1Certaines villes sont restées longtemps attachées au modèle ancien de communauté gérée par une assemblée générale des « nobles, bourgeois, manants et habitants », dans lequel un très petit nombre d’officiers municipaux ne sont que les mandataires de l’assemblée de ville, sans existence corporative autonome. D’autres se sont dotées rapidement de corps de ville nettement plus resserrés, organes majeurs de formulation des orientations de la politique municipale, distincts des assemblées générales reléguées dans un second plan. Au travers des décalages chronologiques des mutations administratives, des crises et des blocages liés au passage du premier au second type, mais aussi de la typologie urbaine tant hiérarchique que fonctionnelle, il est intéressant de s’interroger sur les dimensions sociales de ces préférences institutionnelles.

2Si le fonctionnement par assemblée générale a tendance à être de plus en plus associé au monde rural à partir de la multiplication des corps de ville, à partir de quel niveau de l’échelle urbaine observe-t-on une tendance majoritaire au basculement, et quelle est la signification des décalages provinciaux, tant chronologiques que typologiques selon les orientations fonctionnelles des villes ? Peut-on lier l’évolution du passage au corps de ville à une logique socio-culturelle de mimétisme, les niveaux inférieurs finissant par calquer leur comportement sur les supérieurs ? Doit-on plutôt reconstituer la vision géostratégique du royaume, élaborée par le roi et ses conseillers, accordant d’abord des privilèges aux places d’intérêt vital pour le royaume, au loyalisme assuré, quelque soit leur taille, avant que la logique bureaucratique de la monarchie administrative et surtout son recours aux expédients financiers ne produisent une certaine uniformisation assurée par l’héritage des diverses créations d’offices des années 1690 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime ?

Une fidélité à la gestion municipale en assemblée générale

Une tradition entretenue dans les petites villes de Bretagne

3Les archives de Guingamp parlent du « général de messieurs les nobles bourgeois et habitans de ceste ville » pour désigner l’organe institutionnel chargé de gérer les affaires de la communauté d’habitants. Dans presque toutes les petites villes, à l’exception de Dinan, la gestion par assemblée de communauté est demeurée la norme, le procureur syndic et le miseur (appellation bretonne du trésorier) n’étant que des mandataires du corps politique dans son ensemble, structure exécutive minimale indispensable pour assurer les contacts avec l’extérieur, principalement l’administration royale, et tenir les comptes communautaires. Dans les plus petites villes, les deux fonctions étaient d’ailleurs assumées par la même personne.

4Élu « pour gérer et négocier les affaires de dicte ville », le syndic de Guingamp devait rendre compte de sa gestion devant les auditeurs des comptes choisis parmi les membres de la communauté. Son mandat annuel a été porté à deux ans par l’arrêt du Conseil du 30 octobre 1670. L’usage social imposait qu’il fût « issu d’une des plus considérables familles bourgeoises de la ville ». En 1687, Claude Bobony, sieur de Kergré, avocat à la cour, est désigné comme nouveau « sindicq » parce que ses « ancestres [avaient] l’honneur d’avoir esté juges de Guingamp et d’avoir passé il y [avait] plusieurs siècles dans les charges de la ville1 ». Cette appréciation sociale aurait pu provenir de n’importe quelle petite ville, chef-lieu de son pays grâce à l’implantation d’une justice royale ou seigneuriale.

5Cette question d’un cursus honorum, imposant le passage antérieur par les charges d’administration des hôpitaux et des fabriques paroissiales, était un pré requis qui semble avoir été unanimement partagé. Il ne faut pourtant pas s’illusionner sur le respect systématique d’un principe pourtant valorisé par tous car la règle devait parfois céder le pas aux prétentions sociales. Ainsi, la vie municipale de Guingamp, comme celle de bien d’autres petites villes, est marquée par l’irruption de tensions épisodiques à l’intérieur de l’oligarchie dirigeante à l’occasion de ces transgressions. En 1687, le sénéchal est amené à déplorer « l’esprit des habitantz dans une extreme brouillerie par des intrigues et des caballes contraires au bien publicq et au service du Roy ». Mais ses adversaires l’accusaient de vouloir, avec ses amis, établir « un sindicq qui n’[avait] pas meritté cette place en passant par les charges onereuses de la ville, particullierement l’administration de l’Hostel Dieu », tandis qu’eux-mêmes souhaitaient la nomination d’un homme « qui [avait] remply touttes les places […] preparatoires au sindic et a l’entrée de la charge de ville2 ». Ce laxisme, relatif à la concurrence des réseaux sociaux d’influence, existait même au niveau des charges préalables comme l’illustre la crise de 1702 lors de l’élection d’un gouverneur des biens et revenus de l’église Notre-Dame de Guingamp. Le sieur de Kersimon Philippes a recueilli onze voix, contre dix pour son concurrent, le sieur de Kermeur Desjaulnay fils. Pourtant, l’alloué, président de l’assemblée, a institué le second, suscitant des critiques d’autant plus acerbes que son protégé n’avait « jamais esté en charges publiques comme administrateur de l’hospital ou on observait autrefois de faire passer ceux qu’on faisoit administrateurs des biens de l’eglise avant que de les nommer », contrairement au premier « ancien procureur de Guingamp connu de tout le monde […] pour un des plus honnestes hommes de la ville » et « continué pendant trois ans administrateur de l’hospital » (1696-1699)3.

6Partout, le principe du cursus honorum relevait donc des règles fondamentales de la culture politique urbaine, tout en étant obligé de s’effacer si les intérêts des réseaux de notabilité en compétition pour l’attribution du poste de syndic exigeaient de le mettre provisoirement entre parenthèses.

7Un réflexe mimétique envers le régime des corps de ville a parfois abouti à l’utilisation des termes de maire pour désigner le syndic de la communauté et d’échevins à propos des anciens syndics sortis de charge4. Ce transfert d’appellation, sans transformation structurelle institutionnelle, n’était-il qu’une sorte de considération sociale destinée à honorer les notables ayant donné de leur temps et de leur argent pour le bien public, une forme de reconnaissance civique communautaire jouant sur le registre de la qualification sociale, ou bien faut-il voir dans ces appellations la reconnaissance implicite d’une certaine concentration de l’influence, orientant vers l’existence d’un bureau de ville très informel, ce qui conduirait à nuancer l’opposition entre les deux régimes municipaux ? La proposition d’une telle interprétation reste pour le moment prématurée dans l’état actuel de la recherche historique dans l’Ouest de la France.

8La concentration informelle de l’autorité politique dans un groupe restreint au sein du régime municipal d’assemblée générale ne fait naturellement aucun doute, mais l’analyse menée sur le conseil des bourgeois de Nantes au milieu du XVI^e siècle, juste avant sa transformation en échevinage en 1565, a conduit à la mise en évidence d’un groupe plus large que les seuls anciens syndics ou miseurs5. La révélation de la minorité conductrice, à partir des responsabilités réellement exercées comme les députations en cour ou vers les grandes institutions, les commissions de travaux et de gestion financière et les commissions de mise en défense de la ville face à la montée de la crise confessionnelle, a placé les syndics et miseurs au milieu d’un noyau restreint d’une dizaine de grandes familles dont les réseaux de parenté assuraient l’association d’un cercle de notabilité encore plus grand.

9La confusion de vocabulaire, entretenue dans certaines villes bretonnes à partir du règne de Louis XIV, manifeste-t-elle un resserrement de cette configuration, c’est-à-dire une tendance à la concentration de l’initiative politique sur les ex-mandataires de l’assemblée sortis de charge ? Une telle logique n’est pas improbable dans le contexte global de concentration des pouvoirs. Elle aurait aussi pour sa vraisemblance un parallélisme avec l’évolution des formes consultatives dans le régime des échevinages où le recours aux anciens maires et échevins sortis de charge est manifestement privilégié. Mais cette hypothèse demeure toutefois à vérifier par des analyses monographiques qui nous manquent actuellement.

10Les séries de création d’offices à partir des années 1690 ont étoffé l’exécutif des petites villes en faisant apparaître de multiples charges dont la logique fiscale première était toutefois ici confortée par un réel sous-encadrement administratif et dont les pouvoirs urbains – seigneurs ou communautés – et les particuliers n’ont retenu que les plus décisives comme celles de maire et de lieutenant de maire, ou encore les anciennes fonctions de syndic et de miseur transformées en offices. La création de l’office de maire a transformé celui de syndic, ancien mandataire de l’assemblée de la communauté, en procureur du roi syndic chargé présenter les questions en délibération dans le double respect de la législation royale et des privilèges particuliers de la ville, suivant le modèle fonctionnant dans les villes ayant un bureau municipal séparé du corps politique urbain. Ensuite, les petites villes bretonnes ont fini par se doter d’une charge de lieutenant de maire après le rachat des offices à partir de 1748, afin de soulager le maire dans le travail administratif6.

11La première vague de création (1692-1717) a connu un certain succès, surtout pour les offices municipaux supérieurs comme ceux de maire ou de procureur syndic, sans oublier l’office rémunérateur de miseur. La seconde vague (1722-1724) n’a été qu’un expédient financier de courte durée utilisant les finances urbaines pour épurer la monnaie papier dévaluée après la faillite du Système de Law. La troisième opération lancée en 1733 s’est heurtée à la méfiance des élites urbaines : seuls les offices de maire ont attiré quelques notables, dans à peine un quart des villes. Ces acquisitions furent d’ailleurs très tardives à l’image de celle de maire ancien d’Auray par le sénéchal Du Menez en 1744, de celle lieutenant de maire de Pontivy par le sieur Mat de Kermouel, ou de l’office de maire ancien de Vannes par le syndic de la communauté Guillo du Bodan en 1747. À noter les cas spéciaux de Quintin et de La Guerche où l’office fut acquis par les ducs de Lorge et par les ducs de Villeroy, mais aussi de Lorient par la Compagnie des Indes. Ce léger mouvement d’intérêt résulta sans doute de la décision du pouvoir royal d’exclure les juges des assemblées de communautés au titre de leurs offices, ces derniers étant soupçonnés de faire pression sur les élites urbaines pour empêcher les acquisitions afin de protéger leur privilège de présidence. À partir de 1748, date où la monarchie a imposé aux municipalités le rachat de tous les offices vacants en instituant une extension d’octroi pour dix ans, l’intendance de Bretagne n’a pas cessé d’inciter les communautés à racheter les offices aux particuliers qui en étaient pourvus7, sauf à ce que les contingences politiques locales fassent préférer le maintien d’un titulaire par office comme par exemple à Vannes où la communauté était jugée incontrôlable à cause de ses divisions internes.

12Pourtant, ce supplément de fonctions n’a pas créé de véritable corps de ville car tous ces officiers municipaux ont été maintenus dans l’ancien statut de mandataires de l’assemblée générale de la communauté, seule instance véritablement instituée pour prendre une décision. Première magistrature de la cité, la charge de maire s’est cependant considérablement alourdie au XVIII^e siècle sous l’effet de la double évolution de l’administration royale en Bretagne qui a connu parallèlement une extension des fonctions de l’intendance et un renforcement de l’autorité gestionnaire des États provinciaux, surtout après la création de la commission intermédiaire en 17348. Pour fidéliser les villes face à la contestation développée par la minorité nobiliaire du Bastion dans l’assemblée provinciale, l’intendance a eu tendance à favoriser la concentration des responsabilités : le maire, au mandat renouvelé, étant parfois en même temps subdélégué et correspondant des États9. C’est ce type de cumul qui est critiqué en 1784 à Guingamp par l’ancien maire Alexandre et le procureur du roi Festou de la Villeblanche, mandatés par la communauté, en opposition au monopole du sieur Le Mat continué sept fois maire depuis 14 ans.

13La plus grande complexité des problèmes à traiter, sous le double effet du développement de l’espace urbain et des exigences fiscales ou militaires de l’administration royale, a pourtant fini par poser la question de la recherche d’une plus grande efficacité municipale avec la création d’un bureau de ville. Il est néanmoins révélateur que les petites villes, comme Hédé en 1773 ou Malestroit et Saint-Pol-de-Léon en 1782, n’ont cherché qu’un aménagement partiel du modèle ancien alors que les villes moyennes comme Quimper et Vannes en 1785 se sont orientées vers le modèle établi dans les grandes villes, même si elles en sont restées au simple projet10.

14Cette fidélité au mode de fonctionnement en assemblée de communauté a sans doute correspondu dans bien des petites villes à la simple force des habitudes, l’échelle réduite de l’espace et de l’ensemble social à gérer évitant d’en arriver à des problèmes insurmontables. Mais il faut aussi chercher dans un réflexe social conservateur de la notabilité la meilleure explication de cette perpétuation d’un fonctionnement traditionnel. L’élite urbaine d’une petite ville, par nature limitée quantitativement, pouvait ainsi continuer de mettre en scène sa prééminence sociale en évitant les conflits de concurrence puisqu’un tel type de fonctionnement permettait d’ouvrir le cercle de reconnaissance de puissance sociale par l’attribution de responsabilité civique à tout l’ensemble supérieur de la communauté d’habitants, en maintenant quand même une frontière poreuse avec le groupe médian. Naturellement, cela ne supprimait pas les querelles de compétition pour l’attribution des postes de mandataires.

15En partant de l’exercice réel des responsabilités et de l’engagement des individus, ces assemblées générales de communauté relevaient le plus souvent d’une structuration interne ternaire qui a survécu à leur fermeture sociale au cours des temps modernes. Le premier cercle était formé par les syndics et miseurs en charge et anciens qui constituait en quelque sorte le noyau dur des délibérants, disposant d’une influence liée à leur sélection par l’assemblée et à l’expérience acquise au cours de leurs mandats, mais aussi comme dépositaires d’une mémoire urbaine garantie par un civisme lignager leur conférant une réelle légitimité. Lors de l’adoption de la plupart des règlements de fermeture sociale des assemblées de ville, on a pris soin de leur réserver une place d’honneur parmi les catégories constitutives retenues pour la définition de l’assemblée fermée. Au XVIII^e siècle, les anciens maires se sont naturellement substitués aux anciens syndics comme tête conductrice de l’assemblée, en reléguant ces derniers dans une position seconde aux côtés des anciens miseurs. Toutefois, les réalités furent très différentes selon les lieux car la puissance du groupe a dépendu du type de statut de la fonction, des habitudes politiques de renouvellement et du climat politique régnant dans la cité. Avec des mandats courts de deux ans et un très faible taux de reconduction comme à Dinan, le groupe des anciens maires a pu atteindre un volume significatif et former un groupe de pression assez puissant. A contrario, l’acquisition de l’office de maire par des familles sur l’ensemble du siècle, comme à Vannes, a pu réduire à presque rien ce mode de représentation. La main mise des officiers du duc de Rohan sur la communauté de Pontivy et les tensions qui en ont résulté ont conjugué longueur des mandats et départs rapides de certains maires à leur sortie de charge.

16Le second cercle de délibérants est formé de bourgeois de deuxième niveau, empêchés par insuffisance de relations sociales de prétendre au poste de syndic ou de maire, mais dotés d’un fort esprit civique mêlé à un désir de reconnaissance sociale, ce qui les a rendus fort assidus aux assemblées et respectueux des services à offrir dans les bureaux de gestion des hôpitaux et des paroisses. On les retrouve souvent dans les commissions essentielles : aux XVI^e et XVII^e siècle, la lutte contre les épidémies et les famines ou la mise en défense de la cité ; de tout temps les questions financières avec la mise en adjudication ou la réception des travaux, la levée des taxes locales ou la confection du rôle de la capitation au XVIII^e siècle, et surtout la reddition des comptes municipaux par le miseur sous l’autorité du maire.

17Le troisième cercle est formé des délibérants ordinaires dont le degré d’assistance aux réunions s’avère très fluctuant. Dans les phases de tranquillité, cette frange périphérique ne pesait guère, ne serait-ce que par absentéisme. Son rôle devenait cependant essentiel dans les phases de tension car c’est ici que se forgeaient les majorités qui permettent aux partis en lutte d’emporter la décision. Ainsi, le fait de ne pas renouveler régulièrement les délibérants à chaque décès ou démission après le passage aux assemblées générales fermées, qui pourrait passer à première vue pour de la négligence, doit plutôt être analysé comme une stratégie de protection du syndic ou du maire en fonction et de ses amis afin de disposer d’une certaine réserve de places vacantes pour faire entrer d’un bloc des alliés permettant de maintenir les opposants dans une minorité11.

La difficile émancipation de la tutelle des juges au XVIII^e siècle

18Dans la hiérarchie des tutelles politiques, les assemblées de communautés devaient être présidées d’abord par le gouverneur de ville, considéré comme le principal représentant du roi et, en cas d’absence, par un juge royal ou seigneurial selon la hiérarchie interne du siège de justice. En Bretagne, suite à l’implantation tardive de l’intendance en 1689 et du réseau de subdélégués vers 1710, le gouverneur de ville, placé sous l’autorité du gouverneur provincial et de ses lieutenants généraux, fut longtemps la seule tutelle locale placée au-dessus des communautés de ville. Si la sanctuarisation de l’intérieur du royaume dévitalisa beaucoup la fonction en effaçant le rôle militaire, le principe de tutelle politique, tant dans sa définition de surveillance que dans sa dimension de protection et de relais auprès du pouvoir royal, ne fut jamais oublié. Longtemps recherchés par la petite noblesse provinciale, ces offices n’obligeaient pas à résidence. Ainsi, le nomadisme militaire, curial ou seigneurial des gouverneurs laissait le plus souvent place libre aux juges locaux. Il était pourtant des exceptions comme à Dinan où les gouverneurs et les lieutenants du roi furent assidus et présidèrent les assemblées générales jusqu’en 1758. En 1760, le gouverneur voulut clarifier la situation suite à une querelle ayant opposé le lieutenant du roi et les échevins l’année précédente. Il défendit son privilège en s’appuyant sur un arrêt du parlement rendu pour Saint-Malo en 1751 maintenant la tradition antérieure. Il en fut pourtant débouté selon l’argumentation de l’intendance qui estima que, si le règlement de 1624 était bien en sa faveur, la création des offices municipaux en 1733 avait transféré ce droit au maire en annulant les anciennes règles12. Cet arbitrage ne semble cependant pas avoir terni les bons rapports entretenus avec le corps de ville qui a continué à inviter les gouverneurs et lieutenants à prendre la tête de la communauté dans les cérémonies publiques.

19Aux XVI^e et XVII^e siècles, le réseau des officiers a été le seul relais des agents de l’État monarchique à maintenir une présence effective et permanente du pouvoir royal dans les villes de province. Les visites épisodiques des gouverneurs laissaient toute la place aux officiers royaux qui pouvaient ainsi faire prévaloir sans concurrence toute leur supériorité sociale de « conseiller du roi ». Dans certaines petites cités, le déclin de cette fonction de gouverneur fut plus rapide, comme à Guingamp où l’office fut racheté en 1652 par Guillaume du Gaspern, seigneur du Lojou, pour en permettre le cumul avec celui de sénéchal, ce qui consacrait de manière incontestable la suprématie socio-politique du titulaire sur la communauté de ville13. Les deux offices furent ensuite cédés à Bertrand Le Brun en 1668, membre d’une famille de marchands de vin se réorientant grâce à sa fortune vers les offices, la terre et l’anoblissement selon une formule maintes fois vérifiée dans la France du XVII^e siècle.

20Au XVIII^e siècle, la petite noblesse, traditionnellement détentrices de ces charges militaro-politiques et judiciaires, s’en détourna la plupart du temps. Les juges supérieurs, qui dominaient la vie municipale dans la plupart des villes bretonnes, surtout dans les cités de type administratif, provinrent d’une notabilité moins relevée, annulant progressivement le décalage relatif de notoriété existant auparavant entre la petite noblesse, dont les membres étaient les chefs naturels des compagnies judiciaires, et les catégories bourgeoises supérieures se réservant et se partageant les responsabilités municipales. Les communautés de ville, institutionnellement renforcées par la politique fiscale de création des offices royaux, ont ainsi saisi l’occasion de renforcer leur position dans le champ des représentations symboliques de l’autorité politique urbaine en affirmant leur image de corps politique supérieur ayant vocation à englober l’ensemble des états et des corps vivant ensemble sur un même espace partagé, même si cela heurtait la traditionnelle échelle des préséances dans les grandes cérémonies urbaines depuis toujours favorable à la justice royale. Si le pouvoir royal, relayé par l’intendance de Bretagne, a nettement soutenu cette inflexion politique parfaitement illustrative du glissement de l’État de justice à la monarchie administrative dans la mesure où la soustraction à la tutelle politique judiciaire correspondait à une meilleure intégration dans le réseau des subdélégations, avec une redéfinition complète du positionnement de l’autorité des mêmes individus puisque la plupart des subdélégués ont été choisis dans la notabilité juridique locale, il n’a pas non plus voulu froisser excessivement ses corps d’officiers, déjà malmenés par la redistribution des forces sur le marché de la justice. D’où une politique d’équilibre, génératrice de conflits plus ou moins exacerbés, selon le profil fonctionnel de la ville, la qualification sociale des forces en rivalité, le caractère personnel plus ou moins vindicatif des acteurs locaux et la protection d’une grande famille seigneuriale soucieuse du maintien de son autorité à travers la préservation de la suprématie de sa cour de justice.

21La création des offices de maire en 1692 a lancé cette compétition dans la mesure où le pouvoir royal leur a transféré le privilège de présider toutes les assemblées municipales afin de susciter l’intérêt des notables ambitieux. Cette question de la présidence a constitué un enjeu très intense avec des retournements de situation rythmés par les créations et suppressions d’offices en 1692, 1717, 1722, 1724, 1733 et 1748. En l’absence d’achat ou par un particulier ou par la communauté, les juges n’ont jamais cessé de présider comme à Auray. Devant le désintérêt grandissant des élites urbaines pour ce marché des offices municipaux, le pouvoir royal a fini par se convaincre de l’action négative des juges sur l’opinion afin de conserver leurs privilèges politiques dans les communautés.

22C’est pourquoi les arrêts du Conseil du 22 décembre 1744 et du 9 avril 1748, qui ordonnaient le rachat des invendus par les communautés, ont exclu les juges des communautés de ville, sauf si un règlement local prévoyait explicitement leur présence au titre de leurs fonctions. Dans la règle ordinaire, ils devaient dorénavant se faire élire comme les autres notables habitants. Ils perdirent surtout définitivement la présidence des assemblées générales. Le règlement donné à Auray en 1740 avait enregistré le transfert de la présidence au maire, tout en accordant droit d’entrée aux juges au titre de leurs fonctions, ce qui leur permit entretenir des luttes internes à l’intérieur de la communauté afin de défendre au mieux leurs positions. Une intense rivalité a ainsi perduré jusqu’à la Révolution.

23L’application de l’arrêt de 1748 a rencontré de nombreuses difficultés suite à la résistance du milieu judiciaire, ce qui explique la proposition radicale d’une amende de 3 000 livres que fit à l’intendant le maire de Quimperlé en 1754 pour stopper net l’entrisme d’un nouveau sénéchal, en avançant comme argumentation qu’« il est besoin d’une pareille sévérité pour contenir les sénéchaux et autres officiers de justice qui souffrent avec peine de se trouver exclus des assemblées des communautés de ville dans lesquelles ils étoient en possession de dominer à l’oppression les autres délibérants14 ». Il a fallu aussi contrer les prétentions des procureurs du roi à étendre leur compétence aux affaires de la communauté, soutenus en cela par le parlement. Dans toutes ces affaires, les communautés ont pu compter sur la protection de l’intendance qui a soigneusement fait casser par le Conseil du roi les arrêts de règlement de la cour de Rennes. Néanmoins, la tension latente était toujours prête à se réveiller comme en témoignent les crises de Guingamp en 177815 ou de La Guerche en 177916. Cependant, la normalisation était en cours, avec la perte de la présidence compensée par l’introduction de droit du premier juge royal au nom de sa fonction dans les nouveaux règlements donnés en 1782 à Malestroit17 et Saint-Pol-de-Léon.

24La crise de Pontivy montre toutefois les limites du poids politique de l’intendance lorsque celle-ci rencontrait une puissance seigneuriale aussi importante que celle des ducs de Rohan, protecteurs tout puissants du contrôle de leurs officiers de justice sur la communauté de ville18. Il faut cependant observer que cette défaite du commissaire du Conseil fut contemporaine du climat détestable qui régnait en Bretagne suite au grand conflit ouvert entre le duc d’Aiguillon, commandant en chef, les États de Bretagne et le parlement provincial. L’affaire s’est jouée en trois temps, avec deux grandes phases de 1746-1747 et surtout de 1773-1776, reliées par une tentative promptement abandonnée en 1763.

25Tout a débuté en février 1746 avec la prétention d’un avocat fortuné, Louis Mat de Kermouel, de s’imposer à la présidence de la communauté à partir de l’achat de l’office de lieutenant de roi, portant traditionnellement le privilège de présidence derrière le gouverneur. Issu d’une famille ayant fait fortune dans le commerce des toiles continué par ses deux frères, il paraît disposer d’appuis importants dans la communauté puisqu’il était le neveu de Louis Bouvier, syndic de la communauté depuis 1728, propriétaire de l’office de miseur qu’il faisait exercer par son gendre Jacques Chauvet. Est-ce un parti qui pourrait exprimer les grands marchands ? Est-ce l’ascension d’un nouveau groupe familial sans connotation socio-professionnelle marquée ? Le 7 juin 1746, les juges ont repris la présidence sur l’argument de l’absence de maire en titre et fait voter la levée générale des offices municipaux par la communauté, rachat autorisé par l’arrêt du Conseil du 20 septembre 1746. Un arrêt du conseil des dépêches du 20 décembre interdit à Mat de Kermouel de jouir des privilèges politiques de son office de lieutenant de roi. Lors de la séance du 26 janvier 1747 qui vit l’enregistrement de cet arrêt, les juges ont désiré célébrer leur victoire dans une mise en scène particulièrement symbolique : les officiers de milice furent envoyés chercher le drapeau de la ville chez le lieutenant du roi afin de le porter au domicile du sénéchal. Tous ces arrêts ont été obtenus par le duc de Rohan, remercié officiellement pour son intervention le 23 février 1747 dans la séance où Jean Alba, fermier de la seigneurie, est désigné comme maire de la ville, sans droit de présider. En mai, tout l’encadrement de la milice bourgeoise fut épuré aux profits des membres du parti de la sénéchaussée19.

26En 1763, le subdélégué général Védier voulut effacer l’exception de Pontivy en avertissant la communauté que toutes les délibérations prises dans une séance présidée par un juge seraient considérées comme nulles, mais il fut désavoué par l’intendant Le Bret qui ne souhaitait pas entrer en conflit avec le duc de Rohan en pleine crise politique provinciale20.

27Par contre, le 30 juin 1773, le conflit étant terminé et le Triumvirat ayant convaincu Louis XV de se comporter en véritable roi absolu, l’intendant Dupleix entreprit de normaliser la situation. Les tractations entre le duc de Rohan et l’intendant se heurtant à la fermeté de ce dernier, la communauté reprit ses séances le 23 février 1774 sous la présidence du maire, Gabriel Allanic, après huit mois d’interruption. Un compromis semblait possible puisque le premier magistrat était identifié comme relevant du parti ducal étant donné sa charge de procureur fiscal de la seigneurie, les juges acceptant tactiquement de se retirer temporairement, le temps de se faire oublier par l’intendance. À leur grande surprise, les juges ne purent reprendre la présidence le 15 juillet 1774 car ils se heurtèrent à un refus déterminé du maire en place. C’était un coup de théâtre révélant son basculement du côté du parti de l’intendance, en récupérant des appuis dans le réseau de parenté et d’amitié ayant soutenu presque trente ans avant Mat de Kermouel – toujours vivant jusqu’en 1779 – comme le montre la promotion de Jacques Chauvet, petit-fils de Bouvier, au poste de miseur dans la même séance21. Le jeu du renouvellement des places laissées vacantes avait tourné cette fois-ci en faveur du parti opposé aux prétentions des juges. Ce dernier était animé d’une belle résolution, sans doute puisée dans un sentiment de revanche, et fort de la détermination affichée par l’intendance.

28Obligé de démissionner de sa charge de procureur fiscal, Allanic allait incarner l’esprit de résistance à la tête de la communauté. Renouvelé comme maire le 2 septembre 1775, c’est lui qui fut député à Versailles pour suivre le procès devant le conseil du roi. En son absence, il fut remplacé par Joseph Mat, comme lieutenant de maire, autre preuve de la filiation de réseaux sociaux entre les deux conflits. Le 10 novembre, la communauté fit même connaître son désir de racheter l’office de lieutenant général de police, véritable provocation à l’égard du parti des juges. Toutefois, malgré l’appui de l’intendant Dupleix de Bacquencourt, l’arrêt du conseil du 10 mai 1776 fut entièrement favorable aux juges, maintenus dans leur droit de présidence, a contrario de toute la jurisprudence établie depuis 30 ans en Bretagne. La pression étant de plus en plus forte, le maire dut démissionner le 22 février 1777, deux ans avant la fin de son mandat, pour se retirer à Lorient, poursuivi par la vindicte des juges bien décidés à lui faire payer sa trahison en l’accablant de mesquineries lors de la vérification des comptes de son mandat. Un mémoire rédigé en 1776 par un membre de son parti avait déjà tiré amèrement les leçons de tout cet affrontement. « Il semble que les juges aient gardé leur emprise à Pontivy ! La force avait fait leur titre et elle a prolongé leur possession, et les principaux habitants, retenus tantôt par la crainte, tantôt par l’espérance ou intimidés peut-être par des peines infligés à propos, ont gardé le silence22. »

29Ce soutien relatif de l’intendance à l’affirmation des communautés de ville en tant de corps politique fondamentaux directement reliés à l’État monarchique, sans tutelle politique symbolique du pouvoir judiciaire, fut contrebalancé par une politique conservatrice vis-à-vis de la répartition des pouvoirs de police urbaine, domaine où la prééminence des officiers de justice ne fut jamais remise en question. Jusqu’à la Révolution, la jurisprudence ne varie pas en accordant régulièrement ce droit aux juges, l’intendant interdisant même aux communautés de ville d’engager des procès sur cette matière. En 1699, les équilibres anciens entre juges et communautés avaient pourtant été perturbés par la création des offices de police relançant une compétition que des compromis difficilement négociés avaient plus ou moins permis d’établir. L’enjeu essentiel fut de s’emparer de l’office de lieutenant général de police, ceux de conseiller et de procureur du roi étant considérés beaucoup moins stratégiques pour l’exercice de l’autorité dans la ville. À l’exception de Morlaix où le corps de ville parvint à se saisir de l’office pour le réunir, aucune autre ville de taille petite ou moyenne n’a cherché à profiter de l’opportunité, certainement par impuissance financière, peut-être aussi en espérant grignoter des attributions par pression revendicatrice comme l’illustre le conflit ouvert à Pontivy en 1776. La gestion de la police a donc oscillé entre des phases de tension et de collaboration. Les communautés pouvaient se prévaloir de l’arrêt du parlement du 5 juin 1722 les autorisant à nommer des commissaires de police en l’absence de titulaire de provisions, avec obligation de prêter serment devant le sénéchal, ce qui suscita parfois des frictions comme à Ploërmel en 1773.

30De la même manière, l’intendance est demeurée fort prudente dans les conflits opposant les communautés de ville et les juges pour la présidence des hôpitaux des petites villes. Les communautés étaient souvent fondatrices des hôpitaux généraux créés sous le règne de Louis XIV, mais les juges travaillaient à leur contester la présidence.

31À Auray, les présidences des bureaux des deux hôpitaux furent en litige car la communauté qui se prétendait fondatrice voulut en exclure les juges. Son argumentation était solide pour l’hôpital général, beaucoup plus fragile pour l’hôtel-Dieu. Elle s’appuyait sur son droit mis en œuvre de nommer les deux économes des hôpitaux et de recevoir leurs comptes à la fin de leur mandat. Les juges répliquèrent en rappelant leur droit général de présider les assemblées politiques, ainsi que les privilèges reconnus dans les autres petites villes de Bretagne. Après de nombreuses disputes, le sénéchal Du Menez sut manœuvrer habilement en profitant d’une querelle entre la communauté de ville et l’économe de l’hôtel-Dieu pour obtenir du parlement un arrêt sur requête du 30 novembre 1761 lui accordant les deux présidences si convoitées. La communauté de ville ne put jamais le faire rapporter, malgré tous ses efforts23. À Ancenis, le sénéchal l’a emporté pour la présidence du bureau de l’hôpital général en 176424. À Vitré, le corps de ville prétendait également que ces présidences devaient revenir aux communautés, sauf si les seigneurs étaient fondateurs des hôpitaux. En juillet 1765, les juges se plaignirent avec succès d’un abus de pouvoir du maire en l’accusant d’avoir profité des nombreuses absences du sénéchal pour s’emparer de la présidence du général de paroisse et du bureau de l’hôpital général25. L’intendant ne permit pas à la communauté de se pouvoir au conseil contre les officiers de justice, certainement afin de ne pas entrer en conflit avec un puissant lignage aristocratique en pleine « Affaire de Bretagne ». La querelle s’est perpétuée jusqu’à la Révolution.

Une fidélité hésitante au modèle dans certaines autres villes bretonnes

32Pour Vannes, quelques archives conservées laissent entrevoir une phase essentielle de formalisation de la communauté de ville dans le troisième quart du XV^e siècle. Un acte de 1464 comporte une liste de 54 participants dans une assemblée générale dirigée par un procureur des bourgeois ; un miseur est signalé en 1473, un contrôleur des comptes en 1476. Cet ensemble documentaire témoigne de l’importance des marchands, des hommes de loi, mais aussi des artisans aisés dans la vie municipale26.

33Le premier registre de délibérations conservé concerne les années 1615-1617. Les affaires de la communauté étaient traitées par un conseil tripartite, fidèle au modèle breton du XV^e siècle, reposant sur l’association des bourgeois à une représentation du clergé et des principaux juges royaux, ici la cour de sénéchaussée et présidial. En se basant sur un nombre limité de signatures, entre 9 et 15, l’assemblée générale apparaît donc ne concerner que très peu de notables, mais la coutume semble réserver ce privilège à une minorité des présents. Le second registre, qui couvre les années 1625-1629, apporte de plus en plus de noms. Le décalage entre le nombre des présents, des cités nominativement et des signatures y est particulièrement visible, établissant à travers le regard du greffier une hiérarchie d’appréciation dans la participation renvoyant certainement à des décalages dans les niveaux sociaux et le degré d’investissement dans la gestion des problèmes municipaux. En n’oubliant pas l’incertitude structurelle de tout comptage puisque le greffier ajoute souvent la formule ouverte « et d’autres habitants de la dite ville assemblés à la manière accoustumée », la mesure des seuls cités semble indiquer un gonflement de la participation au profit d’une quinzaine de bourgeois, avec des hausses sensibles jusqu’à 38 enregistrés le 14 mars 1625 dans une séance consacrée à la fourniture de matériel militaire pour l’armée royale dans le cadre de la guerre contre les protestants.

34Le troisième registre (1630-1635) confirme cette évolution avec des citations de bourgeois toujours au-dessus de la vingtaine, atteignant même la cinquantaine le 20 novembre 1634. Dans le quatrième registre (1651-1660), les greffiers ont détaillé de manière plus précise la qualité des parti27. Les juges royaux coiffaient toujours l’ensemble, sous la présidence du sénéchal, puis du président du présidial. L’Église de Vannes suivait avec grande attention la conduite de la politique urbaine en députant le grand vicaire ou l’archidiacre, quatre ou cinq chanoines et les recteurs des paroisses. L’ordre de la noblesse était irrégulièrement illustré par un ou deux gentilshommes ayant résidence urbaine. Les bourgeois s’y exprimaient par des notables provenant dans l’ordre de la basoche, de la marchandise et de la rente. Les officiers de milice étaient parfois appelés dans l’assemblée.

35Dans la cité malouine, au début du XVI^e siècle, les assemblées de ville restaient encore très soumises à l’évêque et au chapitre, seigneurs de la ville. Un conflit de compétences, engagé dès 1508 par les bourgeois afin de s’émanciper quelque peu de cette tutelle ancienne, a trouvé une heureuse issue dans le règlement donné par la reine-duchesse Anne de Bretagne le 13 octobre 1513 dégageant le conseil de ville du contrôle du chapitre. Les assemblées passaient sous la présidence du gouverneur de ville, les chanoines étant invités à y envoyer une députation. Ce rééquilibrage de l’autorité fut confirmé par François I^er en 1527. La création effective de la nouvelle municipalité nantaise en décembre 1564 semble avoir éveillé un débat sur l’opportunité d’imiter l’autre grande place portuaire bretonne puisque le 4 janvier 1565 le procureur des bourgeois fut député auprès du gouverneur dans cette intention. Les esprits n’étaient sans doute pas mûrs puisque la démarche demeura sans effet. Pourtant, l’idée n’était pas perdue puisque Charles IX, en réponse aux impératifs de défense face à la pression huguenote, accorda en octobre 1573 des lettres patentes permettant d’instituer un conseil restreint de 18 bourgeois, placé toujours classiquement sous la présidence du gouverneur. Cette évolution paraît avoir été très rapidement bloquée suite à l’opposition des chanoines qui réclamaient un droit d’entrée dans la nouvelle structure dirigeante. Le 2 août 1574, l’assemblée de ville finit par repousser la proposition royale, une majorité de notables ne désirant sans doute pas entrer dans une violente querelle avec le chapitre cathédral28.

36Le débat ne devait pas tarder à renaître de ces cendres, toujours à partir de la sécurisation de la ville dans le loyalisme envers le pouvoir royal. Le capitaine du château, M. de Fontaines, ayant fait part d’une menace de complot en février 1578, une nouvelle formulation de conseil restreint vit le jour. Cette fois-ci, une extrême attention fut accordée au respect d’une représentation tripartite traditionnelle, même si le nombre donnait l’avantage aux bourgeois. Sous la présidence du capitaine, le conseil rassemblait deux chanoines, le sénéchal et le procureur du roi à la sénéchaussée, 15 bourgeois conduits par leur procureur. Là encore, cette suggestion fit long feu. Il fallut en réalité la radicalisation des tensions politiques dans le royaume et des guerres de religion en Bretagne pour que cette tendance à la création d’un conseil restreint puisse se concrétiser. La montée en puissance de la Ligue emmenée par les Guise et l’alignement contraint et forcé du roi Henri III sur leurs thèses radicales expliquent l’enclenchement du processus en 1585.

37Sur l’incitation du duc de Mercœur, nouveau gouverneur de Bretagne depuis septembre 1582 et très engagé dans la lutte anti-protestante, l’assemblée de ville accepta de créer un conseil de 12 membres dès le 12 avril 1585. Les rapports entre cette structure de défense et le responsable de la sécurité et du loyalisme de la ville se dégradèrent au fur et à mesure de la radicalisation de la crise politique dans le royaume. Après l’assassinat des Guise en décembre 1588, le groupe de pression ligueur malouin prit la direction des opérations en formant le 7 avril 1589 le conseil des 18 conservateurs, véritable gouvernement urbain de Saint-Malo, émancipé de la tutelle du gouverneur comme de celle du chapitre cathédral, et principal animateur de ce que ses adversaires royaux ont appelé la « république malouine ». Le clivage grandissant entre cette notabilité ligueuse et le gouverneur Fontaine, fidèle à Henri IV après l’assassinat du roi Henri III en août 1589, aboutit à l’organisation de la saisie militaire du château le 12 mars 1590 et à la mort de son capitaine lors de l’assaut.

38Jusqu’en 1594, le conseil des conservateurs fit figure de véritable corps de ville, concentrant l’essentiel du travail de direction de la ville au détriment de l’assemblée générale maintenue pour cautionner les orientations prises. Tout ceci se fit au nom du plus intense patriotisme urbain, très chatouilleux du maintien de la plus grande autonomie possible dans le cadre du royaume, en se tenant nettement à l’écart des deux grands partis rivaux malgré un attachement sans concession au catholicisme. Dès que le sacre d’Henri IV vint donner la garantie spirituelle et politique de la conversion annoncée en juin 1593, les Malouins ne tardèrent pas à négocier leur ralliement contre la reconnaissance de nombreux privilèges. L’édit d’octobre 1594 confirma la distinction entre conseil et assemblée générale, inscrivant ainsi la ville dans le schéma habituel dans le royaume. Pourtant cette dualité n’allait pas résister à la force des habitudes après le retour complet à la paix générale en 1598. Au XVII^e siècle, Saint-Malo fonctionnait de nouveau avec une assemblée générale des chefs de feu à la composition non réglementée.

39À Rennes, les lettres parentes du roi Henri II de mars 1548 signalent la première tentative de distinction entre un corps de ville étroit de 13 membres élus et une assemblée générale des chefs de feu, mais cette décision royale ne semble n’avoir jamais connu de traduction concrète29. Le mouvement d’intérêt pour une réforme municipale à la française, qui saisit fortement les grandes villes marchandes bretonnes à la fin des années 1550 et au début des années 1560, semble curieusement n’avoir eu aucun écho dans une ville toute mobilisée par l’obtention à son seul profit du parlement provincial. Il faut attendre 1580, et l’assemblée générale du premier novembre, pour voir les bourgeois mandater leur procureur pour l’obtention d’un échevinage. Les avis devaient être partagés puisque, après le refus du procureur, l’affaire s’est enlisée sans plus de conséquence. Seule l’entrée de la Bretagne dans la guerre civile religieuse et les rivalités militaires des deux partis ont fait renaître le débat pour des questions de sécurité stratégique, Rennes étant la plus importantes des quelques rares cités restées fidèles au parti royal dans une province ayant largement basculé du côté de la Ligue.

40La volonté de garder le contrôle de la ville conduisit à la création d’un conseil réduit sans qu’il s’agisse vraiment d’une mutation vers un modèle d’échevinage. Le 26 février 1589, La Hunaudaye, lieutenant général en Bretagne, installa un conseil extraordinaire composé de sept députés de l’Église, sept députés de la justice royale, douze membres de la communauté de ville (sans doute anciens procureurs ou miseurs), 25 bourgeois et de quelques représentants de l’abbaye de Saint-Melaine et du parlement. Après la prise de la ville par les Ligueurs, Mercœur le remplaça par un conseil de ville composé de six députés de l’Église, onze de la justice, 22 bourgeois élus en assemblée générale et quelques officiers de milice bourgeoise. Même si la surprise du pouvoir urbain par les partisans du duc de Mercœur en mars 1589 a été rapidement annihilée, la crainte d’une récidive a subsisté comme le montrent les discussions de l’assemblée du 8 décembre 1591 au sujet de la création d’un conseil restreint afin d’exclure tous les suspects de sympathie ligueuse. Henri IV a répondu à cette demande en mars 1592 par la création d’un corps de ville avec un maire, douze échevins, un procureur syndic et un greffier. Les circonstances militaires et politiques expliquent l’étroite tutelle qui accompagnait cette institution échevinale : le poste de maire était réservé au gouverneur de la ville, le sieur de Montbarot, la nomination aux postes d’échevins étant partagée entre le pouvoir royal, via le gouverneur, et le pouvoir local à travers l’assemblée des bourgeois. Là encore, ces lettres patentes n’ont eu en réalité aucun effet concret. Pour réagir face à une vie municipale en pleine déliquescence, suite à un absentéisme massif occasionné par la tutelle omniprésente des représentants royaux, il fut proposé de constituer un conseil tournant de huit bourgeois et de six cinquanteniers, en limitant le temps de charge à quatre mois seulement. Dès février 1596, force fut de constater le peu d’empressement des bourgeois de Rennes. Le retour à la paix ramena avec lui les vieilles habitudes, c’est-à-dire le fonctionnement en assemblée générale non réglementée, à géométrie variable, selon une régulation interne relevant avant tout du social30.

41C’est aussi des problèmes posés par l’équilibre des états sociaux de la notabilité rennaise qu’est née la réforme municipale de 1627. Depuis la captation à son seul profit du parlement provincial en 1561, la ville a vu se renforcer considérablement le milieu juridique, la concentration formée par la cour souveraine et une sénéchaussée-présidial d’envergure jouant le rôle de forte polarisation pour nombre d’auxiliaires de justice. La montée en puissance de ces catégories professionnelles a eu des répercussions dans la vie municipale, comme l’indique en 1616 l’apparition de plaintes contre l’excessive présence des avocats dans les commissions municipales externes et internes. Ceci était un enjeu essentiel car il convient de souligner combien, dans un régime d’assemblée générale, c’était le contrôle de la distribution de ces missions qui concrétisait le véritable pouvoir urbain et qui désignait donc le ou les milieux sociaux qui le monopolisaient ou le partageaient plus moins équitablement. Bien qu’il ait été décidé de n’accorder voix délibérative qu’aux seuls avocats ayant déjà exercé la fonction de procureur des bourgeois, avec obligation de participer au moins à douze séances par an, les mêmes plaintes sont réapparues dix ans après, signe de l’inefficacité de la résolution.

42Toutes ces tensions ont abouti à la publication de l’arrêt du Conseil du 19 mars 1627 abandonnant le vieux principe de l’assemblée ouverte non réglée au profit de l’instauration d’une nouvelle assemblée générale fermée par un règlement en bonne et due forme. La limitation à 40 membres ayant suscité des protestations, le parlement, fort de son droit d’enregistrement, a bien senti l’opportunité d’accroître son rôle de tuteur naturel de la ville tout en se positionnant comme son protecteur vis-à-vis d’une sévérité sociale excessive du pouvoir central. Dans son règlement du 29 décembre 1627, la cour souveraine élargit l’assemblée à une centaine de membres, tout en prenant bien soin d’assurer une suprématie structurelle aux gens de justice, sans bloquer l’intégration des autres états sociaux, spécialement de la marchandise31.

43Le manque d’études sur la vie politique urbaine rennaise au XVII^e siècle rend délicate toute interprétation sociale de la réforme de 1627, mais il semble bien que les protestataires de 1616 et 1626 aient été floués dans la manœuvre du parlement. Remarquons surtout que la modification institutionnelle ne s’est traduite que par une fermeture de l’assemblée de ville, sans rupture avec ce mode de fonctionnement traditionnel. Pourquoi le régime des échevinages n’a-t-il pas intéressé les Rennais alors qu’il était très répandu dans le royaume ? Faut-il invoquer l’influence de la rivalité toujours soutenue, sur base de conflit de préséance aux États de Bretagne32, avec la ville de Nantes ? Est-ce une surveillance et une pression du parlement trouvant l’opportunité de préserver sa tutelle institutionnelle et sa fonction d’arbitrage dans le maintien d’un tel mode de fonctionnement ? Rappelons la propension des corps de ville à réclamer une large part de la police municipale au détriment des cours de justice royale de base. La réforme apparaît essentiellement comme une opération de contrôle de l’intégration des notables à la sphère municipale, sans volonté de rupture avec un mode de fonctionnement oligarchique où les responsabilités roulaient de manière importante, dans une autorégulation qui ne relevait que du jeu des rapports sociaux entre les participants intéressés par la conduite des affaires publiques.

44La question essentielle est de savoir qui protestait contre l’entrisme des gens de justice et spécialement des avocats, et pourquoi la réforme de décembre 1627 a été acceptée sans faire de vagues alors qu’elle consolidait la suprématie socio-politique du monde judiciaire rennais ? Deux hypothèses sont envisageables : ou il s’agit d’abord d’une réponse à une frustration exprimée par la marchandise de luxe inquiète du glissement progressif de sa domination dans la première moitié du XVI^e siècle à sa marginalisation dans le pouvoir urbain ou il s’agit plutôt d’une mesure de consolidation institutionnelle d’un nouveau rapport de forces socio-politique inspiré par la basoche soucieuse de garantir son avancée face à l’amertume de ses rivaux. Quelle que soit la bonne réponse, l’important reste que le besoin de réforme s’est inscrit dans l’équilibre des états sociaux à l’intérieur de l’assemblée et non pas dans une volonté de concentration de l’autorité politique dans un échevinage restreint. Dans les deux types d’interprétation, les acteurs ont partagé la même lecture positive du mode institutionnel qui leur paraissait offrir davantage de garantie à la pérennisation ou au renforcement de leur présence qu’une sélection à un bureau de ville étroit. Au fond, il s’agit d’un même refus d’une entrée dans un système de désignation de type électoral à large base au bénéfice d’un attachement à la régulation négociée dans un cercle de notabilité beaucoup plus fermée, uniquement fondée sur des critères sociaux de distinction : aisance, temps libre, intérêt pour la chose publique, soif de reconnaissance. Dans cette bourgeoisie seconde de la marchandise précieuse ou des auxiliaires de justice, sans doute les principaux compétiteurs pour ces commissions enviées, la conscience de l’insuffisante ampleur et efficacité de leur propre réseau social d’influence a sans doute fait préférer une sphère de négociation mieux balisée, parce que plus restreinte, à un champ d’action beaucoup plus incertain parce que trop vaste.

Une situation de blocage par suite d’une division de l’élite urbaine

45Dans la ville marchande de Morlaix, port d’exportation des crées, toiles de lin tissées dans le Léon, le besoin d’un échevinage est venu de l’interaction entre les nécessités du développement commercial et la gestion des affaires urbaines. Dès 1543, pour la première fois en Bretagne, avant les initiatives rennaises et nantaises, les bourgeois de Morlaix ont glissé au milieu de leur demande de renouvellement écrit d’une charte de leurs privilèges – leurs actes anciens ayant brûlé dans l’incendie provoqué par la descente militaire anglaise de 1522 – une supplication pour la création de maire et échevins à la tête de leur ville, afin de « connaistre des abus contre les privilèges et les statuts concernant la police d’icelle et les causes entre marchands pour faict de marchandises33 ». L’association des deux motifs situe clairement l’élite marchande comme porteuse du projet. Le second argument est un classique du genre dans la mesure où les acteurs liés au commerce international, soucieux d’accélérer les jugements dans les procès les opposant à des partenaires étrangers, souhaitaient soustraire cette justice commerciale aux cours royales jugées beaucoup trop lentes à cause d’un amoncellement d’affaires les plus diverses.

46La crainte, maintes fois exprimée, dans une sincérité discutable, était de voir les marchands étrangers déserter une place portuaire au profit d’une concurrente bénéficiant d’une célérité d’action de ses juges beaucoup plus grande, ce qui était faire peu de cas des contraintes de la répartition régionale des productions agricoles et artisanales et des couloirs naturels de circulation. À une époque où les tribunaux commerciaux n’existaient pas encore, l’idée des marchands morlaisiens était donc que le transfert des arbitrages concernant les litiges concernant leur activité devant un échevinage où ils tiendraient les meilleures places permettrait d’asseoir la réputation économique de leur ville en y assurant un règlement rapide des conflits devant des professionnels. L’idée n’était pas absurde puisqu’elle s’appuyait sur la réalité de la compétence judiciaire générale concédée à certaines villes par la monarchie française dans le passé et fort développée dans les villes d’Angleterre et des Pays-Bas avec qui ils étaient en contact fréquent. Tout naturellement, toute volonté de peser sur les orientations de la gestion des affaires urbaines renvoyait vers la compétence de police étroitement liée dans ces temps anciens à la fonction judiciaire, et principalement aux prérogatives des juges de proximité qu’ils soient royaux ou seigneuriaux selon le type de tutelle coiffant la ville. Une telle formulation poussée en avant par l’élite marchande ne pouvait que susciter l’esprit de résistance des milieux judiciaires. Le premier groupe de pression parvint à obtenir de Charles IX les lettres patentes de septembre 1561, portant création d’un corps de ville formé d’un maire, de deux échevins et de douze jurats selon une configuration à trois étages assez classique, avec toutes les attributions de police sollicitées. Cette décision de la reine-régente Catherine de Médicis doit être rapprochée de celle de même nature inscrite dans les lettres patentes de François II de janvier 1559 (vieux style) au profit de Nantes, non encore concrétisée en 1561 suite à l’opposition des autres institutions solidaires des cours de prévôté et de sénéchaussée dépossédées d’une partie de leurs anciennes prérogatives34.

47Le même scénario se reproduisit à Morlaix et les marchands, sans doute moins puissants que ceux de Nantes dans leurs relais extérieurs ou plus pressés d’assurer, même partiellement, leur position, durent accepter un compromis défavorable avec les officiers de la justice royale à qui ils reconnaissaient le monopole d’accès aux postes de maire et échevins en se contentant de ceux de jurats. La relative défaite fut consommée le 23 septembre 1562 lors de la procédure d’enregistrement quand le parlement de Bretagne, tout récemment transplanté dans la ville administrative de Rennes, refusa d’intégrer le transfert à l’échevinage, même socialement redéfini, des procès entre marchands et des jugements des contraventions à la police municipale35. Cette naissance conflictuelle, la frustration du milieu marchand volé d’une partie de sa réforme et la vigilance du milieu judiciaire dans la défense de ses prérogatives ont marqué négativement toute la vie municipale morlaisienne sous l’Ancien Régime. L’énergie dépensée dans des querelles incessantes a finalement manqué pour le développement et l’embellissement de la cité.

48Après trois quarts de siècle de cohabitation frustrante, le conflit a été relancé en 1637 suite au renouvellement par Louis XIII des premières lettres patentes de fondation de 1561. La sénéchaussée a immédiatement contre-attaqué, forte du soutien du parlement de Bretagne qui a refusé l’enregistrement. Ce front de résistance et le blocage de la situation ont une nouvelle fois contraint l’élite marchande au compromis défavorable, le seul avantage tiré de ce second bras de fer étant la liberté de délibération reconnue au groupe de jurats sous la présidence de leur syndic. Mais, dans une volonté d’affichage symbolique évident, les juges royaux se sont fait reconnaître la préséance dans toutes les cérémonies et la présidence exclusive concrète du corps de ville et de l’assemblée générale, sous l’autorité nominale du gouverneur36. La rivalité des deux milieux majeurs de la bourgeoisie urbaine a continué de scléroser la vie municipale du port breton. Les marchands ont consommé toute leur énergie à essayer d’élargir leurs compétences en matière de police urbaine, et la succession de procès suivis de trêves plus ou moins durables a capté toute l’attention des jurats. L’incapacité à terminer la construction d’un hôtel de ville lancée en 1610 demeure le symbole le plus exemplaire de cette impuissance dans l’action au service de la ville. Des plaintes de 1671 et 1718 ont ainsi dénoncé un accaparement de l’édifice par des intérêts privés au service d’activités économiques sans rapport avec le bien public, le bâtiment ayant été tour à tour « foisnerie », magasin, entrepôt, écurie, cabaret

49Seule la politique de vénalité officière municipale menée par Louis XIV à partir de 1690 pour cause de détresse fiscale a ouvert une fenêtre plus favorable à l’élite marchande en mettant sur le marché les offices de maire et d’échevins jusque-là réservés au monde judiciaire. La compétition financière les plaçait à armes plus égales avec les familles de judicature, aux fortunes surtout foncières et rentières, victimes du début du retournement des prix sur le marché des offices de judicature. Par ailleurs, la charge de maire était devenue encore plus attractive après la réunion au corps de ville de l’office de lieutenant général de police créé en 1699 et acquis par le corps de ville en 1710. Le premier quart du XVIII^e siècle n’effaça pourtant pas les tensions puisqu’à chaque suppression des offices par le pouvoir royal, la sénéchaussée prétendit à la restauration de l’ordre ancien à son avantage. Mais en Bretagne, où les intendants découvraient qu’ils avaient besoin de l’appui des bourgeoisies urbaines dans les luttes qui s’affermissaient aux États provinciaux, le temps jouait contre cet impérialisme social des officiers de justice. C’est ainsi qu’un arrêt du Conseil du 29 avril 1730 confirma une troisième fois pour Morlaix les lettres patentes originelles, en resserrant toutefois par esprit d’efficacité le nombre des jurats de douze à six, sans que les gens de justice puissent conserver leur ancien monopole sur les postes de maire et d’échevins conquis tardivement par les marchands37.

50Il convient ainsi de noter la discordance entre l’histoire socio-politique du pouvoir urbain et l’évolution du dynamisme économique de la ville maritime. Ce n’est pas lors de sa période de plus grande prospérité commerciale liée à l’exportation des toiles de lin du Léon vers le marché anglais que la ville fut dirigée par l’élite marchande. Au contraire, c’est dans la phase du déclin des exportations des créées, victimes de la guerre douanière et militaire imposée par le mercantilisme étatique français à partir du règne de Louis XIV et de la montée de la concurrence des platilles de Silésie, que la main mise de l’élite judiciaire sur la direction municipale put enfin être contestée avec succès. Sauf à invoquer le marasme régnant sur le marché des offices au XVIII^e siècle, qui contribuait à affaiblir économiquement et symboliquement les juges royaux, force est de constater que la redistribution des cartes dans le jeu municipal ne suit pas tellement la conjoncture économique, mais relève beaucoup plus de facteurs politiques liés à la nature des relations entre État monarchique et villes, dans un contexte breton plus difficile à appréhender pour les représentants du Conseil du roi38.

51À Vitré, ville marchande au centre d’un pays textile exportant ses toiles de lin et de chanvre par le port de Saint-Malo ou celui de Rouen, un débat de même nature a animé la fin des années 1550, entre la première demande des marchands nantais de 1553 et celle des marchands de Morlaix en 1561. Les lettres patentes du roi Henri II d’avril 1557 ont créé un échevinage composé d’un maire, de quatre échevins et de six conseillers selon le modèle classique à trois niveaux, renvoyant ici partiellement au modèle parisien pour les cinq édiles majeurs. Là encore, cette mutation de régime municipal s’est heurtée à l’opposition des juges de la baronnie, la ville demeurant sous la tutelle politique de son seigneur à qui la monarchie avait délégué la fonction de gouverneur. Cette dissociation personnelle entre pouvoir central et autorité de tutelle urbaine a permis l’expression d’une opposition plus radicale du milieu judiciaire car, à la différence de Morlaix, aucun compromis n’a été recherché avec le puissant patriciat vitréen, à la base de la réforme39. La vie municipale a donc continué à être réglée dans les formes coutumières reposant sur la primauté d’une assemblée des chefs de famille, aidée dans la concrétisation de ses décisions par ses mandataires (procureur des bourgeois et miseur) selon un mode de fonctionnement élaboré vers 1468-1472.

52En 1638, un an seulement après la seconde crise de Morlaix, la question de la création d’un échevinage vitréen a refait surface. Un groupe de pression mené par le procureur des bourgeois Pierre de Montalembert, sieur de la Mousserie, qui devait trouver ses appuis les plus sûrs dans l’élite marchande, est parvenu à obtenir un arrêt du Conseil rééditant les lettres patentes d’avril 1557, à savoir un maire, quatre échevins et six conseillers élus annuellement par les habitants. Comme lors de la première crise, il s’est heurté à la ferme opposition de la judicature, toujours soutenue par l’autorité seigneuriale, ici le puissant duc de la Trémoïlle. Selon les dires de leurs adversaires, les partisans de la création de l’échevinage auraient agi par surprise pour obtenir l’approbation royale, en ne respectant pas la procédure institutionnelle normale reconnue à Vitré, afin de masquer le caractère minoritaire de leur démarche. Par trois fois, ces fauteurs de trouble seraient passés outre la volonté générale, « poussez d’embition et d’un désir desréglé de disposer seulz des affaires publiques et manyement des deniers publics ». La députation du procureur en cour aurait été obtenue « sans aulcun résultat du général en corps de ceste dicte ville, mais seullement se sont depuis faict auttoriser par aulcuns qu’ils auroient pratiquez a ceste fin, lesquelz ils auroient faict assembler en ce lieu contre les formes ordinaires et d’eux tiré une approbation de leur procédure ». L’action aurait été engagée sans la permission du duc de La Trémoïlle et poursuivie, pour enregistrement des lettres au parlement, malgré l’avis contraire du président de l’assemblée (le sénéchal ou un autre officier) et des « meilleurs et plus affectionnez habitans » qui auraient préféré quitter les lieux plutôt que de cautionner l’envoi d’une délégation vers le parlement pour l’obtention de l’enregistrement.

53Les interventions auprès de la cour souveraine ont été d’une efficacité totale puisque cette dernière a refusé d’enregistrer les lettres royales dans sa séance du 14 janvier 1639. Comme pour Rennes, douze ans plutôt, elle n’allait pas laisser une belle opportunité de manifester une nouvelle fois le principe de sa tutelle institutionnelle réglementaire sur les villes relevant du mode de gestion par assemblée de chefs de feu. Le règlement, produit par le parlement le 22 mars 1639, a le mérite de rappeler les grands traits du fonctionnement en assemblée élargie, principes vérifiables dans toutes les cités restant fidèles à ce type de gestion. La convocation d’une assemblée n’est pas à l’initiative du procureur des bourgeois car la périodicité est hebdomadaire, avant de passer ultérieurement à trois semaines. Le miseur doit présenter son compte devant l’un des juges et le procureur de la baronnie, auxquels s’ajoutent des commissaires élus par l’assemblée, avant d’envoyer la vérification pour quitus à la Chambre des comptes de Nantes. Les clés des archives sont attribuées conjointement au sénéchal, au procureur fiscal seigneurial et au procureur des bourgeois. Tous les ans, « les habitans assemblez nommeront trois personnes capables pour assister de leur advis le sénéchal et le procureur fiscal lors de la police généralle du prix du vin, pain et autres denrées, lesquelz habitans n’y auront vois délibérative ». L’ensemble des articles plaçait ainsi les officiers municipaux et les bourgeois commis pour le contrôle des comptes sous la haute surveillance et la suprématie des officiers de la baronnie. Le règlement sur la hiérarchie protocolaire, donné par Henri de la Trémoïlle le 24 mai 1641, vint couronner l’édifice : le sénéchal ou son représentant disposait seul du droit de présidence des assemblées et il représentait officiellement la ville aux entrées de grands personnages. Dans la hiérarchie des honneurs, le procureur des bourgeois ne prenait rang qu’après le sénéchal, l’alloué et le procureur fiscal.

54À la différence de la crise de 1557, le conflit s’est prolongé suite à la détermination certainement plus assurée des partisans de la réforme. Grâce à plusieurs voyages à la cour, le procureur Pierre de Montalembert est parvenu à obtenir le 30 septembre 1639 un second arrêt du Conseil cassant tous les arrêts de règlement du parlement de cette même année. L’intervention du duc de la Trémoïlle, pair de France, auprès du roi ou de Richelieu, a pourtant scellé la défaite de l’élite marchande puisque ce même conseil a fini par se déjuger en renvoyant tout l’arbitrage du conflit devant le parlement de Bretagne le 22 juin 1640. L’affaire était entendue et l’hypothèse de la création d’un échevinage à Vitré définitivement enterrée. La cité allait calquer son fonctionnement sur le modèle rennais, même si le processus réglementaire de fermeture sociale allait être nettement plus tardif, avec un mouvement en deux temps en 1708 et en 173940. Modelées sur le type rennais, les institutions municipales de Vitré n’ont pas bougé après la grande réforme touchant la capitale administrative bretonne en 1757. Il faut dire que celle-ci ayant déclenché une crise majeure d’un quart de siècle, les intendants ne furent guère pressés de s’ajouter un autre problème dans une province fort difficile à manier.

L’adoption du régime des échevinages

55Le choix d’un modèle municipal distinguant nettement un corps de ville, composé d’un maire, d’échevins et de conseillers, doté du rôle majeur de détermination et de conduite de la politique des affaires urbaines et renvoyant d’autres types d’assemblées plus ou moins élargies au simple rôle de conseil dans le délibératif tout en conservant à l’une d’entre elles le rôle de légitimation électorale, est un processus politique majeur né dans les deux derniers siècles médiévaux, dans le cadre de la guerre de Cent Ans, et prolongé pendant tout l’Ancien Régime. Plusieurs phases sont particulièrement importantes à examiner : la phase de création plus ou moins précoce ou tardive, les retouches ultérieures soulignant peut-être des hésitations significatives dans leur va-et-vient, la période des créations officières s’apparentant à des emprunts forcés avec les réactions des oligarchies municipales et la mise en application de la grande réforme nationale du contrôleur général L’Averdy. Afin de dégager un esprit institutionnel dans les variations possibles autour du type échevinal, le plus pertinent reste de questionner la distribution des rôles dans le corps de ville formé par les maire, échevins et conseillers ainsi que l’équilibre entre mandats électifs et viagers en essayant de comprendre comment se croisent des logiques administratives et sociales. Si la primauté du maire comme incarnation supérieure du pouvoir municipal et comme meilleur représentant de sa ville ne fait pas problème, l’articulation entre les autres charges s’avère plus complexe à commenter.

Les échevinages des « bonnes villes » institués au temps de « l’entente cordiale »

56À Tours, les statuts originels octroyés par Louis XI en 1462 avaient doté la ville d’un échevinage composé d’un maire, renouvelable chaque année, de 24 échevins et d’un receveur des deniers communs. Toutefois, la pratique sociale leur avait adjoint 75 « pairs » élus à vie comme les échevins41. Avec un corps de ville de cent notables, Tours n’avait ainsi rien à envier en termes quantitatifs à l’intensité de la participation des villes bretonnes encore fidèles à leur assemblée générale des chefs de feu. La seule différence gisait dans une plus grande rigidité sociale de fonctionnement, la plupart des membres du corps de ville ayant un statut viager à l’exception du seul maire soumis à rotation rapide annuelle. Dans les conseils des bourgeois non réglés des villes bretonnes de la première moitié du XVI^e siècle, l’effectif des présents ne dépassait la centaine que dans des moments exceptionnels (élection du procureur ou crise grave à incidence financière), même si la propension des greffiers à ne citer que les plus dignes laissent planer un doute sur l’ampleur exacte de la participation. Malgré cette réserve, il nous semble que la véritable différence ne relevait pas du quantitatif mais bien plutôt de la plus grande souplesse laissée aux liens sociaux entretenus dans les réseaux relationnels dans la régulation de la distribution des responsabilités. Dans un corps de ville comme Tours, la répartition des rôles trouvait sa lisibilité dans la distinction institutionnelle entre échevins et « pairs » tandis que dans un conseil de bourgeois, comme celui de Nantes avant 1565, elle ne relevait que du jeu des influences des familles majeures dans la distribution collective des missions à effectuer.

57Par ses lettres patentes de mai 1589, le roi Henri III prétendit rendre le corps de ville de Tours conforme « à son premier établissement » en supprimant les « pairs », remplacés par seulement deux « élus » dont le mandat était limité à deux ans. Il convient de rappeler les circonstances troublées dans lesquelles cette réforme fut décidée. Henri III, incapable de contrôler Paris intensément travaillé par les Ligueurs et la famille de Guise, crut nécessaire de se réfugier à Tours en compagnie des membres des cours souveraines (parlement de Paris, chambre des comptes et cour des aides) qui lui demeuraient fidèles. Tours revêtit donc à cette époque une importance stratégique considérable, comme un des principaux boulevards du parti royaliste42. Après son arrivée en ville le 6 mars 1589, la réforme municipale fut surtout l’occasion de s’assurer le contrôle politique de l’échevinage en le soustrayant à la faction ligueuse regroupée sous la protection de l’archevêque Simon de Maillé et des chanoines et conduite par le maire Gilles du Verger, destitué au profit d’un fidèle du monarque, Jean de La Vallière43. Cette refondation obéissait au principe d’épuration du corps de ville, un groupe restreint étant plus facile à filtrer et à encadrer qu’un groupe pléthorique. De manière symbolique, Henri III a pris soin de respecter la structure tripartite assez commune du corps de ville, même si le troisième cercle consultatif des « élus » n’était sauvé que d’extrême justesse. L’arrêt du Conseil du 25 juin 1619 corrigea d’ailleurs symboliquement l’effet drastique de la réforme antérieure en doublant le nombre des « élus », tout en rappelant qu’ils devaient être « choisis des plus notables Bourgeois et Marchands ».

58L’arrêt du Conseil de juillet 1724 réduisit nettement l’effectif du corps de ville en le ramenant à des normes assez fréquentes dans le royaume avec un maire, six échevins et deux conseillers assesseurs qui prenaient la place des anciens « élus ». Cette contraction en nombre, répondant certainement à la recherche d’efficacité engagée par le contrôle général et les intendants, fut compensée socialement pour l’oligarchie municipale par une rotation plus grande des charges d’échevins propre à satisfaire un plus grand nombre de familles. Si le mandat du maire passait à quatre ans pour donner davantage de continuité à l’action municipale, celui des échevins abandonnait son caractère viager pour une limitation à six ans. Enfin, Tours fut, comme les autres villes du ressort du parlement de Paris, concernée en 1764-1765 par la réforme de L’Averdy44 qui dotait les villes de 4 500 habitants et plus d’un maire choisi pour trois ans, 4 échevins et 6 conseillers de ville dont les mandats respectifs étaient de deux et six ans, un syndic-receveur et un secrétaire-greffier.

59En février 1475, Louis XI a octroyé à la ville d’Angers un échevinage « composé d’un maire, de 18 échevins et de 36 conseillers, d’un procureur et d’un clerc », tous élus par les habitants. Pourtant, tous les membres du premier échevinage ont été nommés directement par le roi. En 1484, après bien des tensions, les Angevins ont obtenu l’attribution de nouvelles lettres patentes du roi Charles VIII conférant au corps de ville une configuration nouvelle : un maire, 24 échevins appelés aussi conseillers, un procureur et un greffier45. Si le principe de l’élection est bien réaffirmé, celle-ci n’est plus inscrite dans une assemblée générale ouverte, mais réservée à un corps électoral très étroit. La volonté d’asseoir au mieux la surveillance royale sur la composition de l’échevinage peut se lire dans la réduction de trois niveaux de responsabilité à deux ainsi que dans la contraction sévère du corps politique disposant du privilège électoral.

60Comme d’habitude dans un régime d’échevinage, il existait un système englobant d’assemblées élargies de nature consultative. Les plus fréquentes étaient les assemblées de paroisses dont la réunion était obligatoire lorsqu’il fallait procéder à une imposition extraordinaire, qu’il s’agisse de financer un projet municipal ou qu’il s’agisse de répondre à une demande financière du pouvoir royal. Pour garantir une bonne participation, les curés des 16 paroisses de la ville devaient lire des convocations dont il reste beaucoup d’exemples dans les archives angevines.

« Il est enjoinct et mandé aux manans et habitans des parroisses de cette ville d’Angers eulx congreger et assembler dimanche prochain a yssue de grand messe parochialle pour deliberer et constituer procuration pour consentir deputter aulcuns d’entre eux a se trouveren l’hostel de ville avecq pouvoir. »

61En temps d’épidémies, des assemblées plus étoffées, à la composition fort différente, étaient réunies. La responsabilité de la lutte appartenait au corps de ville qui, à chaque menace de retour de peste, animait et coordonnait les énergies de la ville. Pour atteindre la meilleure efficacité possible, le maire réunissait à l’hôtel de ville toutes les personnes concernées par la lutte contre l’épidémie. Cette assemblée était le plus souvent désignée comme « l’assemblée générale des estats de la ville d’Angers ». La liste des présents, placée en tête de tous les relevés de conclusions, ainsi que les noms des absents notés épisodiquement par le greffier nous permettent d’approcher au plus près les contours de cette assemblée. Aux côtés des membres du corps de ville qui sont vraiment les plus assidus, nous trouvons les officiers du présidial et de la prévôté royale, chargés ensuite de veiller à la bonne application des mesures prises, l’évêque et le syndic du clergé, des chanoines du chapitre cathédral, des députés des marchands et de l’université, des administrateurs de l’hôpital Saint-Jean, des députés des seize paroisses dont la présence est nécessaire pour approuver la levée de deniers. Toutefois, les absents étaient souvent nombreux car la tentation de quitter la ville pour s’isoler à la campagne était forte dans la notabilité. Ainsi, les assemblées des 16 juin, 16 juillet et 10 août 1583 furent annulées faute de participants en nombre suffisant. Quand l’absentéisme des députés de paroisse risquait de bloquer l’organisation des secours, le maire n’hésitait pas à passer outre en les avertissant « qu’a faulte qu’ilz seront de comparoistre il sera néanmoins procédé au département » de la levée extraordinaire requise.

62Les tensions entretenues au sein de l’élite urbaine du fait du caractère très restreint du privilège électoral finirent par justifier une refonte de l’échevinage sur le modèle parisien en 1584. Celle-ci alliait une contraction numérique du corps de ville avec la réduction de 18 échevins à quatre avec mandat de deux ans aligné sur celui du maire, amputation compensée partiellement par la résurgence des charges originelles de conseillers, limitées à douze sur un statut viager46. Associée à la dérive ligueuse dans l’esprit du maréchal d’Aumont, venu réintroduire la ville dans le camp royal, cette nouvelle forme d’échevinage fut dissoute en 1589 au profit de l’ancien type47. Toutefois, après le retour à la paix en 1598, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la réforme de 1584 fut rétablie en mars 160148. Angers ne connaissait pas, avant 1773, comme la plupart des autres villes, l’obligation de respecter un cursus pour accéder aux différentes fonctions municipales. Depuis 1601, les maires et les échevins étaient élus pour deux ans tandis que les conseillers exerçaient leur fonction à vie. Mais on pouvait être élu échevin et maire sans n’avoir jamais siégé au conseil de ville. C’est ce que changea le comte de Provence, prince apanagiste, en 1773 en obligeant à assumer la responsabilité d’échevin pendant deux ans avant de pouvoir devenir conseiller à vie et à choisir le maire parmi ce dernier cercle49.

63Si la tendance globale tout au long du XVI^e siècle a bien été de réduire le volume numérique de l’échevinage, il n’est pas aisé de fournir des explications rationnelles pour un tel processus. La recherche d’une meilleure efficacité administrative en réservant l’essentiel du pouvoir d’orientation à un bureau de ville étroit composé des seuls maire et échevins, à l’image de la gestion parisienne ou nantaise, ne semble pas pouvoir être retenue puisque dans l’organisation du travail rien ne distinguait les échevins des conseillers, sinon une prééminence honorifique. L’hypothèse trop évidente d’un remède pour éviter les problèmes d’absentéisme frappant structurellement les conseils trop nombreux est battue en brèche par la reconnaissance du caractère viager de la fonction de conseiller, et donc de la lourdeur de ce rôle. Selon le témoignage des archives du XVII^e siècle, les conseillers assistaient à toutes les séances avec les échevins, et leurs compétences et leur assiduité n’étaient en rien inférieures. Reste donc l’hypothèse d’une logique institutionnelle de recherche d’efficacité, visant à établir trois niveaux de responsabilité et d’engagement de maire à conseillers, contredite par une pratique sociale d’une oligarchie utilisant l’institution municipale comme lieu de mise en scène de sa prééminence.

Les entrées tardives dans le modèle échevinal

64À Nantes, le passage de la forme ancienne du conseil des bourgeois à la forme nouvelle de l’échevinage s’est opéré dans la douleur entre 1559 et 1564. En 1410, mais surtout en 1420, le duc de Bretagne Jean V avait formalisé un conseil de ville associant des représentants du clergé, les juges royaux derrière le sénéchal et douze bourgeois élus par les habitants, le tout placé sous l’autorité du gouverneur50. Les premières traces d’une association de bourgeois à la levée de taxes pour contribuer à la défense militaire de la ville renvoient à 1344, mais l’appui apporté à Charles de Blois, le vaincu de la guerre de succession en 1364, avait immédiatement suspendu un processus de formation de gouvernement urbain par défiance des Montfort. Après la relance du XV^e siècle, le modèle créé, qui avait un air de parenté avec un échevinage par la distinction des douze bourgeois, a évolué, sans qu’on puisse en préciser la chronologie, vers un fonctionnement en assemblée générale des chefs de famille, sans doute sous l’influence de la culture politique urbaine dominante en Bretagne.

65Dans la première moitié du XVI^e siècle, la pacification intérieure obtenue par l’intégration du duché dans le royaume en temps que province privilégiée et l’éloignement géographique des fronts militaires majeurs dans les guerres menées contre les Habsbourg ont distendu la tutelle du gouverneur en faisant passer en arrière-plan la question de la défense de la ville. L’intégration du port fluviomaritime dans le système d’échange atlantique, surtout grâce à sa connexion avec le marché castillan par la côte cantabrique, a soutenu l’émergence d’une élite marchande dynamisée par l’immigration régulière de puissantes familles originaires du Pays Basque et de Vieille Castille51. Le contrôle de la police urbaine par l’intermédiaire de la prévôté et de la sénéchaussée, ainsi que la garantie de la présence institutionnelle de ces cours dans le conseil urbain ont fait que l’essentiel de la présence bourgeoise a été progressivement assuré par les membres les plus importants du grand commerce qui ont pris l’habitude de se répartir les commissions dans une assez grande autonomie de gestion.

66C’est en 1553 que le conseil des bourgeois de Nantes a cru bon de solliciter sa transformation en échevinage. L’idée est-elle venue de l’initiative rennaise de 1548 dans un climat de compétition opposant les deux villes pour l’attribution exclusive de la préfiguration du parlement, et donc du rang de capitale provinciale, ou de la distraction de la reine Catherine de Médicis écrivant en 1552 « aux maire et eschevins » ? La véritable impulsion semble plutôt correspondre à la nomination en mai 1553 du comte René de Sanzay comme capitaine de ville, dans la mesure où ce militaire ombrageux, en cherchant à retrouver toute la plénitude de son autorité, a rompu avec le climat d’entente précédent et ouvert une phase de tensions qui s’est prolongée jusqu’à son départ en 158052. À côté de tensions sur l’organisation des gardes et guet dans le cadre des compagnies de milice, la restauration d’anciennes taxes oubliées sur le trafic commercial comme les droits de bris et de visite des navires a envenimé la situation.

67Dans son préambule de justifications, le roi François II, qui a satisfait la sollicitation nantaise en janvier 1559, a repris l’essentiel de l’argumentaire adressé par le groupe de pression marchand53. Nantes est présentée comme la ville la plus peuplée et la plus riche de la province, ce d’autant qu’elle a obtenu pour elle seule l’implantation du nouveau parlement depuis 1557. Ce rang de capitale a provoqué un gonflement des affaires administratives et juridiques que les cours anciennes de justice n’ont pas le temps de traiter dans un délai raisonnable. Cet engorgement est jugé très néfaste pour une place commerciale car le risque de voir les marchands étrangers la déserter au profit d’une concurrente est redouté, ce qui tuerait la dynamique principale de croissance. Pour les grands marchands, la conclusion s’imposait : en créant un échevinage doté d’un fort pouvoir de police et de justice commerciale, la monarchie allait décharger le capitaine et les juges royaux nantais, améliorant ainsi le service du roi grâce à une judicieuse division du travail. La similitude de l’argumentaire validé par le pouvoir royal avec ceux développés par les marchands de Vitré et de Morlaix en 1557 et 1561 est particulièrement frappante.

68Comme dans ces dernières villes, la création d’un échevinage se heurta à une forte résistance des cours de justice royale, animée par le sénéchal solidaire du prévôt dont les larges compétences sur la police risquaient d’être drastiquement contractées, avec l’appui des chanoines de la cathédrale Saint-Pierre et de la collégiale Notre-Dame, mais surtout la protection du capitaine de ville, très hostile au privilège d’anoblissement concédé à l’ensemble du corps de ville en imitation des privilèges offerts par Louis XI à Angers à la fin du XV^e siècle. La puissance institutionnelle et sociale de cette large coalition hostile fit que les lettres patentes royales ne purent pas être mises en application pendant quasiment cinq ans. La fragilisation du pouvoir central avec la régence, la crise politico-religieuse et le début des guerres civiles, et la mobilisation locale pour réagir face à la dépossession du parlement54 en 1561 se sont sans doute additionnées pour entretenir l’immobilisme résistant de l’élite judiciaire nantaise dans la réforme municipale.

69Pour l’élite marchande nantaise, l’ouverture est venue du mouvement national de création des consulats commerciaux, à l’imitation de celui de Paris formé en 1563. À Nantes, les lettres patentes d’avril 1564 autorisant l’installation d’un tel tribunal de commerce, portant aussi fonction de représentation du grand commerce, ont été interprétées comme une seconde validation du diagnostic de 1559. Profitant du séjour de Charles IX à Vitré en octobre 1564, une délégation marchande parvint à obtenir un mandement royal commettant un conseiller au parlement afin d’exécuter une décision demeurée jusque-là lettre morte. Fort de cette autorité, l’élite marchande put passer outre au refus exprimé sous forme de boycott par l’ensemble des institutions nantaises en organisant l’élection d’un maire et de dix échevins les 28 et 29 novembre 1564. Dès le lendemain de la cérémonie d’installation, le 2 décembre, l’échevinage se fit reconnaître par le commissaire royal de larges pouvoirs de police sous la forme d’un code municipal de 18 articles dont le contenu allait devenir l’enjeu majeur de la guérilla administrative et sociale qui allait opposer le corps de ville et le milieu judiciaire nantais jusqu’à une normalisation progressive obtenue entre 1575 et 1581 grâce à une série de compromis.

70Si l’affrontement fut institutionnel avec des refus de collaboration technique entre cours judiciaires et échevinage sur le fait de la concrétisation des décisions municipales de police, il le fut aussi socialement à travers le principe de boycott du nouveau corps de ville largement mis en pratique dans cette partie essentielle de l’élite urbaine, ce qui explique la très large domination numérique du monde marchand dans les échevinages de ces premières décennies municipales. Cette solidarité d’état social ne fut pas sans faille et la rencontre de cette dissidence locale et de la fermeté du pouvoir royal obligèrent bientôt l’élite judiciaire à redéfinir complètement sa stratégie en privilégiant l’entrisme et la conquête sociale intérieure de la nouvelle institution. Une des conséquences sociales de cette tension fut de réduire le nombre d’échevins de dix à six pour des raisons clairement invoquées d’étroitesse du cercle de recrutement, d’abord liées au refus de participation des opposants, puis après leur ralliement à une volonté d’affichage nettement élitiste afin de fonder solidement le prestige administratif de l’échevinage sur une définition indiscutable de l’honorabilité sociale de ses membres55. Après une vaine tentative du 18 avril 1573, sans doute gommée par la mort de Charles IX un mois plus tard, une réitération fut entendue d’Henri III dans ses lettres patentes d’août 1581. La contraction fut prise en compte pour la première fois dans l’assemblée électorale du 28 décembre 1583.

71Le corps de ville n’allait plus changer de dimension jusqu’à sa suppression en 1789, sauf à subir les perturbations des créations officières, avec l’adjonction d’offices d’assesseurs qui ne trouvèrent que trois acquéreurs en 1693 et dont trois seulement durent être pourvus par commission royale en 1733. Comme dans la plupart des villes françaises, la principale modification de la rotation des notables dans la municipalité vint de l’allongement du mandat du maire qui passa d’un an à deux ans en 1721, avec maintien du principe du renouvellement non limité qui eut tendance lui aussi à s’étoffer en passant de deux ans en moyenne au XVII^e siècle à un niveau souvent supérieur au XVIII^e siècle. Si la continuité dans la gestion de la ville y gagna certainement, la conséquence logique en fut une contraction des possibilités de circulation de cette charge pesante mais honorifique au sein de l’oligarchie nantaise.

72Parmi les villes moyennes de Bretagne, seule celle de Dinan s’est dotée d’un corps de ville sans provoquer de tensions majeures au sein de l’élite urbaine. En février 1619, Louis XIII, en s’appuyant sur l’argument d’une amélioration gestionnaire par un renforcement d’une logique de cursus entre charges inférieures spécialisées comme celles de gouverneur d’hôpital, fabriqueur de paroisse ou capitaine de quartier milicien et charges supérieures englobant l’ensemble de l’espace municipal, a créé un corps de ville à trois niveaux, avec « un procureur sindic, six eschevins, vingt conseillers de ladite ville, un miseur et un greffier, gens de bien et de bonne réputation qui seront pris des plus notables habitans d’icelle expérimentés aux affaires et qui ayant, s’il se peut, passé par les charges publiques ». En octobre 1624, le nombre d’assesseurs fut réduit à seize56. Le terme de maire, pour désigner le président du corps de ville, n’est apparu qu’en 1672. Si les charges de procureur et de miseur sont électives, celles d’échevins, de nature viagère, sont réservées aux anciens procureurs et miseurs dans une distribution contrôlée par le corps de ville. Au XVIII^e siècle, les charges d’assesseurs étaient soumises à rotation élective, cette pratique devant remonter au moment de la création.

73Pour le pouvoir royal, le geste était aussi très politique, la concentration du pouvoir dans un conseil de ville étroit lui paraissant une meilleure garantie pour préserver le maintien de la ville dans le loyalisme monarchique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la présentation de la réforme comme la juste récompense issue de la grâce royale en réponse « aux bons et signallés services quilz ont rendu au feu roy lors de la réduction de ladite ville en son obéissance ». Nul doute que le rappel de la sortie volontaire de la rébellion ligueuse, sans que l’armée d’Henri IV ait eu besoin de faire le siège de la ville au début de 1598, ne recouvre en réalité des inquiétudes sur les conséquences des tergiversations du duc de Vendôme, batard royal et demi-frère de Louis XIII, marié en 1598 à la fille du duc de Mercœur, titulaire du gouvernement provincial, balançant entre prises d’armes nobiliaires avec les autres Grands du royaume et soutien au pouvoir royal. La demande est sortie de l’assemblée de ville, sans que se manifeste la rivalité analysée pour Morlaix et Vitré, peut-être parce qu’une même volonté élitiste souhaitait dégager le pouvoir urbain des aléas du contrôle d’une assemblée générale socialement composite parce que mal contrôlée.

74Dans la logique d’interprétation déjà évoquée, l’absence de heurts devrait être imputée à une relative conscience de supériorité sociale de l’élite judiciaire, ne craignant guère la concurrence du monde marchand pour l’établissement de sa prééminence dans la nouvelle institution. Dans cette ville portuaire du fond de l’estuaire de la Rance, relais commercial entre Rennes et Saint-Malo disposant naturellement de foires et marchés, le rôle d’intermédiaire du milieu marchand ne lui conférait sans doute pas une puissance économique comparable à ceux de Morlaix et de Vitré. Toutefois, l’explication du décalage constaté n’est peut-être que dans le déphasage chronologique. Dans les années 1550 et 1560, la montée en puissance de la robe au sommet des sociétés urbaines jusqu’à la prétention à se faire reconnaître comme quatrième état et sa traduction politique en termes de conquête sociale des échevinages ne sont encore que partiellement engagées, d’où la crainte de voir naître une nouvelle institution qui ne soit pas contrôlée par les réseaux familiaux du monde juridique. En 1619, c’est chose faite, la poussée tendancielle du XVI^e siècle ayant été accélérée par la crise de la Ligue et la victoire des Politiques, ce qui se traduit par un réel abaissement du positionnement socio-politique des marchands trop aisément favorables à la Ligue pro-espagnole dans leur ensemble et une réelle promotion des élites judiciaires dont les grandes familles ont souvent incarné la fidélité au pouvoir royal si malmené. Néanmoins, il est certain que cette explication conjoncturelle ne suffit pas puisque la résurgence des crises des années 1630 à Morlaix et à Vitré montre que le contentieux n’est pas dépassé et que le feu couve toujours sous la cendre. Par contre, le renouvellement des lettres patentes de Dinan en juillet 1641, en pleine crise vitréenne, ne suscita aucun débat.

75Malgré des jugements dépréciatifs réitérés contre son désordre et son inefficacité, ce n’est qu’en 1757 que l’intendance de Bretagne se décida à introduire le pouvoir municipal rennais dans le modèle des échevinages. L’expérience que le subdélégué général Védier avait connue comme maire de Nantes de 1732 à 1734 et l’arrivée du duc d’Aiguillon comme commandant en chef en Bretagne en 1753 se conjuguèrent pour décider l’intendant Le Bret à convaincre le pouvoir royal de mettre fin à une exception curieuse parmi les municipalités des grandes villes françaises57. L’arrêt du conseil du 24 février institua un corps de ville très étroit formé d’un maire, de six échevins, d’un procureur syndic et d’un greffier, directement copié sur le modèle nantais érigé en modèle de fonctionnement par l’intendance depuis les années 1720. Les problèmes d’élection des échevins suscitèrent une crise politique de presque un quart de siècle58, entretenue par les catégories judiciaires bien représentées dans l’assemblée générale maintenue dans sa définition de 1627 et qui n’acceptaient pas que leur privilège de cooptation soit limité par une sélection préalable des éligibles sur des listes formées par le corps de ville59. À partir de 1776, la question du contrôle des levées d’octroi, revendiquée beaucoup plus fermement par les États de Bretagne depuis 1748 à l’occasion du montage du financement du rachat des offices de la dernière vague de 1733, ne fit qu’envenimer encore plus l’atmosphère.

76Afin de débloquer la situation, le pouvoir royal, sur la base d’une proposition de l’intendant Caze de La Bove en 1775, redéfinit l’assemblée générale rennaise dans l’arrêt du Conseil du 12 mai 1780 en s’inspirant des principes de meilleure représentation corporative urbaine énoncés dans la réforme nationale du contrôleur général Laverdy en 1764-1765, réforme non introduite en Bretagne pour ne pas en rajouter dans une province en pleine crise d’affrontement entre ses élites et les représentants de l’autorité royale60. Alors que la contraction du poids relatif du monde judiciaire aurait pu susciter un phénomène de rejet, ce changement parvint à apaiser tardivement la vie municipale rennaise, essentiellement pour des raisons de mutations profondes dans la culture politique des élites urbaines dans ce dernier tiers du XVIII^e siècle. Outre le fait que la reconnaissance du droit des États au contrôle des octrois municipaux favorisa une réelle détente, la diffusion du thème de la souveraineté nationale dans le discours des Lumières rendait délicate toute opposition trop catégorielle à une extension d’une représentation par états sociaux urbains, dans le respect de la hiérarchie sociale classique. Gagnée par la vogue du principe représentatif et confiante dans sa supériorité sociale établie dans une capitale parlementaire, la judicature rennaise ne trouva rien à redire au maintien en l’état du corps de ville défini en 1757.

77L’Ouest français, principalement la Bretagne, a ainsi vu coexister deux types d’institutions municipales à l’époque moderne. Ce dualisme révèle la persistance du modèle de fonctionnement en assemblée générale, avec quelques mandataires comme le syndic et le trésorier ou miseur, l’adoption du régime des échevinages avec distinction d’un corps de ville étroit et de conseils consultatifs et électoraux d’ouverture sociologique variable se heurtant à des résistances sociales dans les villes petites et moyennes, Rennes faisant figure d’exception aberrante pour les grandes villes. Ainsi, la préférence institutionnelle semble être principalement liée à deux grandes réalités : la hiérarchie urbaine renvoyant en réalité à l’importance numérique de l’élite urbaine formant le champ social naturel de distribution des responsabilités civiques et l’orientation fonctionnelle de la ville dans la mesure où les tentatives réussies ou avortées de création de corps de ville sont toujours associées à des places commerciales dynamiques à l’échelle des villes moyennes. L’hostilité au passage du régime d’assemblée générale à celui d’échevinage est toujours venue du milieu juridique, principalement des officiers royaux ou seigneuriaux tenant le tribunal principal, l’élite sociale urbaine dans les petites et moyennes capitales administratives de pays. La recherche d’une justice commerciale plus rapide, surtout pour les affaires impliquant des étrangers, se retrouve au cœur des argumentations.

78L’explication majeure, au-delà d’un refus de partage du pouvoir de police urbaine pris dans son extension la plus large, renvoie d’abord à un réflexe de défense de la primauté politique dans la perception corporative classique de la constitution sociale de la cité. Récuser la création d’un corps de ville revenait à écarter la dangereuse concurrence d’un nouveau corps urbain face aux autres corps traditionnels hérités du Moyen Âge, rivalité jugée d’autant plus maligne que ce corps politique risquait de se prétendre supérieur au nom de sa potentialité civique à englober tous les états et les divers corps particuliers urbains. Pendant longtemps, les officiers de justice ont formé la strate supérieure de l’élite urbaine, forts de leur relation privilégiée avec l’État de justice. Les rivalités permanentes entre les corps de ville et les bailliages ou sénéchaussées ou les présidiaux quant à la hiérarchie des rangs dans les rituels cérémoniels des villes à l’époque moderne en témoignent fortement. La résistance opiniâtre des officiers de justice pour la préservation du privilège de présidence des assemblées de ville dans la première moitié du XVIII^e siècle s’inscrit directement dans ce champ de représentation politique urbaine, position menacée par la profonde redéfinition du positionnement des institutions municipales par la monarchie administrative.

79La préférence des grandes villes pour le régime des échevinages tient certainement d’une explication technique. Lorsque la taille de la ville complexifie les problèmes, il peut paraître plus efficace de concentrer la conduite des affaires dans un bureau de ville formé de notables d’expérience. Ce savoir faire était d’ailleurs plus privé que public tant la rotation rapide des responsabilités était un principe admis, simplement tempéré par la mixité de fonctions principales électives et de charges secondaires viagères et par le recours prioritaire aux anciens maires et échevins dans les conseils consultatifs. L’acceptation d’un échevinage avait aussi une dimension sociale. Pour l’élite urbaine, une restriction institutionnelle était inscrite dans la distribution de l’influence administrative et des honneurs civiques puisque l’existence d’un bureau de ville hiérarchisait beaucoup plus ces derniers tout limitant l’accès au niveau supérieur. Être obligé de passer par l’élection pouvait paraître plus rigide et plus contraignant que de faire jouer la puissance relationnelle de son réseau de parents, d’amis et de redevables au sein de l’assemblée générale afin de se faire nommer dans les commissions les plus valorisantes. D’un autre côté, ces contraintes apportaient comme récompense pour les vainqueurs une plus haute reconnaissance sociale. L’élite urbaine a pu hésiter face à une alternative : s’assurer aisément une reconnaissance sociale de qualité moyenne par une large ouverture de la désignation du cercle dirigeant en régime d’assemblée ou prendre le risque d’une conquête plus difficile d’un prestige civique nettement revalorisé en régime d’échevinage.

80Toutefois, au-delà des différences formelles entre fonctionnement en assemblée générale et en corps de ville, la pratique sociale de l’oligarchie dirigeante n’a-t-elle pas favorisé une convergence des deux modèles dans les comportements réels ? Le groupe des anciens syndics et miseurs, qualifiés parfois symboliquement d’échevins comme à Rennes, ne formait-il pas autour du procureur et du trésorier en charge comme l’équivalent d’un bureau de ville informel ? Cet ensemble paraît devoir être élargi, au moins pour le XVI^e siècle, à un cercle de notabilité un peu plus large, défini par son contrôle social sur les commissions majeures. L’apparition du qualificatif d’échevins dans un type municipal autre peut-il être interprétée comme le signe de l’émergence dans la conscience sociale de la nécessité de ce bureau de ville informel ? Ces questions demeurent pour le moment sans réponses faute d’études monographiques précises.

81La force de l’attachement au régime ancien de fonctionnement en assemblée générale en Bretagne suggère un lien avec le particularisme cultivé par les élites de cette province. Plutôt que de considérer cette fidélité comme un archaïsme, il paraît plus utile d’essayer de comprendre pourquoi un tel système n’a pas paru contrarier une bonne gestion de l’espace communautaire et quelle culture politique a pu garantir sa prolongation, avec l’introduction à partir du XVII^e siècle d’une garantie réglementaire de la suprématie des élites urbaines déjà vérifiable aux XV^e et XVI^e siècles, mais fondée sur le seul jeu des relations sociales. L’entretien du discours sur la spécificité bretonne et la préservation des privilèges provinciaux hérités de l’ancien duché a pu entretenir une popularité du particularisme favorable à la prolongation des anciennes institutions afin de se distinguer d’un modèle trop français. La puissance sociale et administrative du parlement a pu également constituer une pression favorable à la tradition dans la mesure où cette prolongation lui permettait de conserver son rôle de tutelle politique réglementaire sur des gouvernements urbains rangés dans la même catégorie que les communautés rurales. La députation aux États provinciaux, dans lesquelles une quarantaine de villes assuraient la représentation du tiers, a pu soutenir des positions diverses, soit pour préserver un contrôle étroit du cercle dirigeant sur un simple mandataire, soit pour réserver l’honneur de la délégation à de puissantes familles s’étant imposées dans la sélection électorale.