1Alors que la III^e République se met en place, elle imprime sa marque dans les colonies dont elle hérite des régimes précédents en les dotant d’assemblées élues au premier rang desquelles les Conseils généraux2. Ces assemblées, perçues par les Républicains comme un moyen d’appliquer leurs principes et leurs idéaux démocratiques, doivent aussi donner la possibilité aux populations locales de faire entendre leurs doléances3. Les habitants doivent donc désigner leurs élus qui participeront à la gestion de la colonie en collaboration avec le représentant du pouvoir central : le gouverneur. Or, lorsque celui-ci rejoint son poste, il est averti, par des instructions ministérielles très précises, de l’attitude qu’on attend de lui vis-à-vis des représentants de la colonie. On ne manque pas de l’exhorter à la neutralité, au calme, à l’impartialité, à la bienveillance afin d’éviter tout incident et toute agitation politique pouvant conduire à son rappel.

« Quand je pense que tout ce conseil proteste absolument de son attachement à la France, de ses sympathies et de sa déférence pour moi, je me demande ce que ce serait s’il était en opposition avec le gouverneur. Cette situation tient à ce que les conseillers généraux, un peu grisés par leurs pouvoirs, se figurent être de vrais parlements4. »

2Voici, en quelques mots, résumées ce que peuvent être les relations, souvent tendues, entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux. Les gouverneurs doivent régulièrement faire face à l’hostilité des opinions locales qui les trouvent trop présents et leur reprochent, en particulier dans une presse coloniale très virulente, de n’en faire qu’à leur tête. Dans le même temps, tous les fonctionnaires en poste entre 1880 et 1914 reçoivent l’appui d’une certaine frange de la société qui se reconnaît en eux pour des raisons politiques ou philosophiques, ce qui aboutit à des divisions des populations locales qui se déchirent violemment.

3Comment expliquer ces relations très tendues ? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord voir qui compose ces assemblées et quelles sont leurs prérogatives. En comparant ces dernières avec les pouvoirs des gouverneurs et la mission qu’ils sont chargés de mener à bien, on s’aperçoit très vite qu’en fait ces deux pouvoirs se concurrencent.

4Qui dit assemblée élue, dit corps électoral et élections. Le droit de vote n’est bien sûr accordé qu’aux seuls citoyens français, ce qui ne concerne qu’une infime partie des populations coloniales. Dans les Établissements français d’Océanie, par exemple, sont électeurs « tous les citoyens inscrits sur une liste d’électeurs sachant parler, lire et écrire le français », ce qui représente environ 300 à 400 personnes à la fin du XIX^e siècle5. En Nouvelle-Calédonie, on recense, en 1887, 5 585 citoyens, dont aucun indigène, sur une population estimée à 61 838 habitants6 ; au Sénégal 92 224 personnes ont le droit de vote en 1897 ; on compte 60 307 électeurs dans les Établissements français dans l’Inde à la même époque et seulement 2 110 en Cochinchine7. La vie politique coloniale est donc entre les mains d’une petite minorité mais une minorité qui se veut agissante.

5Pourtant, les élections ne semblent pas susciter un très grand intérêt. Ainsi, à Nouméa qui, en 1896, compte 1 064 inscrits, seuls 660 participent au vote8. En Guadeloupe, où on recense 8 419 électeurs dans la circonscription de Pointe-à-Pitre, ils ne sont que 878 à se déplacer au premier tour lors du renouvellement par moitié du Conseil général en octobre 1883 et 1 251 au second tour9. Mais le record semble détenu par la Guyane où, sur 2 356 inscrits en 1891, seuls quatorze électeurs votent10. Peut-on en conclure que les Conseils généraux et leurs débats n’intéressent que très modérément la population ? On peut se poser la question même si dans certaines colonies les élections donnent lieu à de véritables batailles rangées11.

6Qui sont ces hommes pour qui certains électeurs sont prêts à en venir aux mains ? Pour dresser le portrait de ces élus, nous avons pris les exemples de la Nouvelle-Calédonie et des Établissements français de l’Océanie, obtenant, pour la période 103 conseillers (54 pour la Nouvelle-Calédonie et 49 pour les Établissements français de l’Océanie) pour lesquels nous disposons de quelques renseignements12.

7Les deux assemblées regroupent des individus venus d’horizons différents mais qui ont des points communs dont le premier est leur expérience de la colonie. à Tahiti, comme en Nouvelle-Calédonie, la plupart des conseillers, s’ils ne sont pas nés sur place, sont présents depuis plus de vingt ans lorsqu’ils sont élus, le record étant détenu par le conseiller Laharrague élu à Tahiti en 1889 et présent dans la colonie depuis 1840 comme négociant. Dans les deux colonies, une grande partie des élus est arrivée surtout entre 1870 et 1880, période qui correspond au début d’une mise en valeur plus structurée des territoires.

8Les origines géographiques des élus calédoniens ou tahitiens reflètent la composition de certaines sociétés coloniales en cette fin de XIX^e siècle. La plupart viennent de métropole mais chaque colonie a sa spécificité. En Nouvelle-Calédonie, sept élus sont nés à la Réunion et sont venus s’installer dans l’île afin d’essayer de se refaire une fortune après la crise économique réunionnaise des années 1870. à Tahiti, c’est le nombre de conseillers nés dans la colonie qui est important, un chiffre qui s’explique par le fait que les Tahitiens13, à la différence des mélanésiens néo-calédoniens, peuvent être élus. Lorsque le protectorat tahitien devient une colonie par les lois du 20 décembre 1880, la question de la représentation des indigènes est de suite posée. On leur a certes accordé tous les droits inhérents à la qualité de citoyens français mais l’exercice de ces droits pose problème. En fait la question est de savoir s’il faut partager les indigènes des Européens comme cela se fait dans la quasi totalité des colonies ou si, au contraire, on doit les assimiler totalement du point de vue politique. Dans le premier cas, c’est mettre en place une ségrégation qui « compromettrait gravement les intérêts des indigènes », dans le second, cela assurerait « une immense majorité à la population autochtone » dans des « Conseils qu’ils seraient cependant hors d’état de diriger » et qui placerait les Européens en position de faiblesse14. Même si le Conseil général finit par voir le jour avec unité de liste, la question de la représentation des indigènes est régulièrement soulevée par les gouverneurs.

9Les professions des élus sont, elles aussi, représentatives des deux sociétés coloniales. En Nouvelle-Calédonie, que les gouvernements successifs tentent de transformer en colonie de peuplement, on trouve un grand nombre de propriétaires et d’éleveurs (deux éleveurs, trois colons, sept propriétaires) sans compter ceux qui ont une double activité en étant à la fois avocat et éleveur ou encore industriel et éleveur. La deuxième catégorie est formée par les négociants puisque dix élus sont désignés comme tels auxquels on peut ajouter deux hommes d’affaires, un commerçant qui est en même temps mineur. Reste enfin une troisième activité très représentée : il s’agit des avocats qui sont six à être élus. Si le nombre de colons et de négociants ne surprend pas, il n’en est pas de même des avocats. Pour un petit territoire comme la Nouvelle-Calédonie où la population pouvant faire appel à un conseil juridique est des plus réduite, la place des membres du Barreau à de quoi étonner. À Tahiti, où seules trente-trois professions nous sont connues, c’est le monde du négoce qui domine avec neuf élus présentés comme négociants ou commerçants. Les professions recensées sont beaucoup plus variées qu’en Calédonie puisque l’on trouve des médecins, des imprimeurs, un capitaine de goélette et même deux pasteurs. Beaucoup d’entre eux sont d’anciens marins qui se sont installés dans la colonie après différents séjours soit en démissionnant soit en prenant leur retraite sur place.

10La plupart de ces hommes ne se contentent pas d’être élus au Conseil général. Certains ont déjà l’expérience de la gestion de la colonie en ayant participé au conseil privé, l’organe consultatif auprès du gouverneur, ou ont fait partie du conseil colonial, l’assemblée précédant le Conseil général. Parallèlement, beaucoup d’entre eux siègent dans les organismes économiques locaux comme les Chambres d’agriculture ou de commerce ; d’autres ont une expérience municipale en étant conseillers ou maires.

11Il s’agit donc d’hommes d’expérience qui connaissent le territoire parce qu’ils y sont nés ou parce qu’ils y séjournent depuis longtemps. Ce sont pour la plupart des personnalités qui pensent participer au développement économique de la colonie de par leurs professions. La stabilité du monde politique est aussi à souligner : ce sont souvent les mêmes que l’on retrouve tout au long des années comme le conseiller de Tahiti Cardella, élu sans discontinuer dès 1886 à l’instar de son collègue Dézarnaulds en Nouvelle-Calédonie. En revanche, cette stabilité ne se retrouve pas à la tête des colonies où se succèdent les gouverneurs qui ne restent que deux ans en moyenne. D’où, peut-être, l’idée chez ces représentants locaux d’une certaine importance de leur rôle face aux représentants du pouvoir central qui ne font que transiter. Pour certains, la vraie politique coloniale ne peut passer que par ces notables installés depuis longtemps sur ces terres que le nouveau gouverneur dit connaître et veut transformer selon des directives prises en métropole dans les bureaux de l’administration centrale.

12Ce sentiment de légitimité est renforcé par l’idée que sans les colonies, la République n’aurait jamais pu exister. Les députés d’outre-mer, en votant massivement pour l’amendement Wallon en janvier 1875, se considèrent un peu comme les sauveurs du régime républicain15. Les grands courants politiques métropolitains se retrouvent dans les Conseils généraux dont les membres se répartissent entre « républicains radicaux », « conservateurs » ou « centre-gauche ». Mais, il est assez difficile de classer les élus locaux politiquement. Prosper Ève, dans l’ouvrage qu’il consacre à la vie politique réunionnaise, décrit les partis politiques comme « des coteries, des groupements d’amitié et de sympathies que le marchandage des intérêts réunit ou divise [et] qui ne se séparent en prenant des étiquettes différentes que pour la conquête du pouvoir16 ». Ce qu’il dit là peut s’appliquer à la totalité des colonies où « un parti se constitue [...] à l’approche d’une élection et disparaît aussitôt le scrutin terminé17 ».

13Ainsi, si les idées républicaines ont de l’audience aux colonies, elles se mêlent aux intérêts privés et locaux qui ont tendance à les parasiter. En Nouvelle-Calédonie, comme à Tahiti, la République est bien ancrée dans les esprits. Certains ont même fui la France au lendemain du coup d’État du 2 décembre pour éviter de subir le nouveau pouvoir. à Tahiti, c’est le conseiller Longomazino qui arrive dans la colonie avec son père, exilé par l’Empire. En Nouvelle-Calédonie, une des figures centrales de la vie politique, J.B. Dézarnaulds, a aussi quitté la métropole après l’arrivée de Louis Napoléon Bonaparte.

14En Nouvelle-Calédonie comme à Tahiti, nous retrouvons, sous la plume des gouverneurs pour désigner les élus locaux, des formules comme « parti de droite », « républicain franc-maçon », « groupement de gauche », « colonisation libre », « réactionnaire », « anticlérical ». Mais, si dans les anciennes colonies, est réactionnaire toute personne qui se montre hostile à l’émancipation sociale et économique ; dans les territoires du Pacifique, ce vocable signifie ne pas soutenir la politique du moment. En 1894, par exemple, arrive à Nouméa, le gouverneur Feillet qui débarque avec un grand projet pour l’île : en finir avec la colonisation pénale et faire appel à des colons libres. Mais pour cela, il doit réduire la place et le rôle des deux institutions locales que sont l’administration pénitentiaire et la mission mariste détentrices de terres dont il a besoin pour installer les nouveaux venus. Très vite, le Conseil général se divise à ce sujet : soutenir le programme de colonisation libre avec toutes ses conséquences foncières, y compris pour les indigènes, c’est affirmer son républicanisme. Se prononcer contre, c’est être à la solde des maristes et donc être réactionnaire. Bien entendu, au moment des élections, tout le monde porte l’étiquette républicaine comme en août 1896 où on renouvelle la totalité du Conseil récemment dissous. Se crée alors un « Comité républicain indépendant » dont les membres sont des adversaires déclarés du gouverneur Feillet18.

15En fait, c’est peut-être là que réside le problème entre les élus locaux et les gouverneurs. Ces derniers ne sont pas uniquement des administrateurs ; ils arrivent avec des programmes à réaliser qui ne vont pas obligatoirement dans le sens des intérêts des notables locaux qui mettent alors en avant les pouvoirs exorbitants des gouverneurs pour expliquer leur hostilité.

16Les fonctions des gouverneurs sont fixées depuis les ordonnances organiques de la Restauration qui leur donnent des pouvoirs très importants : chargés de la défense de la colonie, ils sont aussi les chefs de l’administration de la marine, de la guerre, des finances et de l’administration intérieure. Ils représentent, selon les textes, la France, le chef de l’État et sont même, dans le cas des gouverneurs généraux, dépositaires des pouvoirs de la République. Ces pouvoirs sont à l’origine d’une image très négative des gouverneurs qui sont souvent perçus comme des potentats, des despotes, en particulier par les élus locaux.

17Face à eux, les conseillers généraux ont de nombreuses attributions, en particulier financières. Le Conseil général fixe les budgets des municipalités, statue sur tout ce qui concerne les propriétés mobilières et immobilières de la colonie, sur les projets et plans des travaux à exécuter et sur les règles de perception des contributions. Les élus doivent aussi délibérer sur la part contributive à imposer à la colonie dans les travaux intéressant le territoire et exécutés par l’État et sur les emprunts à lancer si besoin est. Mais la tâche principale du Conseil est la délibération sur le budget, préparé et présenté par le directeur de l’Intérieur. C’est d’ailleurs souvent cette dernière attribution qui est à l’origine des conflits entre les élus et l’Administration. Les conseillers se réunissent normalement deux fois l’an en sessions ordinaires dont l’une, pour étudier les budgets et les comptes, ne doit pas excéder un mois ; la seconde ne doit pas durer plus de quinze jours. C’est le gouverneur qui arrête les dates de réunion mais il peut aussi convoquer les élus pour des sessions extraordinaires, d’une durée limitée à huit jours, afin de régler des questions nouvelles et urgentes. L’ouverture des délibérations est faite par le gouverneur en personne mais seul le directeur de l’Intérieur assiste à toutes les séances.

18La présence du chef de la colonie, chargé de l’exécution des décisions du Conseil, au sein de l’assemblée répond à un cérémonial précis. Il doit attendre d’être prévenu par le doyen d’âge que tous les conseillers sont présents. Escorté par la gendarmerie, il peut alors se rendre à la salle des délibérations, en grande tenue, avec les chefs de tous les services administratifs, de la magistrature et les officiers des différents corps de garnison. Le gouverneur est alors reçu à la grille extérieure par une députation du Conseil général, puis est introduit dans la salle par le président et le secrétaire de l’assemblée. Il prend alors place au fauteuil qui lui est réservé et ouvre, debout et découvert, la session par un discours.

19Ces discours d’ouverture sont importants : véritables programmes pour le territoire, c’est le moment où le chef de la colonie précise les objectifs à atteindre. L’intervention du gouverneur ne doit pas être trop longue19, puisqu’il n’est que l’invité des conseillers généraux, mais assez précise pour les guider dans leurs délibérations. Les sujets abordés concernent avant tout la situation financière et les travaux à réaliser. Les questions politiques ou sociales sont plus rares, même s’il existe des colonies où on doit évoquer l’organisation de la société comme en Inde avec le problème du statut des intouchables. La forme du discours a son importance et peut être révélatrice des relations entretenues avec l’assemblée. Il faut commencer par remercier les conseillers généraux de leur présence, puis insister sur l’entente qui règne, même si tel n’est pas le cas, et se présenter comme prêt à collaborer avec les élus. La plupart des discours débutent ainsi et, même s’il s’agit de formules oratoires, elles sont importantes pour établir de bonnes relations entre les deux instances. En agissant ainsi le gouverneur reconnaît la place des élus locaux et leur rôle dans la gestion du pays, principalement quand il est fraîchement débarqué et qu’il doit ouvrir pour la première fois une session du Conseil. Les gouverneurs qui doivent composer avec des assemblées remuantes ont aussi l’habitude de commencer en insistant sur le rôle et l’importance des élus. Mais certains fonctionnaires ne prennent aucune précaution oratoire et entrent dans le vif du sujet, surtout lorsqu’ils estiment le travail des élus inefficace pour régler les difficultés du pays. Lorsqu’il s’agit en particulier d’améliorer, voire de sauver, la situation financière d’une colonie, ils n’hésitent pas à critiquer le fonctionnement de l’assemblée locale. Un des remèdes proposés régulièrement par l’Administration est bien sûr la création de nouveaux impôts, mesure que les conseillers refusent pour ne pas se couper de leurs électeurs. Exaspérés par les refus systématiques, les gouverneurs s’adressent très sèchement aux élus à qui ils conseillent de réfléchir, de « descendre au fond de leur conscience » et « de faire taire leurs préjugés ». On leur rappelle qu’ils sont là pour travailler aux affaires du pays et aider l’administration dans ce sens sans être les détracteurs systématiques et malveillants de tout ce qui émane d’une autorité régulière20.

20On trouve dans les rapports politiques mensuels envoyés au ministère des Colonies, l’opinion des gouverneurs sur les Conseils généraux dont ils présentent les divisions tout en essayant de réduire les clivages à de simples questions d’intérêts privés et en évoquant rarement les questions idéologiques. Certains gouverneurs n’hésitent pas à minimiser les divisions en les présentant comme des enfantillages ou la preuve que les membres des assemblées ne sont pas aptes à y siéger. En fait, les gouverneurs ont une piètre opinion de l’assemblée et de leurs membres. Beaucoup pensent que beaucoup de colonies ne sont pas mûres pour avoir des représentations élues et que la création des Conseils généraux fut, pour certains territoires, prématurée. Certains fonctionnaires ne supportent pas d’avoir à travailler avec ces assemblées « grisées par l’étendue de leurs pouvoirs et qui se figurent être de véritables parlements21 ». Les critiques contre les Conseils généraux ne sont pas rares et soulèvent en fait la question de l’exercice de la démocratie dans les colonies. Le gouverneur Danel, en poste en Indochine, à la Réunion et en Guyane, émet une opinion qui est assez représentative de celle de ses collègues. Il déplore que toute « idée de réforme de ces assemblées soit prise comme une atteinte à la démocratie et au suffrage universel22 ». Or, selon lui, la démocratie dans les colonies ne veut rien dire : un tel régime n’existe que par le suffrage universel mais ce dernier n’est que parodie. Le gouverneur souligne en effet le peu d’intérêt pour les élections de la part des votants comme de celle des éligibles qui « manquent ou se dérobent pour consacrer tout leur temps à leurs intérêt ». Comment, dans ce cas, parler de vie politique ? Le chef de la colonie poursuit en évoquant les « politiciens coloniaux », dont le seul but n’est pas de participer au développement du pays mais bien plutôt d’obtenir l’autonomie, voire l’indépendance, afin de pouvoir donner libre cours à leur propre ambition. Il souligne enfin, comme beaucoup de ses collègues, l’hostilité des conseillers généraux qui refusent tout contrôle du pouvoir central et tout rappel à la règle.

21C’est donc bien là la question des relations entre le pouvoir central et le pouvoir local qui est posée. Donner la possibilité à une colonie, du moins à une partie de sa population, de participer à sa gestion, c’est, pour certains gouverneurs, remettre en cause l’autorité dont ils sont dépositaires. Ils sont nombreux à remarquer que ces assemblées croient avoir, puisqu’elles sont issues du suffrage universel, un droit de regard sur l’Administration qui leur devrait obéissance. Mais, et c’est la raison de la plupart des heurts entre les deux protagonistes, « dès que l’Administration leur refuse quelque chose, elles crient au scandale, à l’autoritarisme et à la réaction. »

22Les incidents opposant les assemblées élues et les chefs de colonies sont nombreux malgré les appels à la conciliation émanant de l’administration centrale dont un des objectifs est de maintenir la paix politique à tout prix. La correspondance échangée entre les gouverneurs et le ministère témoigne de cette préoccupation. Quel chef de colonie ne rêverait pas de louer « l’attitude conciliante », « favorable » des conseillers avec qui il pourrait travailler dans « l’accord parfait » ? Mais rares sont ceux qui peuvent se vanter d’écrire souvent ce type de formule. Même si au début du séjour du gouverneur il existe comme un état de grâce, les relations s’enveniment très vite et les hostilités éclatent. Ce ne sont plus que récriminations de part et d’autre, chacun s’accusant d’être « inconstant », « incapable » et « réactionnaire », insulte suprême. Pour certains gouverneurs, lassés des attaques incessantes dont ils sont victimes, la seule solution résiderait dans la suppression totale de ces conseils qui refusent de coopérer.

23Pourtant les gouverneurs ne manquent pas de moyens pour affirmer leur autorité et rappeler à l’ordre les élus locaux. Ils peuvent, et ne se gênent pas pour le faire, annuler par arrêté les délibérations où des paroles outrageantes pour leur administration ont été prononcées. Ils n’hésitent pas à faire aussi appel à la justice lorsque des conseillers insultent un représentant de l’administration locale et donc, par là même, le chef de la colonie. Dans tous les cas, les gouverneurs sont publiquement soutenus et encouragés par leur administration, même si des rappels à l’ordre se font confidentiellement. Il en est de même lorsque, en dernier recours, le gouverneur se voit dans l’obligation de procéder à la dissolution de l’assemblée locale. Les écarts de langage répétés, la mauvaise volonté des élus qui sabotent les travaux en pratiquant l’absentéisme systématique au moment des discussions budgétaires, la multiplication des séances de discussion qui n’aboutissent pas sont autant de raisons qui peuvent amener un gouverneur à prononcer la dissolution qui devient effective après publication d’un décret. Mais la plupart du temps, les gouverneurs savent qu’ils se retrouveront devant les mêmes conseillers, juste un peu plus « remontés » contre l’administration, du simple fait d’avoir été renvoyés devant les électeurs.

24Les élus, par l’intermédiaire de leur président, ont la possibilité de correspondre directement avec le ministère mais dans des limites très strictes : ils peuvent présenter des réclamations « dans l’intérêt spécial de la colonie », « leurs opinions sur l’état et les besoins des différents services publics » mais il leur est strictement interdit d’émettre « des vœux politiques23 ». Or, il n’est pas rare de voir les présidents des Conseils généraux outrepasser leur droit d’expression en réclamant le rappel pur et simple d’un gouverneur. C’est avant tout le désir d’autorité et de contrôle de leur action que les élus locaux ne supportent pas. Évoquant le suffrage universel qui leur a donné cette position, ils n’hésitent pas à vouloir empiéter sur l’autorité des représentants du pouvoir central. Et c’est le cœur du problème : les élus sont les représentants de la population et estiment être souverains ; les gouverneurs doivent faire respecter les directives de l’administration centrale. Les conseillers généraux ne se contentent pas d’écrire au ministre pour obtenir gain de cause, ils interviennent aussi auprès des représentants de l’outre-mer au Parlement et dans les journaux métropolitains. à chaque fois revient, comme un leitmotiv, la question du contrôle exercé par le gouverneur sur l’assemblée qui fait du chef de la colonie un « satrape » usant de l’arbitraire. Le ministère, quant à lui, est sans équivoque lorsqu’il répond et rappelle « qu’il n’entre pas dans [les] attributions [des élus] de demander au pouvoir central le déplacement, le maintien ou le remplacement d’un fonctionnaire nommément désigné24 ».

25Si les Conseils généraux « donne[nt] le moyen de s’opposer à ce qu’on appelle l’arbitraire des gouverneurs et de leur conseil privé mais aussi d’avoir un regard sur la gestion des affaires de la colonie25 », leur existence pose la question de l’administration coloniale. Nombreux sont ceux, y compris chez les avocats de la colonisation, qui dénoncent dans les gouverneurs des autocrates qui « finissent par perdre la mesure des choses, par se croire appelés aux plus hautes destinées, par tout sacrifier à leurs propres intérêts pour n’avoir d’autre guide que leur bon plaisir26 » ; d’autres déplorent le fait que les gouverneurs soient à la tête de territoires où « il n’y a rien, ni personne qui puisse s’opposer27 » à leur caprice omnipotent. Louis Henrique-Duluc compare les gouverneurs à des satrapes orientaux qui par « leurs agissements [...] donnent raison aux défenseurs de la centralisation à outrance28 ».

26Et c’est bien là la question : doit-on continuer, en cette fin du XIX^e siècle, à régir les colonies de la métropole, centralisation à la française, ou, au contraire, leur accorder une certaine autonomie sur le modèle britannique. Le problème n’a jamais été résolu : la France hésitant toujours entre les deux systèmes, accorda une certaine liberté à des colonies comme l’Indochine ou l’AOF tout en imposant ses directives à d’autres territoires gérés comme des départements métropolitains. De plus, laisser une certaine autonomie aux colonies pose la question de la place et du rôle des assemblées locales comme les Conseils généraux dont les attributions devraient être étendues, surtout face aux gouverneurs. Les représentants du pouvoir central sont considérés par les adversaires de la centralisation comme un frein au développement des colonies. Leur attitude « arbitraire » ne peut que décourager les bonnes volontés coloniales incarnées par les notables locaux qui siègent dans les assemblées. On s’inquiète du sort des colons soumis au despotisme des gouverneurs. Les organes de presse, tenus par ces mêmes colons, se font l’écho de ces craintes et essaient, au travers de leurs articles, de convaincre la métropole, que les colonies pourraient se débrouiller sans ses représentants.