Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1L’histoire sociale du politique aux Temps modernes est une démarche scientifique à la fois classique, considérée comme quasi indispensable faute de choir dans une histoire purement institutionnelle déclassée comme archaïque, mais aussi discutée, tout autant dans sa justification intrinsèque que dans la pertinence de certains des concepts utilisés1. Prétendre parler du politique revient à associer l’analyse du fonctionnement des organes administratifs, tant au niveau de l’exercice de leurs attributions que de la réception de leur production réglementaire dans un public diversifié, à la mise à jour des logiques comportementales des acteurs positionnés dans ces centres de pouvoir2, en renvoyant ainsi à leur insertion sociale et aux systèmes de valeurs susceptibles de structurer leur conduite3.
2Étudier le politique revient surtout à questionner la nature de l’action des organismes de pouvoir chargés d’organiser la vie quotidienne de populations socialement diversifiées selon des normes se référant à un système de valeurs produit par l’institution afin qu’il soit intériorisé par les individus. Cette action est normative, c’est-à-dire qu’elle essaie d’imposer un schéma d’organisation sociale et un encadrement de la vie collective reposant en amont sur la réglementation des pratiques usuelles des habitants et en aval sur la répression judiciaire des contrevenants. Cette acculturation inclut aussi tout l’effort de prélèvement fiscal permettant à l’État et aux pouvoirs associés de conduire leurs projets, dans une redistribution inégale de commandes économiques, de postes de responsabilité, de faveurs financières et de marques honorifiques. Pour le pouvoir municipal, il s’agit principalement de l’amélioration des conditions de vie d’une communauté d’habitants dans la matérialité de son espace construit4. Cette régulation est en retour investie par les pratiques sociales, dans la lecture particulière que chaque acteur peut en avoir pour la faire converger vers ses intérêts propres. L’interaction est ainsi permanente, tout en étant fort irrégulière, car les innovations ou les déviances des administrés obligent l’institution émettrice à modifier sa réglementation.
3Jusqu’à la fin des années 1980, l’histoire sociale a principalement été conceptualisée à travers la grille d’analyse des catégories sociales, tant par les chercheurs en quête d’illustration d’une société d’ordres5 que par leurs contradicteurs préférant y lire un affrontement de classes6. Si aujourd’hui cette opposition binaire est largement dépassée au profit d’une valorisation d’une dynamique englobant les deux lectures7, il en est resté une tendance lourde à l’entrée catégorielle. Cette méthode, qui valorise l’appartenance professionnelle dans la construction des liens sociaux et de l’identité collective, n’est pas sans mérite à condition de ne pas s’enfermer dans une approche du seul métier, pour s’inscrire plutôt dans des niveaux plus larges regroupant des activités assurant normalement un certain niveau de revenu et une certaine réputation dans l’échelle commune des états sociaux8. L’esprit de corps9 entretenu par les confréries ou les compagnies qui structurent le dispositif fonctionnel de la ville et la forte propension à rechercher des alliances matrimoniales à égalité de position témoignent de la force de ce marqueur social.
4Pourtant, cette méthodologie de l’histoire sociale a été vertement critiquée, pour ne pas dire totalement rejetée par les plus radicaux. Elle a été accusée d’enfermer les individus dans des catégories artificielles préétablies par une grille d’analyse extérieure, empêchant ainsi de mettre au net les véritables conduites des acteurs sociaux. En renversant la perspective, il est ainsi impératif de partir des attitudes des individus, ou plus exactement des individus dans leurs familles tant la conscience lignagère est forte à tous les niveaux de l’échelle sociale10. Les choix d’alliance ou de solidarité révélés doivent servir à mettre à jour les configurations relationnelles dans lesquelles se meuvent les individus, formant ainsi les véritables cadres d’action du social11. C’est ce qu’il est convenu d’appeler des réseaux sociaux12. Cette notion a connu un tel succès dans ces vingt dernières années que le terme semble aujourd’hui galvaudé à force d’utilisation intempestive, englobant des réalités fort disparates, finissant par désigner tout système relationnel et ruinant ainsi toute tentative de discussion historique collective féconde13. Dans bien des travaux récents, le terme de réseau, appliqué à la vie municipale de l’époque moderne, ne caractérise rien d’autre que des constructions généalogiques, isolées ou connectées, dont le caractère artificiel est sans doute aussi fort que celui des catégories. En effet, le principe même du réseau stipule une circulation traduisant un échange d’informations et de services dont le bilan doit être relativement équilibré pour que ses membres y trouvent leur compte et s’y maintiennent en l’activant selon leurs besoins14. La pure reconstitution généalogique ne garantit pas a priori l’existence d’un tel échange de soutiens, même si c’est effectivement souvent un support favorable. Il en est de même de la célèbre représentation graphique du cercle relationnel, réunissant par des diagonales toutes les familles partageant un certain degré d’alliance, laquelle a trop servi à justifier la célèbre « caste municipale », réalité contestée par les études les plus récentes15. Dans cette dispute méthodologique, cette étude assume un positionnement médian, cherchant à tirer toutes les ressources possibles de la reconstitution de réseaux actifs sans rejeter les acquis de l’approche catégorielle quant à la formation de l’identité sociale.
5Dans cet ouvrage, l’histoire sociale du politique a retenu le champ d’observation de la vie municipale dans les villes du grand Ouest français sous l’Ancien Régime – un espace de plus en plus concerné par la dynamique atlantique à l’époque moderne16, tant pour l’économique que pour le militaire – en comparant des villes de taille différente, reposant sur des équilibres fonctionnels variés, intégrées dans des systèmes administratifs provinciaux opposés, la Bretagne conservant ses États provinciaux à la différence de l’Anjou, du Maine et de la Touraine, par suite de son intégration tardive au royaume de France. Dans un État monarchique qui évolue, irrégulièrement, dans une perspective absolutiste marquée par l’effort de centralisation17, tout en mêlant un fort caractère dynastique et la croissance d’un appareil administratif18, le pouvoir municipal a dû s’adapter au glissement de l’idéal du communautarisme bourgeois du modèle de la bonne ville19 au rôle de cellule administrative de base de l’État royal, sous l’autorité de l’intendance. Cette mutation du modèle étatique, avec ses conséquences sur la redéfinition du pouvoir municipal, a non seulement trouvé des appuis dans la partie supérieure des élites urbaines, mais a également profondément transformé les caractéristiques sociales de l’engagement dans les responsabilités municipales, celles-ci étant contradictoirement recherchées ou rejetées selon les positions et les ambitions des familles notables20. L’analyse de la composition sociale des corps de ville s’inscrit donc dans une logique d’interaction entre les retraits des catégories sociales supérieures et l’entrisme des inférieures. Dans la logique hiérarchique de l’époque, l’initiative de mise en mouvement du balancier est plutôt aux premières. Si certaines se sont retirées dans un contexte, elles ont pu revenir dans un autre.
6Le pouvoir municipal demeure toujours en même temps un relais de l’État et une autorité essentielle pour organiser une cohabitation sociale pacifiée entre de nombreux habitants dans un espace matériel contraint. C’est pourquoi l’abaissement de ses prérogatives ne peut aller trop loin, faute de voir la société urbaine dériver vers les affrontements internes. Pour le pouvoir central, la municipalité reste essentielle en matière de finances, surtout pour la gestion de la dette publique21, mais aussi pour les questions militaires, principalement pour les villes frontières continentales ou maritimes. Garante du loyalisme monarchique, elle doit entretenir celui-ci, malgré l’impact négatif des prélèvements fiscaux, grâce à une bonne gestion des conditions de vie des habitants. Sa relative efficacité dans la police urbaine22 peut limiter, sinon empêcher, les révoltes sociales qui sont autant d’occasions de sanction monarchique traduite en termes de pertes de privilèges urbains. Le pouvoir municipal demeure donc essentiel dans la police du marché urbain et des métiers, le nettoiement des rues et la lutte contre les épidémies, l’assistance aux pauvres, l’aide à l’instruction et le contrôle des loisirs, fêtes et cérémonies, le maintien de l’ordre interne à la ville, la réglementation de la construction privée et la conduite des travaux publics. Autant d’occasion de définir des priorités à fort contenu social, tant pour les réponses aux besoins que pour la répartition des efforts financiers. Il est donc essentiel de se demander s’il a existé une ou plusieurs éthiques municipales et si une évolution est perceptible au long des trois siècles.
7Dans l’interaction entre le renforcement de l’autorité royale et l’évolution du pouvoir municipal, il ne faut pas confondre le renforcement de la tutelle étatique sur la gestion des finances urbaines et le mode de surveillance de la composition de l’oligarchie dirigeante23. Il n’a jamais existé ni doctrine officielle, ni politique systématique à l’échelle du royaume pour le contrôle de la désignation des maires, échevins et consuls. L’analyse historique révèle tout un champ de variations possibles entre l’affirmation du principe de la légitimation royale et sa mise en application par les agents royaux. Ici se rejoignaient deux grandes variables : la personnalité du représentant du roi quant à la manière de gérer la rotation de l’accès aux responsabilités au milieu de l’ensemble des demandes et des pressions de tous les réseaux de protection et l’évolution du contexte historique pouvant faire osciller la ville du loyalisme politique le plus ferme à l’esprit de sédition concrétisé par la répétition de révoltes urbaines. Une des questions les plus importantes, pourtant encore peu documentée, reste donc de comprendre comment les réseaux sociaux d’entraide à l’échelle locale se connectaient à des réseaux clientélaires beaucoup plus puissants, à échelle provinciale ou du royaume24, en suivant l’adaptation de ces derniers à la mise en place de la monarchie administrative.
8Pendant longtemps, l’histoire des municipalités françaises d’Ancien Régime a été dominée par les juristes. Privilégiant les problèmes du droit, l’entrée en était purement institutionnelle.
9Parallèlement, les historiens ont aussi partagé la même orientation, encore prépondérante entre la grande synthèse générale de Ch. Petit-Dutaillis25 en 1947 et le manuel, limité à l’époque moderne, de M. Bordes26 en 1972. Ce traditionalisme méthodologique a fini par conduire la thématique vers un désintérêt dont témoignent sa faible importance et le caractère daté de certains jugements dans la grande synthèse sur la ville classique en France éditée en 198127. La même observation vaut pour le manuel de J. Meyer sur les villes, rédigé en 1985 pour la préparation aux concours ; cette insuffisance notoire étant heureusement corrigée par l’adjonction de J.-P. Poussou28 dans la réédition de 1995. Il faut dire qu’entre les deux, l’histoire des corps de ville français était singulièrement sortie de sa torpeur. Une renaissance préalable était cependant en gestation, au moins au niveau des interrogations des historiens, ce dont témoigne le grand colloque international intitulé « Pouvoirs, Villes et Société en Europe, 1650-1750 » tenu à Strasbourg en 198129, mais également celui organisé en 1985 à Bielefeld dans le cadre du programme de recherche sur la genèse de l’État moderne30, sous le titre « La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne ». Par ailleurs, des historiens du droit se sont intéressés à la dimension sociale des problèmes politiques municipaux dans la ligne d’une entrée catégorielle. Cette orientation a donné d’excellents travaux sur Toulouse31, Gray en Franche-Comté32, Aix-en-Provence33 et récemment le Languedoc34 pour n’en citer que les plus marquants.
10Si le travail pionnier de J. Maillard sur Angers (1984) fut le premier signe du réveil en accordant une place significative à l’entrée sociale35, celleci ne fondait pas encore l’économie générale de la thèse. Le véritable renversement de perspective vint de deux chercheurs travaillant sur des périodes nettement différenciées : R. Descimon pour l’ensemble de ses articles sur la municipalité parisienne durant le XVIe et la première moitié du XVIIe siècle36 et Philippe Guignet pour sa comparaison du pouvoir urbain dans les anciens Pays-Bas français et espagnols puis autrichiens pendant la seconde moitié du XVIIe et au XVIIIe siècle37. Le premier offre un excellent exemple du glissement de l’entrée catégorielle à celle des réseaux sociaux municipaux. Le second, tout en demeurant fidèle à l’analyse catégorielle, a totalement renouvelé l’image sociale des corps de ville en ruinant le mythe de la célèbre « caste municipale », expression tant utilisée sans vérification sérieuse antérieurement, en créant une nouvelle méthodologie statistique révélant le fort taux de renouvellement de l’oligarchie municipale38. Il a de plus ouvert un questionnement majeur, hélas peu emprunté à sa suite, en soulevant le problème des racines culturelles de l’engagement civique à travers la question de l’éthique de l’action échevinale. Les analyses de L. Crocq ont permis de prolonger la réflexion et de caractériser les profondes mutations de l’échevinage parisien du règne de Louis XIV à la fin de l’Ancien Régime39.
11Parallèlement au travail de W. Kaiser sur les bases sociales de l’affrontement des partis marseillais autour du pouvoir urbain pendant les guerres de religion40, G. Saupin a poussé la démarche en privilégiant nettement l’entrée sociale dans l’analyse de la vie municipale nantaise dans un long XVIIe siècle41, en associant analyse catégorielle, reconstitution des ensembles familiaux et des réseaux d’influence, trajectoires individuelles et lignagères dans le système institutionnel et en privilégiant les références culturelles politiques et religieuses par rapport aux questions économiques pour une interprétation de l’histoire sociale des institutions municipales. Cette orientation a été suivie par S. Mouysset pour Rodez42, même si l’entrée sociale s’avère moins prépondérante, ainsi que par C. Petitfrère pour Tours43, J. -P. Andrault pour Poitiers44 et M. Combet pour Bergerac45. Notre connaissance sur les réalités sociales structurant la politique municipale dans les grandes villes a encore progressé grâce aux travaux de P. Bonin sur Montpellier, Narbonne et Albi46, A. Leyssens sur Dunkerque47, de G. Barbusse sur les capitouls de Toulouse au XVIIIe siècle48 et de L. Coste sur la jurade bordelaise49, ce dernier ayant de plus l’immense mérite d’avoir dressé une très utile synthèse comparative du renouvellement des oligarchies municipales à l’échelle du royaume.
12De la richesse de cette refondation des études sur les corps de ville français depuis vingt ans, que retenir comme déterminant pour l’amélioration des directions actuelles de la recherche ?
13D’abord, la nécessité de prendre en considération l’ensemble du problème, tant dans la diversité des villes, au niveau de leur taille ou de leur équilibre fonctionnel, que dans toute l’épaisseur des strates institutionnelles mobilisées par la politique municipale, depuis la tête avec l’échevinage ou le consulat jusqu’aux relais comme les assemblées de paroisse, les compagnies de milice ou les corporations de métier selon les lieux, sans oublier le niveau intermédiaire des conseils consultatifs plus ou moins ouverts à une participation civique. Il n’était pas question de se limiter au seul corps de ville, puisque les débats les plus épineux étaient normalement envoyés dans ces assemblées plus ou moins élargies. L’étude du degré d’intégration de la population à l’élaboration de la politique municipale revient à mesurer sa contraction à mesure des règlements de fermeture sociale. La diversité des solutions adoptées et du bilan obtenu est telle qu’il est important de discuter des causes de ces variations. Par ailleurs, cet ouvrage a bien pris soin de prendre des exemples situés à tous les échelons de la hiérarchie urbaine, depuis les petites villes jusqu’aux plus grandes, dans les limites de l’existence de travaux historiques sur le thème étudié50. Il apparaît ainsi que la taille de la ville influe proportionnellement sur le degré d’ouverture de l’oligarchie municipale, le refus classique d’admettre les plus relevés des « mécaniques » dans les corps de ville étant contrarié par l’étroitesse de l’élite urbaine dans les petites villes.
14Ensuite, l’intérêt d’une double entrée par catégories sociales et par réseaux de parenté et de sociabilité car les interactions sont multiples entre les deux types d’identité sociale et de référence dans l’action. Il n’est plus question de nier la capacité des individus ou des familles à développer des configurations originales de liens sociaux au plus proches de leurs intérêts propres, mais il paraît cependant excessif d’effacer la puissance normative de l’appartenance à un groupe social plus large. Ces deux entrées de l’analyse du fonctionnement social ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Dans le répertoire dominant de jugements de valeur et d’habitudes de comportement, chaque acteur choisit ce qui lui convient et se range dans un parti spécifique selon sa propre appréciation des enjeux, sans que l’influence insidieuse de la mentalité collective ne soit jamais totalement éliminée. Cette réalité s’avère particulièrement utile dans l’interprétation des mutations dans la composition sociale.
15Entrer dans l’histoire sociale des institutions municipales françaises de l’époque moderne mène directement à la question de l’oligarchisation51. Pour éviter les malentendus, il convient de distinguer l’ensemble du schéma pyramidal municipal, y compris les assemblées délibératives et électorales, du seul corps de ville où se concentre l’essentiel du pouvoir. Si la longue tendance à la fermeture sociale par l’épuration totale ou partielle des travailleurs « mécaniques » dans les conseils consultatifs est vérifiable dans toutes les villes, avec un calendrier et des résultats toutefois bien divers, le caractère oligarchique des échevinages et des consulats était déjà en place avant l’époque moderne, même si le système des rangs ou des échelles dans la France du Midi a pu en freiner l’implantation. Le contournement des normes par les pratiques sociales tend d’ailleurs à renvoyer cette intégration du populaire au rang du symbolique lorsque la règle demeure. Comment aurait-il pu en être autrement dans une société très hiérarchisée par statuts, cultivant le principe du gouvernement par la « maire et saine partie » pour assurer la bonne représentation de l’ensemble ?
16Si le pouvoir municipal n’échappe donc pas à l’élite urbaine, ce ne sont pas les mêmes composants internes qui sont en place selon les villes. Entre la noblesse urbaine, les officiers royaux de justice ou de finances, les autres professions juridiques surtout représentées par les avocats et les procureurs, les grands marchands en gros et les marchands détaillants de produits de luxe, sans oublier la bourgeoisie rentière qui procède souvent d’une fin de carrière, quel équilibre, issu de quel arbitrage ? Comment expliquer la dualité des villes, entre celles qui se réfèrent une règle fixe de distribution sociale des charges selon un schéma censé assurer une bonne représentation communautaire, en négation totale de toute évolution urbaine, et celles qui renvoient l’accès au corps de ville au jeu de la compétition sociale entre les lignages ? Sur la base des enquêtes réalisées, il a été proposé il y a dix ans de relier la sociologie municipale à l’équilibre des grandes fonctions urbaines52, dans une typologie à quatre entrées distinguant les capitales provinciales parlementaires, les autres villes administratives, les places marchandes et manufacturières, y compris les ports arsenaux, et les villes de caractère mixte. Cette étude sur les villes de l’Ouest offre ainsi l’opportunité de vérifier le degré de pertinence de ce modèle, à la lumière des nouveaux travaux réalisés.
17L’élimination du concept réducteur de « caste municipale » par la mise en évidence de l’importance de la rotation dans l’oligarchie municipale a permis de mieux caractériser les réalités sociales de la classe politique dirigeante, variable selon le type de fonctionnalité de la ville, mêlant divers états sociaux de l’élite urbaine. L’existence de nombreux « météores » formant souvent une majorité quantitative du groupe n’a pas empêché l’investissement profond et souvent durable d’une minorité de familles formant le « noyau dur » du corps de ville, celui qui peut lui conférer une certaine unité d’action dans la durée. Comme ce dernier est encore caractérisé par une certaine diversité des familles, il importe de démonter sa structuration sociale interne afin de mieux comprendre le poids relatif des uns et des autres et les conditions sociales de la formation d’une orientation politique. La qualification de la nature de ces systèmes sociaux d’entrisme municipal reste une question majeure si l’on veut dépasser les illusions et les approximations pour s’approcher au plus près des modalités de fonctionnement d’un réseau de promotion vers les charges publiques, réalité toujours délicate à établir par l’historien qui manque de sources adéquates. Il n’existe pas de modèle unique et la forme de présence des individus et des familles dans la vie municipale n’a ni la même nature ni la même force selon le type de réseau mobilisé. Il est ainsi utile de discuter des variations d’impact sur la politique municipale introduites par l’existence de dynasties familiales, de réseaux de parenté ou de sociabilité regroupés sur une génération, dans une proximité de succession, ou étalés sur plusieurs générations, avec de longs moments de séparation entre eux.
18Le principal danger qui guette aujourd’hui l’histoire sociale du politique, y compris des corps de ville, est de tomber dans la description d’une simple mécanique sociale où les acteurs ne sont plus que des pions avancés par les familles dans leur stratégie d’ascension sociale. Si cette perspective devient prépondérante, la seule motivation d’une participation aux échevinages ou consulats se trouve donc renvoyée vers une logique lignagère purement utilitaire dans laquelle la compétition sociale entre les familles ambitieuses règne sans partage dans l’univers mental des oligarchies municipales. Or, il est aisé de constater la manière fort variée avec laquelle des familles puissantes et conquérantes de niveau égal considèrent l’horizon municipal. Quand certaines le dédaignent totalement, d’autres s’y investissement massivement, ce qui suppose de grandes variations dans le rapport culturel et civique à la ville53. La responsabilité municipale renvoie d’abord à une mission communautaire, à la responsabilité de maintenir un ordre urbain en accord avec les idéaux sociaux du temps54, ces derniers ne pouvant qu’être puissamment formatés par la religion en un temps où celle-ci imprègne tout le politique malgré l’enclenchement d’un très lent processus de sécularisation55. Il serait bien étonnant que la vie municipale soit restée étrangère aux phénomènes de confessionnalisation, à la dynamique de la Réforme catholique56 puisque celle-ci associe totalement dévotion spirituelle et engagement social57. Ces remarques nous invitent à ne pas oublier les fondements moraux de toute action publique au profit de la pure compétition sociale, c’est-à-dire à travailler sur la question des bases culturelles de l’engagement municipal à travers les grandes orientations retenues dans la politique communautaire, en posant la question de l’existence et de la nature d’une éthique municipale, dans ses variations dans l’espace et dans le temps58. Plusieurs modèles ont été proposés, soit centrés sur les relations entre la ville et l’État en faisant passer de la « bonne ville » à la ville royale de « l’absolutisme municipal »59, soit reliés aux fondements même de la politique avec le modèle « hispano-tridentin » pour les villes des anciens Pays-Bas60. Ces entrées conceptuelles englobent-elles toute la diversité française ou faut-il en ajouter d’autres ?
19C’est pour répondre à l’ensemble de ces questions d’une histoire sociale du politique à travers le prisme des municipalités françaises d’Ancien Régime que cet ouvrage a été structuré autour de six chapitres, tous à entrée sociale. Ils permettent d’interroger le sens des choix institutionnels, le degré de participation des habitants, du symbole à la pratique, les variations de la composition sociale des corps de ville, le poids de réseaux de parenté ou de sociabilité, la logique sociale de la gestion des finances municipales, sur l’ensemble de l’échelle urbaine, des petites villes jusqu’aux plus grandes.
Notes de bas de page
1 Noiriel G., « Une histoire sociale du politique est-elle possible ? », Vingtième siècle, Revue d’histoire, no 24, octobre-décembre 1989, p. 81-96.
2 Descimon R., Schaub J.-F. et Vincent B. (éd.), Les figures de l’administrateur. Institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, XVIe-XIXe siècles, Paris, éd. EHESS, 1997.
3 Reinhard W. (dir.), Les élites de pouvoir et la construction de l’État en Europe, Paris, PUF, 1996.
4 Menjot D. et Pinol J.-L. (dir.), Enjeux et expressions de la politique municipale (XIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1997. Rigaudiere A., Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris, Anthropos-Economica, 1993.
5 Mousnier R. (dir.), Problèmes de stratification sociale, Paris, Colloque Sorbonne 1966, 1968. Id., Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, Paris, 1969. Id., La plume, la faucille et le marteau. Institutions et société en France du Moyen Âge à la Révolution, Paris, 1970.
6 Labrousse E., « Voies nouvelles vers une histoire de la bourgeoisie occidentale aux XVIIIe et XIXe siècles (1700-1850) », Actes du Xe Congrès des Sciences historiques (Rome), 1955, p. 367-398. Daumard A. et Furet F., Structures et relations sociales à Paris au milieu du XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1961. Roche D. (éd.), Ordres et classes, Colloque d’histoire sociale, Saint-Cloud 1967, Paris, 1973.
7 Cosandey F. (éd.), Dire et vivre l’ordre social, Paris, éd. EHESS, 2005. Guignet Ph., Les sociétés urbaines dans la France moderne, Paris, Ellipses, 2006.
8 Sewell W. H., Gens de métier et révolution. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier-Montaigne, 1983. Ceruti S., La ville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif, Turin, 17e-18e siècle, Paris, éd. EHESS, 1995.
9 Revel J., « Les corps et communautés », dans Baker K. (éd.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture ; vol I, The political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 225-242. Id., « Corps et communauté d’Ancien Régime : présentation », Annales ESC, 43, no 2, mars-avril 1988, p ; 295-299. Id., « Identités urbaines », Annales ESC, 48, no 4, juillet-août 1993, p. 819-933.
10 Ruggiu F.-J., L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française (1720-1780), Paris, PUPS, 2007. Id., « Les notions d’identité, d’individu et de self et leur utilisation en histoire sociale », dans Belissa M., Bellavitis A., Cottret M., Croq L. et Duma J. (éd.), Identités, appartenances, revendications identitaires, Paris, Nolin, 2005, p. 395-406.
11 Ruggiu F.-J., Beauvalet S. et Gourdon V. (dir.), Liens sociaux et actes notariés dans le monde urbain en France et en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, PUPS, 2004. Dolan C., Le notaire, la famille et la ville (Aix-en-provence à la fin du XVIe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998.
12 Castellano J.-L. et Dedieu J.-P. (dir.), Réseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, éd. CNRS, 1998.
13 Genet J.-Ph. et Lottes G. (éd.), L’État moderne et les élites, XIIIe-XVIIIe siècles. Apport et limites de la méthode prosopographique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.
14 Lemercier C., « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? », Annales de Démographie Historique, 2005-1, p. 7-32 et « Analyse de réseau et histoire », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. 52-2, avril-juin 2005, p. 88-112.
15 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007. Synthèse récente très utile sur la question du renouvellement.
16 Saupin G. (dir.), « Présence et représentation du monde atlantique dans les villes d’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle », dans Saupin G. (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 9-41.
17 Cosandey F. et Descimon R., L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Le Seuil, 2002.
18 Bulst N., Descimon R. et Guerreau A. (éd.), L’État ou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, éd. MSH, 1996.
19 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982. Rivaud D., Les villes et le roi. Les municipalités de Bourges, Poitiers et Tours et l’émergence de l’État moderne (v. 1440-v. 1560), Rennes, PUR, 2007.
20 Petitfrère Cl. (éd.), Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle, Tours, CEHVI, 1999.
21 Bien D. D., « Les offices, les corps et le crédit de l’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », Annales ESC, mars-avril 1988, p. 379-404.
22 Laffont J.-L., Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, thèse université Toulouse le Mirail, 1997. Abad R., L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002. Milliot V., « Gouverner les hommes et leur faire du bien ». La police de Paris au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009.
23 Finley-Crosswhite A., Henri IV and the Towns, Cambridge, CUP, 1999. Beik W., « Social interpretation of the reign of Louis XIV », dans Bulst N. et al., op. cit., p. 145-160. Id., « Louis XIV and the Cities », dans Macclain J. L. et al. (éd.), Edo and Paris. Urban Life and the State in the Early Modern Era, Ithaca-Londres, 1994, p. 86-101. siècle des Lumières (conceptions, acteurs, pratiques), dossier HDR Paris I, 2002. Denys C., Police et sécurité au XVIIIe siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002. Denys C., Marin B. et Milliot V. (dir.), Réformer la police. Les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009.
24 Durand Y. (éd.), Clientèles et fidélités. Hommages à R. Mousnier, Paris, PUF, 1981. Beik W., Absolutism and Society in Seventeenth-Century France: State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, CUP, 1985. Kettering S., Patrons, Brokers and Clients in Seventeenth-Century France, New-York, 1986. Collins J. B., La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l’Édit d’Union à la révolte des Bonnets rouges, Rennes, PUR, 2006. Traduction de l’édition anglaise de 1994, suivie d’une discussion entre historiens des universités bretonnes.
25 Petit-dutaillis Ch., Les communes françaises, caractères et évolution des origines au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1947, 2e éd. 1970.
26 Bordes M., L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1972.
27 Le Roy Ladurie E. (dir.), La ville classique, de la Renaissance aux Révolutions, t. 3, Histoire de la France urbaine, Paris, Le Seuil, 1981, p. 157-179.
28 Meyer J., Poussou J.-P., Études sur les villes françaises, milieu du XVIIe siècle à la veille de la Révolution française, Paris, SEDES, 1995.
29 Livet G. et Vogler B. (éd.), Pouvoir, ville et société en Europe, 1650-1750, Paris, éd. CNRS, 1983.
30 Bulst N. et Genet J.-Ph. (éd.), La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne (XIIe-XVIIIe siècle), Paris, éd. CNRS, 1988.
31 Sicard R., L’administration capitulaire sous l’Ancien régime. Toulouse et ses capitouls sous la Régence, thèse de droit, Toulouse, 1952.
32 Marque J.-P., Institution municipale et groupes sociaux. Gray, petite ville de province (1690-1790), Paris, Les Belles Lettres, 1979.
33 Dumoulin J., Le consulat d’Aix-en-Provence. Enjeux politiques, 1598-1692, Dijon, EUD, 1992.
34 BONIN P., Bourgeois, bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l’Ancien Régime, Aix-en-Provence, Presses universitaire d’Aix-Marseille, 2005.
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52 Saupin G., « Fonctionnalisme urbain et sociologie des corps de ville français (XVIe-XVIIIe siècles) », dans Saupin G., Le pouvoir urbain…, op. cit., p. 235-258.
53 Ruggiu F.-J., « Pour une étude de l’engagement civique au XVIIIe siècle », Histoire urbaine, no 19, 2007, p. 145-164.
54 Garrioch D., The formation of the Parisian Bourgeoisie, 1690-1830, Harvard UP, 1996.
55 Rideau G., De la religion de tous à la religion de chacun. Croire et pratiquer à Orléans au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009.
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57 Gutton J.-P., Les dévots et la société au XVIIe siècle : construire le ciel sur la terre, Paris, Belin, 2004.
58 Saupin G., « L’éthique municipale nantaise dans le premier tiers du XVIIe siècle : les rassemblements des anciens ligueurs et politiques », dans Dumons B. et Hours B. (éd.), Ville et religion en Europe du XVIe au XXe siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010, p. 411-434.
59 Lignereux Y., Lyon et le Roi. De la « bonne ville » à l’absolutisme municipal (1594-1654), Seyssel, Champ Vallon, 2003.
60 Guignet Ph., Le pouvoir dans la ville…, op. cit. Id., Vivre à Lille sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1999, chap. III, V, XIII.
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