la terre et la seigneurie et les perspectives nouvelles du grand commerce colonial qui se développe alors.

  • 15 Sur Morlaix, voir Daumesnil J., Allier A., Histoire de Morlaix, rééd. de l’ouvrage de 1879, Morlai (...)

14L’intérêt de ce troisième exemple tient au fait qu’il met en jeu des réseaux dont l’origine n’est pas dans la famille et qu’il révèle aussi l’importance de l’échelle d’observation. Un regard strictement limité à une ville montrerait René Bonnemez comme un nouveau venu, voire un intrus parmi l’oligarchie municipale morlaisienne et laisserait dans l’ombre les facteurs principaux de la compréhension de sa présence et de son élection15.

15Ces trois exemples peuvent amener à s’interroger sur les modalités de structuration des réseaux et les outils de mise en évidence dont dispose l’historien ; sur la question de l’évolution et des transformations de ces cadres et enfin sur l’articulation entre les ambitions et les dynamiques à long terme de ces groupes plus ou moins solides avec l’implication municipale des individus, implication souvent ponctuelle puisque liée à une nomination pour des mandats brefs et qui ne constituent qu’une étape dans une carrière, un honneur certes, mais certainement pas une profession.

Les modalités de structuration des réseaux

16La majorité des réseaux relationnels se construisent d’abord sur des bases familiales et il faut probablement partir avant tout de cette dimension familiale.

Le caractère fondamental de la dimension familiale

17Les relations familiales s’inscrivent dans plusieurs logiques ; celles du lignage ou de la dynastie imposent une vision nécessairement réduite mais constituent pourtant le tronc de la majorité des réseaux. En parallèle, alliances et renchaînements d’alliance permettent ou même rendent indispensables l’ouverture et le renouvellement dans les petites villes. À partir de ces deux axes de constitution de la parenté, se pose la question de la profondeur généalogique ou de l’ampleur collatérale des réseaux relationnels ?

18La prégnance de la perspective dynastique ou simplement lignagère est un premier modèle possible, souvent le plus facile à repérer pour l’historien. L’exemple des Bergevin l’illustrait mais on pourrait trouver des centaines de cas identiques. La succession du père et de ses fils et petits-fils, de l’oncle et de ses neveux, dans les mêmes activités professionnelles ou dans les mêmes fonctions municipales, est un modèle suffisamment caractéristique et connu pour qu’on n’ait pas à revenir longuement dessus. Si le lignage est très souvent le tronc, l’armature initiale de bien des réseaux, cette vision lignagère est toutefois inéluctablement réductrice. D’une certaine façon, quand on observe un lignage, on n’est pas encore véritablement dans un réseau dans la mesure où le lignage ne suppose qu’une seule forme de relation, celle de la filiation. La vision est nécessairement réductrice car pour qu’il y ait lignage, il faut qu’il y ait eu alliance matrimoniale et donc association à un ou plusieurs autres lignages. Nous ne sommes pas, en Europe, dans un monde de consanguinité systématique où l’on épouserait de préférence sa sœur ou sa cousine, bien au contraire ! Les réseaux familiaux tiennent donc leur colonne vertébrale de la filiation, mais ne peuvent exister sans l’intervention de l’alliance, et se développent donc nécessairement sur les deux axes de la profondeur généalogique et de l’ampleur de l’alliance et des relations de parenté.

  • 16 Voir colloque patronyme
  • 17 En Bretagne, les biens fonciers et immobiliers reviennent de préférence aux garçons lors des succe (...)
  • 18 D’autant plus que les réalités du droit ou du nom ne recouvrent pas nécessairement des réalités af (...)

19C’est un problème auquel les anthropologues sont régulièrement confrontés dans toute étude des systèmes de parenté, celui de l’articulation entre la consanguinité et la transmission du patronyme d’une part, et la parenté par les femmes et résultant de l’alliance. Les sociétés européennes privilégient presque systématiquement – mais selon des modalités variables – la filiation en ligne paternelle mais n’excluent jamais complètement les liens par les femmes. Si l’importance du nom permet de maintenir plus longuement une conscience de la parenté, la connaissance des alliances et des ascendances féminines n’est pas à négliger16. D’autant plus que dans les sociétés de l’Ouest du royaume (Normandie, Anjou, Bretagne…), les héritages matériels passent aussi du fait des règles coutumières par les femmes et les filles17. S’il y a une hiérarchie à mettre en évidence à l’intérieur des parentés, il faut se garder de la transformer en exclusivisme patronymique et lignager18. Les exemples de successions assurés par des gendres sont suffisamment nombreux pour le rappeler. Les règles juridiques qui permettent des retraits lignagers aux parents en ligne maternelle autant que paternels ou qui imposent une présence des deux lignes dans les assemblées de tutelles montrent que l’alliance entre les lignages n’est pas une opération qui se réduit au temps des épousailles mais qu’elle inclut nécessairement des associations ou des solidarités plus durables. Le cas de Quimperlé au début du XVIIe siècle en est une manifestation éclatante.

  • 19 Levi G., Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gal (...)
  • 20 L’usage du masculin est ici pure commodité grammaticale et il est clair que la nécessité de la rec (...)

20De ce fait, la structuration des réseaux relationnels fait presque toujours apparaître des lignages plus ou moins nombreux, aux attaches plus ou moins fortes ou régulières. La difficulté à saisir le phénomène tient au fait que chaque lignage est presque nécessairement impliqué simultanément dans plusieurs alliances. Si le lignage est un groupe bien défini dont on peut compter exactement les membres, ce n’est pas le cas de la parenté, qui n’est jamais identique pour deux individus et dont la configuration est par nature fluctuante et ouverte. L’inclusion indispensable du champ de la parenté maternelle dans la perception des réseaux nous amène à une notion proche de celle des « fronts de parenté » dont parle G. Levi à propos des métayers du Piémont19. De fait, il nous semble qu’au lieu des simples dynasties, l’historien doit s’efforcer de chercher systématiquement tous les cousins germains, les beaux-frères et les oncles et neveux des individus20. Un double facteur, économique et patrimonial, pousse à cette délimitation plus large que d’habitude : ce groupe de gens est presque toujours celui avec lequel on partage une partie de sa mémoire familiale et surtout avec lequel on peut avoir à partager une succession ; c’est-à-dire le groupe avec lequel on a des intérêts symboliques et matériels communs, qui peuvent être aussi d’ailleurs des sources de conflits.

21La relation n’est pas univoque bien évidemment. Être frère ou cousin n’est pas, en soi, un indice suffisant de solidarité ou de concordance des attitudes et des ambitions et la fratrie peut au contraire être génératrice de conflit violent que l’on retrouve par exemple dans les contestations autour des héritages et des successions. Néanmoins, le lien familial a l’intérêt pour l’historien d’être un lien relativement facile à mettre en évidence et surtout d’être un lien pérenne.

Un ordonnancement variable des facteurs de constitution des réseaux

  • 21 Voir par exemple Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante sous le règne de Loui (...)
  • 22 Ces positions différentes doivent ensuite être interprétées et les problématiques de l’analyse de (...)

22Au-delà de cette réalité familiale qu’il faut considérer assez largement, d’autres facteurs de constitution des réseaux existent ; si l’importance des parentés est évidente, elle n’est bien sûr pas exclusive et les réseaux, même ceux qui incluent le lien familial, n’en proviennent pas toujours. L’exemple des financiers que j’évoquais autour de R. Bonnemez montre assez que la constitution initiale des liens peut aussi passer par l’économique et des activités professionnelles communes. Ces liens professionnels constitutifs des réseaux relationnels d’un individu sont d’abord ceux de l’appartenance à un même corps dans le cas du monde de l’office ou de l’artisanat urbain. Ils sont aussi, dans le cas du commerce en particulier, des liens d’associations. Dans le commerce maritime que pratiquent intensément nombre de citadins riches de Bretagne, un grand nombre de navires sont possédés et exploités dans le cadre de sociétés qui mettent en évidence les intérêts conjoints de plusieurs individus21. À l’association, il faut encore ajouter parmi les liens professionnels, ceux de la dépendance. Elle peut résulter de la sujétion hiérarchique dans le monde des offices de justice par exemple ou de réalités économiques dans le commerce ou l’artisanat : le propriétaire d’un navire est évidemment dépendant de celui qui en assume l’armement, de celui qui l’assure ou de celui qui y dépose ses marchandises comme cargaison. Ces liens de nature professionnelle peuvent être forts ou faibles, ponctuels ou réguliers, et placent évidemment les individus dans des positions différentes et variables à l’intérieur d’un réseau donné22.

  • 23 Dans cette perspective, les études sur le notariat prennent ici tout leur intérêt ; voir Jahan S., (...)

23À côté des réalités professionnelles, les réseaux de crédit sont d’analyse complexe car s’ils peuvent révéler des dépendances effectives, ils sont aussi parfois purement ponctuels et ne s’accompagnent pas toujours d’une interconnaissance réelle entre les individus. En la matière, c’est peut-être plus la position de l’intermédiaire, de l’intercesseur qui est ici importante23. Les relations qui proviennent de formations communes, dans les collèges, les académies ou les universités sont aussi des éléments de cristallisation de réseaux, mais il est juste de considérer qu’il s’agit de liens potentiels et pas toujours activés. En revanche, recevoir la même éducation de la part des mêmes maîtres crée des habitudes, des communautés ou des similitudes de pensée qui peuvent se perpétuer même s’il n’y a pas de liens effectifs maintenus entre les individus.

  • 24 Voir par exemple sur les Mascarène, Roussel C.-Y., Bardin P., Les trois vies d’un marin breton : B (...)

24La religion est aussi un facteur d’agrégation ou de séparation des individus. Cela passe par la résidence dans une même paroisse, et cela en ville comme en campagne, et surtout, avec le développement au XVIIe siècle de la Réforme catholique, par l’appartenance aux mêmes confréries, par des dévotions spécifiques et communes ou par des liens réguliers avec tel ou tel établissement religieux en matière de legs, fondations pieuses ou inhumations. Cela passe aussi, à plus forte raison, par l’opposition entre catholiques et protestants même si le problème se pose peu en Bretagne du fait de la faiblesse de la minorité protestante. Il semble bien toutefois que les ducs de Rohan, même convertis au catholicisme, ont gardé l’habitude au XVIIe siècle d’employer des agents et des officiers protestants ou anciennement protestants. On retrouve ainsi parmi leurs officiers ou leurs fermiers nombre d’individus originaires du Sud-Ouest de la France (comme les Couderc ou les Mascarène24), de Normandie ou du Maine (comme les Farcy, famille noble du Maine intégrant progressivement le parlement de Bretagne dans la deuxième moitié du XVIIe siècle) dont les origines protestantes sont évidentes et parfois revendiquées.

25La détention de fonctions administratives électives en commun ou simultanément peut-être aussi bien la manifestation de la préexistence de réseau que l’occasion de nouer des liens nouveaux entre individus ou entre familles. Elle est à la fois gage d’interconnaissance et exige parfois travail ou action en commun. Parmi les autres éléments constitutifs de réseaux il faut encore signaler le voisinage immédiat des individus qui, dans le cadre de la rue ou du quartier, peut entraîner la participation à des structures de sociabilités communes comme les milices urbaines. Enfin, au-delà de toutes ces motivations possibles, reste la question de l’affection, du sentiment, de l’amitié entre les individus.

26Pister les éléments potentiellement constitutifs d’un réseau, c’est donc, au final, rechercher dans le fonctionnement social quotidien, tous les agents de l’interconnaissance entre les individus, toutes les occasions de liens et de rencontre entre les hommes et les femmes et c’est ensuite réfléchir à l’impact relatif qu’ils peuvent avoir ; certains de ces critères sont très volatiles, occasionnels et ambivalents, d’autres sont plus contraignants mais aucun d’entre eux, en soi, n’est à lui seul suffisant pour déterminer l’existence d’un lien effectivement actif et le réseau se crée et se consolide précisément dans la multiplication de ces divers liens. Le lien le plus fort, le plus solide, à mon sens, est peut-être celui qui tient à l’affection et à l’amitié… Mais c’est aussi pour l’historien le plus difficile à repérer dans les archives et, en tout cas, un lien impossible à quantifier.

Les outils de la mise en évidence

27Déterminer des éléments constitutifs de réseaux dans les élites urbaines de l’Ancien Régime comme nous venons de le proposer n’est pas suffisant. Indirectement, cela ne fait que suggérer des potentialités de réseaux. La seconde étape de la réflexion consiste à passer de la possibilité « théorique » du réseau à sa matérialisation, à la manifestation de son existence. Cela passe d’abord par la nécessité de reconstitutions généalogiques longues et fines qui doivent rendre évidentes l’ensemble – ou au moins le plus grand nombre – des relations de parenté d’un individu. Cela passe ensuite par un questionnement de l’activation des réseaux : quels sont les moments de visibilité pour l’historien et de quels outils dispose-t-il pour saisir ces fonctionnements ? On peut classer ces temps de visibilité des réseaux en fonction du cadre dans lequel ils s’insèrent.

  • 25 Les temps de l’alliance et secondairement du parrainage ont été jusqu’à présent les plus étudiés. (...)
  • 26 Tout ceci indique la diversité des archives utilisables en la matière : archives des intendances o (...)

28Dans le cadre familial, les temps de création de liens nouveaux sont ceux de l’alliance matrimoniale mais aussi ceux des parrainages, des procédures de tutelles, des présences lors des signatures de contrats de mariage, des participations aux héritages, des arbitrages dans les successions ou des fonctions d’exécuteur testamentaire25. Dans le cadre professionnel, il peut s’agir de participation commune à des sociétés, de possession de part d’armement de navires, achats ou de ventes en commun, de prises de fermes ou de sous fermes par des financiers, de possession d’offices ou de charges qui supposent ou impliquent un travail en commun ou en parallèle. Dans le champ du politique, la participation aux mêmes assemblées (à l’échelon des paroisses, des corps de ville ou des états provinciaux par exemple), l’exercice simultané de charges publiques, le vote identique, l’intervention ou l’intercession en faveur d’un tiers sont des indicateurs de l’existence réelle d’un réseau. Dans un cadre contractuel plus large et moins circonscrit, les ventes ou achats répétés de biens ou de charges entre les mêmes individus, les relations de crédits régulières (rentes ?) ou plus encore, les délivrances de procurations, cautions, garanties diverses signalent la proximité entre les individus, proximité qui peut être attestée encore par les échanges épistolaires, pour peu que les domiciles des personnes concernées soient éloignés26.

29Tous ces moments repérables indiquent que le réseau potentiel est effectivement activé. Mais l’observation en est parfois difficile, voire impossible selon la nature des archives et suppose des recherches dans toutes sortes de documents. Les liens peuvent être purement ponctuels, occasionnels, voire contraints et il faut donc chercher d’une part leur multiplicité et diversité ; d’autre part leur répétition, leur régularité, voire leur ancienneté. La recherche de la régularité permet de distinguer, à l’intérieur d’un réseau plus vaste, les liens les plus souvent activés dans telle ou telle circonstance. Au final, la configuration du réseau relationnel d’un individu est le résultat d’un compromis fin entre la réalité d’un réseau de parenté dont on n’est pas maître et les particularités des liens sociaux que chacun se crée par la profession, le voisinage, les intérêts ou les affinités. Les liens les plus forts sont probablement ceux que l’on se crée soi-même mais aussi ceux qui transcendent le lien familial et générationnel.

30Dans nos petites villes bretonnes des XVIIe et XVIIIe siècles, on pourrait ainsi mettre en évidence deux situations très particulières – et pourtant peu observées par l’historiographie – qui signalent la position privilégiée et reconnue de ceux qui les occupent : ce sont celles d’arbitres dans les successions d’une part, d’exécuteurs testamentaires de l’autre.

31Seules les successions les plus complexes ou celles où l’on pressent des conflits nécessitent des arbitres et le rôle de ces hommes est de proposer aux héritiers un projet de partage en différentes lotties qui tienne compte à la fois de l’égalité nécessaire entre les héritiers (ou des règles précises de l’inégalité s’il s’agit d’une succession nobiliaire), d’une certaine rationalité économique et géographique et d’une commodité de gestion. Quoique l’on soit ici dans le monde de la noblesse, une lettre de Guy Autret de Missirien décrit très bien ce rôle d’arbitre auquel on l’a souvent convié. En août 1641, il est appelé à Quimperlé pour :

  • 27 Rosmorduc (comte de), Lettres inédites de Guy Autret seigneur de Missirien, correspondant de Pierr (...)

« Faire le partage entre messire François Le Prestre, seigneur de Lezonet autrefois gouverneur de Conquerneau et ses cadets, tant de la succession de messire Louis Le Prestre et dame Claude Bizien, sieur et dame de Lezonet, leurs pere et mere, et de celle de feu R. P. en Dieu Messire Guillaume L P, eveque de Cornouaille, leur frere, qui leur a lessé cent mille livre de meubles et dix mille livre de rente. Tous ses heritiers me sont venus enlever de ma solitude et m’ont obligé d’estre leur juge sans ressort, et pour m’en aquiter, je suis obligé de lire leurs papiers leurs rantiers, leurs roles et leurs titres, de visiter leurs maisons et de faire le personage de priseur noble et de commissere d’importance27. »

32Qui sont les individus choisis comme arbitre ? Il faut d’abord qu’ils ne soient pas intéressés directement à l’héritage. On écarte donc bien sûr les héritiers et leurs conjoints mais aussi les parents trop proches de ces conjoints (les frères et pères en particulier). Il faut ensuite qu’ils n’aient pas été tuteur ou parrain d’un des héritiers, ce qui pourrait les inciter à le favoriser ; il faut enfin qu’ils n’aient pas de lien de parenté trop proche avec les héritiers ou leurs parents. De fait, si ces prescriptions ne sont pas concrètement inscrites dans la coutume, ce sont elles qui transparaissent à l’observation de la jurisprudence et de la pratique. Concrètement, on s’efforce de choisir quelqu’un qui ne soit pas trop éloigné de la parenté, souvent un cousin issu de germain ou un de ses alliés, un oncle à la mode de Bretagne parce qu’il a toute chance de connaître déjà le patrimoine dévolu aux héritiers sans y être lui-même directement intéressé, mais aussi quelqu’un d’expérience (ce qui écarte les plus jeunes) qui, de préférence, connaît à la fois les affaires foncières (puisque le patrimoine à partager est surtout fait de tenures rurales ou de seigneuries) et le droit et jouit enfin d’une réputation d’équité, d’intégrité et d’une certaine autorité pour faire accepter ses choix aux héritiers. Bref, un oiseau rare ! Comme l’usage veut que les arbitres soient au nombre de trois, on conçoit bien que le choix est souvent assez rapide car le nombre d’individus répondant à tous ces critères n’est pas très élevé.

  • 28 On peut songer en comparaison aux pratiques matrimoniales qui recherchent l’alliance dans le degré (...)
  • 29 Le choix est, de fait, encadré par les règles coutumières puisque ses modalités sont définies par (...)

33En pratique, quand on observe les liens entre les arbitres et les héritiers pour lesquels ils arbitrent, on constate qu’ils correspondent à deux profils très caractérisés. Les premiers se situent aux confins de la parenté proche ; ce sont souvent les premiers parents ou alliés qui ne sont pas directement intéressés à la succession28. Les seconds sont les avocats, les procureurs ou les juristes les plus respectés de la ville où se déroule la succession et dans tous les cas, des hommes qui jouissent de la confiance de la majorité des héritiers. L’arbitrage successoral est donc, de notre point de vue, tout à fait intéressant puisque c’est une procédure privée mais reconnue par la justice, qui met en jeu des intérêts économiques importants et qui nécessite une position distanciée par rapport à la parenté tout en étant choisi par elle. L’arbitrage manifeste ainsi l’insertion des parentés et des lignages dans un milieu plus large dont ils dépendent en partie et il signale clairement la position et le respect dont jouissent certains individus dans la ville et le rôle qu’ils acceptent ainsi de jouer en entrant dans le détail des affaires privées de leurs concitoyens. Choisir tel ou tel arbitre n’est évidemment pas un acte anodin29. C’est par un régulateur externe, ou du moins situé sur ses marges, que les groupes de parents et de cohéritiers peuvent se perpétuer sans heurts violents en ménageant les intérêts de chacun des membres.

  • 30 Cette pratique est cependant surtout masculine. Sur les 18 testaments féminins connus pour la même (...)

34Les réalités testamentaires révèlent des problématiques similaires. Le testament n’est pas une pratique systématique en Bretagne mais il est assez fréquent dans les milieux riches de l’élite urbaine. La coutume restreint notablement la liberté du testataire, lui interdisant par exemple de favoriser trop un héritier par rapport aux autres (y compris dans le cadre du partage inégalitaire nobiliaire) et le contenu des testaments se limite en général à trois choses : la définition des modalités d’inhumation souhaitées, des legs pieux plus ou moins nombreux et enfin quelques dons particuliers à des domestiques ou à certains héritiers. Le testament est aussi l’occasion de désigner celui qui devra s’occuper d’accomplir les dernières volontés du testataire. Et chacun a ainsi une dernière occasion de distinguer parmi ses proches une personne de confiance qui assurera indirectement les derniers actes du défunt sur cette terre. Le choix est bien sûr limité aux hommes et met en avant des personnes de la même génération que le défunt ou un peu plus jeunes. Un échantillon d’une quarantaine de cas (43 exactement) relevés au XVIIe siècle à Quimperlé et Hennebont permet de donner sans doute une idée des pratiques habituelles en la matière. Les fils héritiers sont assez rarement choisis mais les gendres le sont un peu plus (3 cas pour les fils, 5 pour les gendres) et, parmi la parenté, ce sont les frères, les beaux-frères et les cousins germains qu’on désigne en priorité (respectivement 8, 6 et 5 exemples). Mais le fait le plus notable est peut-être la fréquence des exécuteurs testamentaires choisis hors de la famille puisqu’ils constituent plus du tiers du total. Quelques-uns sont simplement les procureurs habituels du testataire et l’on fait confiance à une capacité que l’on a pu éprouver de son vivant mais, plus souvent, il s’agit de proches, d’amis connus de longue date sur qui on se repose volontiers30. Peut-être souhaite-t-on éviter à la famille ces quelques tâches matérielles pour la laisser à son deuil et à son souvenir ? Peut-être la vieillesse a-t-elle au contraire parfois distendu les liens familiaux les plus proches ? Peut-être a-t-elle aussi permis de transformer en amitié, en affection sincère, des liens professionnels ou de voisinage qui ont traversé tous les âges de la vie ? En tout cas, ces « amis » ne paraissent jamais aussi proches que dans ces dernières heures et la confiance qu’on leur fait alors est manifeste. Même très présente, la famille n’est évidemment pas le seul horizon des relations sociales.

35Pour l’historien, ces deux exemples des arbitres successoraux ou des exécuteurs testamentaires sont des observatoires remarquables : ils révèlent bien des choses sur les réalités culturelles, familiales, sociales et économiques des sociétés urbaines de l’Ancien Régime mais ils révèlent aussi ce qui fait très concrètement le ciment des réseaux sociaux, les linéaments discrets des influences individuelles. En tout cas, ils mettent en évidence les individus qui se trouvent en position centrale dans des réseaux ou qui occupent des positions fortes et reconnues dans la société locale.

Famille, démographie et réseaux relationnels

36Quelles que soient par ailleurs leur diversité typologique et les formes des liens qui les constituent, l’existence de tels réseaux est aujourd’hui bien connue mais on s’est encore peu interrogé sur leur pérennité, leur évolution ou leur renouvellement, questions fondamentales pourtant dans l’optique de l’ouverture ou de la fermeture des élites locales et des oligarchies municipales. Pour comprendre l’évolution dans la durée des réseaux relationnels construits par les élites citadines, il faut faire entrer des paramètres démographiques qui sous-tendent aussi les évolutions sociales générales.

37Suivant la trace des individus, le chercheur se trouve parfois confronté à la disparition de patronymes dans les élites locales qu’il étudie et il interprète cette disparition par trois phénomènes possibles : l’extinction biologique complète d’une lignée, des successions assurées exclusivement en ligne féminin ou le départ de tous les membres d’un lignage vers d’autres horizons géographiques.

  • 31 On sait que dans de nombreux cas, hôtels particuliers ou grandes maisons urbaines portent localeme (...)

38Dans tous les cas, il est tentant de voir derrière ces disparitions la fin d’un réseau ou du pouvoir local d’un groupe cimenté par le lien familial. En réalité, la disparition complète des descendances directes est rare. Et même dans ces cas, se pose le problème du devenir des patrimoines. Les successions matérielles sont recueillies par des collatéraux car il est encore plus exceptionnel qu’il n’y ait ni descendance directe, ni collatéraux suffisamment proches. La prise en compte du groupe de parents tels que je l’évoquais précédemment permet en général de comprendre et de faire apparaître la réalité des transmissions de biens. Or, ces transmissions matérielles s’accompagnent aussi assez régulièrement de la prise en charge d’un héritage moral ou symbolique, d’une position sociale dans la cité, au moins quand les héritiers sont socialement moins élevés que les parents disparus ou quand ils sont du même niveau social. Recueillir et habiter la maison principale d’un riche oncle décédé aboutit souvent à la transmission d’une partie de l’image, de la position sociale du défunt, à plus forte raison si on conserve durablement cet héritage matériel31.

  • 32 Papier terrier de Quimperlé, 1679-1683, arch. dép. Finistère, A 143-145. Les données sont similair (...)

39L’importance de cette transmission de certains biens, fortement chargés d’une symbolique familiale et sociale, apparaît aussi dans la pratique des retraits lignagers opérés sur les patrimoines bâtis urbains. Or cette pratique du retrait est assez fréquente dans la Bretagne des XVIe et XVIIe siècles. L’observation des rentiers de la réformation du domaine royal de 1669 montre que dans des villes comme Hennebont ou Quimperlé plus de 5 % des propriétés urbaines sont détenues à l’issue de retraits et la moitié d’entre eux environ concernent des successions collatérales parfois fort complexes. La proportion de ces retraits est loin d’être insignifiante quand on pense que par ailleurs 60 % des maisons de Quimperlé sont simplement héritées et que les achats simples ne concernent que 30 % des biens immobiliers de la ville32. Si la pratique révèle des objectifs purement économiques, elle recouvre aussi très souvent des désirs symboliques manifestes de volonté de conserver ou de relever des héritages moraux qui peuvent s’entendre aussi en terme de positionnement social. Fondamentalement, la disparition patronymique ne signifie donc pas nécessairement ou automatiquement rupture des réseaux, des positions acquises mais elle explique un certain nombre de glissements qui ne sont souvent que modifications superficielles, remplacement de lignages sans bouleversements de positions acquises.

40Si la disparition éventuelle de lignages résulte d’aléas démographiques qu’on peut – plus ou moins précisément – mesurer, l’observation de la conjoncture et des formes de la nuptialité apporte d’autres informations. Au XVIe siècle et jusqu’aux années 1620-1630, la bourgeoisie urbaine bretonne semble, de ce point de vue, se caractériser par deux phénomènes : un âge au mariage relativement bas et une habitude de marier le plus grand nombre possible d’enfants.

  • 33 Sur la conjoncture démographique générale, voir Croix A., La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La v (...)

41Les exemples abondent en effet dans toutes les villes observées de couples riches mariant quatre ou cinq enfants ou plus encore. Dans l’ensemble, la conjoncture démographique est plutôt favorable. Crises et épidémies violentes épargnent momentanément la province qui connaît une phase de croissance sensible de sa population, seulement interrompue par les années tragiques des guerres de la Ligue33. Cette situation, associée au mariage assez précoce des filles permet une multiplication rapide des descendances avec de nombreux enfants arrivant à l’âge adulte et que l’on va s’efforcer de marier. Les alliances de ces nombreux enfants sont rendues possibles matériellement par le fait que la conjoncture économique est, elle aussi, favorable, qu’elle permet des enrichissements importants et rapides qui donnent aux parents l’opportunité d’installer plusieurs fils et de doter plusieurs filles.

  • 34 En trois générations entre 1560 et 1620, les couples incluant des membres de la famille Morice à Q (...)

42Cette situation démographique et matrimoniale particulière, observable dans le monde paysan comme dans la bourgeoisie urbaine, dans le pays nantais comme en basse Bretagne, a des répercussions spécifiques en termes de développement de parentés larges ; elle entraîne la multiplication et la consolidation de liens de parentés nombreux34. En effet, pour parvenir à marier un grand nombre d’enfants, les parents ont tendance à multiplier les mariages croisés et les renchaînements d’alliances de façon, entre autres, à réduire les coûts des dots et à équilibrer les relations entre les lignages. Ainsi, au terme de deux ou trois générations, beaucoup d’individus sont à la fois cousins, neveux, beaux-frères, oncles… les uns des autres. Les cercles de parenté sont alors particulièrement étendus et solides. À bien des égards, ces années 1560-1630 paraissent donc se caractériser par un élargissement marqué des parentés qui tient à des comportements et des situations démographiques spécifiques. Cela n’est pas sans conséquences sur la taille des réseaux que l’on peut tenter de faire intervenir dans les affaires commerciales ou politiques. Dans des assemblées municipales souvent réduites à quelques dizaines de personnes, le nombre de cousins dont on dispose n’est pas indifférent pour influencer des décisions. Reste néanmoins que faute de connaissances précises sur la période précédente où les données démographiques sont presque complètement absentes, on ne peut être assurés qu’il s’agit vraiment d’une nouveauté.

  • 35 Les petites villes ne sont pas épargnées par cette vague conventuelle (Quimperlé et Hennebont accu (...)

43Le deuxième quart du XVIIe siècle semble se traduire en la matière par une évolution progressive. L’impact considérable de la Réforme catholique aboutit à une revalorisation forte du statut du célibat, à un développement brutal des vocations religieuses et, corollaire logique, à une diminution du nombre des enfants mariés. 123 couvents nouveaux sont établis en Bretagne, presque tous dans les villes, entre la fin du XVIe siècle et 1675 et ce ne sont pas des couvents fantomatiques et désertés comme le seront souvent les vieilles abbayes bénédictines de la fin de l’Ancien Régime35. Comme parallèlement le ralentissement des activités économiques (commerce maritime entre autres) commence parfois à se faire sentir au milieu du siècle et impose sans doute des restrictions financières pour l’installation des enfants, la largeur des parentés semble, à terme, devoir se réduire à la fin du XVIIe siècle. Les inflexions religieuses et économiques modifient clairement les réalités familiales. Les jeunes couples peuvent néanmoins profiter des positions acquises par les générations précédentes pour espérer s’élever encore. D’un modèle où le mariage de tous les enfants dominait, on passe donc peu à peu au cours du XVIIe siècle à un système où le mariage est plus sélectif et cela a inévitablement un impact sur le nombre de parents de chaque individu.

44Tant que l’on cherche à marier tous ses enfants, il est nécessaire de varier ses alliances. Dans les petites villes, le stock de conjoints possibles n’est pas indéfiniment extensible et il est même souvent de plus en plus réduit pour les familles en place depuis deux ou trois générations à cause des cousinages de plus en plus nombreux. Trois possibilités s’offrent alors : une multiplication des mariages croisés, une hypogamie des filles et un accroissement des mariages à l’extérieur de la ville d’origine. Cette troisième possibilité est peut-être la plus recherchée et l’ouverture ou le renouvellement des familles de la bourgeoisie urbaine est donc avant tout géographique. Les habitudes en terme de mariage rendent nécessaire et inéluctable l’entrée de nouveaux venus dans les réseaux familiaux, nouveaux venus qui peuvent ainsi à leur tour aspirer à des fonctions de responsabilités locales. Quand on observe des descendances complètes sur trois générations, on constate l’ampleur remarquable de l’ouverture géographique des réseaux. Or, sur trois générations, ce sont des cousins germains que l’on observe, la parenté est encore proche et peut se traduire par des liens et des échanges de services fréquents et intenses.

45Cette ouverture géographique, presque inéluctable dans les petites villes dans un contexte de mariage général des enfants, évite la consanguinité et permet en même temps le renouvellement des groupes dirigeants. Mais le glissement est géographique et pas toujours social. Si on choisit son conjoint dans la ville voisine, on le choisit presque toujours dans un milieu social équivalent. Dans la typologie schématique des réseaux que j’esquissais plus haut sous forme d’exemples, ce sont alors des réseaux de cousins étendus sur plusieurs villes que l’on observe, du type de celui des Morice à Quimperlé. À la fin du XVIIe siècle, on voit au contraire se multiplier des réseaux à base professionnelle, comme celui des Bonnemez à Morlaix. Cette typologie ne correspond peut-être d’ailleurs qu’à une succession de phases et de stades d’organisation des cercles relationnels.

46Les alliances avec l’extérieur sont rendues possibles (ou souhaitables) par la similitude des activités professionnelles, des fonctions, voire par des liens politiques habituels entre villes voisines ou des relations établies entre autres lors de députations communes aux États de Bretagne par exemple. Cette ouverture géographique assure à la fois la pérennité relative des groupes dirigeants tout comme la possibilité d’ascension des individus, les liens extérieurs favorisant l’ouverture du champ habituel des relations sociales, facilitent aussi la mise en relation avec d’éventuels protecteurs puissants.

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47De fait, on constate un double mouvement géographique des élites urbaines dans la Bretagne des XVIe et XVIIe siècles. D’une part, un brassage relativement équilibré entre petites villes de taille et de rôles similaires. D’autre part, une attraction évidente exercée par les villes plus grandes aux opportunités et aux fonctions plus variées, villes de présidial (Quimper ou Vannes), ports dynamiques (Morlaix) ou mieux encore, véritables grandes villes avec cours souveraines et activités économiques plus larges et variées comme le sont Rennes ou Nantes.

48Ces phénomènes prennent leur source hors du champ des rapports de force municipaux ; ils révèlent les ambitions et les stratégies à long terme des parents et des enfants, montrent l’insertion des lignages dans des parentés plus larges qui, souvent, permettent la mobilité, à la fois géographique et sociale.

49Mais, en même temps, il est évident qu’ils ne sont pas sans répercussions sur la solidité ou l’hétérogénéité du groupe politique urbain. C’est particulièrement vrai sans doute dans des villes où fonctionne encore une assemblée générale des habitants plus ou moins large et désignant un exécutif municipal restreint. D’ailleurs, il n’est pas sans intérêt de constater la concomitance relative des changements en terme de mariage des élites et d’organisation de la vie municipale puisque dans un certain nombre de nos villes le milieu du XVIIe siècle se caractérise par la fermeture de plus en plus marquée des assemblées municipales (Auray, Quimper, Ploërmel, Hennebont) et la mise en place de bureaux municipaux. Reste à déterminer avec précision l’articulation possible entre les deux phénomènes.

50L’ensemble de ces phénomènes amène presque à penser que, jusqu’au milieu du XVIIe siècle au moins, il y a nécessairement, obligatoirement, ouverture et renouvellement régulier des élites citadines et des oligarchies municipales, ouverture qui se fait par brassage dans les petites villes, par immigration et ascension sociale dans les plus grandes. L’intensité plus ou moins grande du mouvement tient ensuite à des critères et des situations socio-économiques fort variables selon les villes.

Notes

1 Chapitre rédigé par Philippe Jarnoux.

2 Voir par exemple Lemercier Cl., « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? » Annales de Démographie Historique, 2005-1, p. 7-32 et « Analyse de réseau et histoire », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. 52-2, avril-juin 2005, p. 88-112.

3 De fait, nos observations portent principalement sur les villes de basse Bretagne, de Morlaix à Brest et de Quimper à Vannes en passant par Quimperlé, Hennebont ou Auray entre autres.

4 Sur les formes et les enjeux de ce conflit voir Bernard M., La municipalité de Brest de 1750 à 1790, Paris, H. Champion, 1915.

5 Service Historique Défense, département Marine, Brest, L 1991-49.

6 Mais il était auparavant procureur du roi dans le même tribunal depuis 1744 et a transmis cette charge à son fils aîné, Pierre.

7 Sur François Bergevin, voir Meyer J., La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1966, p. 377-378.

8 Ces deux tribunaux seigneuriaux sont les propriétés de la famille de Rohan-Guémené d’une part et de l’évêque de Léon d’autre part, protecteurs potentiellement puissants dont la municipalité brestoise accepte mal les possibles interventions locales.

9 Sur Quimperlé et son abbaye, voir Tanguy B. (prés.), L’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Brest, CRBC, 1999.

10 Localement, on utilise le terme d’alloué mais la fonction est la même.

11 Dans la parenté la plus étroite, on comptera entre autres un procureur général et deux maîtres à la chambre des comptes à Nantes et trois conseillers au parlement à Rennes. Voir Jarnoux Ph., « Autour d’Yves Morice de Coetquelfen. Réflexion sur la notion de réseau dans le monde des officiers au XVIIe siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 2001-4, p. 195-226.

12 Sur les De La Pierre, voir Jarnoux Ph., « Horizons maritimes : les bourgeoisies urbaines en Bretagne sous l’Ancien Régime. Enclavement et ouverture », in Pitou F. (dir.), Élites et notables de l’Ouest (XVIe-XXe siècle). Entre conservatisme et modernité, Rennes, PUR, 2003, p. 247-262.

13 Fievre L., Les manufactures de tabacs et d’allumettes, Rennes, PUR, 2004.

14 Voir Jegou F., Histoire de la fondation de Lorient, Lorient, 1870, rééd. Laffitte reprints, 1976.

15 Sur Morlaix, voir Daumesnil J., Allier A., Histoire de Morlaix, rééd. de l’ouvrage de 1879, Morlaix, éd de la Tour Gile, 1995 et Le Gouareguer M., Les procureurs-syndics et miseurs de Morlaix au XVIIe siècle, mém. maîtrise, dactyl, UBO-Brest, 200, 171 p.

16 Voir colloque patronyme

17 En Bretagne, les biens fonciers et immobiliers reviennent de préférence aux garçons lors des successions. Mais cette préférence n’est pas absolue et nombre de filles héritent aussi d’une partie des biens fonciers de leurs parents. C’est d’autant plus important que le régime de communauté des biens réduite aux acquêts permet aux femmes de conserver leurs biens propres

18 D’autant plus que les réalités du droit ou du nom ne recouvrent pas nécessairement des réalités affectives individuelles qui peuvent être d’un poids considérables à l’intérieur du cercle de la parenté.

19 Levi G., Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989 (éd. originale Einaudi, Turin, 1985).

20 L’usage du masculin est ici pure commodité grammaticale et il est clair que la nécessité de la recherche comprend aussi les cousines germaines, belle-sœurs, tantes et nièces.

21 Voir par exemple Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante sous le règne de Louis XIV, Rennes, PUR, 1997 (1re éd. Saint-Malo, 1990).

22 Ces positions différentes doivent ensuite être interprétées et les problématiques de l’analyse de réseau sont ici particulièrement précieuses.

23 Dans cette perspective, les études sur le notariat prennent ici tout leur intérêt ; voir Jahan S., Profession, parenté, identité sociale. Les notaires de Poitiers aux temps modernes (1515-1815), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999 ; ou encore Postel Vinay G., La terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du XVIIIe au début du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

24 Voir par exemple sur les Mascarène, Roussel C.-Y., Bardin P., Les trois vies d’un marin breton : Barthélémy Mascarene de la Rivière, Spézet, éd. Coop Breizh, 2002.

25 Les temps de l’alliance et secondairement du parrainage ont été jusqu’à présent les plus étudiés. Les autres éléments cités ici restent peu observés par l’historiographie.

26 Tout ceci indique la diversité des archives utilisables en la matière : archives des intendances ou des États provinciaux, délibérations municipales, archives notariales ou judiciaires, fonds privés enfin. Cela montre aussi la complexité et la minutie nécessaire des enquêtes pour mettre en évidence autre chose que des apparences de réseau.

27 Rosmorduc (comte de), Lettres inédites de Guy Autret seigneur de Missirien, correspondant de Pierre d’Hozier en basse Bretagne, Saint-Brieuc, 1899, lettre XI, 6 août 1641. Guy Autret est un noble érudit de la région de Quimper en relation épistolaire suivie avec nombre de grandes familles et de généalogistes et d’historiens de son temps.

28 On peut songer en comparaison aux pratiques matrimoniales qui recherchent l’alliance dans le degré le plus proche après les interdits de consanguinité. L’attitude est assez similaire ici.

29 Le choix est, de fait, encadré par les règles coutumières puisque ses modalités sont définies par les articles 243 et suivants de la Coutume de 1580.

30 Cette pratique est cependant surtout masculine. Sur les 18 testaments féminins connus pour la même période, seuls 2 présentent des exécuteurs testamentaires extérieurs à la parenté. Dans les deux cas, ce sont les procureurs habituels des défuntes.

31 On sait que dans de nombreux cas, hôtels particuliers ou grandes maisons urbaines portent localement le nom de la famille constructrice ou de celle qui l’a habité longuement. Or ces noms de familles attachés aux maisons, survivent souvent aux lignages disparus et en pérennisent le souvenir.

32 Papier terrier de Quimperlé, 1679-1683, arch. dép. Finistère, A 143-145. Les données sont similaires pour Hennebont (avec un pourcentage de retrait supérieur à 6 % de l’ensemble) mais les données moins applicables à l’ensemble de la ville qui ne relève pas totalement du domaine royal (arch. dép. Loire-Atlantique, B 1584-1585).

33 Sur la conjoncture démographique générale, voir Croix A., La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La vie, la mort, la foi, Paris, Maloine, 1981.

34 En trois générations entre 1560 et 1620, les couples incluant des membres de la famille Morice à Quimperlé passent de 3 à 12. À Hennebont, les couples comprenant des Huby passent de 13 à 26. À Quimper pour la famille Furic, on passe de 10 à 21 couples. Ces exemples ne sont pas pour autant exceptionnels.

35 Les petites villes ne sont pas épargnées par cette vague conventuelle (Quimperlé et Hennebont accueillent alors des couvents de Capucins et d’Ursulines tandis que Vannes – un peu plus grande – accueille huit couvents nouveaux entre 1600 et 1640) et les familles de l’élite bourgeoise sont souvent des promoteurs de la réforme catholique et donnent beaucoup de leurs enfants à ces ordres religieux nouveaux.

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