1Josip Broz Tito est sans aucun doute l’une des personnalités marquantes du XX^e siècle, au-delà de la région d’où il est originaire. Au cours des années où il a exercé son pouvoir, un culte de la personnalité s’est développé, qui a fonctionné comme un des fondements de la République fédérale socialiste de Yougoslavie. Ceci détermine toutes les opinions ultérieures à son égard, car ni de son vivant, ni après sa mort, il n’y eut de vision objective de sa personne et de sa politique. Des variations de l’opinion publique à l’égard de Tito en Croatie sont pourtant repérables au cours des trois dernières décennies. Dans la présente analyse, les anniversaires de la mort de Tito serviront de point de référence, même si d’autres événements auraient pu être pris en compte.

2Lorsque Josip Broz Tito meurt à Ljubljana le 4 mai 1980, une nouvelle ère commence pour la Yougoslavie socialiste1. En raison de ses 35 années passées au pouvoir, mais aussi de son rôle durant la Seconde Guerre mondiale à la tête des partisans, Tito est inévitablement devenu le symbole de l’état qu’il gouvernait. Le texte ci-dessous, extrait du supplément « Sedam dana » [Sept jours] du quotidien zagrebois Vjesnik, peut sembler aujourd’hui empreint de pathos, mais il reflète très bien l’atmosphère qui régnait ces jours-là en Croatie et en Yougoslavie, du moins officiellement :

« Nous avons perdu le plus grand des hommes. Nous avons perdu Tito. Drapeaux en berne. Partout, des fleurs et des photographies de Tito. Dans chaque maison, jusqu’à la plus isolée, la nouvelle de la mort du bien-aimé Tito frappa chacun de stupeur. Durant cette première soirée, nombreux sont ceux qui veillèrent et nombreuses furent les lumières dans les maisons qui ne se sont pas éteintes de la nuit. Tôt le lendemain matin, tous sans exception étaient à leur poste de travail. Même ceux qui ne devaient pas travailler, car ils pensaient simplement qu’ils pourraient être utiles. Des milliers de registres ont ouvert leurs pages aux ouvriers, citoyens, paysans, pionniers, jeunes gens… Il n’y avait pas d’endroit où ne se formaient des colonnes de personnes désireuses de dédier quelques mots à Tito, d’exprimer leur respect, leur amour et leur tristesse, de prêter serment, de promettre qu’ils lui resteraient fidèles, ainsi qu’à son œuvre.

Commémorations dans chaque organisme collectif, dans chaque école, partout. Silence solennel et honneur rendu. Les machines se sont tues un instant. La tristesse régnait.

Mais la vie continue, le travail aussi. Tito lui-même aurait attendu cela de nous. Chaque homme né dans notre pays en est conscient. Ces jours-ci, nous avons prêté serment à Tito, non pas une fois, mais à maintes reprises. Pendant sa maladie, après sa mort et pendant son enterrement. Ainsi en fut-il ces jours-ci en Yougoslavie, le pays où Tito est né, a combattu et travaillé, et dans lequel il est mort. Ce nom restera le symbole de tout ce que nous avons déjà et de ce que nous allons encore créer2. »

3L’enterrement fut un événement d’importance internationale. étaient présentes 215 délégations, dont 123 délégations d’état et de partis communistes3. La population était aussi présente massivement, désireuse de rendre hommage à Tito. à Zagreb, où le train transportant la dépouille mortelle de Ljubljana à Belgrade fit halte, plus de 500 000 personnes sont venues rendre hommage à Tito, entonnant des chants, tels que Druže Tito mi ti se kunemo (Camarade Tito, nous te prêtons serment) et Fala (Merci4). Durant ces journées, les journaux ne tarissaient pas d’éloge sur sa personne et sa vie et encourageaient le pays à poursuivre son œuvre5.

4Les années suivantes, Tito continue à symboliser la République fédérale socialiste de Yougoslavie, en tant qu’idéal « Père de la patrie », personnification d’un avenir espéré meilleur. On rapportait que les ouvriers qui avaient prêté serment que le mois de mai serait dorénavant le mois du record de production, dépassaient régulièrement les normes en l’honneur de Tito6. Ils plantaient des allées d’arbres, en général quatre-vingt-huit plants en souvenir des années de vie de Tito. Ils versaient des contributions au « fonds de Tito ». À chaque anniversaire de sa mort, à quinze heures cinq précises, on entendait les sirènes et toutes activités cessaient pour un instant. Dans les écoles, on organisait un cours consacré à Tito7. Les programmes télévisés diffusaient de nombreuses émissions spéciales sur lui8.

5Cependant, à la fin des années 1980, certaines controverses apparaissent dans l’opinion publique et commencent à ébranler la réputation jusqu’alors parfaite de Josip Broz Tito. En Croatie, on parle des victimes de partisans à l’issue de la Seconde Guerre mondiale à Bleiburg, de l’île de Goli otok où furent internés les opposants au régime et du « Printemps croate » de 1971, dans un climat de réveil de fort sentiment national et de désintégration de la Yougoslavie, ce qui donne naissance à des perceptions de plus en plus négatives de Tito. Il convient de souligner que cela peut en grande partie être expliqué par le fait que Tito était le symbole de la Yougoslavie et fut fréquemment identifié à elle. La Yougoslavie commençait cependant à être appelée « la prison du peuple croate », et plus tard, pendant la guerre qui se déclencha à la suite de la déclaration d’indépendance croate, elle devint l’état ennemi. Pourtant en Croatie les attaques contre Tito furent loin d’être aussi violentes que, par exemple, celle menée un pieu à la main par le nationaliste serbe Vojislav Šešelj lors de son expédition à Dedinje, ce quartier de Belgrade où reposait la dépouille de Tito9. Dans une enquête d’opinion sur Tito, 80 % des personnes interrogées considèrent Tito comme une personnalité très positive ou plutôt positive10. Le Parti social-démocrate (SDP) prend même l’initiative de faire transférer sa dépouille de Belgrade à son village natal de Kumrovec en Croatie, initiative qui n’a d’ailleurs pas été réalisée. Même Mladen Schwartz, un homme politique classé à droite, avait soutenu cette idée11.

6Cependant, avec la guerre et la constitution d’une République de Croatie indépendante, l’opinion publique à l’égard de Tito change. De nombreux monuments antifascistes ou en l’honneur des partisans sont enlevés, les rues et places portant le nom de Tito sont renommées. Les anniversaires de sa mort ne sont plus célébrés. Ce jour-là, les journaux ne mentionnent même plus la date anniversaire12. De plus en plus souvent, on commence à parler des aspects négatifs de son pouvoir. On le désigne comme l’ennemi des Croates. Le contexte politique précis des déclarations est à chaque fois à prendre en considération. Ainsi dans le cas du premier président croate Franjo Tuðman, même si la Yougoslavie apparaissait dans ses discours sous un jour nettement négatif, il pouvait lui arriver de rappeler les paroles de Tito le concernant, « N’imputez rien à Tuðman » (Tuđmanu ne pakovati) ainsi que son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans le palais présidentiel de Zagreb, un buste de Tito était d’ailleurs visible. De même, l’une des places les plus centrales de Zagreb, la Place du maréchal Tito, n’a jusqu’à aujourd’hui et à aucun moment, changé de nom, malgré quelques initiatives. On peut enfin remarquer que le nom de la Place du maréchal Tito est resté, ce qui témoigne d’un certain attachement à une période précise de la vie politique de Tito et au prestige qui lui est lié.

7À la fin des années 1990, on constate que l’opinion publique est de plus en plus tolérante à l’égard de la mémoire de Tito. Ceci peut s’expliquer par le développement de la yougonostalgie, qui n’est pas une nostalgie pour l’état disparu en tant que tel, mais une nostalgie, du moins pour ce qui est de la Croatie, de la part de tous ceux qui ont été touchés par la guerre et la privatisation et qui regrettent les temps passés qui, selon eux, garantissaient une certaine sécurité sociale et un meilleur niveau de vie13. à mesure que le sentiment de fierté nationale lié à la création d’un état diminue, on constate une opinion publique de plus en plus positive à l’égard de l’ancien état et donc de Tito. Ainsi commence-t-on à faire valoir les mérites de Tito à l’égard de la Croatie. La Constitution de 1974 ayant donné à la Croatie le droit à l’autodétermination, l’antifascisme, le Non à Staline, de même que les origines croates de Tito ont contribué à sa réhabilitation progressive. En 1996, une association Josip Broz Tito est fondée à Zagreb. Des rassemblements commémoratifs sont de nouveau organisés à Kumrovec pour l’anniversaire de sa mort. Année après année, le nombre des participants augmente14. En 1998, les spectateurs avaient eu la possibilité de participer à une enquête téléphonique lors de l’émission télévisée Latinica et de répondre à la question si Tito était pour eux une personnalité positive ou négative. Près des trois quarts des personnes ayant téléphoné ont répondu qu’il s’agissait à leurs yeux d’une personnalité positive. En 1999, le film Maršal (Le Maréchal) de Vinko Brešan fut l’un des films les plus regardés au cinéma. Il convient de souligner qu’il faut y voir une réponse de l’opinion publique face à la situation sociale dans la Croatie durant la présidence Tuðman. D’ailleurs, des nombreuses comparaisons entre Tito et Tuðman, Tito sortait quasiment toujours vainqueur.

8Le film Maršal annonçait aussi une nouvelle manière de percevoir Tito. Cette comédie est une parodie de certains stéréotypes liés à Tito. De même, c’était le signe qu’une période nouvelle, qui dure encore aujourd’hui, était amorcée. Tito est devenu un produit de la culture moderne, dans le contexte d’une commercialisation de plus en plus effrénée. Les ventes d’objets qui portent son nom ont augmenté de manière significative. Un viticulteur de Kumrovec produit un vin qui porte le nom de Tito15. Une biographie de Tito écrite par Jasper Ridley est traduite, un Dictionnaire de la mythologie yougoslave (Leksikon Yu-mitologije) paraît. Cette tendance à une large diffusion de l’image de Tito est confirmée par le succès d’un livre de cuisine étroitement lié à la vie du chef d’état yougoslave, Titova kuharica (Le livre de cuisine de Tito). Tito « vit » aussi sur Internet, les sites les plus connus étant www.titoville.cometwww.leksikon-yu-mitologije.net.

9Cependant, les débats autour du rôle de Tito, sur les aspects perçus comme négatifs et positifs, durent toujours. Deux événements reflètent parfaitement cette situation. Dans une enquête de l’hebdomadaire Nacional, Tito se retrouve à la tête du classement du « plus grand Croate de l’histoire », tandis qu’à la fin de l’année 2004, son monument est détruit à Kumrovec16. L’opinion publique tout comme les hommes politiques, du président de la république au premier ministre, ont toutefois condamné cet acte, chose inimaginable dix ans plus tôt. La perception de Tito comme personnalité positive tend donc à s’installer, même s’il faut souligner qu’elle n’est pas du tout équilibrée.

10Pour comprendre ce développement cyclique, il faut sans doute le voir comme reflet du temps dans lequel il est apparu. Du reste, le passage de la glorification à la haine est propre à la perception de grandes personnalités historiques qui ont marqué leur époque, ce qui est certainement le cas de Tito. Sur ce point du moins, ses détracteurs comme ses partisans sont d’accord. Il est néanmoins nécessaire d’indiquer que tout au long de la période pendant laquelle se sont formées les perceptions sur Tito, aucune analyse objective de sa personnalité et de sa politique n’a été réellement entreprise. Il en est ainsi jusqu’à aujourd’hui. En effet, dans les années 1990, la dictature communiste n’a pas été remplacée par une démocratie citoyenne dans le véritable sens du mot, mais par une démocratie de guerre, une démocratie autoritaire à forte dimension nationale. Dans ce contexte, la perception de l’opinion publique suit dans les grandes lignes celle des hommes politiques au pouvoir.

11Le rapport actuel à l’égard de Tito est en grande partie marqué par la diffusion massive et la commercialisation de son image. Le regard décontracté posé par la pop-culture moderne sur Tito a très certainement aidé à la formation d’une perception positive de cet homme politique de réputation mondiale et dont le mode de vie hédoniste est tout particulièrement mis en relief, ce qui fait de plus en plus souvent l’objet d’articles. De même, il est nécessaire d’insister sur le fait qu’avec l’arrivée du capitalisme, l’utilisation de Tito dans des objectifs de marketing est clairement perçue comme une source de profit, en particulier dans un pays touristique comme la Croatie. L’idée récurrente de rapatrier la dépouille de Tito peut s’analyser aisément dans cette logique. Dans une enquête menée en 2000, près de 60 % des personnes interrogées soutenaient cette initiative17.

12Pour ce qui est de l’avenir de la perception Tito, il apparaît que la vision actuelle du personnage historique crée un bon climat pour qu’une appréciation sérieuse et objective de son rôle soit effectuée sur des bases scientifiques, ce qui n’a pas encore été le cas. Il ne faut cependant pas oublier que Tito restera sans doute pour longtemps dans cette région une « violette blanche » pour les uns, et un « diable rouge » pour les autres, pour reprendre des slogans en usage du temps de la Yougoslavie. Un changement de ces positions tranchées n’est sans doute pas pour bientôt.