1La loi de séparation des Églises et de l’État a été adoptée le 3 juillet 1905 par la Chambre des députés et le 6 décembre de la même année par le Sénat. Dans les deux assemblées, les députés et sénateurs des trois départements d’Algérie ont voté à l’unanimité en faveur de cette réforme inscrite en bonne place dans la plupart des programmes républicains depuis celui que Gambetta présenta à Belleville, en 1869.

2Ce constat est a posteriori d’autant plus déroutant que la loi de 1905 ne fut jamais appliquée aux départements de cette colonie française, considérée pourtant comme un « laboratoire » des territoires coloniaux français, en matière de laïcité notamment.

3Dès lors, comment comprendre et évaluer le rôle des parlementaires d’Algérie dans ce hiatus politique, dans ce décalage – voulu ou subi – entre les fruits de la délibération parlementaire et les spécificités coloniales ? La place prise par les députés et sénateurs d’Algérie dans l’élaboration de la loi, au sein des commissions de chacune des chambres, apporte un premier éclairage que leur rôle dans la discussion et le vote de la réforme renforce.

Les parlementaires d’Algérie et l’élaboration de la loi de Séparation : les fondements des travaux de la commission parlementaire éponyme

Les raisons de l’intérêt des parlementaires d’Algérie pour la question laïque

Les motivations profondes du combat laïque

4Tous les parlementaires d’Algérie n’ont pas fait la preuve d’une égale activité au cours du long processus de décision conduisant à la Séparation, du travail dans les commissions parlementaires au vote solennel de la loi. Cependant, une répartition des rôles entre les élus, d’apparence fortuite, est à relever. Cet investissement commun et inégal dans les rouages parlementaires répond d’abord en écho à l’idéal laïque de la Troisième République, celui que ces parlementaires portent, comme républicains, en tête de leurs professions de foi et qui les fait se comporter à Paris comme de parfaits militants de la politique de Jules Ferry, de Léon Gambetta et d’Émile Combes. En cela et pour cela, leur décision est d’abord déconnectée des volontés de l’administration coloniale restée concordataire. La première traduction de la défense laïque est précisément l’anticléricalisme qui apparaît comme un article d’exportation.

5Il faut dire que l’anticléricalisme en Algérie est un phénomène assez récent qui date des années de l’enracinement de la République de Jules Grévy et du vote des grandes lois laïques, soit de la décennie 1880. Mais la nature de l’anticléricalisme en Algérie est parfois différente de celle qui domine dans les campagnes laïques du petit père Combes qui ont rendu le président du Conseil et ancien séminariste si populaire1. Comme l’ont montré les travaux d’Oissila Saaïdia2, il y a, d’abord, sur le plan de l’anticléricalisme, une réelle différence entre des Français dits de « souche », éloignés de la religion et des Européens, pas forcément de citoyenneté française et très attachés à l’Église. D’autre part, dans le combat laïque, le comportement des parlementaires d’Algérie est fondé sur les tensions entre l’Église catholique et la franc-maçonnerie3. L’Union sétifienne peut être prise en exemple, puisqu’à partir de 1881, elle souhaite la mise en place d’une politique laïque affirmée, de la dénonciation du Concordat à la suppression du budget des Cultes. Les francs-maçons algériens ont pris l’initiative d’une proposition au gouvernement, dont le but est l’application la plus rapide possible de la loi sur les congrégations de 19044 à l’Algérie. C’est dans ce creuset algérien, laïc et franc-maçon, que les parlementaires des trois départements d’Alger, d’Oran et de Constantine vivent et participent aux événements accompagnant l’escalade vers la Séparation.

Les députés élus en 1902 et les motivations immédiates du combat laïque

6Quatre des six députés élus en 1902 le sont pour la première fois, preuve que ces élections législatives marquent une réelle rupture avec la législature immédiatement précédente. Les six députés élus ou réélus à cette date ont construit leur itinéraire politique dans le chaudron laïque, à des degrés divers.

7Maurice Colin et Émile Begey représentent le département d’Alger. Les attaches du premier à l’Algérie sont intellectuelles. Professeur de droit constitutionnel et administratif à l’École de droit d’Alger, il est avocat au barreau de la même ville5. Il est élu au premier tour dans la première circonscription d’Alger, le 27 avril 1902, contre Édouard Drumont, candidat antisémite. Il s’inscrit au groupe colonial, siège à l’Union démocratique (de tendance « centre gauche ») et soutient les cabinets Waldeck-Rousseau et Combes, ce qui en fait un républicain, à la pointe du combat laïque. Il se fait entendre à la tribune sur les demandes en autorisation formées par les congrégations enseignantes (1903). L’année d’après, il intervient lors des débats sur la suppression de l’enseignement congréganiste. à l’inverse, Émile Begey est un élu déjà très implanté, lorsqu’il est élu député de la deuxième circonscription d’Alger en 1902. Originaire du Nord de la France, il est conseiller municipal d’Alger, puis conseiller général de la même ville. Il s’inscrit, lui aussi, au groupe colonial et au groupe parlementaire de l’Union démocratique, aile droite de la majorité combiste. Il vote également la loi relative à la suppression de l’enseignement congréganiste (1904). Il s’implique cependant beaucoup moins que ses collègues dans le travail parlementaire. Son influence reste limitée dans le processus de Séparation.

8Les départements d’Oran et de Constantine sont représentés, aussi, par deux autres députés élus en 1902. César Trouin (Oran, 1^ère) est un instituteur natif d’Oran qui a fait sa carrière et construit sa renommée dans la viticulture et le négoce des vins. C’est en conseiller général oranais qu’il affronte les élections législatives auxquelles il est élu en 1902 pour la première fois. Il est clairement radical-socialiste, ce qui le place au cœur de la politique combiste, mais manifeste des talents de négociateur qui lui permettent d’afficher un anticléricalisme mesuré. Il est aux avantpostes de l’élaboration de la loi de Séparation. Charles Aubry, député de la première circonscription de Constantine, est lui aussi un élu implanté, lorsqu’il accède à la députation. Il est maire de Sétif à partir de 1892, conseiller général d’Aïn-Abessa dès 1895 et, à ce titre, est élu président du Conseil général de Constantine en 1900. C’est l’homme fort du département constantinois, doublé d’une renommée certaine dans les milieux médicaux, puisqu’il a accompli une partie de sa carrière comme médecin militaire à Sétif, avant d’y être élu. Il s’inscrit au groupe parlementaire de l’Union démocratique, comme deux de ses collègues précités. Il siège donc, lui aussi, à l’aile droite de la majorité qui soutient le cabinet Combes.

9Les deux derniers députés sont des figures politiques, à l’expérience déjà longue. Gaston Thomson6 est élu à Constantine (2^e circonscription) depuis 1877, Eugène Étienne, à Oran (2^e circonscription) depuis 1881. En 1902, le premier apparaît comme un parlementaire chevronné qui s’intéresse notamment aux questions liées à l’administration coloniale. Membre de la Gauche démocratique, groupe proche du centre gauche qu’il préside un temps, il fait preuve d’un sentiment républicain particulièrement affirmé. Gambettiste, cet ancien journaliste intervient, en 1902, dans la discussion du budget du ministère des Affaires étrangères, pour approuver la suppression des congrégations enseignantes en Tunisie et réclamer le développement de l’œuvre de laïcisation dans tout le protectorat. Son appartenance à la franc-maçonnerie renforce son intérêt pour la question laïque. Enfin, Eugène Étienne (Oran, 2^e), ancien sous-secrétaire d’État aux Colonies (1889-1992) et rapporteur des budgets de l’Algérie et des Colonies, est un parlementaire à l’interface de plusieurs réseaux d’intérêts. En effet, ses programmes et professions de foi préfigurent principalement les structures de l’administration algérienne de la fin du XIX^e siècle. Il apparaît comme le champion de l’abandon de la « funeste théorie des rattachements7 », c’est-à-dire l’assimilation à la France et la direction de, et par Paris, de l’administration locale. Figure de la franc-maçonnerie, cet acteur central de la délibération est véritablement l’homme fort de l’Algérie, celui qui participe aux débats sur la loi de Séparation, à des fonctions ministérielles plus importantes encore. Il est nommé ministre de l’Intérieur en 1905, avant de devenir ministre de la Guerre, à la fin de la même année.

Les parlementaires d’Algérie et la commission de Séparation

À la Chambre des députés

10Cependant, seuls deux parlementaires d’Algérie s’investissent réellement dans l’élaboration de la loi : le député César Trouin et le sénateur Marcel Saint-Germain. En commission, l’un et l’autre occupent un poste clef leur permettant d’influer en qualité de parlementaires algériens dans les débats. César Trouin est élu à la commission des « Trente-Trois », ce qui est loin d’être anodin : il est l’un des rares radicaux-socialistes à s’être présenté à l’élection dans la commission spéciale8.

11Par ses votes9, César Trouin, jeune député trentenaire, dénote un volontarisme laïque, mais son anticléricalisme est plutôt mesuré pour un élu radical-socialiste. Il suit, en général, les positions du rapporteur Aristide Briand. Par le dépôt d’un texte additionnel au projet de résolution de M. Paul Meunier, relatif à la publication d’un Livre jaune sur les relations entre la France et le Vatican, le député d’Oran s’intéresse particulièrement au processus juridique de substitution au Concordat, notamment à travers la question du budget du culte et des articles relatifs à l’Algérie. Il est donc un relais important de la question laïque en Algérie, à l’intérieur même de la commission. Pendant vingt-et-un mois, il siège à huis clos avec ses 32 autres collègues dans le but d’établir un texte consensuel et soutient le rapporteur dans les moments les plus critiques, notamment lors de la résistance de la commission au contre-projet Combes, en octobre 1904. César Trouin est donc l’un des signataires du rapport Briand déposé sur le bureau de la Chambre, le 4 mars 1905. Son appartenance à la francmaçonnerie renforce sa volonté de mener à bien la réforme, ce qui n’est pas le cas de l’ensemble de ses collègues radicaux, au moins jusqu’au départ de Combes du gouvernement, en janvier 1905. Il est donc le premier des parlementaires algériens à être informé de l’avancée des travaux sur la Séparation. Laïque, César Trouin est aussi un défenseur du parti colonial. à ce titre, il prend position pour les colons algériens. S’il n’apparaît pas, dans le rapport Briand, de chapitre ou d’article consacré spécifiquement aux colonies et à l’Algérie, c’est précisément pour garder l’équilibre général du projet qui l’interdit, au nom de l’objectif principal qui reste la Séparation. César Trouin semble cependant avoir convaincu Briand sur plusieurs aspects de la discussion en séance publique. En effet, le député de la Loire déclare, à la fin de son rapport, que « toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou dans le doute sur leur exacte interprétation, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur10 ». Mais, de façon générale, dans les prises de position de César Trouin au sein de la commission de Séparation, c’est l’idéal laïque qui a primé l’approche coloniale. L’administration coloniale n’a pas eu véritablement son mot à dire dans l’élaboration de la loi.

Au Sénat

12Au Palais du Luxembourg, c’est Marcel Saint-Germain, sénateur d’Oran, qui joue le rôle le plus important dans l’élaboration de la loi. Il est un des hauts dignitaires francs-maçons d’Algérie auquel, ad hominem, le Vénérable de l’Union africaine, au congrès de Tlemcen en 1902, demandait de ne pas hésiter à voter la loi « qui séparera l’État et les Églises11 ». Son rôle de secrétaire de la commission sénatoriale de la Séparation lui donne une grande influence, celle de contrôler et d’orchestrer l’ensemble de ses débats internes et, en coopération avec le rapporteur Maxime Lecomte, d’orienter la discussion vers le vote rapide de la loi. En effet, lorsque la Séparation est adoptée par la Chambre le 3 juillet 1905, le désir du gouvernement et finalement de la majorité républicaine à sa presque unanimité est de la voir promulguée rapidement, après le vote à venir du Sénat, soit impérativement avant les élections du printemps 1906. Ainsi, contrairement à la commission de Séparation qui s’est réunie vingt-et-un mois durant à la Chambre, la réflexion de la commission sénatoriale fut volontairement limitée aux séances restantes du mois de juillet.

13Avec Marcel Saint-Germain, cinquantenaire (52 ans), c’est un représentant de la laïcité qui est choisi. C’est aussi un élu très implanté en Algérie : il est conseiller municipal et général d’Oran et a siégé à la Chambre des députés de 1889 à 1898. Ces deux éléments caractérisant le personnage en feraient presque un « colonialiste laïc », un homme proche de l’administration coloniale, élu au Sénat cinq ans plus tôt, en 1900. Secrétaire, parallèlement, du groupe colonial du Sénat dont il est le président par la suite, il est aussi à la tête de plusieurs conseils d’administration. Il est membre du groupe parlementaire de l’Union républicaine et le préside à plusieurs reprises. Son rôle principal dans la commission est de relativiser la portée de l’article 43 de la loi votée à la Chambre, qui stipule que « des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera appliquée à l’Algérie et aux Colonies », résultat d’un amendement de son collègue César Trouin12. Il se prononce en faveur de cet article, mais il reste très partagé entre sa morale républicaine et la méfiance quant aux conséquences que l’anticléricalisme pourrait avoir sur l’équilibre colonial en Algérie. Marcel Saint-Germain tente par conséquent de tempérer les velléités concordataires. Là encore, la laïcité sert de guide à son action, même s’il s’agit d’une « laïcité d’Empire13 », difficilement applicable, de la même manière, en Algérie et sur le territoire métropolitain. Les débats en séance publique avaient commencé à le montrer à la Chambre14 ; ils le mettent en évidence aussi au Sénat.

La loi de Séparation à l’épreuve de la discussion et du vote en séance publique

14Comme pour l’élaboration de la loi en commission, ce qui stimule, en séance publique, les parlementaires métropolitains comme les élus algériens, c’est avant tout le combat laïque. Leurs arguments traduisent la volonté de faire aboutir cette réforme emblématique de la laïcité française. Mais à des degrés divers, l’argument colonial est très présent et conduit au vote d’un amendement déterminant pour l’application de la loi à l’Algérie. Il est aussi l’objet d’une réflexion spécifique, au sein d’une commission voulue par le ministre des Colonies et chargée d’orienter les décisions finales en matière de laïcité sur le territoire de ces dernières : la commission du régime des cultes pour les colonies. Cependant, la question laïque domine toujours. Tout est fait pour une adoption rapide de la loi qui, même conçue comme libérale, n’en déroge pas moins au principe d’unicité de la République française.

À la Chambre des députés

Les initiatives de César Trouin

15La discussion publique à la Chambre débute le 21 mars et prend fin le 3 juillet. Le rôle du rapporteur Aristide Briand, tout à fait central dans cette affaire, est de maintenir le consensus établi en commission à partir d’une majorité originale15, séparatiste à une voix seulement. La fédération des différentes natures séparatistes a placé le centre de gravité majoritaire au centre gauche, en rejetant l’ensemble des arguments de l’extrême gauche accusée de vouloir faire une loi qui soit « braquée sur l’Église comme un revolver16 ». Par symétrie, les positions des droites intransigeantes se trouvent aussi écartées. Enfin, l’alliance ponctuelle avec le centre droit est un élément avéré. Lorsque la discussion commence, le 21 mars 1905, Briand entend bien respecter cet équilibre, ce en quoi toute provocation est écartée, notamment vis-à-vis de l’extrême gauche. Les parlementaires d’Algérie le comprennent bien, particulièrement César Trouin qui a fait partie de la commission. Une dérogation trop soutenue de l’application de la loi de Séparation à une partie du territoire serait particulièrement malvenue à un moment où, dans le débat, est porté l’argument d’universalité française et de sécularisation, depuis la « brèche » de la Révolution française, marquée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et son article 10 (« nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses ») et par la Constitution civile du clergé. D’ailleurs, conformément à ses opinions, César Trouin n’est intervenu que pour manifester son désir de voir la loi appliquée sur l’autre rive de la Méditerranée. La question de l’application du texte aux colonies est abordée à l’occasion du vote de l’article 4317. C est César Trouin qui, par ses amendements, complémentaires à ceux du député indigénophile Albin Rozet (Haute-Marne), permet d’inscrire dans l’article 35 ter que « des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera appliquée à l’Algérie et aux colonies ». Il faut aussi souligner que César Trouin a voté contre l’article 4 relatif à la dévolution des biens. En effet, pour recueillir les biens des établissements publics du culte, le texte en discussion prévoit la constitution d’associations cultuelles, dont la formation doit être faite en conformité, officieusement en tout cas, avec la hiérarchie de l’Église concernée (en l’occurrence l’Église catholique, seule opposante à l’article 4). Les républicains les plus anticléricaux (la quarantaine d’élus de l’extrême gauche) s’opposent à ce qu’ils estiment être le trop grand libéralisme de la loi. Prendre position contre l’article 4, c’est donc faire passer ses convictions anticléricales avant le réalisme d’une application possible de la loi de Séparation. C’est, à l’évidence, le cas de César Trouin. à l’opposé, certains députés d’Algérie font le choix de ne pas beaucoup intervenir dans la discussion. C’est le cas de Maurice Bégey (Alger 2^e). C’est aussi le cas de Charles Aubry (Constantine 1^ère). Mais Maurice Colin (Alger 1^ère) s’exprime à plusieurs reprises dans le sens revendiqué de la défense de la loi de Séparation et, partant, de son application à l’Algérie. à ce titre, il est entendu dans la discussion générale18 dans, notamment le cadre de la laïcité scolaire et des aumôneries dont la loi rend la présence possible dans les établissements publics19.

Le rôle des députés d’Algérie, membres du gouvernement

16Les cas d’Eugène Étienne et de Gaston Thomson sont éloquents. L’un et l’autre sont ministres, au moment de la discussion de la loi. Le premier occupe le ministère de l’Intérieur ; le second s’est installé rue Royale, au ministère de la Marine. Le président du Conseil Maurice Rouvier, sénateur des Alpes-Maritimes, a choisi de séparer le département ministériel des Cultes du ministère de l’Intérieur et de le rattacher à celui de l’Instruction publique. Aussi, Eugène Étienne n’est-il pas officiellement en charge des Cultes, mais il appose son contreseing ministériel au texte de loi bientôt adopté. Il est donc partie prenante de la question en discussion, d’autant que son collègue Bienvenu-Martin, ministre de tutelle, est très effacé dans les débats. Si l’engagement de ce franc-maçon notoire en faveur de la laïcisation de la société ne fait pas de doute20, l’élément le plus net dans la détermination d’Étienne à faire voter la loi de Séparation est son appui, comme ministre de l’Intérieur, à la demande de déclaration d’urgence en faveur du projet et des propositions de loi sur la séparation des Églises et de l’État. à cet égard, il prend part à la discussion du contre-projet Sénac21. Son habileté consiste à employer un double discours, selon qu’il s’exprime en Algérie ou à Paris. Il parvient ainsi à recevoir les félicitations de l’Église catholique d’Algérie. En effet, dès 1897, sa singularité s’est affirmée par des propos libéraux à l’encontre de l’Église devant la loge de Mostaganem22. Il y suggère la prudence et refuse un combat trop vif contre la religion. Pour cette raison, il ne pense pas possible l’application de la loi de Séparation en Algérie. Il est donc partisan du maintien du Concordat, ce qui, parmi les républicains soutenant Combes, ne traduit pas une exception, mais qui, dans le cas d’Étienne, s’explique par l’influence de ses conceptions coloniales. à ce titre, il souhaite que l’État et l’administration coloniale gardent leur pouvoir de contrôle sur l’Église. Il s’attire ainsi la sympathie de la presse catholique23. On peut penser qu’Étienne a appliqué, discrètement, les préceptes du rapporteur Briand, visant à adapter le libéralisme des positions en proportion des tensions déployées. Il vote finalement « pour » la loi de Séparation, en conservant ce positionnement réservé vis-à-vis de son application en Algérie.

17Parallèlement, le ministre de l’Intérieur a accepté l’initiative de son collègue des Colonies, Étienne Clémentel, qui vise à mettre en place une commission ministérielle ad hoc chargée de réfléchir à la question laïque dans les colonies. Le ministre des Cultes, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, avait affirmé que la loi s’appliquerait de manière identique en métropole, comme en Algérie, en ajoutant cependant que des mesures de sauvegarde étaient nécessaires. Un arrêté du 13 février 1905 instaure cette commission, dite commission « Dislère », dont l’objectif premier s’était porté sur le sort colonial de la loi du 1^er juillet 1901 sur les associations et de celle du 7 juillet 1904 supprimant l’enseignement congréganiste. Elle termine ses travaux par l’examen de la loi de Séparation24.

18Gaston Thomson, quant à lui, est intervenu à plusieurs reprises, sur les questions de laïcité et ce, bien avant les débats sur la Séparation, dans la discussion du budget de l’exercice 1904 pour les Affaires étrangères25. Ministre de la Marine dans le cabinet Rouvier, il intervient peu, cependant, dans les débats sur la Séparation, sauf dans les domaines où son département ministériel est directement concerné par ces questions.

19Les six députés d’Algérie adoptent ainsi la loi de Séparation, au soir du 3 juillet. L’idéal de laïcité républicaine a été plus fort que l’emprise coloniale. D’un point de vue idéologique, la Séparation aux Colonies semble s’être adossée à la rhétorique de la « mission civilisatrice26 ».

Au Sénat

Les controverses sur l’application de la future loi de Séparation à l’Algérie

20La volonté de ne pas appliquer la loi à l’Algérie transparaît davantage dans les débats de la Chambre haute. Les prises de position sont avant tout motivées par la question laïque, puisque les sénateurs opposés à une telle application sont d’abord des élus qui combattent aussi la loi de Séparation en tant que telle. Ceux qui s’expriment de la sorte ne sont pas prioritairement les élus d’Algérie. Alcide Treille, par exemple, sénateur de Constantine, n’intervient pas. Les prises de parole sont essentiellement le fait des sénateurs de la droite catholique et nationale27. À titre d’exemple, le sénateur Brager de la Ville Moyan (Ille-et-Vilaine) souhaite remplacer l’article 43 par la portion de phrase suivante : « la présente loi n’est pas applicable à l’Algérie et aux colonies françaises ». Cette démarche est révélatrice de la situation singulière de l’Algérie, décrite comme une colonie à part. Pour ce faire, le sénateur critique le caractère arbitraire des règlements publics aux mains des gouverneurs généraux et dont l’application est très aléatoire.

21Ce sentiment est confirmé par Paul Gérente, sénateur d’Alger, médecin et universitaire. Il se fixe à Alger en 1882 et y est élu, en septembre 1892, conseiller général, dans le canton de Mustapha-El Biar. Il devient sénateur en 1894. Dans sa profession de foi, Paul Gérente réclame une plus grande autonomie pour l’Algérie : il signale l’urgence de combattre avec efficacité les tendances arabophiles, avant qu’elles n’aient eu le temps de prendre corps en France et dans le Parlement. Dans le débat sur la Séparation, sous la forme d’une motion, Paul Gérente se présente comme le porte-parole des représentants algériens. à ce propos, il affirme que leur volonté est l’application de la loi.

« Nous estimons, nous républicains algériens, qu’une loi d’un caractère si large, comportant des principes aussi graves, si elle est bonne pour la métropole, est bonne également pour nous. (...) La vérité et la justice républicaines devraient être les mêmes aussi bien d’un côté de la Méditerranée que de l’autre. (...) Nous voulons que le gouvernement applique la loi de Séparation à l’Algérie dans le même esprit que cette loi28. »

La question du budget des Cultes

22Une autre question est de savoir si la suppression du budget des cultes voulue par la réforme en discussion doit concerner aussi le clergé musulman. La réponse du ministre de l’Instruction publique ne fournit pas d’éléments clairs d’explication, montrant que sur la délicate question indigène, le pragmatisme s’impose. Là encore, les sénateurs d’Algérie restent discrets. Leurs collègues de la métropole, à l’instar d’Antoine Gourju (Rhône) ou du vice-amiral de Cuverville (Finistère), interviennent, en montrant que la domination française serait en péril si le budget des cultes était supprimé. Le sénateur du Finistère, en reprenant l’argument de son collègue, ajoute qu’« on ne peut établir en principe que ces colonies seront partout et en tout assimilées à la métropole29 ». La France a donc tout intérêt à ne pas entraver l’exercice du culte. Ces derniers éléments n’ont finalement pas raison du premier d’entre eux dans le débat – celui de la laïcité –, comme cela a été le cas à la Chambre. Paul Gérente le rappelle pour terminer : l’esprit de la loi doit régner sur tout le territoire de la colonie. Sans doute adopte-t-il une position de compromis dans le but d’un vote rapide de la loi, par le Sénat, avant les élections de 1906 en tout cas. L’adoption de l’article 43 est acquise par 190 voix contre 43, ce qui permet de prévoir une éventuelle application de la Séparation à l’Algérie.

23Malgré la prégnance de la spécificité coloniale, les parlementaires d’Algérie se prononcent d’abord au nom de la laïcité. Les trois députés et les six sénateurs décident de voter en faveur de la loi de Séparation. Sur ce point, ils se comportent comme membres à part entière de la représentation nationale. Leur vote est d’autant plus fondé que plusieurs d’entre eux occupent des positions centrales dans le dispositif parlementaire d’élaboration de la loi, comme au sein du pouvoir exécutif. Ministres ou simples parlementaires, les députés et sénateurs d’Algérie, à des degrés divers, ont été bien présents dans le processus politique conduisant au vote de la loi de Séparation. à cet égard, l’anticléricalisme apparaît comme « un article d’exportation ». Cependant, s’il n’a jamais pris le dessus sur la question laïque jusqu’en décembre 1905, l’argument de la spécificité coloniale a été progressivement introduit dans les débats sur la Séparation. L’article 43 de la loi du 9 décembre 1905 en fait foi. Cette singularité ultramarine va structurer la réflexion relative à l’application de la loi, pour se focaliser sur la question de l’islam. L’administration coloniale acquiert alors une influence considérable dans l’élaboration des conditions d’application de la loi. En se comportant comme le garant du culte musulman, elle adopte en Algérie un processus de laïcisation à l’envers : le maintien de ses liens avec le religieux – en fait l’islam – pour en renforcer son contrôle.