Circulations internationales et savoirs d’État au XVIII^e siècle

1Même si la fin du XVII^e siècle est souvent identifiée à l’affirmation de l’absolutisme en Europe1, le renforcement du pouvoir royal qui est aussi celui de l’État ne fait pas pour autant disparaître le principal ministre, surtout quand celui-ci contrôle les finances2. Nouveaux héros des récits historiques du XVIII^e siècle puis sujets d’éloges académiques, les principaux ministres remplacent peu à peu les grandes figures militaires. Comme le rappelle l’un de ses panégyristes en 1773, Colbert, « ministre et confident de son roi pendant vingt-cinq ans, eut sur le destin de l’État une telle influence, qu’à sa mort, il ne resta au Monarque d’autre gloire à acquérir que celle que produisent les grands revers, soutenus par un courage héroïque3 ». De véritables modèles d’ordre et de clarté sont ainsi diffusés à l’échelle européenne.

2Le fondement du pouvoir de ces ministres a surtout fait l’objet d’analyses sociales et les historiens ne se sont guère interrogés sur les raisons intellectuelles qui président à leur choix ou à leur maintien au sommet de l’État durant de nombreuses années4. Au siècle des Lumières, les principaux ministres n’apparaissent plus seulement comme des hommes de pouvoir mais aussi comme des hommes de savoir. « Rosny, avant qu’il n’entrast en cette charge, s’estoit pourveu de toutes les connoissances nécessaires pour s’en bien acquiter5. » L’éloge de Colbert est également devenu plus complexe :

« Pour bien louer Colbert, il faudroit savoir administrer comme lui et écrire comme Bossuet. Sans les lumières qui font les Ministres, l’Orateur ne peut qu’arranger des mots et leur donner une pompe imposante, sous laquelle l’homme d’État ne voit que stérilité d’âme et froideur de génie ; sans l’imagination et la sensibilité qui font l’éloquence, l’esprit, desséché par les combinaisons arides de la Finance et du Commerce, voit les traits qui caractérisent le grand Ministre ; il ne trouve pas de couleurs pour le peindre6. »

3Voilà bien le paradoxe des années 1760-1770 : alors la science de l’administration ou des finances continue de devoir échapper à celui qui « ne tient pas la queue de la poêle », des écrivains se mêlent d’en rendre publiques les « combinaisons7 ».

4À l’historien cependant s’offrent les traces de ces principaux ministres, mémoires, « pièces », collections, ensembles de papiers parfois d’apparence hétéroclite qui commencent à être étudiées pour elles-mêmes8. Que donnent-elles à voir ? La nécessité de donner au prince les moyens de sa puissance impose une imagination constante et une quête non moins obstinée d’informations et de savoirs d’accès malaisé, bien loin d’un supposé « flot9 ». Cet effort associe plusieurs individus et démultiplie les positions au fil des carrières. Dans le même temps, leur tâche se complique considérablement devant l’ampleur des compétitions politiques du XVIII^e siècle qui placent les États devant des enjeux financiers inédits mais qui paradoxalement font aussi circuler grands principes économiques et « petits outils » conçus dans la routine10.

5Les savoirs d’État sont bien le produit d’amalgames multiples, de détours du savoir complexes, à propos desquels le point de vue de l’administrateur permet de démêler quelques fils. Croisée à l’échelle européenne, l’étude du travail de l’administrateur révèle l’intrication constante des livres et des projets qui précèdent les « combinaisons des Finances et du Commerce ». Elle permet aussi de formuler quelques propositions quant aux formes et finalités des circulations qui le sous-tendent. Si des « chaînes de publication » forment toile, si les mobilités suscitent et renforcent les croisements, pratiques et agendas suivent-ils pour autant d’un même pas dans les différents États ?

6Quoi qu’en pense l’historiographe de Sully11, il n’est guère possible d’arriver en fonction avec tout le savoir requis : le travail de l’administrateur requiert de l’assiduité et de la persévérance tout au long d’une carrière le plus souvent faite d’éclat et de disgrâce.

7Le XVIII^e siècle est assurément le siècle de la philosophie. Dans le même mouvement, à la charnière des XVII^e et XVIII^e siècles, la réflexion sur les principes économiques devient indissociable de la pratique administrative. En dépit du secret qui continue de peser sur les savoirs d’État, les donneurs d’avis, souvent bien insérés dans l’administration, recourent à la publication et constituent ainsi le premier socle de l’économie politique. Le courant arbitriste en Espagne12, le « brain trust » de Léopold I^er13 et les « lecteurs » de Louis XIV14 rendent publiques leurs réflexions et leurs propositions, tout comme les pamphlétaires anglais au sortir de la guerre de Succession d’Espagne15. Sans doute ne faut-il pas sous-estimer le retentissement européen de ces ouvrages destinés à sortir l’Europe de la crise profonde qui la frappe au tournant des XVII^e et XVIII^e siècles. Le physiocrate Dupont le reconnaît lui-même :

« Et l’Europe fut inondée d’un déluge d’Ecrits sur la législation, sur l’Agriculture, sur le Commerce, sur les Manufactures, sur la Populations, etc. M. Melon16 plaidoit pour le luxe ; M. Dutot17 plaidoit contre ; d’autres se tenoient entre deux. Les uns réclamoient la Dixme Royale ; cette erreur du grand sage, du trois fois bon Vauban18, qui ne savoit pas ce qu’étoit que le produit net et qui n’avoit pas pensé que les frais de culture ne devoient pas être soumis à l’impôt. Les autres demandoient des droits sur les consommations19. »

8La puissance d’une nation n’est plus seulement militaire et ne se mesure plus par la seule concurrence entre États. L’exercice effectif de l’autorité du souverain sur ses richesses, en particulier par le fisc, et l’accroissement de l’échange deviennent des facteurs déterminants. Ce qui distingue le XVIII^e siècle, c’est l’importance croissante accordée, à travers bien des aléas et des contradictions, à l’administration des hommes et des choses. Une distribution égale des richesses dans l’espace par la facilité de la circulation est la condition de la puissance du royaume20. L’essor de la librairie européenne, dans lequel les livres d’économie politique ont toute leur place, favorise la diffusion et surtout la discussion des idées nouvelles21. Si les langues semblent façonner des espaces de réception – l’ouvrage de Hörnigk22 est plusieurs fois réédité entre Leipzig et Vienne –, le succès de la Dîme royale n’en est pas moins européen, tout comme le traité d’Uztáriz connaît un succès tardif mais réel dans l’adaptation qu’en donne Véron de Forbonnais23. Déjà Boisguilbert fustigeait le monopole détenu par les Italiens qui prétendaient disposer d’une science de la finance comme moyen de s’approprier des deniers. Ainsi « les livres anglais contiennent de bonnes propositions que l’on ne trouve pas dans les livres allemands24 », mais c’est l’expérience acquise dans les comptoirs français en Espagne et la maîtrise de la langue anglaise qui permettent à l’« école de Gournay » de jouer un rôle de passeur dans la diffusion du libéralisme économique et dans la lente réappropriation par les administrateurs de la science des finances25. La superposition des catalogues de bibliothèques fait ainsi émerger un ensemble de principes communs qui signale l’importance européenne de Montesquieu et de son secrétaire Melon, de « l’école de Gournay » avant l’appropriation de la physiocratie et la réception d’Adam Smith26.

9Souvent juristes de formation, les administrateurs se distinguent désormais clairement des hommes de lois, même si Thomas von Fritsch peut encore fustiger en 1763 l’« esprit de robe », tout comme « l’esprit savant » qui se limite à connaître par cœur les interdictions27. Les éloges du ministre philosophe, des manuels caméralistes28 à la préface de l’Administration des finances de la France (1784) de Necker en passant par l’Éloge de Gournay publié par Turgot dans le Mercure de France (1759) et les Meditazioni sulla economia politica (1771) de Pietro Verri, insistent sur cette distinction :

« En un mot embrasser dans toute son étendue et suivre dans ses révolutions continuelles l’état des productions naturelles, de l’industrie, des finances, des richesses, des besoins et des caprices même de la mode chez toutes les nations que le commerce réunit pour appuyer sur l’étude approfondie de tous ces détails des spéculations lucratives, c’est étudier le commerce en négociant, ce n’est encore qu’une partie de la science du commerce. Mais […] saisir ces rapports compliqués par lesquels le commerce s’enchaîne avec toutes les branches de l’économie politique ; apercevoir la dépendance réciproque du commerce et de la population sur la force des États, leur liaison intime avec les lois, les moeurs et toutes les opérations du gouvernement […], c’est l’envisager en philosophe et en homme d’État29. »

10Pour autant, cette distinction progressive entre savoir juridique et négociant d’une part et savoir (philosophique) d’État d’autre part n’annule pas la forte dimension internationale de l’éducation première, celle-là même dispensée par les collèges, jésuites et autres, les bureaux de négoce ou les cours de statistique des universités allemandes, qui inclut la connaissance des pays étrangers et celle du droit commun (romain)30. Le Parfait négociant de Savary et le Grand Trésor historique et politique du commerce des Hollandois de Huet (1712) reviennent ainsi régulièrement dans les bibliographies de science camérale31. Savoir négociant et savoir de l’honnête homme se rejoignent toujours dans l’étude de l’histoire des grands pays d’Europe pour lesquels le commerce est une source majeure de puissance.

11Les administrateurs des années 1760-1770 sont devenus des hommes du livre en possession de larges bibliothèques européennes qu’ils enrichissent régulièrement. Et quand il s’agit de Thomas von Fritsch, fils de l’éditeur du Teutscher Christenstaat32 et des Acta Eruditorum33, de Karl Firmian34 dont la bibliothèque de près de 40 000 ouvrages est visitée par les administrateurs étrangers dont Jean-Charles Trudaine35, de William Shelburne36 qui emploie Joseph Priestley comme bibliothécaire, le livre est bien devenu un élément de pouvoir. « L’école de Gournay » a su se placer au centre de l’administration des choses. Encore faut-il insister sur la longévité et la postérité de ce groupe d’« amis » et souligner qu’il ne s’agit aucunement, du point de vue de l’organisation des pouvoirs, d’un cas exceptionnel en Europe. Les administrateurs s’assemblent entre hommes du livre jusqu’à former de véritables partis, à la fois réunis par des liens familiaux et soudés par une culture économique commune, dont le but ultime est la réforme. Les disciples de Gournay passent à sa mort sous la protection des Trudaine père et fils et continuent de promouvoir les réformes économiques et fiscales37. De même, le chancelier Kaunitz, dont Necker salue la politique personnelle dans la préface de l’Administration des finances de la France, met à profit sa nomination à la Chancellerie d’État pour transformer les institutions et installer ses « amis », dont les frères Zinzendorf, à leur tête38. Dans une Saxe encore affaiblie par la conquête prussienne, Fritsch prend la tête de la Commission de Rétablissement où il rassemble « ceux qui lui ressemblent39 ». Firmian installe le nouveau Conseil de commerce où il nomme les esprits inventifs de l’Accademia dei Pugni40. Ces liens de parenté doublés de liens intellectuels forment autant de cercles vertueux, que l’on identifie les groupes à partir de leurs patrons ou que l’on superpose les bibliothèques.

12Constater les lieux ou principes communs d’une culture partagée n’explique pourtant pas comment les fils ont pu se croiser. En effet, les livres d’économie politique présents dans la bibliothèque des administrateurs allemands ne sont pas proposés à la vente dans les catalogues de foire de Leipzig, ni même mentionnés dans les bibliographies et les périodiques spécialisés « patriotiques » qui se développent pourtant plus précocement qu’en France. Enfin, pour l’historien qui étudie le travail des administrateurs, ce ne sont pas les bibliothèques qui s’imposent d’abord mais les papiers qui conjuguent notes de lectures et observations directes sur le terrain qui elles-mêmes supportent les « raisonnements41 ». L’usage d’accumuler des mémoires et des pièces, autographes ou rédigés par d’autres, et de les conserver par devers soi se maintient jusque dans le XIX^e siècle et n’exclut aucunement l’organisation de dépôts publics. Il s’agit pour l’administrateur non seulement de conserver la mémoire de son action mais plus largement de se donner les moyens de former des projets. Or, ces fonds comportent également une part manuscrite transnationale, produit autant de collectes et de dons que d’interactions réitérées dont il convient aussi d’étudier les formes et les finalités42. De fait, tout au long de leur carrière, les administrateurs multiplient les contacts à des niveaux divers et dans des fonctions multiples et engrangent, sur des « routes invisibles » (D. Roche) qui se superposent, des amitiés pourvoyeuses de livres et de mémoires.

13Pour voir et se procurer sur le terrain des connaissances nouvelles, l’administrateur voyage et pratique différentes formes de voyage qu’on ne saurait dissocier à l’échelle d’une carrière. Le grand tour peut servir de matrice à une tournée commerciale qui peut, à son tour, se transformer en mission administrative43. L’itinéraire complexe d’Adam Smith, précepteur du beau-fils de Charles Townshend en montre toutes les virtualités : après un long séjour au sein des sociétés de Toulouse puis de Paris, il commence finalement à rédiger par désoeuvrement La Richesse des nations avant de revenir à Londres conseiller le chancelier de l’Échiquier Townshend44. La proximité avec les négociants qui met l’administrateur en contact avec d’autres mondes et estompe les frontières sociales demeure essentielle. Seignelay, fils de grand commis, Thomas von Fritsch, fils de libraire, et Ludwig von Zinzendorf, aristocrate autrichien de très ancienne noblesse, vont en Hollande et Angleterre découvrir le monde de l’armement maritime, tandis que Hume, fils de pasteur qui s’essaie au commerce à Bristol, passe trois ans en France. Il est finalement difficile de départager entre les usages privés de formation ou de prospection commerciale et un usage public d’information du prince, la destination finale des relations, souvent très précises, étant finalement mal connue. Encore le voyage est-il souvent réitéré dans d’autres contextes et d’autres positions. Ainsi Hume qui ne parvient pas à obtenir une chaire à l’université d’Edimbourg voyage à nouveau en 1746 comme précepteur puis secrétaire du général Saint-Clair qu’il accompagne à Vienne et Turin45. Ou le voyage par personnes interposées sert à actualiser un carnet d’adresses, ainsi Karl von Zinzendorf à Paris en 1767 ou Alessandro Verri, frère de Pietro qui s’appuie davantage sur les relations de son frère depuis Milan (Trudaine) qu’il n’utilise la récente gloire de Beccaria qu’il est censé accompagner dans son périple parisien46.

14Mais ce sont surtout la guerre et la paix et plus encore la négociation qui jouent un rôle déterminant dans la formation d’un monde d’interconnaissance. Les représentants des princes et plus particulièrement leurs secrétaires sont traditionnellement chargés de recueillir des informations sur le fort et le faible des États auprès desquels ils sont envoyés. Ils se forment au passage, acquérant livres et manuscrits au fil de leurs contacts, actualisant leurs connaissances par l’observation d’agendas étrangers. La mission diplomatique est donc un passage obligé et déterminant dans la carrière. Fritsch effectue ainsi de 1739 à 1741 des missions diplomatiques à Paris et à Lunéville qui l’introduisent dans les milieux politiques parisiens. Bibliothécaire du corps des avocats d’Edimbourg, Hume obtient finalement un poste de secrétaire d’ambassade puis d’attaché diplomatique à Paris de 1763 à 1767 qui lui donne sa notoriété européenne et lui ouvre une carrière comme sous-secrétaire d’État dans le ministère Townshend. Déjà Vauban, bien connu des communautés piémontaises qui dénonçaient dans le nouveau cadastre parcellaire une tentative d’introduction de la dîme royale, affinait sa connaissance de l’Europe politique et s’y imposait par l’intermédiaire de son ami et ambassadeur auprès des cantons suisses, le marquis de Puysieulx et par la fréquentation du salon de la sœur du marquis de Torcy47. Les détours du savoir deviennent, au fil des circulations, complexes à saisir. Ainsi Pietro Verri découvre-t-il les ouvrages et traductions du groupe de Gournay à la Bibliothèque impériale de Vienne, précisément dans le lieu où Kaunitz et Ludwig von Zinzendorf, respectivement ambassadeur et secrétaire d’ambassade à Paris de 1750 à 1753, les ont fait déposer avant d’en prescrire l’usage à Joseph von Sonnenfels pour rédiger le manuel destiné à la nouvelle chaire de science camérale de l’université de Vienne48. Les systèmes diplomatiques fondés sur les alliances ou infléchis par les ouvertures apparaissent finalement comme le cadre privilégié des échanges. Ainsi peut-on situer en première analyse la mission Harvoin du nom du receveur des finances envoyé « voir » les cadastres parcellaires du Piémont et de l’État de Milan entre 1763-1764 à l’issue d’une proposition de l’ambassadeur de Piémont relayée par la bonne volonté du plénipotentiaire de Milan Firmian dans le cadre de l’alliance autrichienne49. L’échange sous couvert diplomatique donne l’accès aux bureaux, ce qui le différencie de tournées plus informelles. L’extension de la tournée de Karl von Zinzendorf suit ainsi les traces d’Harvouin, mais en multipliant les échanges en quelque sorte à la marge, au sein des oppositions politiques. La moisson de mémoires et de pièces n’en est pas moins fructueuse50.

15Pourtant ces contacts dans les capitales européennes, même réitérés, demeurent rares : quelques entrevues directes, lettres ou salutations par des tiers semblent suffire. Leur rareté en fait aussi le prix car ils sont aussi fondés sur la confiance. Un espace relationnel européen se développe qui emprunte finalement bien des traits à la République des lettres. Dans un monde fondé sur la recommandation et la connivence, l’appartenance à l’Académie française (abbé de Saint-Pierre) ou à l’Académie des sciences (Vauban, Trudaine) confère ainsi un prestige particulier qui fait également de ces personnages des autorités en matière de fiscalité. La supercherie d’un bilan des finances françaises qui tente de prouver leur équilibre est ainsi dévoilée par l’évidence de la fausse attribution : « Ce mémoire ne peut pas être de M. Trudaine51. » Les Trudaine, intendants des finances en charge des impôts indirects de père en fils jouent à la fois un rôle de membres honoraires et de broker qui distribuent parcimonieusement légitimité et service – Pietro Verri n’obtient pas la traduction de son traité d’économie politique. La confiance se mesure aussi à la capacité à capter les voyageurs et à en gratifier quelques-uns soigneusement choisis de mémoires luxueusement reliés, tels Vauban et les diverses reliures de la Dîme royale, Firmian et la Relazione de Pompeo Neri en charge du cadastre de Milan que son auteur ne distribue pas52, Fritsch et L’Esprit et le système du gvt de la Saxe depuis la mort de feu roi Auguste III53 ou encore Kaunitz et le plan de finances de Ludwig von Zinzendorf54. Cette circulation limitée à quelques pairs a finalement moins à voir avec le dévoilement public de principes ou de chiffres, voire même avec un partage d’instruments entre experts qu’avec une cérémonie de l’information qui légitime un nombre restreint de livres, d’entreprises et de pouvoirs, plus particulièrement le cadastre parcellaire et l’amortissement.

16À distance des ars apodemica55, de l’espionnage et de la désinformation56 qui ne répondent plus à l’attente des administrateurs, des communautés de savoir et de pouvoir créent cependant leur propre univers d’échanges, progressivement distinct de l’univers diplomatique et savant qui ont encore partie liée et font ainsi circuler non seulement des livres et des projets manuscrits, mais aussi des « écritures » d’État qui ne peuvent faire l’objet que d’une publicité restreinte. Les administrateurs se procurent ainsi directement non pas des chiffres sur le fort et le faible des États qui innovent ou des raisonnements de « projecteurs », reproductibles par tout à chacun, mais des mappes, des « modèles », des « pièces de manutention », des « plans fictifs », pièces qui au demeurant ne se trouvent plus aujourd’hui dans les fonds des archives diplomatiques57. Car il s’agit en dernier ressort de « prendre les connaissances les plus détaillées de la manière dont il y a été procédé, et des avantages ou inconvénients qui peuvent en résulter, relativement aux différences des climats et des loix et usages qui gouvernent les Paÿs qui sont sous differentes dominations58 ». Et sur ce point, l’échange, l’interconnaissance, le « contact de bouche » atteignent leurs limites, comme le montre la déception de l’envoyé Harvouin à la réception de la réponse de Pompeo Neri à son questionnaire. En effet, recueillir des projets ou des instruments n’est que le début d’un long processus d’adaptation des instruments nouveaux à des contextes juridiques différents. Car paradoxalement si l’information circule davantage, il semble en même temps que le retour de la théorie des climats éloigne la perspective d’un transfert direct des réformes sans même aborder les contextes sociaux59. L’introduction du cadastre général est ainsi abandonnée en France au début de 1768, dans la Monarchie des Habsbourg en 1791, mais le travail administratif ne cesse pas sur cette « opération » qui devient finalement effective dans ces deux États au début du XIX^e siècle dans des contextes sociaux et politiques pourtant très dissemblables.

17Ainsi, tout au long du XVIII^e siècle, la science des finances et la réforme se construisent, de concert mais non simultanément, en articulant réflexion sur les principes, expérimentation administrative, publication restreinte et appel au public, tel un amalgame complexe qui échappe à l’écrivain mais dont les archives des administrateurs conservent encore la trace. Il faut en effet autant « faire savoir que l’on a su faire » (Karl von Zinzendorf) qu’apprendre de l’extérieur, autant maîtriser l’agenda politique que s’assurer un avantage dans une organisation, toutes nécessités qui dilatent les frontières de l’État ou de l’espace national sans en faire disparaître les contraintes.