Préface

1Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Bretagne Sud, à Lorient, en décembre 2008, cet ouvrage est remarquable à plus d’un titre. Foncièrement attaché aux valeurs de la République et, en premier lieu, à cet idéal méritocratique qu’elle a su porter si haut à ses débuts, je voudrais tout d’abord souligner l’importance de l’effort accompli par Madeleine Dupouy. En termes de travail, bien sûr, et j’y reviendrai, mais aussi et surtout, d’abord, en termes de distanciation. Il est à mon sens symptomatique, en effet, que le premier véritable document présenté initialement dans sa thèse par Mme Dupouy, au regard des premières lignes de son introduction, soit la couverture d’un livre, Les corsaires bayonnais, écrit par l’un de ses ancêtres, Edouard Lamaignère, et publié en 1856. Ce titre et cet ouvrage symbolisent l’imaginaire d’une ville (ou du moins d’une partie de ses notables) à une certaine époque, celui de Bayonnais nostalgiques d’un passé idéalisé au moment où, déclinante, leur cité devait s’ouvrir à une modernité porteuse de promesses, mais aussi d’incertitudes. Imaginaire d’un milieu, mais aussi d’une famille, dont Madame Dupouy est issue, et dont son enfance, aime-t-elle à rappeler, fut imprégnée et « bercée ». Tout cela pour dire que, nourri par l’amour porté à une cité et à une famille, le livre ici présenté par Mme Dupouy n’a pu être réalisé qu’au moyen d’un arrachement à ce milieu, à cette famille, cette ville et cet imaginaire.

2J’écrivais, en préfaçant un autre ouvrage de Mme Dupouy, paru en 2003, que l’histoire appartient à tous, mais qu’il faut un certain talent pour tenter de la saisir et de la comprendre. Il en faut également, ainsi que du courage et de l’obstination, pour s’émanciper ainsi d’une culture et d’un environnement, par le seul exercice de sa recherche et de sa raison. Cette difficulté, Madeleine Dupouy ne l’avait initialement pas forcément recherchée. Partie à la quête d’une certaine identité et « d’une recherche de la vérité » sur sa famille, par le biais d’une entreprise généalogique assez classique, elle a rapidement pris conscience que des contradictions ne pouvaient que naître de la rencontre entre l’imaginaire d’une ville, cette identité recherchée, et les impératifs d’une recherche historique de type universitaire. Aussi son premier grand mérite est-il d’avoir accepté d’être placée face à cette difficulté que des historiens professionnels abordant des thématiques parfois éloignées de leur univers quotidien ne côtoient pas toujours. De l’avoir acceptée et de l’avoir surmontée, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

3Peut-être faut-il d’ailleurs voir dans cette volontaire prise de distance vis-à-vis de son univers familial et de sa cité, les raisons d’une sorte de neutralité d’expression. Madeleine Dupouy énumère des faits, brosse des carrières, établit des portraits individuels, dresse l’itinéraire collectif d’une famille et de certains de ses alliés, mais sans jamais donner l’impression de vouloir entrer dans une dimension intime, ou intimiste. Elle restitue les grands traits du mode de vie des personnes qu’elle s’ingénie à faire revivre pour ses lecteurs, mais toujours en tentant de conserver cette distance critique à la fois nécessaire et consubstantielle à l’analyse scientifique. Tout en s’efforçant de canaliser l’empathie, ou bien au contraire les critiques qu’elle pourrait formuler à l’encontre de certains de ses ancêtres, Madeleine Dupouy sait parfaitement restituer une atmosphère. Par son style, la précision de ses informations, l’importance qu’elle accorde à la dimension culturelle, au concret de la vie quotidienne des hommes et des femmes dont elle a interrogé le destin et qui jalonnent son ouvrage, elle restitue en effet de vraies tranches de vie.

4La seconde raison pour laquelle le travail ici présenté mérite d’être salué est d’ordre méthodologique. Nous avons tous connu la fièvre généalogique, synonyme d’envahissement des dépôts d’archives par des armées d’érudits monopolisant les places, parfois au détriment de ceux menant des recherches plus académiques. Ce qui, joint à de multiples autres raisons, explique pourquoi nombre d’historiens ont regardé, et regardent encore, les généalogistes d’un air à la fois amusé et réprobateur ; même si, à l’occasion, ils n’hésitent pas à recourir aux mines d’informations glanées par ces multiples « petites mains ». Mme Dupouy n’est pas ce que l’on pourrait appeler une passionnée de généalogie, collectant pour elle-même des données sur ses ancêtres. Si elle s’est attelée à un travail de fourmi, l’ayant amenée à fouiller de nombreux dépôts d’archives, à travers tout le pays, c’est tout simplement parce que la recherche généalogique s’imposait d’emblée. Les « grandes » familles ont eu leurs généalogistes, officiels ou non, mais pas les plus « petites », à savoir les plus nombreuses. Pour celles-ci, toute avancée est forcément le fruit d’un travail lent et méticuleux. Impossible, ici, de compter sur l’analyse quantitative de séries archivistiques bien délimitées, longues et plus ou moins continues. Il faut donc « aller à la pêche », dépouiller de multiples sources, d’innombrables minutes notariales notamment, pour reconstituer peu à peu le tableau d’ensemble auquel tout chercheur aspire. Cette pêche n’est pas toujours aussi miraculeuse que l’on pourrait le souhaiter. Mais, au final, c’est bien grâce à un croisement judicieux entre analyse généalogique et archives notariales que Madeleine Dupouy a pu mener à bien son entreprise, largement de type prosopographique. Après les travaux d’Adeline Daumard, d’Alain Becchia et de bien d’autres, ce croisement méthodologique est ainsi à nouveau pleinement légitimé, Madeleine Dupouy nous montrant ce qu’il peut apporter à la « grande histoire ». Car le capitalisme marchand de l’époque moderne est, on le sait, avant tout relationnel et familial.

5J’en arrive à la troisième raison pour laquelle ce travail mérite vraiment d’être salué, à savoir ses résultats concrets, son apport à la connaissance historique. Je serai à cet égard un peu plus long, distinguant trois enseignements majeurs, en partant, à chaque fois, des objectifs qui étaient ceux de Mme Dupouy. C’est en effet ainsi, et non en fonction d’impératifs extérieurs, qu’il convient de juger un tel travail, et de voir s’il a été ou non mené à bien.

6Premier point, côté Lamaignère, il s’agissait de reconstituer un parcours plus familial qu’urbain. Quasi point de départ et point de retour final, Bayonne ne constituait donc pas l’horizon principal de la thèse. L’essentiel était de suivre les migrations successives des différentes parties d’une même famille. Des zones d’ombre demeurent encore, à l’issue d’un travail au long cours, et elles le demeureront sans doute, tout simplement faute de sources. Mais l’essentiel a été reconstitué. Depuis Montfort-en-Chalosse jusqu’à Bayonne, puis à travers une partie de la France et au-delà, l’itinéraire des Lamaignère nous est maintenant connu, et, par la même occasion des pans de l’histoire de deux autres familles, les Drouilhet et les Drouillard. Il en résulte une belle mise en perspective des liens entre mobilité marchande et capitalisme. L’itinéraire, il faut y insister à nouveau, est celui d’une famille que l’on pourrait qualifier de « moyenne » ou d’« ordinaire » à l’échelle du négoce international de l’époque moderne.

7Ce qui est extrêmement intéressant. Car si l’on connaît bien certaines grandes familles, ce sont les moins célèbres, à savoir les couches moyennes du négoce, qui, de loin les plus nombreuses, ont sans aucun doute pesé le plus sur la dynamique négociante en général. En lisant Madeleine Dupouy, on mesure ici l’importance de ces lentes gestations et émergences familiales, aux confins de la moyenne et petite bourgeoisie, fruit du labeur de plusieurs générations (pensons aux gains modestes d’un Martin Lamaignère – 1702-1766 – après une vie de navigation, ce qui illustre aussi le décalage entre l’univers des marins et celui du véritable négoce). On perçoit aussi cette volonté d’accumuler afin de transmettre ayant, selon Fernand Braudel, constitué l’un des traits originaux du capitalisme moderne en Europe occidentale. Mme Dupouy nous montre ainsi, avec le cas exemplaire des Drouilhet, comment l’on peut passer, en un siècle, du monde de la petite marchandise à celui du haut négoce et de la finance internationale. On voit aussi poindre, chez certains Lamaignère comme chez leurs alliés, cette impatience poussant à spéculer, à imaginer des projets parfois d’une grande clairvoyance, mais souvent fumeux. Sans oublier ces tentatives d’alliance avec le monde de la finance, comme Louis Bergeron ou Guy Chaussinand-Nogaret l’ont bien souligné. Mme Dupouy nous montre qu’il en va ainsi des essais guyanais d’un Jean Labarthe, du projet des « paquebots » d’Arnaud IV Lamaignère, de l’affairiste François Cabarrus, ou bien encore du comte de Clonard. Cette impatience qui s’accroît avec le temps, au fur et à mesure que l’on avance dans un XVIII^e siècle où l’individu commence à vouloir s’émanciper de la tutelle familiale, n’empêche pas la transmission des valeurs et de la culture avant tout familiale du négoce, comme Madeleine Dupouy nous le rappelle, en insistant avec raison sur le rôle joué par les femmes dans ce processus.

8À de multiples reprises Madame Dupouy apporte ainsi de nombreuses et inédites informations permettant de confirmer et d’enrichir notre connaissance de l’univers négociant de l’époque moderne. Ici réside le second intérêt factuel de cette thèse : permettre un va-et-vient entre l’histoire d’une famille « ordinaire » et ce que l’on pourrait appeler les structures du quotidien de l’univers marchand en général. Le premier chapitre est à cet égard exemplaire puisque, tour à tour, sont quasiment mobilisées toutes les techniques d’approche du négoce, depuis l’essaimage des cadets de Chalosse jusqu’à l’entrée dans le cabotage européen. Mme Dupouy montre par ailleurs, tout au long de son travail, qu’elle sait aussi bien aborder des aspects économiques que démographiques ou encore culturels. Économiques avec cette mise en évidence du rôle du crédit pour réussir, même à un stade encore réduit de l’ascension sociale (et donc pas seulement au sein du négoce déjà établi), ou bien avec l’importance jouée par la pluriactivité (qui persiste ensuite) au cours de cette phase d’ascension. Les questions démographiques, sociales (avec tout ce que peuvent nous apprendre les stratégies liées au parrainage des enfants) et culturelles (stratégies éducatives, lectures, etc.) sont traitées de la même manière. Madeleine Dupouy fait ici la preuve qu’elle a bien intégré l’historiographie du négoce moderne, dont elle suit certaines tendances récentes consistant à revisiter l’économique à partir de la culture.

9Troisième intérêt concret, côté recherche, Madeleine Dupouy n’a pas hésité à outrepasser la césure chronologique classique constituée par la Révolution française, mêlant ainsi (ou plus précisément reliant ainsi) histoire dite moderne et histoire dite contemporaine. Chose que la plupart des doctorants évitent, moins pour des raisons scientifiques que par habitude et pour esquiver les dangers d’une approche qui serait d’emblée placée hors des sentiers balisés de la recherche académique légitime, même si des travaux importants ont, au cours de ces dernières années, conduit à élargir un champ de recherche justement consacré à la question de ce passage, de cette adaptation ou non du négoce d’Ancien Régime à l’époque contemporaine ; comme ceux de Silvia Marzagalli ou bien d’Arnaud Bartolomei, dont la belle thèse a été consacrée à l’évolution des marchands français de Cadix, depuis l’instauration du comercio libre (1778) jusqu’à la disparition de l’empire espagnol (1824).

10Parce qu’elle ne poursuivait pas d’objectifs académiques, mais surtout parce qu’elle se sentait et se voulait libre, qu’elle ne souhaitait pas circonscrire l’histoire de sa famille à celle de son ascension, et que, concrètement, « ses » négociants de la diaspora ne commencent à « réussir » vraiment, dans leurs aires respectives (Nantes, Le Havre, Saint-Domingue) qu’au tournant du dernier tiers du XVIII^e siècle (ce qui explique sans doute en partie leur fragilité face aux bouleversements affectant alors le commerce maritime et colonial), Madeleine Dupouy s’est logiquement attelée à la tâche délicate consistant à suivre les Lamaignère à travers la période révolutionnaire et impériale, ainsi que pendant la première partie du XIX^e siècle. Ce faisant, elle s’est trouvée confrontée à de vastes questions historiographiques qu’elle n’a pas forcément été conduite à analyser dans le détail. Sans doute car au moment où l’horizon problématique se densifiait ainsi, la fibre négociante s’effritait au niveau familial, obligeant le chercheur à passer de l’étude d’itinéraires plus ou moins collectifs à celle de parcours plus singuliers, voire biographiques. Emergent ainsi, entre autres, les stratégies d’adaptation du clan Despinose/Drouillard/Lamaignère, consécutives à la révolte de Saint-Domingue, ou bien les destins des aïeux de Nantes et de Bayonne à l’époque révolutionnaire et impériale. Ces derniers permettant de confirmer, par l’apport de données nouvelles, ce que l’on sait du rôle de l’achat de biens nationaux, de la capacité à renouveler les horizons coloniaux et, in fine, de ce passage progressif entre la figure du négociant d’Ancien Régime et celle du notable du XIX^e siècle. Un notable dont les contradictions sont présentées, avec force détails, dans un ultime chapitre consacré à l’itinéraire d’Edouard Lamaignère (1805-1861).

11Jeune étudiante en histoire, Madeleine Dupouy s’est ensuite éloignée de Clio pendant la plus grande partie de sa vie professionnelle. Elle a su y revenir, y consacrer près d’une dizaine d’années d’efforts pour nous délivrer ce beau livre, dont je ne peux que conseiller la lecture.