1Comme expression de cellules de base essentielles du grand corps du royaume, les institutions municipales relevaient de deux légitimations, celle des communautés d’habitants dont elles étaient les représentantes et celle du roi dont elles étaient les mandataires. Un même modèle général de désignation a fini par s’imposer dans l’ensemble des villes d’Ancien Régime en unissant trois sélections complémentaires : une cooptation par les édiles en service et sortis de charge, un classement des éligibles par un corps politique de citoyens pensé comme la plus « saine et maire partie » des habitants et un choix final royal valant délégation de puissance administrative dans une monarchie d’esprit absolutiste. Dans la réalité du royaume1, ce modèle de fonctionnement se déclinait en un nombre illimité de variations des formes concrètes, avec un degré d’ouverture du corps électoral fort divers selon les villes et durant les trois siècles et un contrôle royal, établi à des dates décalées, illustrant un respect ou une ignorance des arbitrages locaux fort différents selon la personnalité des agents royaux et les contextes urbains dans l’espace et dans le temps.

2Les assemblées électorales n’étaient la seule opportunité d’association participative des habitants. Toutes les villes recouraient à des conseils de délibération lorsqu’il s’agissait de traiter des affaires délicates, surtout pour leurs conséquences financières. S’appliquait ici une extension du vieux principe du consentement des populations à toute levée de taxations au nom de l’intérêt général. Ces structures consultatives s’inscrivaient dans un modèle pyramidal2, depuis une légère extension de l’échevinage jusqu’à l’assemblée générale des chefs de feu non réglée dont le maintien fut vite jugé anachronique aux temps modernes.

3Cette ouverture sociale de la vie municipale fut soumise à deux grandes évolutions contraires qui en provoquèrent la contraction plus ou moins rapide et ample selon les villes. Du côté institutionnel, le renforcement de la monarchie administrative favorisa une montée de la bureaucratisation qui se traduisit par un dépérissement des appels à consultation ; du côté de la société urbaine, l’agrandissement du fossé culturel entre les élites et les catégories populaires rendit de plus en plus insupportable la mixité sociale dans ces assemblées de ville, ce qui se traduisit par l’adoption de règlement de fermeture. La grande question fut celui du dosage de la place laissée aux « mécaniques3 ».

Les dimensions sociales des assemblées municipales

Équilibres disparates entre cooptation oligarchique et sélection citoyenne

4Quelle que soit l’ampleur de ces variations, un même principe de double légitimation régissait la formation de la plupart des corps électoraux, alliant une représentation par députation des principaux états ou corps urbains en commençant toujours par le clergé, la noblesse urbaine et les cours royales de justice et en allant parfois jusqu’aux compagnies de la basoche et au consulat commercial, et une expression de la communauté d’habitants saisie en tant qu’elle-même, dans une définition quantitative allant du presque tout au quasiment rien. L’introduction supplémentaire des notables ayant exercé des charges d’intérêt public, comme l’administration des hôpitaux et des fabriques paroissiales et l’encadrement officier des quartiers miliciens, paraît être réservé aux villes n’ayant pas adopté le régime des échevinages dans lesquelles l’assemblée générale cumulait gestion et élections4. Ce serait ainsi un critère significatif de différenciation des deux types, avec un effet de hiérarchisation bureaucratique plus grand dans le modèle échevinal défavorable à l’intégration des cadres inférieurs.

5Il existait un lien direct entre l’importance accordée à la maîtrise de la désignation des éligibles par le corps de ville et le degré d’ouverture sociale du corps électoral. Dans les villes fonctionnant avec une assemblée générale non réglée de chefs de famille et un suffrage direct, à l’exemple de Nantes pendant tout l’Ancien Régime, l’oligarchie municipale avait une claire conscience de l’importance extrême du filtrage exercé par le cercle des édiles, défini comme la « clé de voûte » du système5 dans les réponses à une enquête de l’intendance en 1732. Ici s’exprime l’insatisfaction d’une élite urbaine qui n’est pas parvenue à traduire dans un règlement une épuration sociale désirée de son corps électoral et qui valorise, par réaction de compensation défensive, la fonction majeure de qualification de son privilège de cooptation. Par effet inverse, c’est ce même privilège qui a pourri la situation à Rennes entre 1757 et 1780, les membres permanents de l’assemblée générale fermée par le règlement du parlement de 1627 n’admettant pas que leur liberté traditionnelle de sélection de quelques notables soumis à rotation élective soit entamée par la nouvelle procédure copiée sur le modèle nantais6. Leur opposition radicale pendant quasi un quart de siècle ne peut se comprendre que dans la perspective d’une dispute autour du même privilège de cooptation, leur pratique ancienne étant assimilée à ce principe grâce à la sensation d’une maîtrise complète du processus alors que le nouveau statut les réduisait au simple rôle d’un corps électoral arbitrant des propositions venues de l’extérieur7.

6Le système du suffrage direct n’était pas le plus fréquent à l’échelle du royaume car il était disqualifié par le discours stéréotypé que la culture politique urbaine d’Ancien Régime a entretenu sur la dénonciation des brigues accusées de dénaturer le choix communautaire. La vie politique urbaine de l’époque moderne s’est révélée incapable de théoriser en positif une pratique de concurrence et de mobilisation des électeurs par des candidats faisant agir leurs réseaux relationnels locaux. Il a ainsi existé un fossé quasi structurel entre une théorie de la représentativité urbaine qui s’est réfugiée dans un idéal abstrait, manifestement inaccessible si l’on en juge par les dénonciations récurrentes et rituelles8 émanant de membres de l’oligarchie urbaine en compétition contre les manœuvres des adversaires accusés de corruption électorale. Ce grand écart entre discours moralisateur justifié par une vision théorique désincarnée de la légitimation du pouvoir urbain et des pratiques sociales permanentes et inavouables introduit à une question centrale de l’histoire sociale du politique appliquée à la ville d’Ancien Régime.

7Pourquoi une pratique clientéliste inscrite au cœur du social dans la construction des configurations protectrices par les acteurs sociaux dans le croisement des logiques familiales et lignagères et des principes corporatifs des états sociaux9, mais aussi au cœur du politique dans la prégnance des liens d’homme à homme hérité du modèle féodal médiéval adapté à l’affermissement de la monarchie administrative d’esprit absolutiste de l’époque moderne, n’a-t-elle pas pu être reconnue comme principe d’action positif dans la légitimation du pouvoir municipal ? Une réponse immédiate, certainement trop simpliste, renvoie à l’expression naturelle des vaincus cherchant en dehors de leurs propres défaillances des raisons avantageuses d’expliquer leur échec. Au-delà pèse la figure idéale de la communauté rassemblée dans une expression unanime10, ce qui bloque toute appréciation positive de la diversité durable des opinions. Il ne peut y avoir de justification de la concurrence des ambitions par l’opposition des idées puisqu’il ne peut y avoir qu’un mode de gestion urbaine, sans alternative défendable. La sélection des édiles ne peut donc s’établir sur la base d’exposition de programmes, même si des choix avec des conséquences sociales évidentes doivent être faits ensuite par les municipalités.

8Cet impératif unitaire inscrit dans le champ politique rejaillit sur le choix des personnes, même s’il existe une différence irréductible entre les deux niveaux. La sélection de responsables ne peut donc se penser que comme la recherche des plus dignes pour continuer à faire vivre un modèle de gestion établi et considéré comme invariable dans ses fondements. Elle renvoie ainsi à la distinction des plus honorables, individuellement et surtout familialement11, les deux définitions étant étroitement imbriquées. Cette approche personnelle de l’édile, individu révélé par son lignage12, refuse de prendre en compte positivement sa dimension d’acteur social doté d’un capital relationnel capable de créer des liens sociaux lui assurant un positionnement dans la cité alors même que la cooptation des éligibles et l’épuration des corps électoraux se font sur des critères explicites d’états sociaux incluant l’exclusion des « mécaniques » et réservant les fonctions aux états supérieurs de la société d’ordres dans le cadre de la spécificité du monde urbain. Là se trouve une contradiction motrice majeure dans la régulation de la vie politique urbaine de l’époque moderne, écartelée entre une forte définition sociale de l’accès à la citoyenneté et de la distribution des fonctions municipales inscrite dans l’échelle de valeurs de la société d’ordres et une négation du social dans la qualification des formes de consultation du corps électoral, le seul à pouvoir incarner une légitimation communautaire toujours jugée indispensable dans la très grande majorité des villes.

9Dans une telle pesanteur culturelle, les commentaires divergents étonnent et attirent l’attention, comme signes précurseurs de modernité. Telle est la nature des commentaires du subdélégué général de l’intendance Védier à propos des troubles survenus dans l’assemblée électorale de Dinan. L’affaire est née de la plainte déposée devant le parlement par le sieur Granry à la suite de son échec dans l’élection au poste d’économe de l’hôpital. Le subdélégué Mesnage, chargé de l’enquête par l’intendant, fit chœur avec les partisans de la fermeture sociale en titrant son rapport : « Pour s’informer sur les désordres et mutineries causées par la populace lors des précédentes assemblées générales et élections des membres de la communauté. » Il renvoyait toute la responsabilité du désordre sur le peuple « qui a toujours été si opiniâtre qu’il a conservé jusqu’ici le droit d’assister et de donner voix aux élections des membres de cette communauté ». Toutefois, il s’est heurté au subdélégué général qui, fort de sa toute récente expérience de maire et de subdélégué de Nantes (1732-1735), relativisa la situation dans une approche très inhabituelle de la vie politique locale. « Si l’on excluait des assemblées tous ceux qui y font du bruit et des brigues le jour des élections, il faudroit commencer par en exclure les syndics et échevins de Dinan qui en sont la tête, car il est bien certain que ce sont eux qui forment tous les partis. Chacun veut y placer son frère, son cousin, son ami13. » Exceptionnelle analyse réaliste des pratiques sociales dans la vie politique locale qui a eu une réelle influence sur l’attitude des intendants de Bretagne du milieu du XVIII^e siècle.

10Pour se prémunir d’une pression sociale mal contrôlée, beaucoup d’oligarchies urbaines ont recherché la protection d’un suffrage indirect dans la désignation des édiles. À l’échelle du royaume, trois possibilités ont cohabité quant à la structuration des assemblées primaires chargées de désigner des mandataires pour représenter symboliquement, dans une logique de valorisation des meilleurs, l’ensemble de la communauté d’habitants. Cette prétention était plus ou moins bien atteinte selon la logique retenue, corporative ou spatiale.

Le filtre du suffrage indirect assis sur les corporations de métier

11Dans les cités où la représentation était assise sur le système corporatif14, la symbolique demeurait plus forte que la réalité dans la mesure où, dans aucune ville, la toile des arts et métiers jurés ou réglés n’englobait la totalité du monde du travail, laissant à l’extérieur nombre de travailleurs libres protégés officiellement par leurs privilèges ou illégalement par la complicité de la clientèle. En dehors de la force idéologique du principe corporatif dans un État de l’âge moderne, imposant sa primauté du seul fait de son adéquation parfaite avec la structure socio-politique globale quelque soit le territoire, cette représentativité pouvait être considérée comme proche du réel si l’on se rappelle que, dans cette structuration sociale ancienne, le quantitatif s’effaçait toujours devant le qualitatif. Dans cette conception, l’encadrement des jurandes pouvait très bien être perçu comme très satisfaisant puisqu’il regroupait, dans une hiérarchisation bénéfique, la meilleure partie du monde du travail. Du point de vue de la symbolique quantitative, le découpage spatial était plus performant, que ce soit le cadre civil des quartiers miliciens15, même si le service civique entaché d’exemptions était perverti par l’achat de remplaçants, que ce soit surtout le cadre religieux paroissial, à la seule exception des villes à forte minorité religieuse.

12L’Ouest français n’appartenait pas à la grande aire de civilisation où le pouvoir urbain s’est appuyé sur un puissant système corporatif comme dans les parties est et nord du royaume. Les villes ayant adopté ce modèle restent des exceptions difficilement explicables.

13Il en est ainsi de Brest à partir du milieu du XVIII^e siècle, sans que l’on sache à quelle date exacte la ville est passée du suffrage direct d’une assemblée générale unique à un système mixte alliant suffrage direct des notables et suffrage populaire indirect par le biais des corporations16.

14Alors que la petite ville portuaire s’étiolait à côté de son château, un accord passé devant notaire entre le gouverneur et la communauté de ville le 6 décembre 1618 nous permet de comprendre que le maire (équivalent du procureur des bourgeois) était élu pour trois ans au cours d’une assemblée tenue dans l’église des Sept Saints, le premier dimanche de décembre, après la messe. Selon la procédure indiquée, « les voix et suffrages d’un chacun des habitans recueillis par l’un d’entre eux qui sera nommé à cette fin, lequel hautement les recevra et écrira en présence du gouverneur ou de son délégué, et celui qui aura le plus de voix sera élu ». La croissance exceptionnelle de la place portuaire, tirée en avant par son arsenal depuis les fondations de Colbert à partir de 1666, a justifié une retouche des institutions municipales afin de s’adapter à la fusion administrative des bourgs de Brest et de Recouvrance. Toutefois, en ce qui concerne les élections du maire, des deux échevins et du procureur syndic, les lettres patentes du 21 décembre 1684 renvoyaient aux usages traditionnels, c’est-à-dire à l’accord de 1618. Le plus ancien procès-verbal électoral conservé (1663) pointe 148 habitants à côté des treize officiers militaires formant l’état-major de la place militaro-portuaire. Dans une petite ville qui ne dépassait certainement pas les 2 000 habitants à cette date, soit environ 400 feux, un taux de participation de 30 à 40 % implique nécessairement une large intégration populaire, descendant assez loin dans la hiérarchie classique du monde du travail.

15Les réflexes de fermeture sociale du corps électoral se sont aussi manifestés dans une ville qui atteint déjà 15 000 habitants en 1 700 pour s’élever jusqu’à 25 000 habitants en 1790. Dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, les électeurs sont nettement classés en deux catégories : celle des notables pour qui l’entrée est libre et qui disposent du vote individuel, celle des catégories populaires dont l’expression est canalisée et marginalisée par la seule acceptation de deux députés par corporation, soit 86 suffrages potentiels dans le meilleur des cas. Le respect des décisions des assemblées primaires était garanti par la présentation d’un pouvoir et d’un billet indiquant noir sur blanc le nom du bénéficiaire des voix du métier. Cette reconnaissance de citoyenneté à deux vitesses a découragé et asphyxié le civisme de bien de leurs membres. Ainsi en 1750, sur un total de 74 votants, on ne décompte que 19 suffrages corporatifs. Sur les 38 jurandes existant à cette date, sept seulement ont envoyé leurs deux délégués, cinq un seul et 26 ne sont pas représentées. Cette attitude est habituelle car le total des suffrages a oscillé entre 63 et 91 votants. En 1789, les perruquiers commentaient cette désaffection : « Ce ne sont point les corporations qui nomment puisque toutes les corporations ne font pas ensemble 50 voix et qu’à commencer par messieurs les juges des différents tribunaux jusqu’au dernier huissier chaque individu a sa voix ainsi que dans les divers corps privilégiés17. » Comment interpréter la singularité brestoise dans une province qui ignore l’encadrement des métiers pour la structuration de la vie politique urbaine, sinon comme une recherche de symbolique participative dans une ville où le poids de la masse des travailleurs œuvrant dans l’arsenal de la marine est particulièrement sensible ? Si le réflexe de fermeture sociale interdit leur participation, le choix de l’organisation professionnelle pour cadrer la représentation politique populaire peut renvoyer à une volonté d’association par assimilation.

16Il en était de même à Dinan dans la seconde moitié du XVIII^e siècle où de rares entrées irrégulières mettent en scène les délégués des teinturiers, des perruquiers, des cordonniers ou des menuisiers. Le renouvellement de la vie politique est venu de la naissance d’un mouvement de contestation du monopole des familles de notabilité ancienne sur le corps de ville menée par des membres de la petite bourgeoisie urbaine rassemblant des procureurs et des notaires, des petits marchands et des artisans de luxe qui, en unissant leurs réseaux de parenté et d’amitié, sont parvenus à faire basculer l’assemblée générale de leur côté au grand dam de l’élite ancienne qui n’eut pas de mots assez durs pour disqualifier une « communauté de ville qui ne se tient point avec la décence qui convient à une assemblée de notables chargée des intérêts du peuple par la raison que ceux qui la composent ne sont point notables18 ».

17Brest, Dinan, Nantes dans ses projets avortés de fermeture de son corps électoral : trois villes qui se sont intéressées à la structure corporative des métiers afin de laisser une place symbolique à l’expression populaire, tout en assurant une suprématie des catégories bourgeoises. Qu’ont-elles en commun sinon de se singulariser en Bretagne par le choix du régime d’échevinage. Face au modèle dominant des assemblées générales fermées hostiles aux « mécaniques », le choix de concentration du travail municipal dans un bureau de ville favoriserait ainsi une plus grande attention à la préservation d’une expression populaire minimale, bien encadrée et filtrée.

Le filtre du suffrage indirect assis sur les paroisses

18Dans l’Ouest, lorsque la logique spatiale est adoptée pour structurer le corps électoral, il s’agit toujours du cadre paroissial comme l’illustrent les exemples d’Angers et de Tours. À l’exception de certaines villes bretonnes restées fidèles au vieux modèle de l’assemblée générale qui y intégraient leurs officiers de milice, il ne semble pas que les villes de l’Ouest aient recouru à la division territoriale des quartiers miliciens pour asseoir les assemblées primaires comme le modèle parisien aurait pu les inciter à le faire.

19Si Louis XI, en contradiction totale avec le privilège électif concédé à l’ensemble des habitants, avait nommé le premier échevinage angevin en 1475, Charles VIII, dans ses lettres patentes de refondation de 1484, rétablit bien le privilège électif en le restreignant toutefois à un corps politique très étroit. Le maire, « muable par chacun an » est désigné chaque premier mai par une assemblée au sein de laquelle les 24 échevins disposent d’une majorité écrasante puisque seules quelques personnalités représentant les états supérieurs de la société venaient s’adjoindre à eux19. Il s’agissait classiquement de deux chanoines du chapitre de la cathédrale représentant le clergé, mais ne disposant ensemble que d’une voix, du représentant de l’université, des gens du roi à la sénéchaussée et du procureur de ville. Les 24 échevins, le procureur et le greffier étaient choisis par les seuls membres du corps de ville. L’ensemble de la procédure était donc fort proche de la cooptation intégrale, sans véritable légitimation d’un second cercle exprimant mieux la diversité de la communauté d’habitants. Dans ce modèle très élitiste et très défavorable à l’entretien d’une conscience civique urbaine, la légitimité était restreinte au cautionnement de l’auto-reproduction de l’oligarchie municipale en place par les autres grands corps détenteurs de pouvoirs administratifs dans la cité : l’Église, la sénéchaussée, bientôt présidiale, l’université. Tout était donc renvoyé au jeu des liens sociaux tissés entre les familles les plus en vue. La régulation de la rotation des individus ou la permanence des mêmes lignages trouvait son principe dans le jeu des alliances de ces mêmes familles qui intégraient d’ailleurs ces fonctions dans leur stratégie de rapprochement pour une plus forte consolidation de leurs positions. Ce n’est pas la présence institutionnelle extérieure qui pouvait changer grand chose car, outre le net déséquilibre quantitatif, les logiques d’action de la parenté ignoraient bien sûr la frontière entre l’échevinage et les autres institutions, spécialement les cours de justice.

20L’élargissement du corps électoral angevin s’est fait en deux temps, englobant un retour en arrière, en associant à l’assemblée existante des députés paroissiaux à raison de deux pour chacune des seize unités. Cette ouverture, réalisée en 1584 en réponse aux requêtes d’une partie de la haute bourgeoisie qui supportait mal la domination de quelques lignages d’officiers royaux sur l’échevinage, a été annulée en 1589 par le maréchal d’Aumont qui la suspectait d’avoir favorisé la saisie de la ville par les Ligueurs, avant d’être réactivée en mars 1601 à l’occasion de la redéfinition du corps de ville20.

21Ces assemblées primaires de paroisse ouvraient un espace de participation citoyenne qui n’a pas été négligée par certains membres des catégories populaires. À partir des procès-verbaux déposés chez les notaires, il n’est pas aisé de tracer avec sûreté l’ampleur exacte de la participation car l’enregistrement des présents demeurait toujours sélectif et incomplet, privilégiant ceux qui allaient qualifier la valeur des décisions prises par leur honorabilité sociale, évoquant rapidement les autres dans une formule vague quand ils n’étaient pas purement oubliés. Cette incertitude a ainsi conduit Jacques Maillard à nuancer l’appréciation formulée dans sa thèse en 1984 sur les limites de la participation populaire21. Ainsi, quand le notaire Robert Poupy a rédigé le procès-verbal de l’assemblée de la paroisse Saint-Michel-du-Tertre, réunie le dimanche 30 octobre 1616, il a indiqué les noms de deux conseillers au présidial, de trois avocats et de onze paroissiens sans mention de profession, en concluant par la formule rituelle « tous paroissiens habittans laditte paroisse faisant la plus grande et saine partie des paroissiens d’icelle ». Mais, exceptionnellement, est resté joint à ce document classique un brouillon sur lequel il a bien noté les noms des seize participants, en y ajoutant « et autres paroissiens en grand nombre22 ».

22En constatant qu’il nous est impossible de mesurer exactement le degré de participation dans les archives anciennes, étant donné la structure mentale du copiste quant à la représentativité, il ne s’agit pas de verser d’un excès dans l’autre. Ce n’est pas parce que les listes des personnes citées sont assurément incomplètes qu’il faut imaginer des assemblées pléthoriques, sauf circonstances exceptionnelles. Retenons surtout que dans une culture politique fondée sur le respect de la hiérarchie naturelle des états sociaux, l’adoption du suffrage indirect permet à l’élite urbaine de penser positivement une large ouverture sociale de la citoyenneté, en tolérant l’existence d’assemblées non réglées laissant le choix d’entrer à l’initiative des individus ou au jeu de concurrence des configurations sociales de quartier élaborées par les principaux habitants dans leur proche espace de vie.

23L’assemblée générale électorale angevine du XVIII^e siècle a vu son équilibre sociologique se déplacer en faveur de la notabilité à la suite d’un processus d’entrisme mené avec succès par toutes les compagnies les plus en vue. À partir de 1720, les corps d’officiers royaux, d’avocats, de marchands ont délégué aussi deux députés avec l’accord bienveillant des magistrats municipaux. Une seule requête a fait problème. Le maire s’est opposé à l’introduction des juges consuls qui prétendaient siéger au nom du consulat comme juges royaux, mais il s’est trouvé désavoué par l’arrêt du Conseil du 11 septembre 1736, ce qui a renforcé la représentation marchande dans l’assemblée. Il était bien entendu que chacun de ces notables avait « sa voix dans sa compagnie et dans sa paroisse ». Ceux qui se faisaient députer par leurs corps et par leurs paroisses disposaient ainsi d’un double vote pour le choix des maire et échevins.

24L’évolution de la vie municipale de Tours vient renforcer ce constat d’un élargissement du corps électoral au début du XVII^e siècle, selon un mode identique. Lors de la fondation du corps de ville en 1475, le privilège électoral avait été chichement distribué, ne dépassant le principe cooptatif que par le seul accueil de trois députés de l’Église : le représentant de l’archevêque et ceux des deux grands chapitres, Saint-Martin et la cathédrale Saint-Gatien. L’adjonction de facto de 75 pairs au maire et aux 24 échevins par la pratique politique locale avait toutefois compensé cette étroitesse initiale23. La suppression des pairs par Henri III en mai 1589, remplacés par deux « élus », posait la question de l’impact du rétrécissement dans la légitimation locale de l’échevinage. Seul un sentiment d’insuffisance peut expliquer l’élargissement de 1619 qui, en sus de passer à quatre « élus », intégrait 32 députés des paroisses en suivant le modèle angevin de 1601. Toutefois, à la différence de la ville voisine, une hiérarchie paroissiale était ici établie, dans le respect des inégalités économiques, sociales et culturelles structurant l’espace urbain tourangeau. Les deux paroisses de notabilité supérieure – Saint-Saturnin et Saint-Pierre-le-Puellier – avaient droit à quatre députés, suivies de Notre-Dame-la-Riche et Saint-Pierre-du-Boile avec trois députés, tandis que six autres étaient limitées à deux et six dernières réduites à un seul mandataire. Cette formule subsista jusqu’à la réforme de L’Averdy24. Par conséquent on ne peut parler, pour Tours, d’un processus de fermeture sociale au cours de l’Ancien Régime.

25Ainsi, les deux exemples angevin et tourangeau nous conduisent à l’idée que le recours au système du suffrage indirect basé sur des assemblées primaires paroissiales a été le fait des échevinages dont la charte de fondation durable ne prévoyait qu’un léger dépassement de la simple cooptation, enfermant l’exercice de la citoyenneté de légitimation du pouvoir urbain dans un cercle social élitiste très étroit qui est apparu insuffisant au cours des temps modernes. La convergence et le décalage chronologique des réformes durables au début du XVII^e siècle s’expliquent par une différence dans le ressenti de l’étroitesse au XVI^e siècle, mais aussi par l’impact profond de la grande crise politique sur l’État monarchique français dans la phase finale des guerres de religion. Si la réforme angevine précède la tourangelle, c’est parce que la cité ne connaissait pas le cercle des pairs, les conseillers ayant disparu en 1484. Par contre, les deux villes ont été recadrées de la même manière pour sanctionner leur penchant ligueur dès 1589. Après la pacification et le lancement de la reconstruction du royaume dans le ralliement des élites autour du pouvoir royal, la recherche d’une assise sociale plus solide des pouvoirs locaux fut un objectif majeur des monarques soucieux de garantir le loyalisme des échevinages dans une époque politiquement encore fort perturbée, soit par l’apprentissage d’une coexistence religieuse mal acceptée, soit à cause de la résurgence des turbulences aristocratiques25. Il était normal qu’Angers précède Tours puisque la cité avait ressenti plus fortement que sa voisine l’insuffisance de la définition sociale de son corps politique dans le siècle antérieur. L’incertitude politique résultant des prises d’armes nobiliaires commandant l’entretien prioritaire des liens de fidélité entre les villes et la monarchie pourrait bien justifier de la date de 1619 pour la réforme de Tours.

26Toutefois, l’exemple angevin évoque un double mouvement contradictoire alliant un élargissement structurel en termes d’intégration corporative d’états sociaux et une tentative plus ou moins aboutie d’épuration sociale des assemblées primaires paroissiales renvoyant à un phénomène socio-politique de fermeture sociale de la vie municipale de grande ampleur repérable dans beaucoup de villes françaises à l’époque moderne. Naturellement, ce réflexe de défiance envers une composition trop ouverte des assemblées électorales ne pouvait pas ignorer l’Ouest français, principalement la Bretagne et ses assemblées générales non réglées.

Le contenu social du contrôle des commissaires royaux

27Selon une chronologie variable, le pouvoir royal a institutionnalisé son droit de contrôle sur la composition des corps de ville en se réservant le choix final parmi trois candidats proposés pour un poste vacant. La liberté du corps politique urbain était donc limitée à la fourniture de listes de possibles dans lesquelles le secrétaire d’État départi à la province faisait son choix sur les recommandations des représentants directs du Conseil du roi : le gouverneur provincial ou son lieutenant général au XVII^e siècle, l’intendant en concertation avec le gouverneur au XVIII^e siècle, en suivant généralement de près les recommandations de son subdélégué.

28En Bretagne, l’arrêt du 11 juin 1763, qui imposa aux villes petites et moyennes fournir une liste de trois éligibles pour le poste de maire avant le déroulement du suffrage, doit être replacé dans le contexte de la crise politique qui secouait la Bretagne, dans un vif affrontement entre le duc d’Aiguillon, commandant en chef, et les États de Bretagne, soutenus par le parlement. Pour l’intendance, il était vital de disposer d’un appui sûr à l’assemblée provinciale pour contrer l’humeur batailleuse du bastion nobiliaire. L’enjeu politique crucial explique que l’intendance ait surveillé de près l’application de cette règle en cassant systématiquement les décisions des quelques municipalités négligentes ou frondeuses. L’arrêt de 1763 n’avait donc pas pour but d’anéantir la liberté de choix des oligarchies urbaines dans la désignation de leur premier magistrat, mais simplement de rappeler le principe classique établissant que la préservation du privilège d’auto-sélection pour les charges de ville est totalement liée au maintien du plus grand loyalisme politique vis-à-vis du pouvoir royal. Dans bien des cas, il est aisé de voir que sur les trois notables présentés deux ne sont là que pour une pure figuration. Pour que l’élection serve vraiment à trancher, il fallait une tension très grave comme à Pontivy26 en 1777. Le duc de Penthièvre s’est voulu très respectueux des formes légales et répugna aux nominations autoritaires qui lui furent suggérées par l’intendant à partir de 1774, mais surtout dans les années 1780 lorsqu’il avait l’impression que les villes étaient de plus en plus sensibles au discours des États.

29À l’échelle nationale, les situations furent très variées selon le contexte historique et la personnalité des intervenants car la monarchie ne délivra jamais de doctrine en la matière, l’essentiel étant que la ville se maintienne dans la plus grande fidélité envers le souverain, chose problématique jusqu’en 1675 et totalement assuré ensuite. L’établissement de cette procédure a été souvent considéré par beaucoup d’historiens comme le symbole suprême de l’assujettissement des corps de ville par l’absolutisme monarchique à travers l’asservissement des élites urbaines totalement manipulées par l’autorité supérieure27. Avant d’y voir une preuve de l’anéantissement des libertés locales, il faut se souvenir de la position intermédiaire des corps de ville dans le grand corps du royaume de France.

30Seule structure administrative représentative – avec les communautés villageoises – que la monarchie absolutiste ne pouvait pas supprimer faute d’introduire le chaos dans son royaume, les municipalités urbaines ont donc continué à incarner cette monarchie mixte si vivante à l’échelle européenne, où la souveraineté est partagée entre le roi et son peuple, ou plutôt les représentants de ce dernier. Les corps de ville relevaient bien d’une double légitimité pour la plupart, de la grâce royale et de la désignation communautaire. Au XVI^e siècle, les élections rendaient visibles la seconde, dans un rituel de cohésion où la dimension participative était fort variable du point de vue quantitatif, alors qu’elles renvoyaient la première dans l’ombre des tractations périphériques. Ce manque de visibilité avait pu être supporté tant que le premier âge de l’absolutisme était surtout centré sur le sommet de l’État, mais n’était plus tolérable lorsque la volonté de relance du processus coïncida avec l’impératif de renouer autour du trône tous les liens de fidélité fortement détendus par suite des guerres civiles28. Du point de vue de la définition juridique des privilèges, il est sûr qu’il s’agissait d’un recul de la tradition au profit de la théorie de la pure grâce royale. Du point de vue de l’autorégulation des oligarchies municipales en place, il n’est pas certain que le recul ait été considérable, l’heure étant à la réconciliation des élites dans le loyalisme monarchique et la dynamique tridentine de la Réforme catholique. Naturellement, toutes les cités qui continuèrent à entretenir un esprit contestataire rencontrèrent des difficultés29. Henri IV sut se montrer œcuménique et tolérant avec les cités comme Nantes qui s’étaient pourtant obstinées dans leur rébellion, mais il sanctionna sans hésitation les villes30 où le maintien des divisions dans l’élite favorisa l’esprit de contestation de l’ensemble de la population comme à Limoges31 en 1602.

31L’analyse des réalités nantaises a permis de montrer combien il faut éviter de confondre l’affirmation d’un principe et sa mise en œuvre sur le terrain. Dans sa pédagogie de l’apprentissage du loyalisme, le pouvoir royal sait bien faire la distinction entre le potentiel et l’application, le principe et la pratique. Ce n’est pas parce que le roi sélectionne in fine parmi des éligibles, se réservant même le droit de choisir en dehors de la proposition du corps politique, qu’il a choisi de recourir automatiquement à cet arbitraire ou de bouleverser systématiquement la hiérarchie suggérée par les communautés de ville. L’essentiel est de faire savoir qu’il peut le faire sans être obligé de l’appliquer, ce qui s’inscrit dans la pure logique de fonctionnement de l’absolutisme où le roi ne doit pas faire tout ce qu’il peut si la raison d’État ne le commande pas. Il s’agit toujours d’une relation d’échanges où le respect de l’auto-renouvellement de l’oligarchie municipale est lié à la qualité du loyalisme que celle-ci garantit à la monarchie. Dans la concrétisation de cette tutelle, la négociation entre les agents royaux et les familles les plus en vue de l’élite urbaine l’emporte normalement sur l’autoritarisme32. La radicalisation de ce dernier est toujours considérée comme une sanction contre une rupture de contrat de confiance entre le roi et la ville, son amplitude et sa durée relevant surtout à la personnalité du représentant royal à qui est laissée toute latitude.

32Pour Nantes, la correspondance entre le maréchal de la Meilleraye, lieutenant général en Bretagne, et le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui avait la Bretagne dans son département au XVII^e siècle, a montré comment ce parent proche de Richelieu pointait ses préférés sur les listes envoyées par le corps de ville33. Le scandale provoqué en 1686 par une intervention autoritaire du marquis de Molac, lieutenant général pour Nantes et son comté, dans la préparation des listes d’éligibilité suggère que ce type de pression était ou plus discret ou pour le moins négocié avec les édiles en charge et les anciens maires et échevins. De 1598 à 1719, pour 93 nominations de maire, le pouvoir royal a nommé le premier présenté dans 58 cas, le second ou le troisième dans 20 cas, ce qui ne laisse que cinq exemples de choix hors de la liste dont deux seulement sont identifiables comme des sanctions politiques. Pour 92 nominations d’échevins analysables sur la même période, le roi a nommé les deux premiers présentés dans 21 cas, récusé seulement le premier dans 16 cas, seulement le second dans 28 cas et choisi parmi les quatre derniers en refusant les deux premiers dans 27 cas34. Aucun choix n’a été fait hors liste.

33La régularité des élections à Tours fut altérée à plusieurs reprises. Dans la première moitié du XVII^e siècle, il arriva fréquemment que le roi ne respectât point les statuts plusieurs fois confirmés par ses prédécesseurs en choisissant pour maire un personnage qui avait été placé par le suffrage au-delà du troisième rang. Cette situation se rencontra à neuf reprises : en 1626, 1638, 1639, 1641, 1642, 1643, 1647, 1650 et 165235. L’origine en fut une « punition » que le roi infligea à la ville à la suite des « brigues » qui se seraient produites lors de l’élection de 1620, et qui ne fut levée qu’en 1652. Durant cette longue période la ville perdit toute autonomie électorale puisque la municipalité fut obligée de soumettre à l’agrément du monarque les noms des nouveaux échevins alors qu’elle était de tradition totalement libre de son choix en la matière36. Mais surtout les élections furent supprimées durant les périodes où Louis XIV et Louis XV, pour des raisons financières essentiellement, mirent en vente des « offices municipaux » perpétuels, c’est-à-dire de 1692 à 1718, ce qui correspond grossièrement aux deux dernières guerres du Roi Soleil, mais aussi en 1722-1723 afin de faciliter la liquidation de l’expérience de Law en incitant les villes à utiliser les billets pour acheter les offices, de 1733 à 1737 pendant la guerre de succession de Pologne, durant la guerre de succession d’Autriche, plus exactement de 1742 à 1747, époque où furent de nouveau mis en vente les offices de la période précédente, et enfin dans les dernières années de l’Ancien Régime après qu’en 1771 l’abbé Terray eût aboli la réforme de L’Averdy et rétabli les offices37.

34Globalement, les réalités tourangelles sont comparables aux pratiques nantaises38. Pour le poste de maire, par 85 fois sur 96, le pouvoir central a institué un des trois premiers suffragés, 48 fois en respectant strictement le classement au profit du premier présenté, 37 fois en le modifiant légèrement au profit du second (27 cas) ou du troisième (10 cas). Dans ces recompositions internes, il s’agit la plupart du temps beaucoup moins de conflits sur les personnes que de simples discordances dans le temps de la promotion de notables, ces décalages n’étant que le résultat de la complexité de la gestion de la rotation des faveurs, étant donné la multiplicité des protecteurs à satisfaire. Certains notables ont pourtant fait les frais de la compétition, en ne décrochant jamais la nomination royale malgré des présentations répétées du corps de ville. Cette défaillance reste sans doute le signe d’une notoriété trop récente ou d’une faiblesse d’intégration dans les réseaux d’influence travaillant l’oligarchie municipale. Les onze discordances manifestant plus nettement une désapprobation du pouvoir royal sont fort inégalement réparties dans le temps : neuf entre 1626 et 1652, une en 1675 et une isolée en 1764. La concentration des choix hors des trois premiers présentés sous les ministériats de Richelieu et de Mazarin est sans soute une conséquence durable d’une méfiance née en 1620 lorsque le corps politique avait prétendu présenter à Louis XIII Claude Dumoulin, ancien conseiller au Grand Conseil, engagé dans le parti de Marie de Médicis au moment même du paroxysme de la crise de confiance entre la mère et le fils, ponctuée par la guerre du même nom réglée près d’Angers en 1620.

35Cette défiance fut sans doute à l’origine de l’arrêt du Conseil du 23 avril 1621 obligeant le corps de ville à fournir la liste de tous les suffragés, non seulement pour le poste de maire mais aussi pour les deux échevins alors que le renouvellement de ces derniers avait normalement conservé son privilège de liberté. Pourtant, le long décalage séparant ce durcissement et la concentration des désaveux entre 1638 et 1652 ne peut qu’atténuer la force de cette hypothèse explicative. Toutes ces promotions de notables mal classés au poste de maire demeurent très délicates à interpréter en termes d’histoire sociale du politique. Le loyalisme tourangeau n’est pas en cause, la logique de promotions de certains états sociaux demeure illisible. Il s’agit plus vraisemblablement des effets collatéraux des rivalités entre lignages. Reste pourtant à comprendre pourquoi sur cette période de 14 ans a existé un déficit relationnel entre l’échevinage et le gouverneur dans cette gestion conjointe du renouvellement. L’hypothèse d’une divergence entre les préférences cooptatives des édiles et l’assemblée générale n’est étayée par aucun indice de crise ; reste donc l’état d’esprit du gouverneur soucieux de maintenir une pression de principe sur un corps de ville pourtant bien intentionné. Cette sévérité a dû paraître hors de propos dans la grande crise de la Fronde, face à d’autres problèmes autrement plus graves dans d’autres villes du royaume, puisqu’elle a disparu en 1653. Les deux derniers désaccords ne sont qu’échos de rivalités de familles, sans signification politique.

36Au-delà de la régulation plus ou moins harmonieuse des rivalités des lignages, est-il possible de voir se dessiner certaines tendances quant à une vision socio-politique plus catégorielle de l’élite urbaine ? Pour Nantes, la comparaison des préférences nantaises et des nominations royales a montré de très légères corrections pour les postes de maire et d’échevins. Au XVII^e siècle, le pouvoir royal a légèrement réduit l’hégémonie des officiers du présidial au profit des marchands en atténuant leur marginalité pour le poste de maire tandis qu’il a cherché à diversifier la composition de l’échevinage par états sociaux, sans jamais contrarier le sens des grandes tendances de l’assemblée électorale favorable aux gens de justice de 1598 à 1639 et à la marchandise de 1669 à 1719, la période intermédiaire étant une phase de transition caractérisée par la même attitude. Il en fut de même au XVIII^e siècle, avec une réduction de l’emprise du présidial sur le poste de maire, plus au bénéfice d’autres catégories juridiques comme les officiers de l’amirauté, les généraux des finances ou les avocats que des familles du grand commerce. De 1670 à 1789, la poussée marchande sur l’échevinage fut amplifiée par la sélection royale, renforçant une nette hégémonie jusqu’en 1732 et modérant le rééquilibrage au profit de la minorité des gens de justice après cette date.

37Le même type d’analyse appliqué au poste de maire de Tours ne donne que des corrections infimes en faveur des officiers de justice en général, milieu social pour qui la fonction paraît quasi réservée, avec en interne une amélioration du taux de présence du bureau des finances face à une légère réduction du présidial, principal fournisseur des premiers magistrats municipaux tourangeaux. Ceci manifeste la conviction partagée que cette responsabilité et cette dignité ne sont point faites pour des marchands, même aisés comme ceux de Tours appuyés sur la manufacture des tissus de soie. Toutefois, pour l’ensemble de l’échevinage d’Angers, la volonté de soutenir la montée en puissance de la représentation marchande semble bien être une des causes majeures du non-respect de la hiérarchie sortie du suffrage, après l’établissement du contrôle royal sur le renouvellement des échevins en 173839.

38À Tours, deux catégories socioprofessionnelles se disputaient traditionnellement les sièges municipaux, les officiers et les marchands, en relation avec les fonctions dominantes de la ville. La fonction administrative était la principale, Tours étant le chef-lieu d’une généralité étendue. La ville était dotée notamment, en l’absence de véritable cours souveraine, d’un présidial et d’un bureau des finances dont les offices étaient les seuls anoblissants dans le cadre de la généralité40. Mais la ville avait aussi une importante fonction économique, notamment comme centre de la manufacture de soie grâce à laquelle nombre de familles ont pu accumuler du capital aux XVI^e et XVII^e siècles, ce qui fut un des facteurs essentiels de leur accession à l’échevinage, soit indirectement en permettant l’acquisition d’offices royaux de magistrature qui conféraient aux individus et aux familles l’honneur nécessaire à l’entrée au corps de ville – car peu de marchands exerçants y ont eu accès sans passer par le truchement des offices – soit plus directement grâce à la mise en vente des offices municipaux dans les deux dernières décennies du règne de Louis XIV. Très grossièrement41, on passe grâce à la création des charges vénales, d’une situation de quasi-monopole des fonctions municipales par les officiers royaux, aux XVI^e-XVII^e siècle, à un envahissement progressif par la marchandise au XVIII^e siècle, bien plus d’ailleurs au niveau des échevins qu’à celui des maires.

39Dans ces trois villes, la faiblesse des corrections des agents royaux oblige à se poser la question de l’existence d’une politique monarchique de la régulation sociale des corps de ville selon la hiérarchie classique des états sociaux au sein des élites urbaines, à qui le pouvoir supérieur se devait d’être réservé sous peine de déqualification de l’institution aux yeux de tous. La large superposition des sélections communautaire et monarchique laisse clairement penser que celle-ci n’a que peu existé dans les villes où l’absence de définition préalable de la stratification sociale des corps de ville par états, laissait la composition de cette dernière au jeu des rapports de force établis entre les lignages désireux d’entrer dans cette compétition. Les quelques écarts observés entre les propositions communautaires et la sélection finale des commissaires royaux renvoient donc principalement aux arbitrages de rotation des honneurs dont les clés sont à rechercher dans l’efficacité des réseaux de protection connectés avec ces grands agents de la monarchie. Dans cette perspective, les décalages sociologiques observés ne seraient que les conséquences passives d’un réglage royal concernant avant tout une compétition dans le niveau intermédiaire du vaste système relationnel unissant le roi et ses sujets dans un État moderne où les réseaux clientélistes suppléent encore largement l’appareil d’État dans l’encadrement du royaume42.

40Toutes les villes de l’Ouest n’offrent pas le même profil et l’exemple angevin illustre une gestion beaucoup plus brutale de la composition du corps de ville par les comtes d’Armagnac, gouverneurs d’Anjou sous le règne de Louis XIV. Après s’être signalée comme particulièrement ardente dans la résistance à l’explosion fiscale au temps de Richelieu, Angers a basculé un court moment dans la Fronde en 1651 avant de connaître une nouvelle flambée anti-fiscale en 1657, ce qui a conduit Mazarin à suspendre les élections jusqu’en 1661. Jusqu’en 1719, les gouverneurs ont transformé le scrutin en « momerie » selon l’appréciation du chanoine Le Horeau, du chapitre cathédral43. Bien que la plupart du temps absents, ils faisaient rédiger par avance par leurs lieutenants les bulletins de vote qui étaient distribués aux participants à l’entrée dans l’hôtel de ville. Le résultat en fut une chute rapide de la participation, principalement des députés de paroisse, et le développement d’une vénalité à peine voilée. Toutefois, cette négation délibérée de la vie politique angevine apparaît plutôt liée à la succession des Armagnac au gouvernement provincial puisque, après leur départ, le corps de ville, appuyé par le présidial, est parvenu après deux demandes en 1719 et 1728 à faire rétablir en 1729, par le secrétaire d’État à la Maison du roi, une consultation électorale en bonne et due forme permettant de présenter trois candidats pour le poste de maire, en replaçant le gouverneur sur le seul choix final, le principe étant étendu aux échevins et aux conseillers en 1738 avec transfert de la décision ultime au secrétariat d’État44. Ce nouvel état d’esprit s’est immédiatement traduit par le redressement de la participation électorale qui a retrouvé les bons niveaux de la période de liberté d’avant 1657. Naturellement ce rétablissement n’empêchait pas le gouverneur de jouer un rôle essentiel dans la phase préparatoire des élections, comme point essentiel de concentration des sollicitations et recommandations, mais au sein d’une procédure de négociation avec l’échevinage laissant à l’assemblée électorale son traditionnel rôle de classement.

41L’importance des personnalités est encore illustrée dans la dernière phase de l’histoire échevinale d’Angers lorsqu’en 1773 la province d’Anjou est cédée en apanage au comte de Provence, frère cadet du futur roi Louis XVI. Sous son autorité, les libertés électorales angevines ont été de nouveau dissoutes dans une vénalité nettement plus affirmée que sous les Armagnac.

Le degré d’ouverture sociale des structures consultatives

42Au-delà de la variété infinie des configurations institutionnelles à l’échelle du royaume, les municipalités françaises de l’époque moderne obéissaient quasiment toutes au principe d’ordonnancement pyramidal faisant reposer le corps de ville, exécutif concentrant l’essentiel de l’autorité, sur une hiérarchie de conseils de consultation communautaire s’élargissant progressivement45. En simplifiant, cette structuration obéissait à une logique tripartite : un bureau de ville de composition étroite, un niveau de consultation intermédiaire privilégiant le recours aux anciens édiles sortis de charge et une assemblée générale de type fermé, composée des députations des grands corps classés selon la logique de la société d’ordres en partant du clergé et en descendant l’échelle des compagnies officières à partir des cours souveraines, intercalant parfois une représentation spécifique de la noblesse urbaine, agrégeant souvent les juges et consuls du consulat commercial, les officiers des compagnies miliciennes et les députés des fabriques paroissiales, soit un large rassemblement chargé de symboliser au mieux l’ensemble de la communauté. L’assemblée générale ouverte des chefs de feu, non réglée dans sa composition interne, ne survécut guère au XVI^e siècle quand elle n’avait pas disparu dès la fin du Moyen Âge.

43Dans l’exemple de Nantes, cette assemblée générale ouverte est restée la principale structure de consultation du corps de ville de sa création en 1565 jusqu’en 1620, soutenue par le contexte troublé de la période, tant au niveau de la multiplication des crises épidémiques et des crises frumentaires provoquant un afflux de pauvres sur la ville que des problèmes d’insécurité militaire liée aux guerres de religion jusqu’en 1598 et à la participation fluctuante du duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne, aux prises d’armes des Grands au début du règne de Louis XIII. Dans le dernier tiers du XVI^e siècle, les registres de délibération en révèlent environ une vingtaine par an. De 1598 à 1620, elles restent prioritaires avec 48 % des consultations contre 22 % pour les assemblées corporatives fermées et 30 % pour les bureaux de ville élargis, mais le contraste est saisissant entre leur rareté sous Henri IV et leur résurgence dans la phase troublée 1610-1620. Les causes principales de convocation renvoient aux questions de défense de la ville (57,2 %) et aux problèmes financiers (20,4 %) tandis que des séances cérémonielles de réception de la sélection royale et d’installation des nouveaux maire et échevins justifient 20,4 % des séances.

44L’essentiel du XVII^e siècle nantais a connu une contraction majeure de ces conseils délibératifs au profit d’un recentrage prioritaire sur les anciens maires et échevins. De 1620 à 1690, les assemblées générales ouvertes ont quasiment disparu (2 %), sans que cela profite vraiment aux assemblées corporatives fermées (10 %) car presque tout a été capté par le recours au grand bureau formé des maires et échevins servants et sortis (59 %), parfois élargi aux officiers de milice et aux consuls du commerce (17 %). Les affaires militaires (25,9 %) ont progressivement cédé le premier rang aux problèmes de police urbaine (32 %) tandis que la défense des privilèges a pris une importance inconnue auparavant (23,7 %). La politique d’expédients financiers qui s’est abattue sur les villes dans les quinze dernières années du règne de Louis XIV a eu pour effet de relancer la convocation des assemblées corporatives fermées (18,75 %), mais surtout de faire émerger une consultation des paroisses alors que la tradition nantaise était demeurée étrangère à cette forme classique dans les autres villes ligériennes (27,1 %). Dans cette conjoncture, il était logique que la défense des privilèges et les réponses à apporter aux exigences financières de la monarchie deviennent la priorité absolue (53,2 %), loin devant les problèmes de police urbaine (31,3 %).

45Tout ceci ne fut en réalité qu’un feu de paille car une telle orientation apparaissait contradictoire à la logique bureaucratique entretenue par l’intendance de Bretagne qui achevait sa mise en place depuis 1689 avec l’installation d’un premier réseau de subdélégués vers 1710. Après un premier dégonflement lié à la baisse de la pression financière avec le retour à la paix en 1713, le long mandat de maire du subdélégué Gérard Mellier (1720-1729) fut fatal à toute cette logique consultative46. L’opposition à une telle concentration de l’autorité sur le seul bureau de ville en charge fut longtemps le seul fait de Louis Charrette de la Gascherie, sénéchal et président du présidial de Nantes, membre d’un lignage d’ancienne noblesse particulièrement présent dans la robe bretonne et fort attaché à la fonction de maire de Nantes au XVII^e siècle47. Malgré sa pugnacité, le sénéchal ne fut guère entendu car l’intendant Feydeau de Brou suspectait la famille de sympathie janséniste et de complaisance avec les nouveaux opposants aux États de Bretagne. D’autre part, l’échevinage nantais était très largement dominé par le monde négociant qui accordait toute sa confiance au subdélégué. L’autoritarisme de Mellier finit toutefois par alourdir le climat dans l’élite nantaise en suscitant un malaise jusque dans une frange du négoce, d’où sortit la protestation d’anciens échevins du 22 juin 1729 contre l’abandon des traditions de consultation des compagnies et corps de la ville48. Le surgissement du débat à l’intérieur du négoce et de l’ancien bureau fragilisait la position de Mellier, mais l’intendant Des Gallois de La Tour choisit de traiter le malaise de la manière forte en ordonnant de rayer la protestation sur le registre de la ville. Cette détermination et le décès de Mellier suffirent à éteindre la protestation : l’élite nantaise se résigna à une gestion très bureaucratisée de la vie municipale, ce qui lui valut régulièrement ensuite les compliments de l’intendance.

46Dans ces assemblées consultatives, tous les sujets pouvaient être abordés selon une priorité changeante selon le contexte historique, mais toutes les convocations étaient en fait justifiées par l’obligation de faire contribuer financièrement les habitants afin de répondre aux exigences répétées et de plus en plus lourdes de l’État royal. La liberté de manœuvre pour préférer tel niveau ou tel autre ou pour enchaîner les consultations fut longtemps laissée au corps de ville avant que l’édit de 1683 ne soumette cette procédure à la permission de l’intendant. La répétition des arrêts du conseil sur ce sujet prouve qu’il fallut un temps d’adaptation pour que le principe entre vraiment dans les mœurs. L’élargissement du fossé culturel entre les élites et les catégories populaires à partir du XVII^e siècle et la bureaucratisation progressive de la gestion municipale sous la pression de l’intendance au XVIII^e siècle s’allièrent pour provoquer un dépérissement plus ou moins profond et rapide de cette tradition consultative. Là encore l’impact des personnalités en place a pu jouer un rôle essentiel d’accélération à l’image du couple formé pour Nantes entre l’intendant Feydeau de Brou et son subdélégué Mellier49.

47Toutefois, la contribution respective des assemblées consultatives et des assemblées électorales quant à la faculté d’intégration sociale communautaire à la vie municipale ne présente pas le même profil historique selon les villes étudiées. Angers et Nantes peuvent ainsi servir de références opposées pour délimiter un champ des possibles. Alors que la seconde a vu perdurer le principe de l’assemblée générale non réglée pour sa fonction électorale pendant tout l’Ancien Régime et disparaître en deux grandes étapes, dans les années vingt des XVII^e et XVIII^e siècles, les divers conseils de cautionnement du bureau de ville pour la gestion des affaires urbaines, la première a connu pendant longtemps une situation diamétralement inversée.

48Angers a vu coexister pendant presque tout le XVI^e siècle un corps électoral très étroit et un principe consultatif largement ouvert concrétisé dans l’assemblée des paroisses dont la réunion était obligatoire pour établir toute imposition extraordinaire, tant pour une action municipale que pour répondre à une demande royale. À chaque fois, les curés lisaient en chaire les convocations dont on trouve de nombreux témoignages dans les archives : « Il est enjoinct et mandé aux manans et habitans des paroisses de cette ville d’Angers eulx congreger et assembler dimanche prochain a yssue de grand messe parochialle pour deliberer et constituer procuration pour consentir deputter aulcuns d’entre eulx a se trouver en l’hostel de ville avecq pouvoir. » La lutte contre les épidémies de peste a suscité les rassemblements les plus larges désignés sous l’appellation d’« assemblée générale des estats de la ville50 ». Les procès-verbaux des présents, mais aussi des invités absents, déclinent la liste de tous les corps urbains permettant de définir l’assemblée comme générale. Aux côtés des membres du corps de ville et des officiers du présidial et de la prévôté royale chargés ensuite de veiller à la bonne application des décisions prises, venaient l’évêque ou le syndic du clergé, accompagnés de membres du chapitre cathédral, des représentants des marchands et de l’université, des administrateurs de l’hôpital Saint-Jean, et des députés des seize paroisses, indispensables pour approuver la levée de deniers51. Étant donné les périls en temps d’épidémie52, les absents étaient souvent nombreux, ce qui retardait d’autant les prises de décision.

49Même après l’élargissement de 1601, l’assemblée générale consultative d’Angers restait plus diversifiée que son homologue électorale car elle intégrait deux députés de chaque compagnie importante de la cité : présidial, prévôté, élection, grenier à sel, eaux et forêts, traites, avocats-procureurs-notaires, corps des marchands, ainsi que diverses personnalités invitées par le maire. Au XVIII^e siècle, cette tradition de large ouverture corporative pour les séances délibératives servit de référence pour l’élargissement de l’assemblée électorale, les deux structures finissant par se calquer totalement.

Un réflexe de fermeture sociale des assemblées électorales aux XVII^e et XVIII^e siècles

50De partout sont montées des plaintes contre les désordres électoraux causés par une présence excessive d’éléments d’origine populaire. La réaction la plus partagée des oligarchies municipales a été de trouver un moyen de réduire nettement le poids relatif du monde du travail manuel tout en lui conservant une représentation symbolique, mais marginalisée. Ces épurations se sont échelonnées le long d’un calendrier étiré, avec parfois des contractions en plusieurs étapes, le tout suggérant de grands décalages contextuels, tant dans le jugement porté par les élites en place que dans la résistance manifestée par ceux qu’on désirait exclure. Cette contraction de l’assemblée chargée de mettre en scène la citoyenneté urbaine est un mouvement social et politique profond qui ignore la distinction entre régime d’échevinage et régime d’assemblée générale. Dans les deux cas, l’élite urbaine n’a plus supporté la cohabitation des différences sociales au nom du civisme communautaire, par suite d’une conscientisation de plus en plus marquée de la coupure culturelle grandissante qui la séparait du peuple.

Un bilan contrasté à Angers : ville d’échevinage

51Depuis 1601, le corps électoral angevin associait les 18 membres du bureau de ville, deux députés de l’Église, le recteur de l’université, les gens du roi du présidial et les 32 députés des seize paroisses. L’adjonction de ces derniers n’a pas tardé à provoquer une réaction négative dans une partie de la notabilité angevine. Dès 1624, des critiques dépréciatives sur la faible valeur de ces assemblées primaires où la « saine et maire partie » des paroissiens était submergée par le menu peuple ont réclamé la publication d’un règlement sélection visant à marginaliser sinon exclure les « mécaniques », c’est-à-dire tout le monde du travail manuel. Ainsi la lettre de justification que Letourneux, procureur du roi au présidial adressa en 1738 au procureur du roi du parlement de Paris pour obtenir la réglementation de l’assemblée de Saint-Maurille reprit-elle tout un discours bien rôdé depuis plus d’un siècle. Il y dénonçait des assemblées « composées pour la plus grande partie de vils artisans qui ne se laissent conduire par aucuns sentimens d’honneur et dont le plus grand nombre ne scait ny lire ny écrire ; le mérite ne décide de rien, la cabale et la brigue l’emportent toujours53 ». Discours classique, présent dans toutes les villes à cette époque. Naturellement cette volonté d’épuration se manifesta d’abord dans les paroisses les plus honorablement connues, là où les densités résidentielles cléricales et officières étaient les plus fortes. Ce fut pourtant un long combat qui, engagé dans les années 1620, ne put commencer à se concrétiser qu’en 1680 et qui ne s’acheva qu’en 1766, en n’ayant touché que sept paroisses sur seize, selon une évidente distribution socio-économique dans l’espace angevin. Le décalage existant entre les premières récriminations et le premier règlement de fermeture suggère peut-être plus une relative incertitude des notables, partagés entre des références socio-culturelles différentes, à l’image de ce qui s’est passé à Nantes pendant la même période, qu’une forte résistance des catégories populaires menacées d’exclusion. Il est vrai que le climat socio-politique angevin du XVII^e siècle paraît globalement plus fiévreux, avec de nombreuses émotions antifiscales jusqu’à celle de 1657 qui a justifié de lourdes sanctions contre le corps de ville et un sévère encadrement politique du gouverneur sous le règne personnel de Louis XIV quasi mortifère pour la vie politique angevine.

52Le premier règlement d’assemblée primaire imposé dans la paroisse du centre Saint-Michel-du-Tertre en 1680 servit de modèle à ceux de six autres paroisses dont trois groupées avec La Trinité dès 1682, Sainte-Croix en 1685, Saint-Maurice en 1687, puis trois autres nettement décalées avec Saint-Pierre en 1708, Saint-Maurille en 1738 et Saint-Julien en 1766. Tous réservaient l’accès aux assemblées primaires à la notabilité paroissiale en se servant des responsabilités fabriciennes : le curé, les deux marguilliers en charge, les anciens marguilliers, les juges royaux résidants dans la paroisse, le plus ancien notaire pour servir de greffier et douze notables cooptés à vie. Ce procédé a éliminé les gens de métier à Saint-Michel-du-Tertre, Saint-Pierre et La Trinité, bien que cette dernière soit pourtant une grande paroisse populaire. Il les a réduits à quelques personnes dans les quatre autres. L’accès à la députation pour l’assemblée électorale de ville est devenu impossible, cette mission étant partagée entre les marchands (72 % à Saint-Maurice et 63 % à Sainte-Croix) et les avocats et les bourgeois rentiers (40 % à Saint-Michel-du-Tertre et à Saint-Pierre).

53En mars 1737, un projet de lettres patentes formé par le corps de ville et présenté par le présidial pour une réforme générale des élections ne fut pas repris par le conseil du roi, sans qu’il soit possible d’en donner les raisons. Notons simplement la même impuissance à Nantes, en 1720 et 1749, expliquée d’abord par le manque d’intérêt du Régent obnubilé par la crise du Système de Law et ensuite par une opposition de l’intendant de Bretagne, Pontcarré de Viarmes, favorable à un système municipal avec un corps de ville omnipotent sous son étroit contrôle et légitimé par une assemblée générale limitée à cette unique fonction.

54Dans neuf paroisses, l’entrée aux assemblées primaires est demeurée libre, ce qui a favorisé la participation des gens de métier sans que ces derniers n’envahissent les réunions comme le prétendaient des dénonciations manifestement exagérées. N’oublions pas l’arrière-plan démographique, économique et culturel de l’exercice de la citoyenneté dans les villes d’Ancien Régime : beaucoup de population flottante ou de résidents peu enracinés par suite de l’importance de l’immigration pour compenser un renouvellement naturel faible ou négatif, une certaine aisance pour dégager du temps libre, l’intégration mentale du principe d’une société très hiérarchisé. L’ensemble de ces éléments faisait qu’une petite partie seulement des ayants-droits s’y intéressaient réellement. Toutefois, cette liberté a garanti des espaces d’expression populaire non négligeables avec 53 % des présents notés par le notaire pour la paroisse Saint-Jacques, ce qui laisse entendre une proportion légèrement supérieure allant peut-être jusqu’aux deux tiers, 43 % pour Saint-Evroult, 28 % à Lesvière et à Saint-Michel-de-la-Palud. Ces présences significatives ont permis le maintien de gens de métiers dans les députations vers l’assemblée électorale de ville, au bénéfice des artisans, mais aussi des bateliers (26 % des députés de Lesvière) et même des vignerons et des closiers (33 % des députés de Saint-Nicolas).

55Parallèlement à cette épuration sociale partielle du corps électoral angevin, le poids de la notabilité a été renforcé dans une logique corporative. Outre le lieutenant général de police depuis 1699. De 1720 à 1738, les principales compagnies qui étaient admises aux assemblées générales délibératives ont obtenu le droit de représentation. L’échevinage, qui n’a pas fait de difficulté pour intégrer les deux délégués de toutes les cours de justice et de finances, a simplement rechigné pour le consulat du commerce en 1736, parce que les marchands étaient déjà représentés.

Le mouvement de fermeture sociale des assemblées générales bretonnes de type ancien

56En Bretagne, la question de la réforme électorale s’est développée dans un contexte très spécial puisque la plupart des villes confondaient dans une même assemblée générale corps et électoral et structure gestionnaire. Rennes a montré l’exemple dans le contexte d’une protestation contre l’entrisme des gens de justice54. La transformation de l’assemblée en conseil fermé s’apparente ainsi à une solution de protection de cette primauté du monde judiciaire progressivement conquise depuis le milieu du XVI^e siècle. La régulation en deux temps, avec d’abord l’obtention de l’arrêt du Conseil du 19 mars 1627, et ensuite de l’arrêt du parlement du 29 décembre 1627, a correspondu au réglage nécessaire de cet encadrement socio-politique pour qu’il soit acceptable par l’ensemble des réseaux d’influence participant au cercle du pouvoir urbain, la seconde formule atténuant quelque peu la brutalité de la fermeture de l’exercice de citoyenneté55.

57La nouvelle assemblée générale rennaise additionnait à une sorte d’équivalence de corps de ville composé du procureur des bourgeois, des anciens procureurs et des anciens miseurs qu’on prit pour ce fait l’habitude d’appeler échevins, les quatre officiers militaires, huit représentants du clergé, quatre nobles demeurant en ville, trois capitaines ou cinquanteniers de la milice, six notables bourgeois élus chaque année par l’assemblée, et un ensemble marquant du monde judiciaire avec 28 officiers des cours, suivis d’une douzaine d’avocats56. Cette solution trouvait sa justification dans une synthèse hiérarchisée de trois principes : le respect de la société d’ordres, la suprématie reconnue à la bourgeoisie judiciaire dans une ville de parlement et une représentation communautaire assurée par une introduction symbolique de trois responsables de quartier de milice renvoyant à une définition spatiale civique et la cooptation annuelles de six personnalités assurant l’introduction de la « saine et maire partie » de la bourgeoisie urbaine. Le contrôle politique du corps politique rennais, pour lequel la procédure électorale était rejetée dans un rôle secondaire, ne pouvait échapper au milieu judiciaire, c’est-à-dire aux réseaux d’influence patronnés par les familles parlementaires. Les officiers du présidial et de la sénéchaussée et des autres cours, suivis de tous les auxiliaires de justice pouvaient fort bien entrer avec succès en compétition avec les autres catégories bourgeoises pour les postes de procureur et de miseur – le premier leur étant normalement réservé alors que le second était plutôt dévolu aux marchands –, mais surtout dans la sélection annuelle de six prud’hommes.

58Pour le siècle et demi pendant lequel s’est maintenue cette réforme, il ne faudrait pas en rester à une vision trop juridique des réalités politiques rennaises, surtout si l’on en croit le témoignage du maire en 1722. « Quelque attention et quelque exactitude qu’on puisse avoir à faire exécuter le règlement de 1627, il ne laisse pas de s’introduire dans les assemblées de l’hôtel de ville des personnes qui n’ont pas les conditions requises d’où naissent souvent des disputes et des contestations qui ne font qu’apporter du trouble et causer une indécence qui ne convient point dans ces sortes d’occasion57. »

59La définition de l’assemblée générale n’a été pas modifiée lors de la réforme de 1757 créant un bureau de ville, mais le privilège de constitution de listes d’éligibilité réservé à ce dernier, qui entraînait de fait une réduction de la liberté d’action de l’assemblée, a été au cœur de la crise qui a marqué la vie municipale jusqu’en 1780. Les élections de 1758 ont été cassées par le Conseil du roi comme non conformes à cette procédure, l’assemblée ayant choisi hors de la liste des douze éligibles pour les six postes d’échevins. Pour éviter l’affrontement, l’intendant Le Bret et le duc d’Aiguillon, commandant en chef, ont choisi de ne plus convoquer l’assemblée pour le choix du procureur du roi syndic, nommé directement ou prorogé en 1759, 1762 et 1765. Les sélections des deux députés de ville aux États de Bretagne en 1766 et 1768 ont été cassées par les commissaires royaux, le grand affrontement politique entre l’assemblée des trois ordres, le parlement de Rennes et l’administration royale étant alors dans sa phase de plus grande intensité. Ces tensions finirent par anéantir totalement toute vie politique citoyenne, le corps des maires et échevins étant maintenu artificiellement en place sans élections de 1768 à 177558.

60La fermeture sociale de l’assemblée générale de Rennes a servi de modèle à un certain nombre d’autres villes petites ou moyennes relevant du même régime. Dans tous ces exemples, il s’agit d’une exclusion des gens de métier afin de conformer le corps politique à la véritable hiérarchie du corps social dans son ensemble, dans une vision beaucoup plus qualitative que quantitative, ce qui aboutissait à la préservation de l’hégémonie de la bourgeoisie juridique, étant donné le profil plus administratif que marchand de la plupart des cités. Cependant, plus le temps a passé et plus cette épuration sociale du corps électoral est devenue un réflexe partagé par l’ensemble des élites urbaines.

61À Ploërmel, les problèmes sont apparus en 1642. Le 18 janvier, une délibération fut prise dans l’assemblée générale traditionnelle portant qu’« à l’advenir il n’y aurait que ceux qui ont été en charge et autres notables habitans à avoir voix délibérative ». Cependant, cette première fermeture, sans doute insuffisamment soutenue dans l’oligarchie locale, est restée lettre morte. La question a resurgi en 1657, sous l’impulsion d’un ancien syndic, noble homme Mathurin Morel, qui a entraîné l’assemblée à solliciter un règlement du parlement, l’auto-contrainte n’ayant manifestement pas suffi pour inverser les anciennes pratiques communautaires. Les arguments utilisés restent classiques et insistent sur l’excessive discordance entre les deux types d’assemblées. L’ouverture sociale n’est plus perçue dans une définition citoyenne renforçant la cohésion communautaire, mais comme un gonflement artificiel sans qualification, totalement dominé par les luttes d’influence des notables concurrents. « Il se trouve si peu d’habitans aux assemblées ordinaires de ceste communauté que celui qui y préside est obligé d’en envoyer chercher pour parfaire le nombre nécessaire pour lesdictes délibérations, et néanmoins aux assemblées qui se font pour la nomination du syndic, à la sollicitation de ceux qui y prétendent, il se trouve si grand nombre de personnes du menu peuple qu’elles sont d’ordinaire tumultueuses59. »

62Il a toutefois fallu une assemblée particulièrement chaotique pour les notables de Ploërmel prennent l’initiative de relancer le projet de fermeture, comme si la force culturelle d’un modèle ancien intégrant cet exercice de vote comme une sorte de rituel annuel de célébration communautaire les avait empêchés de s’engager fermement dans cette épuration citoyenne. La requête adressée à la cour souveraine rappelait ainsi que le 25 janvier 1657, lors de « la nomination du syndic, la populace des forsbourgs et mesme quelques incognus sont entrés dans ladite assemblée, dont partye estoient pris de vin, et la troublèrent de telle sorte qu’on fut obligé de remettre ladicte assemblée au vendredy 27 de ce mois de février où on craint un pareil désordre ». C’est pour empêcher de tels dérapages que le parlement de Rennes a publié un règlement le 21 février 1657 créant une assemblée fermée d’une cinquantaine de personnes sur le modèle rennais. Cette réorganisation fut confirmée par un nouvel arrêt du parlement du 18 avril 1722, avec une légère modification au profit de la noblesse et des gens de justice.

63L’initiative de la petite ville de Guérande a pu donner un signe en retenant déjà une solution identique en réponse à des problèmes formulés de la même manière : « Pour remédier aux désordres qui se rencontrent dans leur maison de ville aux assemblées de leur communauté par nombre de manouvriers et artisans qui prétendent y avoir voix délibérative, lesquels par leurs brigues, outre qu’ils en sont incompétents, empêchent les délibérations des personnes qui ont droit de donner leur avis. » Les justificatifs guérandais, bien qu’étant de même nature que ceux de Ploërmel, ont l’avantage d’être plus précis dans leur contenu social. Sans faire de distinction entre les assemblées électorales et gestionnaires, les notables désignent sans réserve le monde du travail comme inapte à la citoyenneté, clarifiant ainsi certaines dénonciations plus vagues. De même, leur formulation laisse bien voir comment la mutation de leur culture municipale a précédé leur action de réglementation puisqu’il est question de droit de délibération dans une communauté sans règlement officiel.

64Le parlement a satisfait la notabilité guérandaise, dominée par les gens de justice regroupés derrière la sénéchaussée royale, dans son règlement du 15 mai 1651 instituant une assemblée fermée de modèle rennais d’une quarantaine de personnes60. La liste mentionnait le gouverneur, deux députés du chapitre collégial, le sénéchal, l’alloué, le lieutenant et le procureur du roi, le sénéchal et le procureur fiscal des régaires de l’évêque, trois gentilshommes des plus anciens résidants dans la ville et faubourgs, six anciens avocats, six anciens procureurs, les greffiers civil et criminel de la sénéchaussée, les syndics et miseurs passés par les charges, trois capitaines de milice et trois marchands de draps de soie cooptés chaque année. La mainmise du milieu juridique était ainsi écrasante puisque la légère correction sociologique possible en faveur de la marchandise était entièrement entre ses mains. Il est à noter qu’ici la représentation symbolique de type spatial passe uniquement par les officiers de milice, sans doute parce que l’unicité d’une immense paroisse divisée en trêves pour le monde rural ne permettait guère une référence à la diversité.

65Cette organisation s’est perpétuée jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, une tentative de modification mineure ayant finalement été abandonnée en 1739. La main mise des officiers de justice a même été jugée excessive par les agents de l’administration royale au milieu du XVIII^e siècle. Ainsi le subdélégué Boullard critiquait le dépérissement de la vie municipale dans son commentaire pour l’intendance : « Nos juges royaux qui seuls font les délibérations et par conséquent toutes les nominations de maire, receveur, commissaires de capitation et des dixièmes, officiers de milice, sergents de ville, tambour, portier, nos juges au nombre de trois ont à leur dévotion le procureur du roi, les greffiers, six avocats, six procureurs, ce qui fait qu’ils sont 17 têtes dans un bonnet, ce qui cause le peu de ceux qui par ailleurs ont voix ne se rendent point aux délibérations. » Logiquement, le subdélégué finissait par suggérer une réduction du corps de la judicature à neuf personnes par élimination des procureurs et limitation à deux avocats afin de faire une place plus significative aux autres notables en doublant le nombre de gentilshommes et en substituant huit bourgeois rentiers à la place des trois marchands de draps61. Ses propositions furent sans effet.

66Les juges de la baronnie de Vitré, fort de la protection des grandes familles aristocratiques tenant la baronnie et la charge de gouverneur de ville, sont parvenus à contrecarrer à deux reprises, en 1556-1557 et 1639-1640, la création d’un échevinage62. À côté des motivations strictement corporatives de défense de leur suprématie sur la police urbaine comme principale cour de justice, peut-on proposer une lecture plus sociale de leur opposition à une telle transformation institutionnelle, c’est-à-dire la crainte que la puissance économique des riches marchands vitréens63, traduite en termes de force de réseaux relationnels d’influence, ne les oblige à partager ou même ne les marginalise dans un échevinage partageant la police avec la sénéchaussée ? La définition coutumière de l’assemblée générale laissant une place prépondérante au principe fonctionnaliste et à la promotion élective l’ouvrant largement aux jeux d’influence, et les mandats répétés du syndic dans les deux crises semblent plaider pour cette poussée marchande, même si les juges ont dénoncé un non-respect des formes traditionnelles.

67Un exemple de 1642, très proche de la conclusion de la seconde crise, permet d’approcher la composition coutumière. Selon le procès-verbal, après des convocations ouvertes aux « prosnes des grandes messes parochialles et dominicales et après le son de la grosse cloche », sont entrés les trois recteurs, trois chanoines, quatre prêtres et chapelains, l’alloué, trois marguilliers, le procureur, cinq anciens syndics, deux capitaines de milice, deux anciens miseurs, dix anciens marguilliers, 22 notables nommément désignés, le miseur et « plusieurs autres tant administrateurs modernes que précédantz des hospitaux que habitans de ladicte ville et forsbourgs en grand nombre64 ». Cette description, dans sa hiérarchisation, est en même temps très classique et surprenante. La qualification est principalement recherchée dans le double respect de l’échelle des états sociaux et des services rendus à la communauté, dans sa globalité municipale comme dans sa double structuration spatiale, principalement religieuse avec les fabriques paroissiales, mais aussi civile avec les quartiers miliciens. La gestion hospitalière est bien mentionnée, mais à une place qui ne lui confère pas une grande valeur, comme si c’était la première étape du cursus civique de distinction. Le réflexe du rédacteur distinguant les notables sans fonction collective de la masse non définie des autres participants renvoyés à un anonymat dépréciatif renvoie à une pratique très partagée, très symptomatique de la culture de la représentativité sous l’Ancien Régime.

68Les marchands, souvent sollicités pour les trésoreries hospitalières et pour la miserie de la ville, pouvaient soutenir aisément la compétition avec les gens de justice quant aux fabriques paroissiales et aux capitanats miliciens. La promotion via les fonctions civiques les plaçait donc en bonne posture pour peser socialement dans l’assemblée générale. Or, ce qui est à souligner, c’est que les juges de la baronnie n’ont pas cherché à fermer cette dernière à leur avantage, à l’exemple de Rennes. Le règlement obtenu du parlement le 22 mars 1639 valorisait bien les gens de justice, sans annuler le principe de libre entrée. Le texte se contente de préciser la composition de la tête de l’assemblée, c’est-à-dire, dans la culture politique organiciste omniprésente de cette époque, ce qui crée la valeur du corps politique : le sénéchal, l’alloué, le procureur du roi ou son substitut, le procureur syndic des bourgeois, le miseur, le contrôleur, le greffier, les représentants de l’Église, et « au moins quinze des plus notables et antiens habitans dont cinq des plus antiens avocats et procureurs65 ». L’exemple de 1642 nous dépeint une composition plus élargie.

69Dans une réponse à une enquête du gouverneur de Bretagne en 1737, la communauté de Vitré décrivait une participation plus rétrécie dès avant 1708, date du premier règlement de fermeture connu délivré par le parlement. La sélection semble s’être opérée sur le principe du don de son temps et de son argent aux services collectifs de la communauté. Le texte précisait qu’avant 1708, « l’usage était que tous les enfans de famille, fils de ceux qui avoient fait les charges de la ville, des paroisses, des hôpitaux avoient entrée et voix délibérative lorsqu’ils avoient atteint l’âge de 21 ans66 ». Selon cette formulation, le principe ouvert du suffrage des chefs de feux avait cédé la place à un système favorisant les réseaux familiaux gravitant dans l’orbite du pouvoir municipal. Il ne faut pas exclure non plus l’hypothèse d’une description révélant plus l’idéal des membres du cercle dirigeant qui ne retenaient que ce qui qualifiait à leurs yeux le corps politique, en cachant dans le non dit ce qui n’était pas valorisant dans le code culturel de l’élite urbaine du début du XVIII^e siècle. Le recours à un règlement de fermeture en 1708 renforce cette idée d’une discordance entre discours et réalité.

70Dans l’énoncé des justificatifs d’une réforme où la référence au modèle rennais est explicite, l’allusion aux désordres engendrés par le maintien d’une assemblée ouverte s’est appuyée sur une dénonciation d’une mauvaise gestion financière, sachant certainement que c’était un thème très sensible pour le pouvoir royal. Le parlement déplorait « le désordre qui arrive par le grand nombre de ceux qui y entrent, qu’il est presque impossible d’y compter les voix et de les pezer, que par cette confusion les fermes des deniers publicqs sont données à vil prix et les dépenses enflées, qu’on est tous les jours obligé de faire de nouvelles impositions pour y fournir, que l’employ de ses deniers n’est point fidelle, que les procès-verbaux des nécessitez publiques ne sont point véritables et que les comptes qui se rendent ne sont ny justes, ny examinés, en sorte que les principaux habitans supplient la Cour d’y pourvoir et de régler le nombre de ceux qui auront voix délibérative à peu près comme a été fait par la ville de Rennes ». En sortit une nouvelle assemblée générale fermée d’une quarantaine de membres en incluant les offices vénaux. N’étaient plus admis, outre les représentants du clergé et les juges seigneuriaux, que les notables exerçant ou ayant exercé les grandes fonctions civiques déjà signalées. Cette définition resserrée fut confirmée par l’arrêt du Conseil du 21 avril 1739, avec comme seul correctif sociologique possible la cooptation de huit notables bourgeois67.

71De la même manière, l’assemblée de la communauté du Croisic a été définie par l’arrêt du parlement du 18 février 1716 qui a limité la participation aux officiers municipaux en exercice, au recteur, à trois gentilshommes résidants, aux anciens maires, procureurs du roi syndics, marguilliers et administrateurs de l’hôpital général et aux capitaines et lieutenants des quatre compagnies de milice bourgeoise. La comparaison avec Guérande68 évoque une ressemblance structurelle, mais aussi une réelle originalité liée à la nature très différente des deux profils urbains : un petit centre administratif de pays et un petit port de commerce international pour le sel, sans cour de justice. L’opposition venait surtout de l’équilibre existant entre les désignations par état social et par passage par les charges civiques collectives. Dans la cité administrative, le premier choix s’imposait au profit des gens de justice ; dans la cité marchande, le second dominait presque tout puisque le corps des marchands n’était pas représenté pour lui-même.

72Cette question de la coexistence de deux principes dans la distribution du droit d’entrée aux assemblées fermées des petites villes finit parfois par susciter de réelles tensions au sein de l’étroite élite urbaine. À Ancenis, la mairie de Pierre Thoinnet (1757-1760) a ouvert les hostilités entre les gens de justice et les autres bourgeois. Ce maire récusait la prétention d’entrée automatique des premiers, sans passer obligatoirement par les charges fabriciennes comme les autres bourgeois. En 1766, la radicalisation de la dispute a empêché l’élection du maire. Dans son commentaire des trois mémoires reçus à l’intention du duc de Penthièvre, gouverneur provincial, l’intendant remarquait que les anciens maires étaient divisés. Thoinnet appuyait son interprétation sur la réponse du gouverneur donnée à un procureur en juillet 1763. Ses adversaires répliquaient que cette lettre ne s’appliquait pas aux officiers de la baronnie et aux avocats. Le subdélégué a relayé cette dernière analyse, en insistant sur l’ancienneté de l’usage tout en reconnaissant l’inexistence d’un règlement. Selon son appréciation, « les juges d’une ancienne baronnie ont droit de suffrager comme principaux habitans », d’autant plus « qu’un grand nombre d’artisans, mesme de paisans, sont admis à donner leurs suffrages sous prétexte qu’ils ont été marguilliers, et ce à l’exclusion de bien d’honnestes gens ». L’intendant Flesselles, considérant que son subdélégué était aussi le greffier de la baronnie, l’a cependant désavoué. Dans ses recommandations au duc de Penthièvre, après avoir fait remarquer qu’il « est assés ordinaire de voir les oficiers de justice faire des tentatives afin de se rendre maîtres de l’administration des communautés, mais [que] ce n’est pas toujours le zèle pour le bien public qui anime ces démarches […] et que les communautés dont les affaires se traitent le plus difficilement sont celles qui comptent les juges, les avocats, les procureurs et autres gens de justice », il conseillait de débouter les juges d’Ancenis69, ce que le gouverneur exécuta dans ses lettres du 16 décembre 1766. Sa volonté de réduire l’hégémonie des gens de justice dans la gestion des petites villes s’inscrivait dans une politique à échelle provinciale depuis 1748.

73Un décalage constant entre les pratiques sociales et l’encadrement réglementaire a caractérisé la vie municipale d’Ancien Régime dans sa phase de renfermement élitiste car la tutelle royale fut régulièrement sollicitée pour rappeler les normes contraignantes. Ainsi en fut-il à Guérande avec une ordonnance de l’intendance du 17 janvier 1770 publiée sur la demande du maire Rouaud de La Villemartin soucieux de repousser l’entrée de « la populace », et au Croisic le 15 janvier 1780 avec une ordonnance de rappel du règlement de 1716, ce qui suscita une poussée de fièvre dans l’élite portuaire. Ces tensions ont soutenu la multiplication de projets de réforme dans les années 1780, et ce d’autant plus que cette idée était aussi puissamment relayée au niveau des États provinciaux. À l’échelon des petites villes, la pauvreté de la réflexion politique et sa déconnexion frappante avec les grands débats de la vie politique nationale demeure une étrangeté lorsqu’on considère l’acceptation aisée d’un changement de grande ampleur avec la loi de décembre 1789 créant les communes et les nouvelles municipalités.

74En août 1783, le procureur du roi à la sénéchaussée, Rouaud de La Villemartin, toujours maire de Guérande, livra ses réflexions sur un élargissement de l’assemblée communautaire selon une double logique territoriale et sociale70. Il proposait ainsi l’introduction de cinq députés des trèves paroissiales et d’un représentant des différentes « classes » du peuple guérandais, à savoir des paludiers, des vignerons, des laboureurs, des ouvriers en laine et même, idée fort originale, des pauvres. Toutefois, cette prise en compte des catégories du monde du travail manuel ne pouvait passer par la députation puisqu’il suggérait de confier cette mission aux avocats et procureurs siégeant déjà afin de ne pas alourdir l’effectif de l’assemblée. Sa démarche, principalement motivée par une amélioration de la police de l’assistance aux pauvres, révélait combien il restait impossible pour un philanthrope des Lumières de considérer que les catégories populaires étaient capables d’exprimer leurs intérêts par elles-mêmes.

75Au Croisic, le problème est venu de la non-représentation des habitants du bourg paludier de Batz et du petit port salicole du Pouliguen alors que ces derniers supportaient certaines charges financières au profit de la communauté croisicaise. L’intendant ayant sollicité des propositions de la communauté, celle-ci répondit le 20 mars 1789 en suggérant d’adjoindre le recteur et deux anciens marguilliers de la paroisse de Batz ainsi que deux notables (sous-entendu marchands) du Pouliguen, tout en ajoutant deux avocats, deux procureurs et deux députés de chacun des quatre quartiers du Croisic « élus par la communauté sous l’inspection des officiers municipaux parmi les plus notables71 ». Dans la ville portuaire sans institution judiciaire, l’affirmation de la supériorité de la référence communautaire sur celle des simples états sociaux s’en trouvait encore renforcée, tout en intégrant symboliquement quelques auxiliaires de justice pour gommer les tensions catégorielles au sein de l’élite urbaine.

Une curiosité historique : l’échec de la volonté de fermeture de l’assemblée nantaise

76Au printemps de 1631, dans une conjoncture économique et sociale tourmentée due au paroxysme d’une sévère crise frumentaire et épidémique, le corps de ville de Nantes s’est divisé sur la question de la composition de son assemblée électorale. Une volonté de fermeture, soutenue par la majorité du bureau servant, a été récusée par une nette majorité des anciens maires et échevins. Le maire, René de la Tullaye, maître à la Chambre des comptes, d’un lignage de noblesse ancienne attaché à cette cour souveraine depuis le milieu du XVI^e siècle et nettement ligueur pendant la rébellion de Mercœur, a été soutenu par quatre échevins d’origine marchande dans sa volonté de réforme. Les deux derniers échevins, de professions juridiques, dont un Charette, membre d’un lignage d’ancienne noblesse ayant établi son monopole sur le prestigieux office de sénéchal depuis 1587, haute figure du loyalisme monarchique pendant la Ligue, se partageant avec le réseau Harouys la nomination au poste de maire, sont parvenus à contrer l’opération en ralliant la majorité du grand bureau de ville.

77La répartition des protagonistes récuse toute interprétation de type social telle que robins contre marchands ou élite installée contre bourgeoisie seconde. La divergence de vue renvoie plutôt vers des options tactiques différentes pour le contrôle de l’assemblée électorale ou le genre de relations à entretenir avec les agents royaux72. Au-delà de ce débat manœuvrier, le conflit ouvre sur des différences de conception de la représentation communautaire, ce qui devait traduire des variations de la culture politique urbaine relevant des sensibilités religieuses et philosophiques dans cette phase de montée en puissance de la Réforme catholique dans une ville où ligueurs et « politiques » s’étaient durement affrontés à l’avantage des premiers sous Mercœur, avant d’être invités à la réconciliation autour du trône sous la conduite des seconds par Henri IV.

78Du côté de la stratégie locale, ce furent plutôt les lignages bien établis qui défendirent le statu quo comme si la puissance de leurs réseaux relationnels leur faisait préférer l’ouverture afin de préserver la potentialité de leur capacité de mobilisation de leurs appuis. Réclamer une réforme obligeait à avouer l’existence de désordres internes et une réelle incapacité à les maîtriser par la seule puissance sociale. Le risque était grand de favoriser ainsi l’interventionnisme de l’administration royale, au risque d’une contraction des privilèges communautaires. Les opposants ont pu estimer que c’était un danger qu’il ne fallait pas courir. Dans les conditions sociales de sa réunion, l’assemblée électorale ne pouvait pas échapper au contrôle de l’oligarchie urbaine et ses choix étaient limités au classement des notables sur les listes d’éligibilité rédigées par les édiles servants et anciens. La maintenir en l’état revenait ainsi à lui conférer essentiellement un rôle de rituel civique socialement intégrateur, dans une mise en scène cérémonielle d’association de citoyens différenciés sous contrôle, fort utile pour la préservation de la cohésion communautaire. La montée en puissance de la réforme catholique pouvait représenter un fondement favorable à la contraction sociale par l’inflexion culturelle de l’élite urbaine dans la mesure où le grand mouvement de dévotion qui a saisi un grand nombre de ses membres s’appuyait sur un engagement charitable de type paternaliste, dépréciateur des catégories populaires assistées, mais surtout parce que la catholicisation en profondeur s’est accompagnée d’une dénonciation de rituels religieux traditionnels éradiqués plus moins brutalement en tant que superstitions et disqualifiés pour ce faire comme populaires. Par ailleurs, la sortie de la grande crise de la fin du XVI^e siècle avait fait émerger l’utile distinction entre le sujet et le fidèle pour le rétablissement de la paix civile et la restauration du pouvoir royal. Dans cette perspective soutenue par les « politiques », la protection d’une large définition de la citoyenneté urbaine s’assimilait à la défense d’un rite laïque essentiel au maintien de la cohésion communautaire73. Le changement de gouverneur de ville en 1632 ayant provoqué l’enterrement de l’affaire, la ville vécut sans affrontements avec son modèle ancien jusqu’au début du XVIII^e siècle.

79En avril 1710, l’échevin René Montaudoin, important négociant en pleine ascension, a critiqué sévèrement le fonctionnement de l’assemblée électorale nantaise pour réclamer un règlement de fermeture. Le débat ayant été relancé en 1716, le subdélégué Gérard Mellier a rédigé une proposition d’arrêt du Conseil reprenant l’essentiel des propositions formulées par le bureau de ville du 3 avril. Le projet reprenait d’abord l’héritage institutionnel du XVII^e siècle en inscrivant en tête le gouverneur ou celui qui commande à sa place dans la ville, le président du Présidial ou en son absence le sénéchal ou un autre officier du Présidial pour le suppléer, le procureur du roi au Présidial, les six députés de l’Église, des Comptes et du Présidial, le maire, les échevins, le syndic, le greffier, les anciens maires et échevins. Au-delà, les droits civiques ne concernaient plus que les autres juges, avocats et procureurs du roi des juridictions royales de la ville, les juges consuls des marchands en exercice et sortis de charge, les docteurs, professeurs et agrégés de l’université, les capitaines, lieutenants et enseignes des compagnies de milice bourgeoise, les six avocats les plus anciens à partir du jour du serment, les six procureurs postulants de la Chambre des comptes et du Présidial, les six plus anciens notaires royaux selon l’ordre du tableau, les marguilliers des paroisses de la ville et des faubourgs accompagnés de deux anciens marguilliers ayant rendu leur compte à leur fabrique, les gardes et contre-gardes avec les deux plus anciens marchands de drap de soie et les syndics et jurés des corps des Arts et Métiers. Ces propositions constituaient réellement une rupture dans l’histoire municipale nantaise car si la consultation des paroisses avait existé momentanément à l’extrême fin du XVII^e siècle dans les assemblées délibératives, l’appel des délégués des jurandes n’avait jamais été utilisé. La contraction était assez sévère car il s’agissait d’une application systématique du principe de représentation corporative, y compris pour la notabilité74.

80En septembre 1716, l’intendant Feydeau de Brou expédiait au Conseil un rapport validant toute l’argumentation : « C’est précisément à cause de la possession où se trouve toute la populace d’assister aux assemblées qu’il est très important de faire un règlement qui restreigne les assemblées au plus petit nombre qu’il se pourra, c’est-à-dire aux officiers nécessaires et aux principaux de chaque corps soit ecclésiastiques, gens de justice, bourgeois, négociants et artisans75. » En mai 1718, sa relance à d’Argenson présente le grand intérêt de révéler que l’initiative du corps de ville ne fait pas l’unanimité à Nantes : « Il y a entre les habitans de Nantes une contestation considérable au sujet des assemblées générales qui se font à l’hostel de ville, les uns prétendent que tous les habitans mesme les plus vils artisans ont droit dy assister et les autres soutiennent au contraire que les artisans en doivent estre entièrement exclus et qu’en lesdites, la compagnie des officiers municipaux et les autres corps tels que les ecclésiastiques, les nobles, les officiers et les bourgeois ny doivent estre admis que par députtez76. » Il est dommage que son commentaire ne soit pas plus explicite quant au contenu social des deux tendances, même si un autre rapport met en cause les officiers de milice, accusés de vouloir faire entrer massivement les hommes de leurs compagnies.

81L’absence de réponse du gouvernement royal reste difficile à interpréter parce qu’aucun ministre ou conseiller d’État n’a jamais justifié un refus des propositions nantaises. Faut-il invoquer simplement le mauvais fonctionnement du pouvoir central bouleversé par les pratiques de la Polysynodie ou encore le peu d’intérêt porté à une affaire jugée très secondaire par rapport à d’autres dossiers beaucoup plus brûlants ? À une époque où une partie de la noblesse bretonne renouait avec un esprit contestataire dans les États provinciaux, les affaires nantaises, sans conséquences pour le maintien de l’oligarchie au pouvoir, ont pu être jugées assez marginales par les officiers militaires, tuteurs politiques officiels de la ville. Le refus de Mellier de suivre la suggestion du comte de Toulouse de se modeler sur l’assemblée malouine réformée en 1714 n’a peut-être pas facilité le suivi au Conseil à un moment où le gouverneur de Bretagne y jouissait d’une influence majeure.

82Dès le début de l’affaire, l’intendant s’était préoccupé d’écarter des objections qui ont peut-être pesé et favorisé l’immobilisme :

« Quoyque la proposition des maire et eschevins soit fondée sur de bons motifs, elle paraist néantmoins contraire a l’usage observé à Nantes ou depuis que la mairie a esté établie la liberté des suffrages a esté accordée à touttes personnes dans les élections, d’où l’on pourroit induire qu’il ne convient pas de quitter les anciennes formalités ny abandonner un usage qui n’auroit pas esté suivy jusqu’à présent s’il avoit mérité d’estre aboly, mais on peut répondre qu’on ne croit pas que les abus ayant esté si fréquents par le passé, en tous cas la communauté peut a présent réclamer contre le désordre que cause ces abus77… »

83Surtout, le blocage a pu venir d’une contradiction que la démonstration nantaise ne pouvait éviter. Justifier l’exclusion du peuple par les défaillances de certains échevins était remettre directement en cause la justesse du choix royal puisque les élections n’avaient pour objet que de suggérer trois candidats pour un poste et que la décision finale demeurait entre les mains des conseillers du roi. Mettre en avant la promotion de notables incapables était particulièrement malhabile, car cela contenait une critique implicite de la vigilance royale, ce que pouvait difficilement admettre la monarchie.

84Le retour aux élections en 1748, après une longue suspension de six ans afin de faire pression sur les notables pour l’acquisition des offices, relança le débat sur la nécessaire fermeture du corps électoral. Le grand bureau du 3 mars 1749 suggéra cependant une solution légèrement différente de celle de 1716. La préservation d’une participation symbolique des catégories populaires par le biais des maîtres des ateliers et des boutiques était toujours pensée à travers le système du suffrage indirect des généraux de paroisse et des corps de métiers. Ensuite, le projet établissait « qu’il soit néanmoins libre aux officiers de justice, police, finances, aux gentilshommes, avocats, négociants, notaires royaux, procureurs, marchands et autres notables bourgeois qui peuvent parvenir aux offices municipaux d’entrer en ladite assemblée et d’y donner leurs suffrages78 ». L’innovation venait donc de l’abandon du principe corporatif pour la participation des notables pour lesquels était préservé le principe de libre entrée qui acquérait ainsi le statut de privilège. Le mérite individuel était reconnu aux membres de l’élite urbaine et refusé aux catégories populaires dont l’expression avait besoin d’un encadrement élitiste. Alors qu’en 1716, le corps de ville convergeait vers la solution retenue par Angers et Tours depuis le début du XVII^e siècle, le projet de 1749 s’en distinguait par la reconnaissance du fait individuel pour les groupes sociaux urbains aptes à porter leurs jugements au tribunal de l’opinion publique selon la définition qu’en donnaient les Lumières. À la surprise générale, l’intendant Pontcarré de Viarmes, pourtant en excellent rapport avec la municipalité, a sévèrement rejeté l’initiative de 1749, contestant les justifications retenues par les demandeurs.

« Qui est la partie dans une ville qui a le plus besoin d’officiers municipaux ? C’est sans doute le peuple. Pourquoi lui ôterait-on à Nantes la plus grande part au choix de ses officiers municipaux qu’il a depuis près de deux cents ans qu’ils sont créés ? Il y a dit-on des brigues et des cabales : dans quelles élections n’y en a-t-il point ? Rendons justice à ce peuple : ce n’est pas lui qui les fomente et malgré toutes les brigues, on n’a pas vu à Nantes des sujets déclarés et reconnus mauvais sujets envoyés à la Cour pour recevoir son approbation. On a vu de médiocres sujets, protégés et recommandés par des supérieurs qui ne les connaissaient pas bien et qui se servaient de leur autorité pour leur concilier le plus grand nombre de suffrages, ne point réussir et justifier le proverbe “Vox Populi, Vox Dei”79. »

85Il est aisé de déceler dans ce commentaire l’influence du subdélégué général Védier, dans la droite ligne des commentaires déjà cités pour la crise de Dinan de 1735. L’intérêt vient de la distanciation prise avec un discours traditionnel idéal, déconnecté des réalités sociales, au profit d’une analyse plus froide et plus de lucide des conditions humaines de l’exercice de la citoyenneté urbaine. Ayant pris du recul par rapport aux groupes de pression, l’appréciation aboutit à un jugement plus réaliste sur le fonctionnement des élections, surtout plus novateur dans le sens où il paraît intégrer le jeu des réseaux d’influence comme un constituant normal de tout processus électif alors que la culture politique traditionnelle n’a jamais pu théoriser positivement les rassemblements d’électeurs toujours qualifiés de brigues et maintenus dans leur statut de pratique honteuse. Les plaintes contre les cabales étaient ici assimilées aux réactions de dépit des candidats malheureux cherchant une explication à leur échec. Prenant bien en compte le filtrage des listes d’éligibilité, la responsabilité du choix de candidats médiocres était ainsi rejetée sur les intrigues du monde des notables. Cette revalorisation du rôle politique du peuple à travers l’utilisation d’un proverbe classique laisse rêveur quand on sait le scepticisme avec lequel tous les auteurs des Temps modernes ont regardé son application au champ politique. Si les dictionnaires de Furetière ou de l’Académie témoignent de la popularité de la référence, Bayle résume bien l’opinion des intellectuels en suggérant de peser les voix plutôt que de les compter et « d’acquiescer plutôt aux raisons d’un petit nombre de philosophes,… sans avoir égard à votre vox populi, vox dei, aphorisme qui autoriserait les pensées les plus ridicules si on le suivait80 ».

86Est-il pertinent d’opposer l’élite nantaise marquée par la culture politique de la « sanior pars « et attachée au principe du suffrage de la raison et un intendant déjà prêt idéologiquement à se rallier au principe de la légitimité du nombre ? En d’autres termes, peut-on percevoir dès le milieu du XVIII^e siècle, dans le cadre des débats concrets sur la nature de l’autorité politique à l’échelle municipale, les prémices de la future opposition entre le libéralisme censitaire et la démocratie autoritaire ? Le discours de l’intendance de Bretagne, qui n’avait cessé de vanter la supériorité des institutions municipales nantaises sur celles de Rennes, pourrait ainsi s’interpréter en termes d’inclination pour une large légitimation, si la préférence affichée ne s’expliquait d’abord par la concentration bureaucratique de la gestion dans un bureau de ville étroit, très indépendant d’un conseil de notables en pleine déliquescence au XVIII^e siècle. Pour l’intendance, la priorité politique ne consistait pas dans la définition de la composition de l’assemblée, dont l’expression était doublement encadrée par la cooptation oligarchique et par la sélection royale, mais dans la limitation maximale de ses attributions. C’est pourquoi le basculement de Rennes dans le régime d’échevinage en 1757 se fit sans toucher à la composition sociale de l’assemblée générale.

*

87La question de la composition sociale des assemblées municipales dans les villes de la France de l’Ouest à l’époque moderne renvoie en dernier lieu à l’évolution de la perception de la notion de citoyenneté urbaine au sein des oligarchies contrôlant socialement la direction des affaires communautaires.

88Le champ d’observation a révélé une tendance générale à la fermeture sociale au détriment des catégories populaires disqualifiées pour le caractère mécanique de leurs activités. Rien de plus classique, extensible à l’échelle du royaume. Au sein de ce mouvement de restriction de l’exercice de la citoyenneté, les décalages opposent les villes bretonnes restées attachées au régime ancien de fonctionnement en assemblée générale dans lesquelles l’épuration sociale a été plus radicale et les villes d’échevinage dans lesquelles une forme de compromis a été trouvée ou recherchée dans le suffrage indirect des paroisses et plus rarement des arts et métiers. À l’intérieur de ce modèle, des inversions de situation illustrent l’hétérogénéité des choix locaux, excluant toute élaboration d’une ligne politique royale avant la réforme L’Averdy, dont les attendus financiers semblent surpasser les réflexions sur les dimensions sociales de la vie politique. Si Nantes illustre un même traitement de départ au XVI^e siècle pour les assemblées électorales et délibératives, Angers et Tours ont commencé avec une ouverture beaucoup plus grande des assemblées délibératives, avant de corriger ce décalage au début du XVII^e siècle, pour en venir à une identification complète à Angers dans le second quart du XVIII^e siècle. C’est comme si la concentration du pouvoir municipal au sein d’un corps de ville restreint avait facilité la préservation d’une conception plus ouverte de la citoyenneté, sans doute parce que la hiérarchie des rôles était mieux précisée et que la distribution sociale de la prise de décision était mieux encadrée dans le respect de la hiérarchie reconnue des dignités des activités des acteurs civiques. L’impossible réforme nantaise traduit la forme extrême de cette configuration.

89Ces observations ne doivent pas nous faire chuter dans une illusion historiographique, celle du dépérissement historique d’une démocratie médiévale vers une forme beaucoup plus élitiste de la citoyenneté urbaine. Si nous prenons la notion de démocratie au sens actuel, une telle forme n’a jamais existé avant l’époque contemporaine. Les données quantitatives issues des archives anciennes, même incomplètes, soulignent le caractère limité d’une participation, fortement marquée par l’expérience humaine des réseaux sociaux, principalement clientélistes. Il est donc essentiel de bien distinguer entre le maintien d’un principe d’ouverture, simplement concrétisé par l’absence de règlement de l’assemblée générale, et la réalité sociale de la participation civique, toujours très en retrait par rapport à la potentialité, sans aucun risque de débordement de l’oligarchie en place. La tendance lourde à l’exclusion ou à la marginalisation des « mécaniques » parle donc beaucoup plus des changements de mentalité à l’intérieur de l’oligarchie municipale que des dimensions sociales réelles du pouvoir municipal.

90Les inégalités sociales n’étant pas nées à l’époque moderne, les origines de la multiplication des règlements de fermeture civique semblent donc avoir des causes plus culturelles que sociales. S’il est possible d’invoquer un accroissement des écarts de richesse dans l’espace urbain suite au développement de l’économie de marché et du capitalisme commercial, la véritable origine de ce rejet du populaire vient plutôt de l’accélération de la cascade de mépris entre groupes supérieurs et inférieurs de la société urbaine. La cohabitation civique est ainsi devenue de plus en plus insupportable. La profonde transformation de la vision du pauvre et la contraction progressive du partage des mêmes loisirs dans des espaces ouverts apparaissent comme des tendances lourdes des sociétés urbaines dont les effets ne pouvaient qu’affecter fortement la définition politique de la communauté. Le besoin de règlement s’inscrit plus globalement dans le contexte de renforcement de l’État moderne, surtout dans la perspective absolutiste de la monarchie française. La redéfinition de la noblesse et la criminalisation des sujets comme pédagogie de l’apprentissage de l’obéissance offrent deux exemples connus de cette volonté de modelage du social par le règlement.

91Les décalages géographiques et chronologiques observés rappellent l’importance historique des configurations socio-politiques locales. Cela invite à un effort d’analyse pour dépasser l’image commode mais simpliste d’oligarchies municipales uniformes et unanimes afin de déceler les différents courants politiques, religieux et philosophiques qui structuraient leurs membres, spécialement vis-à-vis de cette relation au peuple. Les divisions nantaises, les choix différenciés angevins ou le discours original de l’intendance de Bretagne au milieu du XVIII^e siècle relèvent sans doute toujours d’un mélange de choix tactiques de préservation de l’influence et de réactions culturelles plus profondes exprimant une certaine vision sociale. Dans la première direction s’inscrivent certainement le jeu des réseaux d’influence autour de l’institution avec des positionnements variés selon les capacités de mobilisation, mais aussi l’hésitation sur la publicité des débats internes, source possible d’interventionnisme royal dangereux pour les privilèges communautaires. Dans la seconde mouvance, la question de la préservation d’un rituel civique minimal, comme garantie d’une meilleure cohésion sociale par l’association des éléments des catégories médianes, ne pouvait que rencontrer la conception chrétienne du social diffusée par les deux Réformes, dans l’élan contradictoire de la valorisation de l’égalité fondamentale des chrétiens devant Dieu, réactualisée par la puissante poussée charitable ayant saisi les clercs et les laïcs, et de la dévalorisation de la culture populaire à travers la dénonciation des rituels traditionnels qualifiés dorénavant de superstitions. L’élite urbaine, comme élément moteur du mouvement réformateur, ne pouvait qu’être traversée par ces contradictions.

92La volonté de faire coïncider le mieux possible la définition sociale de la citoyenneté avec l’élite urbaine, tout en protégeant une association des meilleurs habitants du groupe médian parce que ces derniers étaient les mieux placés pour garantir l’encadrement du menu peuple dans une relation de proximité professionnelle, apparaît comme un des meilleurs révélateurs de la situation de transition qui caractérise la société urbaine de l’époque moderne, dans un basculement progressif entre le schéma officiel des ordres et des états et une réalité vécue renvoyant à une structuration ternaire en forme de classes. Le mouvement profond de fermeture sociale de la citoyenneté urbaine est un des meilleurs témoins de cette émergence.