1La présentation des corps de ville comme des institutions socialement très fermées, par suite de la main mise d’un même ensemble de familles entièrement reliées les unes aux autres à travers le jeu très complexe de toutes les alliances matrimoniales, a longtemps prévalu dans l’historiographie française. Impressionnés par les connexions révélées par l’analyse de certaines familles particulièrement investies dans la vie municipale, les historiens ont en trop rapidement déduit la captation des corps de ville par des configurations parentales étroites, qualifiées pour cela de « castes municipales ». Depuis vingt ans, plusieurs travaux, qui se sont attaqués frontalement à cette question à partir d’une approche quantitative globale et d’une recherche typologique des formes de présence parentale dans les municipalités françaises d’Ancien Régime, ont permis de modifier profondément le discours historique sur le renouvellement social des corps de ville1. Il en est ressorti l’image d’une diversité importante du positionnement des familles intéressées à un moment ou à un autre par les responsabilités municipales, ce qui s’est traduit par l’utilisation de termes comme « noria », « météores » ou encore « noyau dur ».

2Ceci oppose fondamentalement le plus grand nombre de familles qui n’ont associé qu’un seul nom au corps de ville et une minorité, sans doute fort agissante, qui en a placé un nombre plus conséquent, justifiant peut-être l’appellation de « dynasties municipales ». C’est sans conteste dans cet ensemble supérieur que s’est définie, entretenue ou modifiée, la ligne directrice de la politique municipale puisque c’est un fort engagement civique, fondé sur le partage de valeurs morales, qui a fondé l’existence de ce noyau central. Selon la forme des enchaînements d’alliance, mais aussi la répartition dans le temps et les responsabilités exercées, la forme de présence parentale dans l’institution n’est pas du tout la même. À partir de l’examen des réalités de deux villes ligériennes, il s’agit de mieux caractériser le mode de présence et le poids exact des familles les plus engagées dans l’hôtel de ville.

Les dynasties familiales dans le corps de ville de Tours (1589-1789)2

La qualification dynastique

3L’enquête au sein de la documentation municipale permet de recenser 267 patronymes de maires ou échevins pour la période 1589-17893. Parmi eux 48 seulement ont été représentés au moins deux fois au corps de ville, soit 18 %. Comme il s’est avéré impossible d’établir la généalogie de onze des familles qui ont fourni deux échevins ou maires (pour 10 d’entre elles), voire trois (la famille Goyet), il reste un corpus utilisable de 37 patronymes identifiant de façon sûre des parents représentés au moins deux fois à l’hôtel commun, soit moins de 14 % (13,8 %) de l’ensemble des patronymes. On peut d’ores et déjà affirmer que l’échevinage n’a pas été confisqué par une poignée de familles, mais qu’au contraire la situation se caractérise par un large « turn-over » des patronymes. En outre, les dynasties échevinales sont rares. Si l’on considère qu’au moins trois maires ou échevins d’une même famille patronymique sont nécessaires pour que l’on puisse évoquer un embryon de dynastie, 11 seulement sont dans ce cas soit environ 4 % (4,1 %), 12 si on intègre les Goyet (4,5 %).

4Vers l’aval, deux de ces familles ont encore fréquenté l’hôtel de ville après 1789, celle des Hubert dont un des descendants, Charles-Louis, exerça les fonctions de notable en 1790-1791 et surtout celle des Aubry dont, après une éclipse d’une quarantaine d’années, on retrouve un des représentants, Joseph-Robert Aubry-Patas, au sein de la municipalité de Tours de 1800 à 1831 pour le moins4. Vers l’amont, trois de ces familles seulement ont rejoint le corps de ville au XVIII^e siècle, toutes trois des familles marchandes, les Decop, Verrier et Baudichon. Les deux premières ont profité de la vente des offices scabinaux pour entrer au corps de ville en 1701.

5Comparons, dans la mesure du possible, le temps maximal de présence de chaque dynastie au corps de ville, qualifiable de « phase échevinale », et leur « temps échevinal », c’est-à-dire la durée réelle de présence de chacun de leurs membres au corps de ville5.

6En ce qui concerne la « phase échevinale », le classement des familles – réserve faite des lacunes de la documentation – est le suivant : 1 Cottereau, 2 Gatian, 3 Aubry, 4 Forget, 5 Taschereau, 6 Hubert, 7 Binet, 8 Leblanc, 9 Decop, 10 Verrier, 11 Baudichon. Les dynasties les plus pérennes, celles dont la longévité édilitaire s’étale sur plus de cent ans, ont toutes fait leur début antérieurement au règne de Louis XIV, à l’exception des Hubert. Ce pourrait être là une conséquence toute logique de la date butoir de 1789, mais on constate quand même que les familles entrées tardivement à la mairie, c’est-à-dire au XVIII^e siècle, n’y ont fait que de brefs séjours (maximum de 68 ans pour les Decop) puisqu’aucune n’a atteint la Révolution. (cf. tableau 1 ci-dessous et graphique page suivante).

7La hiérarchie des « temps échevinaux », compte tenu de notre ignorance de la durée du passage à l’hôtel commun des premiers Binet et Leblanc, accorde quant à elle la palme aux Taschereau devant les Forget, Cottereau et Gatian, ce qui permet de souligner une nouvelle fois la prime accordée aux dynasties les plus anciennes, avec l’exception des Aubry qui, entrés tôt à la mairie (1617) n’y ont occupé une fonction que pendant 38 années (du moins si l’on s’en tient à l’Ancien Régime). Cependant le calcul de l’indice de concentration établi en rapportant le « temps échevinal » à la « phase échevinale », apporte quelques surprises.

8On constate en effet que si les Taschereau et les Forget se maintiennent aux deux premières places par rapport à leur classement du temps échevinal, les Cottereau et les Gatian rétrogradent de la 3^e et de la 4^e respectivement à la 8^e et à la 7^e – il est vrai que l’on manque d’informations sur la durée de l’échevinat de Guillaume Cottereau, le plus ancien représentant de la famille au corps de ville et de celui de Louis Gatian –, tandis qu’on trouve au 3^e rang les Baudichon très tardivement venus (1740) à la mairie.

9Par conséquent pourrait-on esquisser trois schémas dynastiques différents ? On distinguerait des familles qui ont bénéficié d’une mémoire longue de la part des électeurs bien que chacun de leur membre n’ait pas forcément été longtemps présent au corps de ville (type Gatian, Cottereau), la renommée de la dynastie ayant plus de poids que la personnalité des individus, d’autres familles ayant réussi à imposer une présence forte au corps de ville, mais pour une durée limitée, celles qui ont constitué un groupe de pression efficace sur le corps électoral, enfin un troisième type de familles, représenté par l’unique cas des Taschereau, qui ont su combiner les deux.

10Voyons maintenant comment se classent les « dynasties » en fonction de l’indice de cumul des fonctions, en affectant à chacune des charges exercées par un individu de la famille un coefficient, 4 pour la fonction de maire et 2 pour celle d’échevin6. Le classement privilégie évidemment les familles qui ont bénéficié de la faveur du pouvoir royal par le choix de plusieurs de leurs membres comme maires : c’est avant tout le cas des Cottereau qui se classent en première position, avec leurs 5 maires, mais aussi celui des Leblanc (4 maires). Pourtant se classe également en bonne position, au deuxième rang ex aequo, une famille qui n’a fourni qu’un seul maire mais six échevins, celle des Taschereau. Elle doit sa performance à la confiance de ses concitoyens plus qu’à la faveur royale. Il est à remarquer que deux des trois familles parvenues au XVIII^e siècle à l’hôtel de ville, les Verrier et les Baudichon, se classent au dernier rang, n’étant point parvenues au mairat vraisemblablement parce qu’elles n’ont pas eu le temps, ou l’occasion, de faire oublier la marchandise à laquelle elles tenaient fortement.

Les principales dynasties municipales tourangelles

11La dynastie la plus clairement constituée est celle des Cottereau, une famille de noblesse relativement ancienne détentrice de plusieurs seigneuries7. Elle compte 5 maires – dont 4 ont été aussi échevins – qui se sont succédé de père en fils à l’exception de la deuxième génération. Le premier à entrer à l’hôtel de ville fut Guillaume, seigneur du Vivier et de Courcelles, qui obtint de François Ier plusieurs commissions, notamment en Italie. Il devint échevin vraisemblablement au cours de l’année de 1519-15208 et fut maire en 1525-15269.

12Son petit-fils Claude figure dans la liste des 24 échevins choisis par Henri III en mai 1589 et il fut élevé au mairat dès le mois d’octobre, une fonction qu’il exerça pendant deux ans (1589-1591). Il avait épousé en premières noces, vers 1570, Marie Binet qui comptait dans son ascendance patrimoniale deux Jean Binet qui furent l’un et l’autre maires de Tours (respectivement en 1524-1525 et 1543-1544)10. Claude Cotterreau ne doit certainement pas son élévation à sa belle famille, mais au bon souvenir laissé par son grand-père et à la fidélité de ses ascendants patrimoniaux au prince : lui-même a été intendant des finances et des vivres en l’armée d’Henri III devant Paris en 1589 puis en celle du prince de Conti en Bretagne en 1592. Claude a également fait entrer son lignage dans le monde de l’office. Receveur des aides et tailles de l’élection de Tulle en bas Limousin, il a acquis une charge de trésorier de France au bureau des finances de Tours en 1577, puis un office de secrétaire du roi. C’est un personnage important capable, en 1592, de donner pour parrain à l’une de ses filles un duc de Ventadour (Anne de Lévis), gouverneur du Limousin, et pour marraine, Françoise de Bailleul, la femme du gouverneur de Touraine Gilles de Souvré.

13Dès lors chaque génération de Cottereau comptera un maire, en ligne directe. Le fils de Claude, César, président au siège présidial de Tours, une charge qu’il tenait de son beau-père Jacques Gaultier, maire en 1619-1621, sera même élevé au mairat deux fois, fait très rare à l’époque moderne, en 1627-1629 et 1641-164211. Son second mairat est fort clairement le fait du prince, car César avait obtenu une seule voix aux élections du 28 octobre 1641, ce qui le classait en 12^e position, bien loin par conséquent des trois premiers.

14L’office de président au présidial, comme le mairat, sera transmis de père en fils aux deux générations suivantes. Gilles, fils de César, élu à l’échevinage en 1672, sera maire pendant trois mandats, de 1672 à 1675. Enfin le fils de ce dernier, Gilles-Bertrand, sera élevé en même temps à l’échevinage et au mairat en 1718, mais il mourra brutalement le 4 mai 1719. Le célibat de Gilles-Bertrand est peut-être la cause majeure de la disparition du lignage des Cottereau du corps de ville. Bien qu’ils aient bénéficié successivement de cinq alliances échevinales, celle des Binet, des Gaultier, des Pallu, des Péquineau, et des Taschereau dans la famille desquels est entrée Madeleine, la sœur de Gilles, on peut penser que les Cottereau ne doivent leur fortune municipale qu’à leur fidélité au souverain et à la faveur que la dynastie en retira.

15Les Gatian constituent également une famille échevinale ancienne. Un de leurs représentants, prénommé Etienne, siégeait déjà à l’hôtel de ville antérieurement à la réforme de la fin du règne d’Henri III, mais comme simple « pair et conseiller12 ». Le premier échevin ne semble apparaître qu’en 1589 en la personne de Philbert Gatian, sieur de Vauligny, contrôleur des guerres, qui occupa la place jusqu’à son décès survenu en janvier 160713. Parmi les nombreux enfants qu’il a eus de son épouse Françoise Victor – au moins 16 ont été baptisés à Tours de 1575 à 1601 –, aucun ne semble parvenu à l’hôtel de ville. C’est une autre branche de la famille qui devait s’illustrer dans la carrière municipale. À l’origine, Bernard Gatian, conseiller à l’élection, qui pourrait être un frère de Philbert, et son épouse Catherine Desfrins (ou Defrains). Leur fils Jacques, baptisé le 11 mai 1560 à St-Vincent, trésorier des gardes du corps du roi, épousera Catherine Bouet la fille de Charles, échevin de 1589 pour le moins à 1597 et maire en 1596-159714, et de Françoise Goyet qui appartenait vraisemblablement à la famille échevinale15. À cette génération, la famille se renforce donc par des alliances prestigieuses avec au moins une et sûrement deux familles échevinales qui avaient compté des maires dans leur rang.

16Sans doute ces alliances ont-elles été pour quelque chose dans l’élévation à l’échevinage en 1652, et surtout au mairat en 1659, du fils de Jacques Gatian et Catherine Bouet. Prénommé Jacques comme son père, ce sieur de Lafons et de Vaudasnier, magistrat au siège présidial, épousa une certaine Renée Berziau qui lui donna entre autres enfants, Louis16, conseiller au siège présidial de Tours, qui fut élu comme échevin en janvier 1680.

17Louis Gatian eut successivement deux épouses, Perrine Devallence et Louise Delucz, mais c’est de ce second mariage seul que devait naître sa postérité échevinale en la personne de deux de ses fils. Le premier, Louis-Victor Gatian, magistrat comme son père et son aïeul – il fut conseiller au présidial puis lieutenant général de Touraine – fut échevin de 1719 à 1728. L’autre, François Gatian sieur de Clerambault contrôleur général au bureau des finances le fut de 1730 à 1740. Les deux frères avaient épousé des filles d’échevin : Louis-Victor prit pour femme en 1713 Marie-Anne Decop, fille de Pierre17, un marchand qui fut échevin de 1702 à sa mort – à la fin de 1709 ou au début de 1710 – par achat d’un des offices créés par Louis XIV. Quant à François, il avait épousé en 1711 Marie-Thérèse Preuilly, fille de Nicolas, un marchand lui aussi, maître ouvrier en soie, qui fit ultérieurement un passage éclair à l’hôtel commun en 1723-1724 où il avait acquis un office d’échevin alternatif. Ces alliances n’étaient pas vraiment de nature à favoriser la promotion échevinale des deux frères car leurs beaux-pères étaient de condition inférieure à la leur et n’avaient fait que d’assez brefs séjours à l’hôtel commun où, de toute façon, ils ne siégeaient plus lors de l’élection de leurs gendres.

18Titulaire du simple office de contrôleur général au bureau des finances, beaucoup moins prestigieux que celui de trésorier de France18, Gatian de Clérambault était très fier de ses ancêtres. Le 2 juillet 1730, alors que deux places d’échevins étaient à pourvoir, il avait été élu avec le même nombre de voix qu’un maître particulier des eaux et forêts du nom de Dumont, et une contestation s’éleva entre les deux hommes au sujet de la préséance. Dumont y prétendait comme « chef d’une juridiction royale », avançant que son rival n’avait qu’une charge de fonction et non de dignité, et même n’avait aucune fonction de juridiction. Gatian répliqua en affirmant d’une part que son office avait été uni et incorporé au bureau des finances, un corps qui a « toujours esté regardé comme une cour supérieure », ce qui le met « hors de tout parallèle avec des juridictions royalles », d’autre part qu’il appartenait à une famille « des plus anciennes et plus considérables de la ville19 ». Dans un mémoire produit à l’appui de sa requête il insiste sur sa « naissance plus marquée » que celle de son collègue : « Sans remonter à ses ayeuls parmy lesquels il pouvoit conter un lieutenant général et plusieurs magistrats, il suffisoit de remarquer qu’il estoit né pour ainsy dire dans l’hôtel de ville estant petit fils de maire, fils d’un échevin qui l’avoit été pendant trente ans [ en marge tous deux crs au présidial], et frère d’un conseiller qui sortoit de l’estre20. »

19Les Taschereau offrent un exemple plus achevé que les Gatian d’une dynastie à deux branches, celle des Baudry et celle des Tourelles ou des Pictières, qui a bénéficié de multiples alliances avec d’autres familles échevinales. Cette dynastie s’est sans doute un peu moins illustrée que celle des Cottereau si l’on considère qu’elle a donné à Tours un seul maire, cependant on peut dire qu’elle a fait preuve d’un bel acharnement dans sa volonté de présence à l’hôtel commun puisqu’elle a compté pas moins de 6 échevins sur un siècle seulement, de la régence de Marie de Médicis à celle de Philippe d’Orléans. La famille se distingue des Cottereau et des Gatian par son attachement à la marchandise : elle ne l’abandonnera qu’au XVII^e siècle, ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec son entrée plus tardive dans la carrière des honneurs municipaux.

20Le premier qui accéda à l’échevinat fut, en 1611, Michel I Taschereau, sieur du Breuil, marchand en drap de soie à Tours puis à Paris, lui-même fils d’un maître ouvrier en drap de soie prénommé Pierre et qualifié de marchand bourgeois de Tours. La cousine germaine de Michel I, Catherine Taschereau, fille de Jean, frère de Pierre et qui exerçait le même métier que lui, entra elle aussi dans l’orbite municipale en épousant Claude Goury, fils du greffier de l’hôtel de ville Jacques Goury et frère de Jacques, sieur du Plessis, qui fut échevin de 1609 à 1616. Ce dernier n’a sans doute pas été étranger à l’élévation de Michel I Taschereau puisqu’il était présent à l’hôtel de ville le jour de son élection21. Par contre, le mariage de Michel I Taschereau avec Jeanne, la sœur de Charles Boutault qui deviendra échevin en 1612 et maire en 1614 n’a pu favoriser sa carrière puisqu’il est entré au corps de ville un an avant son beau-frère ; toutefois cette alliance a pu être profitable à la génération suivante.

21Deux des fils de Michel I Taschereau furent échevins à leur tour : Jean I qualifié de marchand-bourgeois sur son acte de mariage, en 1608, mais qui au moment de son élection en 1636 – il avait 34 ans – avait acquis la seigneurie de Baudry et les charges d’avocat du roi puis de lieutenant particulier au présidial, et Michel II Taschereau, seigneur du Breuil, receveur des décimes, élu en 1657 seulement, à l’âge de 54 ans. Les deux frères avaient contracté, bien avant leur accession à l’échevinage, des alliances intéressantes qui ancrent solidement le lignage dans le monde des officiers municipaux. Jean avait épousé Marie Galland, la fille d’Aule, échevin (1589-1621) et maire (1597-1598), Michel II s’était uni à Catherine Gaultier, la nièce de Jacques qui fut maire de 1616 à 162122. En outre deux filles de Michel I ont épousé des échevins ou fils d’échevins : Catherine mariée, en 1615 au plus tard, à Pierre Boileau, qui selon toute vraisemblance est le fils de Jean Boileau, sieur de Molaville, échevin de 1597 à 1629, et Marie qui convola, avant 1617, avec Jean Patrix qui fut échevin de 1631 à 1651 – il put, par conséquent, participer à l’élection de son beau-frère Jean cinq ans plus tard – et qui devint maire en 1643-1644.

22Michel II fut à l’origine de la branche des Tourelles et des Pictières. Deux de ses fils furent échevins : Michel III et Pierre. Le premier, avocat au présidial et bailli de Marmoutier, qui acquit la seigneurie des Tourelles de son beau-père, Martin Delaunay, fut présent à l’hôtel de ville de 1686 à sa mort en 1697. Quant à Pierre, seigneur des Pictières à Vouvray, il fut élu en 1701 et démissionna peu avant sa mort survenue en décembre 1712.

23Dans la descendance de Jean I Taschereau de Baudry, il faut sauter une génération pour retrouver un représentant de la branche au corps de ville. En effet Gabriel I, le fils de Jean et de Marie Galland, grand maître des eaux et forêts au département de l’Anjou, Maine et Touraine, ne parut point à l’hôtel commun23. Il œuvra cependant au renforcement des liens familiaux avec le monde des officiers municipaux en épousant en 1644 Madeleine Cottereau, fille de César, le maire de 1627-1629 et 1641-1642, et de Jacqueline Gaultier. Il devait revenir à leur fils, Jean II Taschereau de Baudry, avocat du roi au présidial, d’être élevé, seul de sa lignée, au mairat qu’il exerça de 1678 à 1682, puis à l’échevinat de 1679 jusqu’à sa démission en 1701 en faveur de son fils Gabriel II.

24Jean II Taschereau de Baudry avait épousé en 1672 Nicole Françoise Collin, fille de Charles Collin seigneur du Chesne, qui fut échevin de 1668 à 1676. C’est dire que si le gendre ne succéda pas au beau-père dans sa charge d’échevin, la mémoire de ce dernier était encore très fraîche lorsque Jean II fut choisi pour maire deux ans plus tard.

25À cette époque la confiance du pouvoir était solidement acquise au clan Taschereau. Deux événements en font foi. C’est d’abord l’intervention de l’intendant et du gouverneur en faveur de l’entrée au sein du corps municipal de Gabriel II Taschereau de Baudry, fils de Jean et Nicole Françoise Collin. Lieutenant particulier au présidial, il avait obtenu en décembre 1699 les lettres de provision de la nouvelle charge de lieutenant de police. En tant que tel, il devait avoir séance au corps de ville et siéger à côté du maire, ce qui entraîna les protestations réitérées des représentants des deux grands chapitres de la ville, ceux de Saint-Martin et de la cathédrale Saint-Gatien, qui se voyaient dépossédés de ce privilège. Son père ayant démissionné, Gabriel II fut élu comme échevin à sa place le 26 mars 1701, à la suite, semble-t-il, de la pression des autorités royales, intendant et gouverneur24, et resta en fonction jusqu’à sa démission en 1713. Une autre intervention du gouverneur eut lieu en 1722, en faveur cette fois d’un frère de Gabriel, Jean III Taschereau de Baudry, chanoine prébendé et célérier en l’église Saint-Martin et abbé de l’abbaye royale de Fontaine-lès-Blanche. Il avait obtenu, le 4 novembre, le deuxième rang au nombre des voix lors de l’assemblée qui devait désigner trois candidats au mairat, ce qui montre que le corps électoral conservait une grande estime pour la famille et c’est lui que choisit le gouverneur pour occuper la place, mais le chanoine refusa cette charge.

26De 1701 à 1712 deux cousins Taschereau siégèrent donc ensemble à l’hôtel de ville, un de Baudry et un des Pictières. Ce furent les derniers de la lignée. Gabriel (II) devait être appelé dans la capitale pour de plus hautes fonctions, notamment celles de lieutenant de police de la ville de Paris en 1720, puis de conseiller d’État en 174025. Les enfants qu’il eut de son épouse Philippe Taboureau, fille de Louis, marchand et receveur du grenier à sel de Tours qui avait acquis une charge vénale d’échevin en 1705, semblent tous être nés à Paris. Parmi eux figurent deux garçons seulement, qui moururent très tôt, l’un dans l’année de sa naissance l’autre à 19 ans. La branche de Baudry s’éteignit donc d’elle-même. Quant à la branche des Pictières, ses représentants préférèrent le métier des armes à une carrière municipale jugée désormais insuffisamment glorieuse pour la lignée. Si les Taschereau forment bien une dynastie, on peut constater que, contrairement aux Cottereau, ils ont bénéficié à chaque génération d’apports intéressants par leurs alliances judicieuses avec les Goury, les Galland, les Boutault, les Gaultier, les Cottereau, les Collin, les Cazet.

27Autre exemple de famille échevinale à deux branches, celle des Aubry26 qui offre la particularité d’avoir survécu à la Révolution puisqu’on retrouve l’un des siens, Joseph-Robert Aubry-Patas27, à l’hôtel de ville de 1800 aux lendemains de la révolution de Juillet28. Elle était entrée à la mairie en 1617, ce qui induit une « phase échevinale » de plus de deux siècles (au moins 215 ans). Mais si nous nous en tenons à l’Ancien Régime cette phase n’excède pas 147 ans, puisque le mandat du dernier représentant de ce lignage, le maire Joseph-Jean s’est achevé en 176329. La densité de présence à l’hôtel commun de cette famille, son « temps échevinal », n’est d’ailleurs pas très forte. Elle atteint seulement 38 ans, ce qui s’explique surtout par le très court passage aux affaires de ses deux derniers officiers municipaux, Joseph qui fut maire pendant deux ans seulement de 1719 à 1721 et Joseph-Jean qui le fut à peine un an et demi en 1762-1763 sans avoir jamais été échevin. Par contre la famille a donné à Tours 2 maires au siècle des Lumières, alors qu’elle n’avait fourni que 2 échevins du Grand Siècle. Elle a donc parcouru un beau cursus honorum.

28Le premier à accéder aux honneurs municipaux est Gilles Aubry sieur de La Boutière, puis de Villiers, conseiller au présidial, un office qu’il avait hérité de son père, également prénommé Gilles30. Il a été élu échevin le 14 septembre 161731 et l’on comprend, à voir les parrainages de ses enfants qu’il était fort bien intégré dans la meilleure société. C’est ainsi que son fils Léonor, baptisé le 4 avril 1632 à St Pierre du Chardonnet, a eu pour parrain l’évêque de Chartres Léonor d’Étampes qui lui donna son prénom et pour marraine Françoise de Bonneau, épouse de Jean Leblanc de la Vallière. Près de 20 ans après que Gilles Aubry eût disparu de l’échevinage, son frère Adam y était élevé à son tour, le 28 octobre 164332. Il était alors revêtu du seul titre de sieur de Meslay, mais en 1629, dans l’acte de baptême de son fils Gilles – un prénom en honneur dans la famille – il se parait de ceux d’écuyer et d’« homme d’armes de la compagnie de Monseigneur frère unique de sa Majesté ».

29C’est la branche aînée, la descendance de Gilles II, qui devait perpétuer les liens de la famille Aubry avec l’échevinage. Léonor fils que Gilles eut de sa première épouse, Catherine Tonnereau33, fit une belle carrière professionnelle comme lieutenant criminel à Tours, puis maître des comptes à Paris et fit entrer son lignage dans le second ordre en acquérant une charge de secrétaire du roi34. Il ne fut pas élevé lui-même aux honneurs municipaux mais, en s’unissant le 3 février 1665 avec Marie Bigot, il épousait la fille d’un maire et échevin – Charles Bigot fut maire en 1660 et échevin de 1661 à 1672 – et la petite-fille, par sa mère, d’un autre magistrat municipal, Louis Foulon, maire de 1646 à 1648 et échevin pendant une dizaine d’années (de 1647 à 1657)35.

30Par son mariage, Léonor Aubry renforçait donc considérablement le prestige municipal de son patronyme et l’on n’est pas surpris d’apprendre que trois des enfants que lui donna Marie Bigot eurent des liens plus ou moins étroits avec l’hôtel de ville. Leur fille Louise-Thérèse épousa le fils d’un maire. Il s’agit d’Alexandre-Claude Le Feuvre de la Falluère36, grand maître des eaux et forêts de France au département de Paris, dont le père, Alexandre, trésorier de France au bureau des finances de Tours avait été le premier magistrat de la ville en 1668-1669, puis échevin de 1669 à sa mort en 1679. Alexandre Le Feuvre était aussi le gendre de François Paris prévôt et juge ordinaire de Tours qui fut maire en 1642-1643 et échevin de 1643 à 167737. Un des fils de Léonor Aubry, Joseph I, seigneur du Plessis, un magistrat comme ses ancêtres puisque lieutenant général de Touraine, reprit le flambeau municipal du lignage avec la double qualité d’échevin et de maire. Le roi l’éleva au mairat après que l’assemblée électorale l’ait placé, le 28 octobre 1719, sur la liste des trois candidats et il fut élu échevin à peine deux mois plus tard, le 23 décembre, en remplacement de François Belgarde qui venait de décéder, mais il démissionna de cette seconde charge le 31 juillet 1720 sans que nous puissions en savoir la raison38. Il avait épousé en 1706 Françoise-Elisabeth Aveline, la nièce d’un autre maire de Tours, Philibert Aveline, mais n’eut pas de postérité39.

31Un autre fils du couple Léonor Aubry-Marie Bigot, prénommé Joseph (II) comme son frère, mais sieur de La Gitonnière40, premier président au bureau des finances, épousa Jeanne Louise Marguerite Frotté, petite-fille par ascendance maternelle de François Milon, assesseur au présidial, maire en 1644-1645, et échevin de 1645 à 1669. Il devait appartenir à leur fils, Joseph-Jean, qui hérita de son père les seigneuries de La Gitonnière et du Plessis ainsi que la charge de président au bureau des finances, de maintenir la tradition édilitaire de la famille. Aux élections du 4 juillet 1762, Joseph-Jean obtint 31 voix, le même nombre que le premier échevin en exercice Thomas Cottereau, avocat en Parlement et au présidial de Tours, mais c’est lui que Choiseul, le gouverneur, désigna pour maire, sans doute en considération du lustre de sa famille41. Le 7 juillet 1749, Joseph-Jean Aubry avait épousé Catherine Verrier, la fille d’un négociant, Robert-Charles, qui fut élevé à l’échevinage le 5 juillet 1761. Cela ne put que servir le gendre dans son élévation à la mairie, le beau-père ayant bien participé à l’élection42. Les Verrier était d’ailleurs présents à l’hôtel de ville depuis la génération précédente, grâce au père et à l’oncle de Robert-Charles. Le premier Robert-René Verrier de la Touche, marchand, avait été échevin de 1706 à 1724, le second, François Verrier, marchand et garde de la monnaie, l’avait été au début de la première décennie du XVIII^e siècle, de 1701 à (semble-t-il) 1704. Tous deux avaient bénéficié de la vente des offices municipaux par Louis XIV. Enfin, le fils de Joseph-Jean, Joseph-Robert devait, je l’ai dit, renouer avec la tradition municipale par-delà la Révolution puisqu’il fut nommé sous le Consulat et l’Empire successivement adjoint en 1800, maire de 1801 à 1803, conseiller municipal en l’an XIII, une fonction qu’il conserva jusqu’en 1831 pour le moins (et vraisemblablement jusqu’à sa mort l’année suivante).

32Au total la famille Aubry a bénéficié d’alliances matrimoniales intéressantes au service de ses ambitions municipales puisqu’elle est l’alliée d’au moins huit autres familles représentées à l’hôtel de ville sous l’Ancien Régime, les Aveline, Bigot, Foulon, Forget, Le Feuvre, Milon, Paris, Verrier, et sans doute Galand.

33La famille Hubert a été représentée à l’échevinage par trois de ses branches issues du patriarche Simon Hubert, sieur de Bel-Air, qualifié de marchand-bourgeois, et de son épouse Marthe Boileau43. Dès la génération suivante les fils abandonnent la marchandise pour l’office. Un des aînés, Nicolas, baptisé le 13 novembre 1632, devient conseiller au bailliage-présidial et il est élevé à l’échevinage en 168144. De son mariage avec Catherine Dorisse naîtra Nicolas-François Hubert, sieur de La Rigaudière, qui achètera un office d’échevin en 1708. En fait, tout en étant propriétaire de son office, Hubert de La Rigaudière a été élu par la compagnie le 12 septembre 1708 comme successeur du défunt François Milon des Essards, cette charge devant faire partie des 12 offices d’échevins créés par l’édit du mois de janvier 1704 qui avait été réunis au corps de ville45.

34Une autre branche de la famille Hubert fut honorée du mairat en la personne de François, fils de Simon et de Marthe Boileau, de dix ans ou presque le cadet de Nicolas puisqu’il a été baptisé le 6 mars 1642. Comme Nicolas, François Hubert avait délaissé la marchandise. Il avait fait des études de droit puisqu’il était avocat et avait acquis un office de conseiller en l’élection, avant d’acheter une charge de trésorier de France au bureau des finances de Tours. Il fut élu à la première magistrature municipale le 28 octobre 1686, alors que son frère Nicolas siégeait comme échevin, mais lui-même ne fut jamais échevin46.

35Une troisième branche de la famille a été représentée à l’hôtel de ville. Celle-ci descend de Gabriel Hubert, frère de Nicolas et de François. Baptisé en 1635 (le 17 avril), Gabriel était donc le cadet du premier et l’aîné du second. Il avait repris le négoce paternel – il est désigné comme marchand bourgeois sur l’acte de mariage de son frère François, le futur maire, le 29 février 1672 – mais lui aussi délaissa la marchandise pour acheter une charge de trésorier de France au bureau des finances de Poitiers. Son fils, Louis Hubert sieur de l’Auberdière à Vouvray, trésorier de France à Tours, eut de sa femme Charlotte Drouin, un fils, Charles-Louis Hubert de L’Auberdière qui opta pour la carrière militaire : il fut lieutenant de vaisseau au département de Rochefort. Sous le régime de la réforme de L’Averdy, il fut élu conseiller de ville le 2 juillet 1765 et promu échevin un an plus tard, mais il ne parut guère à l’hôtel de ville, vexé qu’on lui ait refusé la première place de conseiller malgré le rang social de sa famille47. Par le mariage de Charles-Louis avec Marie-Anne Gatian, les Hubert firent entrer dans leur alliance deux autres familles échevinales, puisque Marie-Anne était la fille de l’échevin Louis-Victor Gatian et de Marie-Anne Decop, elle-même fille de l’échevin Pierre I Decop, et sœur d’un autre échevin également prénommé Pierre (II). Un des fils du couple formé par Charles-Louis Hubert et Marie-Anne Gatian prénommé Charles-Louis comme son père et qui embrassa également une carrière militaire48, représenta encore la famille à la mairie de Tours au début de la Révolution : il fut élu comme notable le 11 février 1790, une fonction qu’il exerça un an jusqu’à sa démission du 28 février 179149. À la fin du XVIII^e siècle, l’alliance des Hubert était elle-même recherchée : Alexandre Hubert de Taillé, le frère du précédent, épousa en 1787 Marie Jeanne Benoît de La Grandière nièce d’Etienne Jacques de La Grandière, le dernier maire de Tours sous l’Ancien Régime.

36La famille Decop fait figure de nouvelle venue au corps de ville au tout début du XVIII^e siècle. Elle fait partie de ces lignées marchandes dont l’élévation a été permise par la mise en vente des offices municipaux à la fin du règne de Louis XIV50. Deux membres de cette famille profitèrent en effet de l’aubaine. Le premier fut René (I) Decop qui acquit en 1701 un office d’échevin qu’il conserva jusqu’à sa mort douze ans plus tard. Qualifié de marchand-bourgeois, il était né en 1667 d’un père qui portait le même prénom et exerçait la même profession et de son épouse Claude Daguindeau, fille d’un marchand elle aussi51. Le grand-père, Martin Decop, avait déjà fait preuve de sa soif de reconnaissance sociale par le titre qu’il arborait de sieur de la Farinière et l’acquisition d’un office de la Maison de la reine52. Le petit-fils progressa dans cette voie. C’est encore la fille d’un marchand-bourgeois qu’il épousa, Jeanne Soulas, mais il acquit en 1710 une charge de trésorier de France, entamant par conséquent le processus d’accession du lignage à la noblesse53. Son, frère, Jean Decop avait également quitté la marchandise puisqu’il possédait un office d’auditeur à la chambre des comptes de Paris.

37Pierre I Decop sieur de Monconseil, marchand lui aussi, cousin du précédent semble-t-il mais sans que l’on puisse préciser davantage, obtint d’abord, le 17 septembre 1702, les provisions d’un office de conseiller assesseur créé par l’édit de mai de cette année puis acquit dans la foulée une charge d’échevin54. Il exerça cet office jusqu’à sa mort, à la fin de l’année 170955. Chacune des deux branches familiales compta un autre représentant à l’hôtel de ville. Le fils du sieur de Monconseil, prénommé Pierre (II) comme son père, titulaire de l’office de lieutenant particulier au bailliage-présidial depuis 1705, obtint de l’assemblée électorale la place d’échevin laissée vacante par le décès de son père56. Il devait exercer la charge jusqu’à la dissolution de la municipalité en 172457.

38La famille Decop resta une quarantaine d’année absente de l’hôtel de ville. C’est en effet seulement en 1765 qu’un des fils de René (II) Decop et de Jeanne Soulas, Jean Decop, seigneur de Pocé, fut élevé au mairat alors qu’il avait atteint 65 ans. Après un passage dans l’armée comme capitaine de cavalerie, il avait été nommé en 1740 avocat du roi au bureau des finances, charge qu’il résigna en 176258, et avait épousé au début de l’année 1741 Angélique Dauphin, la fille d’un bourgeois de Tours, lui-même issu d’un conseiller au présidial. La rupture de la famille avec l’univers de la marchandise était maintenant bien consommée, mais le souvenir en était sans doute encore trop présent, ce qui peut contribuer à expliquer pourquoi Jean Decop semble avoir longtemps brigué les honneurs municipaux alors qu’ils étaient déjà fort décriés de la véritable noblesse à cette époque : en l’absence d’informations sur d’éventuelles candidatures au mairat, le fait qu’il ait été placé par quatre fois – en 1754, 1758, 1762 et 1764 – parmi les trois sujets proposés au roi pour occuper le poste pourrait être révélateur de ses aspirations. Un doute naît cependant d’une lettre adressée par Choiseul au corps de ville au lendemain des élections de 1764, qu’il s’était permis de casser sous prétexte de « brigues » et « cabales », pour imposer son protégé, le lieutenant général Jacques Cormier de La Picardière, originaire d’Amboise, arrivé seulement en cinquième position lors du scrutin. Le gouverneur de Touraine dit en effet qu’il a exclu Decop de Pocé à sa propre demande. Cette attitude qui paraît contredire mon affirmation précédente, pourrait s’expliquer en fait par la pression du corps des officiers supérieurs du bureau des finances, très opposés à la présence d’un des leurs au sein d’une municipalité qu’ils jugeaient dévalorisée par « l’invasion marchande » évoquée plus haut. Decop était peut-être tiraillé entre son ambition personnelle et la position de principe du bureau des finances59. Toujours est-il qu’il ne refusa point la place de maire lorsqu’une double circonstance favorable se présenta en 1765 : la mise en œuvre de la réforme de L’Averdy qui obligea à de nouvelles élections, le 1^er juillet, et l’abandon par Choiseul, de son protégé Jacques Cormier de La Picardière qui donnait sans doute déjà des signes de l’aliénation mentale qui se manifestera lors des audiences de la fin de sa carrière60.

39On peut dire que le lignage s’est créé de ses propres forces un destin municipal, car il n’a pas bénéficié de beaucoup d’alliances intéressantes. Certes le second sieur de Monconseil avait épousé Catherine Royer, fille d’un échevin, Jacques-Julien, titulaire des deux offices de conseiller au bailliage-présidial et trésorier de France61, mais le beau-père fut sans doute plus utile au gendre dans le domaine professionnel, puisque Pierre II Decop lui succéda dans la charge de trésorier de France, que pour sa carrière à l’hôtel de ville où il prit prit tout naturellement la suite de son père récemment décédé62. Le destin municipal de la famille Decop devait disparaître avec Jean qui mourut en 1780 sans postérité.

40Terminons par l’évocation d’un cas qui se situe aux antipodes du modèle dynastique, celui de Michel Tarteret, sieur du Pontceau, conseiller au bailliage et siège présidial. Seul membre de sa famille patronymique à parvenir à l’hôtel de ville, il fut échevin pendant une quarantaine d’années couvrant la presque totalité de la deuxième moitié du XVII^e siècle (1655-1696) et accéda au mairat en 1662-1663. Cet exemple est intéressant car il montre comment un individu peut devoir sa promotion aux alliances matrimoniales de ses ancêtres.

41En effet la grande particularité du destin municipal de Michel Tarteret est qu’il semble être redevable aux femmes d’une bonne partie de sa fortune, à commencer par sa mère Anne Pallu. Est en cause, en fait, non pas le père d’Anne, Innocent Pallu, mais son oncle Etienne I Pallu – tous deux étaient greffiers au bureau des finances – qui avait été échevin de 1602 à 1628 et fut élevé au mairat pour les deux années 1611-1613. Sa seconde épouse, la tante d’Anne par conséquent, Suzanne Gault, était la fille d’Eustache, échevin dès 1589 pour le moins, sieur de La Brillaudière, auditeur à la chambre des comptes de François, duc d’Anjou et maire dans l’année 1595-1596, et la nièce de Jean Gault, sieur de Boisdenier, frère d’Eustache, qui fut également échevin de 1592 à 1598 et maire en 1607-1608.

42D’autre part l’oncle et la tante d’Anne, Etienne Pallu et Suzanne Gault, lui donnèrent un cousin germain, cousin en second par conséquent de Michel Tarteret, Etienne II Pallu qui fut lui-même échevin à la suite de son père, de 1628 à 1670, et qui devait être élevé au mairat en 1629-1630. Par son mariage avec Marguerite Gaultier, Etienne II Pallu faisait entrer dans la nébuleuse familiale le père de Marguerite, Jacques Gaultier qui avait été maire en 1619-1621. En outre deux beaux-frères de Marguerite ont eu une carrière municipale, César Cottereau, époux de Jacqueline Gaultier, maire par deux fois en 1627-1629 et 1641-1642, lui-même fils de Claude Cottereau, nommé échevin par Henri III en 1589 et maire en 1590-1591, et Charles Péquineau, maire en 1636-1637, époux de Catherine Gaultier.

43Deux sœurs d’Etienne II se sont alliées à des familles scabinales tandis qu’une troisième engendrait l’épouse d’un futur maire. L’une d’elles, prénommée Anne se maria en effet à Thomas Bonneau, fils de Thomas échevin de 1598 à 1638, maire en 1604-1605, et dont le beau-père Claude Robin avait lui même été échevin dans les années 1580. Sa sœur Claude épousa Thomas Bedacier, fils de Thomas, échevin de 1614 à 1633 et maire de 1624 à 1626. Enfin Suzanne, l’aînée des enfants du couple formé par Etienne Pallu et Suzanne Gault semble-t-il, eut de son mariage avec Pierre Hardy une fille, prénommée Suzanne comme sa mère, qui devait épouser Jacques Bouet, échevin de 1651 à 1673 et maire en 1645-1646. Jacques était le fils de Charles Bouet, échevin de 1589 pour le moins à 1597 et maire en 1596-1597. Il était aussi le frère de quatre jeunes femmes qui ont donné naissance à des enfants, tous futurs magistrats, qui ont siégé au corps de ville avant ou pendant le passage de Michel Tarrteret à l’hôtel commun et donc ont pu faciliter son accession à l’échevinat ou sa promotion au mairat63.

44Alors qu’il est, je l’ai dit, le seul individu de sa famille patronymique à avoir siégé au corps de ville, Michel Tarteret, est l’un de ceux qui comptent le plus d’officiers municipaux dans ses alliances, peut-être même détient-il le record absolu. Sans doute n’est-il apparenté par le sang qu’à deux échevins-maires, Etienne Pallu père et fils qui sont ses grand-oncle et cousin, mais si l’on compte les alliés les plus proches de ses parents, c’est-à-dire les beaux-pères de ses cousins et cousines, on en recense trois de plus et en ajoutant les alliés de la seconde couronne on dénombrerait au moins 19 officiers municipaux dans la parentèle élargie de Michel Tarteret (un échevin et 18 maires dont 13 furent aussi échevins). Pareille comptabilité n’a peut-être pas grand sens. Je me demande pourtant si Michel Tarteret n’a pas bénéficié du prestige conservé par cette parentèle dans la mémoire collective des notables composant les assemblées électorales au temps du Grand Roi, s’agissant même d’alliances éloignées dans le temps, comme celle des Bonneau ou des Gault, voire de liens collatéraux ténus avec des familles prestigieuses, les Gaultier ou les Péquineau. Je remarque en tout cas que lorsque Michel Tarteret fut élu à l’échevinat en 1655 aussi bien que lorsqu’il fut promu au mairat, quatre de ses alliés siégeaient au corps de ville : Etienne II Pallu, François Milon, Jacques Bouet et Jacques Gatian.

45Le cas Tarteret pourrait s’articuler sur le type de la parentèle conjuguée sur les deux modes distingués par Guy Saupin. D’une part le mode vertical, avec glissement des honneurs municipaux d’une famille à l’autre au bénéfice du seul Michel, ce qui ne signifie pas qu’il y ait eu translation au détriment des familles alliées, mais plutôt intégration, d’ailleurs sans lendemain, des Tarteret à la nébuleuse du noyau dur des familles scabinales. D’autre part le mode horizontal, caractérisant les familles qui ont bénéficié de la présence au corps de ville de plusieurs parents ou alliés contemporains. En tout cas, l’exemple des Tarteret montre l’intérêt qu’il y aurait à établir la généalogie de toutes les familles patronymiques ayant eu accès au corps de ville et pas uniquement des « dynasties », une entreprise malheureusement impossible à mener seul dans un délai raisonnable.

La parenté dans le renouvellement du corps de ville de Nantes au XVIII^e siècle

Contextualisation de la période et profil social du corps de ville

46L’intérêt d’une analyse des conditions sociales du renouvellement du corps de ville de Nantes sur la période 1748-1762 renvoie à l’observation des stratégies des individus et des familles dans une phase historique de restauration des libertés électorales traditionnelles, après les lourdes perturbations créées par la politique fiscalo-officière de la monarchie durant la première moitié du XVIII^e siècle64, au sein d’une forte affirmation de la logique administrative de la monarchie. En 1748, l’intendance a organisé en Bretagne le rachat de la plupart des offices vacants65, en rétablissant ainsi à Nantes le système mis en place depuis 1598, additionnant une cooptation d’éligibles par les maires et les échevins servants et sortis de charge, un classement dévolu à une assemblée générale d’électeurs et un contrôle royal sur les personnalités présentées66. À l’intérieur de ce triple filtre, tous les relais protecteurs des individus qui ambitionnaient de s’intégrer au bureau de ville pouvaient être mis en action. S’instaurait ainsi un équilibre tout en nuances entre les jeux d’influence dans l’oligarchie nantaise et la pression modulée de l’administration royale qui surveillait de près la désignation des maires tout en laissant plus de liberté dans celle des échevins, dans un type de tutelle privilégiant la concertation pour éviter les conflits.

47Normalement, cette procédure demeurait sous le contrôle officiel du commandant en chef en Bretagne, qui s’appuyait en réalité sur le travail d’information mené par l’intendant et son subdélégué. Toutefois, l’environnement politique breton prit une coloration spécifique à cette période avec la nomination du duc d’Aiguillon au commandement provincial de 1753 à 1769, ce qui eut pour effet de rejeter dans l’ombre plus que d’ordinaire la personnalité de l’intendant67. La période retenue correspond à la présidence du bureau de ville de deux maires, avec d’abord Mathurin Bellabre, sénéchal et président du présidial de la ville (1748-1754), puis Jean-Baptiste Gellée de Prémion, avocat en parlement, et surtout subdélégué de l’intendant pour la ville de Nantes (1754-1762)68.

48Pour les commissaires royaux, si la perspective globale était bien d’assurer une bonne police urbaine susceptible de garantir la paix sociale dans le royaume, l’enjeu essentiel restait de garantir les capacités fiscales d’un foyer de richesse en augmentation rapide grâce au grand commerce colonial au service du trésor royal, tout en s’assurant la fidélité de communautés dont les délégations formaient le tiers à l’assemblée des trois ordres de la province. Or le caractère autoritaire et impulsif du duc d’Aiguillon enclencha un processus de crise entre l’administration monarchique et les États provinciaux, plus ou moins soutenus par le parlement de Rennes, dont les principaux épisodes, connus sous le nom d’Affaire de Bretagne69, se sont prolongés jusqu’au rappel du duc en 1769. La recherche de l’appui du tiers pour contrer le foyer oppositionnel formé par la petite noblesse aux États est ainsi devenue une priorité politique majeure.

49Soixante ans après l’introduction de l’intendance en Bretagne, il paraît intéressant de se demander si ce climat de tension a pesé sur le mode habituel de tutelle laissant une large initiative à l’autogestion de l’oligarchie, soit dans une régression par réflexe centralisateur défensif, soit au contraire dans une politique de consolidation stratégique d’une alliance classique. Dans un cas comme dans l’autre, il convient d’observer avec la plus grande précision les caractéristiques du capital social mobilisé par ceux qui sont parvenus à se faire ouvrir toutes les portes qui mènent au corps de ville.

50La période retenue permet d’étudier deux maires et 33 échevins, soit 34 familles puisque Pierre Bellabre est établi échevin (1750-1753) sous la direction de son cousin germain Mathurin. Si les deux maires relèvent professionnellement du monde juridique – Mathurin Bellabre comme sénéchal et président du présidial, Jean-Baptiste Gellée comme avocat en parlement –, l’ensemble du corps municipal reflète nettement l’importance grandissante des activités commerciales dans la croissance nantaise du XVIII^e siècle70. La pression de l’administration s’avère assez fluctuante, dans une oscillation entre libéralisme et reprise en main. Elle est plus souple en 1748 où le pouvoir royal entérine le choix le choix nantais en faveur du premier juge royal, fonction ouvrant classiquement sur la direction du bureau de ville au XVII^e siècle, mais entachée de suspicion depuis les rapports exécrables entre le sénéchal Louis Charette de La Gascherie et le subdélégué-maire Gérard Mellier dans les années 172071. Elle est plus raide en 1754 quand la promotion du subdélégué Gellée relève de la candidature officielle.

51Sur 19 échevins venant de l’horizon commercial, quinze sont identifiés dans les archives comme des négociants alors que quatre autres sont enregistrés comme marchands de draps et soie. Cette répartition correspond parfaitement à la conception oligarchique qui prévaut depuis toujours dans la composition du corps de ville, avec une rigueur encore plus affirmée depuis les années 1720 lorsque la recherche d’honorabilité a été réaffirmée à propos du consulat commercial ou de l’encadrement de la milice bourgeoise. Face à cette majorité, une minorité de treize échevins non commerçants montre que le temps n’est plus aux majorités marchandes écrasantes comme sous le règne de Louis XIV, lorsque la désertion des officiers des comptes avait entraîné celle des officiers du présidial et celle des avocats. Le rétablissement de l’horizon professionnel juridique n’est pourtant pas une simple restauration des réalités du début du XVII^e siècle puisque le mouvement profite beaucoup plus aux huit avocats qu’aux membres du présidial (deux conseillers et un avocat du roi), auxquels viennent s’ajouter un maître des eaux et forêts, un notaire royal et un docteur en médecine.

52Ce substrat social marchand sur lequel repose la distribution du pouvoir urbain est encore mieux perceptible en intégrant les situations professionnelles des deux générations précédentes, ce qui souligne la force d’une dynamique sociale, le glissement de la marchandise au monde robin représentant pour bon nombre de familles une réelle promotion sociale. Sur les 32 pères dont la profession est identifiable, 22 s’activent dans le commerce : douze sous l’appellation neutre de marchand, trois sous le vocable plus valorisant de négociant, et sept sous la mention de marchand de draps et soie. Pour ce dernier exemple, la comparaison des deux générations montre une stabilité dans quatre cas et une progression vers le rang de négociant dans trois autres cas. De même, il est possible de séparer l’ensemble des douze marchands selon la même logique de progression familiale. Sept appartiennent à des familles négociantes entreprenantes, dont la logique d’affirmation est connue au XVIII^e siècle, alors que cinq autres ont permis à leur fils de muter du commerce vers l’exercice de charges judiciaires, à l’exemple des Bellabre qui enchaînent négoce et offices de sénéchal et de président du présidial72. Il est plus imprudent de prétendre tirer des conclusions de la génération des grands parents étant donné le grand nombre d’incertitudes. Sur les 20 cas analysables pour les grands-parents paternels, l’horizon commercial affiche une réelle prépondérance avec 14 exemples dont deux marchands à la Fosse, deux marchands de draps et soie et un droguiste, contre cinq robins (deux avocats, deux notaires, un huissier) et un médecin. Pour les grands-pères du côté maternel, encore quinze marchands, dont un maître pâtissier dont le petit-fils tient l’office de maître des eaux et forêts, sur les 18 exemples disponibles. L’importance du soubassement marchand et de la dynamique sociale dans l’intégration au corps de ville est bien symbolisée par les ascendances des deux maires. Mathurin Bellabre est le fils d’un négociant anobli par achat de l’office de secrétaire du roi, et le petit-fils d’un marchand. Jean Baptiste Gellée, avocat et rentier, est le fils d’un conseiller à l’amirauté et le petit-fils d’un marchand.

Parenté et solidarités corporatives dans la promotion municipale

53L’importance du principe de cooptation dans la composition des listes d’éligibilité, à la base du système de reproduction de l’oligarchie municipale, laisse à penser que les notables qui pouvaient le plus bénéficier de la protection de parents à l’intérieur même de l’institution disposaient d’un avantage certain sur leurs rivaux qui prétendaient au même honneur, sans pouvoir mettre en avant une tradition lignagère au service de la ville. Comme cette première sélection revenait au grand bureau, c’est-à-dire à l’incarnation la plus parfaite du corps de ville rassemblant les maires et échevins servants et sortis de charge, la présence effective de parents directs ou alliés devait représenter la plus sûre des garanties. On ne saurait toutefois négliger l’impact de la mémoire civique, au service de notables pouvant se ranger sous le prestige d’ancêtres décédés ayant illustré plus ou moins une inclination familiale pour les responsabilités municipales. Les notables dépourvus de tels antécédents pouvaient néanmoins faire valoir les engagements personnels ou familiaux dans les autres services publics, plus ou moins positionnés en relais de l’action municipale tels que l’encadrement des compagnies de milice bourgeoise, les fabriques paroissiales, la participation à la gestion des hôpitaux ou l’élection au consulat du commerce, de plus en plus indépendant du corps de ville jusqu’à sortir de l’hôtel de ville pour s’installer à la bourse en 1754.

54Dans la mesure du poids relatif de la dimension lignagère dans la cooptation, il est important de distinguer la protection de la famille de sang des appuis apportés par les alliés. En se limitant à la dimension patronymique du lignage, sept élus, dont les deux maires, sont fils d’échevins. Seul le père de Pierre-Antoine Espivent est encore vivant lorsque son fils intègre le bureau servant en 1753. Le maire Mathurin Bellabre devient maire en 1748 très peu de temps après le décès de son père, et il en est de même de l’échevin Germain Laurencin en 1749. Lorsque le maire Gellée et trois autres échevins sont élus, leur père est décédé depuis plus longtemps. Trois échevins peuvent revendiquer une continuité avec un grand-père, soit dans une continuité parfaite comme Laurencin ou en sautant une génération comme Fleurant Bernier ou François Libault.

55Trois ont eu un frère aîné qui les a précédés dans l’échevinage. Denis Cottineau a un frère échevin de 1731 à 1735, et celui de Jean-Baptiste Gellée est resté de 1740 à 1748 suite aux perturbations apportées par la politique officière. Ces derniers sont ainsi au premier rang pour pousser la candidature de leur frère cadet. Au-delà de cette parenté proche, sept échevins peuvent aussi faire valoir le souvenir d’un mandat antérieur d’un oncle ou d’un cousin, mais seuls Joseph Lory et Pierre Bellabre peuvent compter sur eux pour la présélection car les autres sont déjà décédés à la date fatidique.

56Au total, ce sont ainsi seize élus sur 35 qui peuvent s’honorer d’une parenté directe déjà associée au gouvernement urbain, mais il ne s’agit d’une présence physique réelle que pour sept d’entre eux seulement. Il est à noter que onze relèvent des fonctions marchandes tandis que quatre seulement exercent des professions de type juridique. La suprématie des marchands sur l’échevinage depuis le début du règne de Louis XIV fait ici sentir ses effets de façon quasi mécanique. Même si depuis les années 1730 la tendance est à la diversification des origines professionnelles, le poids du passé sur le présent pèse nettement dans la cooptation en faveur du commerce.

57Les protections pouvaient naturellement venir des familles alliées. Cinq édiles, dont le maire Gellée, disposaient ainsi de ressources dans la famille de leur mère, mais tous ces parents étaient déjà décédés au moment de leur intégration au bureau de ville. Reste une réputation, comme par exemple pour Germain Laurencin, neveu par sa mère du célèbre Gérard Mellier, subdélégué-maire de Nantes de 1720 à 1729. Dix échevins ont pris leur épouse dans une famille déjà liée à la municipalité. Pour cinq d’entre eux, la présence des beaux-pères au grand bureau est effective et la potentialité d’influence réelle. Elle est plus virtuelle pour les cinq autres, car le décès des échevins précède leur nomination, surtout pour Laurencin dont le beau-père est mort en 1727. Six échevins ont aussi des protections possibles du côté de leurs beaux-frères, avec quatre maintiens dans le grand bureau contre une disparition antérieure et une situation indéterminée par manque de données. Cinq échevins disposent des mêmes relais du côté des familles des belles-sœurs, avec sans doute quatre maintiens dans le corps de ville contre deux disparitions prématurées. Une protection plus éloignée mettant en jeu des liens de cousinage intéresse quand même sept échevins, dont seulement deux décédés avant la nomination.

58Au total, 19 édiles disposaient dans cette phase de protections issues d’alliances matrimoniales, principalement par le biais d’une ou deux unions, quelquefois trois comme dans le cas de François Lory, Pierre-Michel Portier et Roland Thiercelin. Restent donc seize promus qui ne disposaient pas de tels avantages, ce qui est loin de constituer une minorité négligeable.

59En complément de la couverture de la parenté édilitaire, l’exercice de charges publiques était un excellent moyen de se distinguer, en alliant honneur personnel et service de l’intérêt général. Le réseau milicien restait certainement celui qui était le plus intimement associé à la vie municipale, tant pour les services en matière d’aide à la police ordinaire que pour l’intégration à la symbolique politique urbaine. Malgré l’augmentation du nombre de compagnies dans les années 1720, on ne relève que deux élus dont la distinction comme capitaine milicien ait pu les avantager. Il est impossible de mentionner ici les deux maires dont la promotion à la tête de la milice comme colonel est liée à leur sélection comme maire et non l’inverse. Ceci tient certainement au décrochage résultant du contraste entre une rotation rapide dans l’échevinage et une nomination viagère à la tête des compagnies miliciennes.

60La villle était découpée en quatorze paroisses, chacune disposant de son conseil de fabrique composé du recteur, des juges résidant sur la paroisse, de deux ou trois trésoriers appelés fabriqueurs, ainsi que de douze notables choisis parmi les anciens fabriqueurs. Les relations se sont distendues avec le bureau de ville depuis le XVI^e siècle où beaucoup de problèmes de police, d’assistance et de levées financières passaient par cette structure. Les recherches n’ont pu dégager que quinze exemples de passage dans une trésorerie paroissiale, dont quatorze avant la sélection au bureau de ville. Ceci caractérise surtout les négociants (9) et les marchands de draps et soie (3), contre deux avocats et un médecin. Cette distribution sociale explique que les exemples soient tous relevés dans trois paroisses seulement (Saint-Nicolas, Saint-Saturnin et Sainte-Croix), toutes liées à une concentration des activités portuaires et boutiquières.

61Même si l’époque étudiée connaît la poussée la plus accentuée des rivalités institutionnelles entre la municipalité et le consulat, la première essayant en vain d’empêcher l’émancipation du second, le jeu traditionnel entre les types de fonction dans les ascensions des individus n’en est guère affecté Pour les hommes du commerce, le passage par le tribunal commercial est une marque de reconnaissance importante de la réussite personnelle ou de la notoriété établie d’une famille dans les affaires. C’est la charge de consul qui peut jouer le rôle de tremplin vers le bureau de ville car, sur les quatorze échevins honorés de cette fonction, douze l’ont été avant contre deux seulement après leur mandat échevinal. Ce cheminement paraît essentiel puisqu’il se rapporte à douze négociants sur quinze et à deux marchands de draps et soie sur quatre. Par contre, l’accès à la fonction supérieure de juge consul ne s’effectue normalement qu’après le passage au bureau de ville, sauf exception comme celle de Germain Laurencin, la seule parmi les neuf promotions relevées.

62Huit familles sur 34 font figure de lignage plus spécialement investis dans la vie municipale nantaise puisqu’ils ont donné au moins trois de leurs membres au corps de ville. Deux lignées marchandes y sont même représentées par quatre membres.

63Les Lory se sont distingués comme marchands de draps de soie au XVII^e siècle avant que certains d’entre eux ne glissent vers le grand commerce de mer, tout en y associant des activités bancaires comme Gabriel Lory sous le règne de Louis XIV73. Deux branches fort liées consolident l’ensemble parental grâce au mariage de Pierre II Lory, marchand à la Fosse, et de Marie Lory, fille de Claude I, juge garde de la corporation des marchands de drap de soie. Les responsabilités échevinales sont réparties dans les deux branches, avec une première distinction en 1659-1662 pour Jean Lory, marchand de drap de soie, mais aussi désigné localement comme directeur de la compagnie des Indes en 1665, puis une seconde pour son petit-neveu Claude II, négociant, en 1724-1727, suivie des promotions de deux frères, Joseph et François, tous deux négociants, fils du marchand-banquier Gabriel, et petit-fils du premier échevin. Le premier, déclaré comme négociant et banquier, installé d’abord dans une commission d’assesseur en 1736, après la troisième création officière de 1733, est élu échevin de 1738 à 1741. Son frère cadet, lui aussi négociant, représentant pendant un temps de la nation française à Bilbao, acquéreur d’une charge anoblissante de secrétaire du roi à la grande chancellerie avant son mariage en 1741, ne reste qu’un an à l’échevinage de 1748-1749 lors la restauration du système électif après le rachat municipal des offices imposé par le pouvoir royal, peu de temps avant sa faillite de 1754. Le lien avec l’échevinage s’établit sur quatre générations dont une de suspension.

64Les Cottineau offrent l’exemple d’une autre configuration, même si la responsabilité échevinale court aussi sur trois générations74. Un premier bloc est fourni par la succession d’un père, Julien Cottineau, marchand de draps de soie, échevin de 1709 à 1712, et de ses deux fils négociants, René, échevin de 1731 à 1735, suivi de Denis, échevin de 1748 à 1750. Le lien de parenté exact avec François Cottineau, procureur du roi à l’amirauté, échevin de 1785 à 1788, est resté jusqu‘ ici difficile à préciser.

65Dans les lignées à trois membres, le schéma le plus simple est le fait des Laurencin où un grand-père, un père et un fils se succèdent en ligne directe sur trois générations, avec des mandats échevinaux en 1688-1691, 1702-1705, 1749-1752. Pour les Gellée, il s’agit d’une continuité entre un père et ses deux fils, le conseiller à l’amirauté Charles Gellée étant échevin de 1720 à 1723, son fils aîné Godefroy demeurant longtemps dans le bureau de ville (1740-1748) par suite de suppression des élections pour inciter à l’acquisition des offices, avant que son cadet Jean-Baptiste ne devienne maire de Nantes de 1754 à 1762, avant d’y revenir de 1776 à 1782, établissant ainsi le record de longévité pour un maire d’Ancien Régime.

66La continuité des Bellabre est également bien marquée sur deux générations, avec une première expérience échevinale (1714-1718) pour Mathurin I, marchand droguiste devenu négociant signant sa réussite par l’achat de l’office de secrétaire du roi à la chancellerie de Bretagne en 1730, suivie de la promotion au poste de maire de son fils Mathurin II, sénéchal et président du présidial, pour trois mandats courant de 1748 à 1754, mais aussi de son neveu Pierre, fidèle au négoce, échevin de 1750 à 1753, sous l’autorité directe de son cousin germain, illustrant ainsi le peu de cas fait traditionnellement à Nantes des interdictions de proche parenté.

67Les Bernier, qui s’activent tous dans le grand commerce de mer, se succèdent sur trois générations dans une configuration parentale plus complexe75. Fleurent, échevin de 1696 à 1700, et Pierre, échevin de 1710 à 1713, sont issus de deux branches familiales qui se sont rapprochées par mariage en 1707. Ensuite vient un autre Pierre, petit-fils de Fleurent, échevin de 1752 à 1755. La filiation est encore plus discontinue pour les Libault puisqu’elle additionne un mandat de maire de Gratien Libault76, grand marchand de mer du milieu du XVII^e siècle, d’abord échevin de 1655 à 1658 avant d’être promu à la tête du bureau de ville de 1671 à 1673, puis le mandat d’échevin (1672-1675) de son neveu Nicolas, avocat et juge garde de la Monnaie de Nantes, et ensuite le mandat d’échevin (1758-1761) de François77, petit-fils du précédent, revenu à la tradition commerçante de la famille, élevé un peu plus tard à la direction du bureau de ville de 1766 à 1770. Au total, une filiation indirecte sur quatre générations dont une d’interruption.

68Naturellement, cette première approche patronymique des tendances dynastiques ne saurait suffire à caractériser à lui seul un phénomène susceptible d’être considérablement enrichi par les alliances matrimoniales. Nous avons donc poussé l’enquête afin d’ajouter toutes les familles alliées honorées par un ou plusieurs mandats municipaux, à la condition que ceux-ci aient précédé la promotion des élus entrés en fonction de 1748 à 1762. Les résultats collectés conduisent à classer les lignages en trois catégories. Huit familles intégrées à l’échevinage dans la période retenue n’étaient pas dans un réseau de parenté déjà associé au corps de ville. Dix-neuf familles ont eu la possibilité de faire jouer des recommandations grâce à une ou deux familles déjà riches d’une expérience municipale. Restent sept lignages aux potentialités beaucoup plus imposantes, capables de faire agir de trois à sept familles alliées ayant attaché leur réputation au passage par le bureau de ville à un moment donné. Sur les huit édiles esseulés, six sont issus du monde judiciaire dont quatre avocats. Les sept édiles particulièrement entourés viennent tous de l’horizon du grand commerce, mais deux familles seulement étaient déjà notoirement connues dès le milieu du XVII^e siècle. Pour les cinq autres, l’émergence ne date que de la phase d’envol du commercial colonial à Nantes dans le XVIII^e siècle.

69Au total, il est indéniable que l’accession au corps de ville de Nantes dans les années 1748-1762 s’inscrit dans un système de cooptation qui favorise l’influence des réseaux familiaux liés à l’institution municipale, mais, pour la plus grande partie des bénéficiaires, ces réseaux ne semblent pas très étendus, se limitant même parfois à des associations bilatérales. Seule une minorité d’environ un cinquième des familles distinguées sont intégrées dans des ensembles de parenté fort riches en références municipales. On est donc loin des fameuses castes municipales censées verrouiller l’accès au pouvoir urbain dans les villes d’Ancien Régime, et encore plus de cette image d’une seule grande parentèle qui aurait réussi par le croisement de multiples alliances à enserrer dans sa toile les chemins d’accès au corps de ville. Sur les huit dynasties dégagées dans la seule dimension patronymique, quatre seulement se retrouvent dans les sept familles disposant des meilleurs réseaux d’alliance. Il s’agit des Lory et des Libault dont la notoriété remonte au milieu du XVII^e siècle, et ensuite des Cottineau et des Bernier qui n’émergent pas avant le début du XVIII^e siècle. Ce tableau tout en nuances invite à suggérer une histoire sociale du pouvoir urbain nettement moins bloquée que ce qui s’en dit encore trop souvent, au moins au sein de la « sanior pars » à qui le sens commun entendait réserver l’exercice des charges édilitaires depuis la naissance des gouvernements urbains.

70Dans la comparaison des facteurs ayant pu favoriser les promotions des deux groupes les plus opposés en ce qui concerne un environnement familial déjà en liens avec le corps de ville, quelques caractéristiques aident à mieux saisir les mécanismes sociaux d’intégration dans une oligarchie municipale au milieu du XVIII^e siècle. Dans cette cité portuaire portée par la dynamique atlantique, la surreprésentation des gens de justice dans les esseulés rappelle que nous sommes dans une phase historique où les charges échevinales sont sous l’influence prépondérante des milieux marchands, avec cependant une incitation à une meilleure diversification des situations professionnelles nettement exprimée par la monarchie depuis 1740. La difficulté à établir l’ascendance de certains édiles à partir des registres paroissiaux nantais et la mise au net de progressions envoyant des petites villes, centres administratifs de seigneuries importantes comme le duché de Retz ou la baronnie d’Ancenis, vers la grande métropole montre que cette ouverture a aussi une dimension géographique où s’inscrit une migration de notables.

Caractéristiques des échevins sans protection familiale

Caractéristiques des édiles relevant de dynasties familiales

71Il aurait été surprenant que les avantages dynastiques ne s’appuient pas sur une ancienneté de présence plus grande. Ainsi l’implantation nantaise des Lory, des Bernier et des Cottineau est fort ancienne, renvoyant sans doute au XVI^e siècle, même si la documentation n’a pas permis d’établir les preuves d’une filiation. Les Libault s’affichent au premier rang dès les années 1640, lors de l’ouverture de la route antillaise, mais leur zone d’émergence demeure encore inconnue. D’autres familles comme les Bellabre, mal identifiés, et les Gellée, d’origine parisienne, sont venues s’installer dans la cité ligérienne au tout début du règne personnel de Louis XIV, suivies par les Laurencin, venus de Lyon, et les Thiercelin, descendus d’Orléans, quelques décennies après.

72Si les promus sont tous des adultes à la maturité confirmée, qui acceptent une responsabilité publique urbaine sans attendre le grand âge, il n’existe pas d’opposition tranchée entre les deux groupes étudiés qui se rejoignent dans une certaine diversité. Tout au plus peut-on noter une tendance à une promotion plus jeune pour les notables les moins bien appuyés, ce qui s’avère somme toute paradoxal et confirme surtout la faible valeur de ce paramètre. Par contre, le décalage des niveaux de fortune est beaucoup plus perceptible, avec des cotes de capitation assez étonnantes chez certains nouveaux venus, eu égard aux repères classiques de l’historiographie bretonne. Il n’est donc pas impossible à une petite bourgeoisie indigène ou régionale de s’infiltrer dans une institution qui n’intéresse plus les familles nantaises les plus en vue depuis le milieu du XVII^e siècle. N’oublions jamais que la sociologie des institutions municipales doit associer les réactions de désertion de certains milieux, pourtant aptes à exercer certaines responsabilités, aux efforts d’élévation d’autres catégories sociales qui occupent plus un terrain laissé libre qu’elles ne l’ont véritablement conquis.

73La dénivellation sociale se repère aussi dans le degré d’intégration au second ordre. Certaines familles de négociants, bien assises sur leurs réseaux relationnels, profitent ainsi de leur enrichissement pour s’offrir la fameuse « savonnette à vilains » qui anoblit immédiatement, sans obligation concrète de service. Ceci est bien sûr hors de portée des notables encore mal reliés socialement à la sphère municipale.

74Quand l’accumulation des avantages économiques et sociaux rend compte facilement de la promotion attendue des membres de réseaux de parenté déjà associés à la vie municipale, l’élévation de bourgeois mal desservis demeure délicate à expliquer puisque le profil établi devrait les éloigner du niveau qu’ils sont parvenus à atteindre. C’est ce type d’observations qui plaide pour une approche nuancée de la dimension sociale des corps de ville français d’Ancien Régime, dont le renouvellement est soumis majoritairement à l’influence des réseaux familiaux, sans que cela ne se traduise ni par une confiscation de l’autorité par un groupe étroit et fermé, ni par une impossibilité d’intégration d’une minorité de nouveaux venus au fur et à mesure que certains lignages sortent de ce cercle de notoriété après en avoir profité pendant quelques générations. La métaphore de la noria, proposée pour rendre compte du renouvellement des échevinages du Nord au XVIII^e siècle78, trouve ainsi dans les réalités sociopolitiques d’une grande ville de la façade atlantique une parfaite justification.