Introduction

1Le préfixe anti, suivi d’un adjectif substantivé, a fait naître une série de mots à la terminaison en isme qui balisent les contours du paysage politique du XX^e siècle français. La plupart de ces néologismes naissent à la fin du XIX^e siècle ou au début du XX^e siècle1, quand les « camps » politiques se cristallisent autour d’idéologies elles-mêmes définies et résumées par des mots en isme (anarchisme, libéralisme, nationalisme, radicalisme, socialisme) et correspondent au besoin qu’a chaque camp de se mobiliser autour d’une « idéologie négative »2 qui identifie un adversaire à combattre par rapport auquel on se définit.

2Certains de ses mots sont, ou ont été, constitutifs d’identités politiques de gauche (anticléricalisme, anticolonialisme, antifascisme, antimilitarisme, antiracisme, antilibéralisme aujourd’hui), d’autres de droite (antimarxisme, antiparlementarisme) ou d’extrême droite (antisémitisme), d’autres encore étant transversaux aux gauches et aux droites, comme l’antigaullisme3 et surtout l’anticommunisme, qui associa longtemps toutes les droites et une partie des gauches dans le rejet commun d’un « corps étranger » à la France et/ou à la gauche4. Si certains de ces vocables ont connu une vie éphémère (songeons à l’antigaullisme), d’autres ont cristallisé des phénomènes de plus longue durée. L’anticléricalisme a été, tout au long du XIX^e siècle et jusqu’en 1914 en tout cas, une puissante idéologie mobilisatrice dont les échos affaiblis se font encore entendre dans la France du second XX^e siècle. De même, l’anticommunisme a été, selon ses historiens, « une des clés d’explication de la France depuis le lendemain de la Première Guerre mondiale5 » au moins jusque dans les années 1980. L’anticolonialisme, très minoritaire avant 1939, est à la fois un facteur de division et de recomposition des gauches dans les années 1950 et 19606. Quant à l’antisémitisme, son caractère protéiforme et ses successifs changements d’axe en font une idéologie pérenne, enjambant plusieurs siècles7. Ces objets politiques ont généralement trouvé leurs historiens, donné lieu à des synthèses aux conclusions, au moins partiellement, reconnues et sont devenues de ce fait des objets historiographiques : un ouvrage de référence comme le Dictionnaire historique de la vie politique française au XX^e siècle propose ainsi des notices synthétiques sur l’anticommunisme, l’antisémitisme, l’antiparlementarisme, mais aussi l’antiaméricanisme8.

3L’antifascisme ne présente pas ces caractéristiques. Au cœur de la dynamique comme de la mémoire du Front populaire, doté d’une légitimité supplémentaire par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, il est un phénomène de longue durée, riche d’usages multiples, et toujours constitutif aujourd’hui des identités politiques de gauche et surtout d’extrême gauche, dans ses composantes libertaires et trotskistes9. Le célèbre mot d’ordre, « Le fascisme ne passera pas », apparu au lendemain de l’émeute parisienne du 6 février 1934, et transformé en le non moins célèbre No pasaran après son passage outre Pyrénées en 1936, était toujours scandé dans les manifestations du 1^er mai 2002 après la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle, No pasaran désignant alors le titre d’une revue libertaire française. Au printemps 2007, Nicolas Sarkozy, alors candidat de l’UMP, fut « hitlérisé » selon le registre discursif et les procédés réservés au président du Front national : affiches barbouillées, cris contre « Sarko facho », etc.10. La consultation du plus puissant et du plus usité moteur de recherche sur le net fait apparaître 240 000 références à l’appel de son nom, contre 107 000 pour l’anticommunisme, 127 000 pour le plus récent antilibéralisme et 88 100 pour le plus ancien anticléricalisme11. Il faut ajouter, même si la question ne sera pas abordée ici, que l’antifascisme a une dimension internationale12. Revendiqué par les exilés politiques ayant fui le régime de Mussolini, brandi dans la guerre civile espagnole, il forme le socle de la Résistance puis de la première République italienne avant d’être instrumenté dans le bloc soviétique : le mur de Berlin construit en 1961 n’est-il pas dénommé, pour tenter de le légitimer, « rempart antifasciste » (antifaschistischer Schutzwall) par les dirigeants de la RDA ?

4L’antifascisme reste pourtant un objet sous déterminé, peu historicisé et mal circonscrit, qui n’a jamais donné lieu à une investigation historique sur l’ensemble de la période13. Il est vrai que sa définition même est problématique, à la fois du fait de la nature de son antagoniste, plus difficile à délimiter que le « communisme », et parce qu’elle est d’emblée marquée par la polémique. Dans la brochure qu’il consacre en 1936, à la veille d’élections décisives, à L’antifascisme, Pierre Poussard, une des plumes du Centre de propagande des républicains nationaux, officine créée en 1927 par Henri de Kérillis pour alimenter les campagnes électorales des droites, pose bien le problème, en des termes promis à un bel avenir historiographique14. Faisant, à juste titre, de l’antifascisme, le « ciment du Front populaire », il note que les forces de gauche « surprises dans leurs désaccords par le mouvement populaire du 6 février 1934 » se sont regroupées derrière un nom, le Front populaire qui élargit aux communistes le cartel de 1924 et grâce à « une mystique », l’antifascisme qui s’appuie davantage sur une « position sentimentale » que sur la vérité des faits : « on ne cherche pas pour le connaître à définir le fascisme, on recouvre de son nom les éventualités que l’on craint et les hommes que l’on attaque » alors même que « nous ne trouvons pas dans le camp national de mouvement qui se réfère à l’idéologie et aux méthodes du fascisme ». L’antifascisme reposerait sur une mystification, une imposture intellectuelle et politique attribuant aux droites nationales et aux principales Ligues une identité qu’elles rejettent, et qui n’est d’ailleurs pas réellement définie. Cette approche est reprise en 1963 dans le petit livre pionnier, et toujours stimulant, de Jean Plumyène et Raymond Lasierra, qui distinguant le « fascisme » réel du fâschisme des antifascistes, suggèrent que l’antifascisme est, avant tout, un mode de mobilisation des partis de gauche contre un fâschisme imaginaire15. Sur un mode polémique, le vieux compilateur d’extrême droite Henry Coston, auteur d’un fameux Dictionnaire de la politique française, souvent présent au rayon des usuels dans les salles de lecture des bibliothèques publiques, écrit : « Avant la guerre, l’antifascisme était le ciment du Front populaire et, en général, de la gauche et de l’extrême gauche. Depuis, la terminologie communiste a fait du mot antifasciste le synonyme de communiste, transformant ainsi tout non communiste – à plus forte raison tout anticommuniste, en fasciste16. »

5L’autre difficulté rencontrée dans l’approche de l’antifascisme tient à la définition, tout aussi problématique, de son antagoniste, le « fascisme », un des objets sans doute parmi les plus discutés par l’historiographie, alimentant une surabondante bibliographie17. Pourtant, comme le constatait Robert Paxton en 2004 : « Bien que de multiples interprétations et définitions du fascisme eussent été proposées aucune n’a fait l’unanimité en tant qu’explication entièrement satisfaisante du phénomène18. » Nous ne reprendrons pas ici la discussion générale qui oppose, aux deux pôles extrêmes, les tenants d’un pan fascisme englobant dans cette catégorie tout mouvement, régime ou production idéologique prônant ou menant une politique autoritaire, liberticide, nationaliste et généralement xénophobe19 et les tenants, comme l’historien américain Gilbert Allardyce, d’un monofascime réservant l’usage de l’étiquette à sa matrice italienne20. Qu’il suffise au lecteur de savoir que nous pensons que le fascisme a bel et bien existé, à des échelles diverses, dans la plupart des pays européens entre 1922 et 1945, mais qu’il désigne spécifiquement à son stade mouvementiste, le seul qui nous intéresse ici, « une droite extrême vécue dans un style de gauche extrême »21 tendant à projeter une communauté nationale épurée et régénérée vers une aventure impériale et belligène. Nous ne reprendrons pas non plus ici la discussion particulière qui opposerait les tenants d’une « école du consensus » à ceux qui estiment que la France des années 1930 fut marquée par une présence massive du fascisme, incarnée, pour l’essentiel, dans le mouvement Croix de Feu22. Ici aussi, en lien avec la définition qui précède, nous pensons que le fascisme stricto sensu tient, sans être inexistant, une place secondaire dans la France de ce temps, les réactions autoritaires à la crise du régime républicain étant essentiellement portées par des hommes et des forces s’inscrivant dans la lignée monarchiste, reconfigurée par Charles Maurras et l’Action française, ou dans la tradition plébiscitaire et boulangiste. Mais là n’est pas l’essentiel si, comme on le sait bien aujourd’hui, « une idée fausse est un fait vrai » ou, comme l’affirmait déjà Karl Marx : « Quand une idée s’empare des masses, elle devient une force matérielle23. » C’est l’antifascisme, et non le fascisme qui est l’objet de notre étude. Or, celui-ci concerne exclusivement ceux qui se désignent comme antifascistes, parlent la langue et développent les pratiques de l’antifascisme24. Ce qui importe n’est donc pas la définition exacte de leur adversaire ou la légitimité académique de leur hypothèse, mais l’assurance que cet adversaire relève du « fascisme » et s’inscrit de ce fait dans une lignée spatio-temporelle qui associerait Hitler, Franco, Mussolini, Salazar et, plus tard, Pétain, Pinochet, les colonels grecs de Z, la junte argentine du général Videla, les « tontons Macoutes » de Duvalier en Haïti et Jean-Marie Le Pen, tous puisant, quand il s’agit de la France, dans l’héritage réactionnaire, monarchiste et bonapartiste. L’antifascisme, tel que nous l’entendrons ici, est affaire de représentation. Celle-ci fonctionne de toute façon aux yeux de l’historien, que la représentation soit légitime ou non.

6Pour autant, le double obstacle que nous avons signalé a lourdement pesé sur l’historiographie française de la question. Celle-ci a, jusqu’ici, emprunté trois voies principales. La première, sans s’interroger sur la généalogie et la nature de son objet, prend acte, à la façon des dictionnaires, de l’existence de personnes et de courants « hostiles au fascisme et, par extension, aux régimes analogues, aux tendances totalitaires, à l’extrême droite25 ». C’est dans cette voie que Jacques Droz publie en 1985 une synthèse pionnière sur L’Histoire de l’antifascisme en Europe. Relevant les difficultés d’établir une définition générale de l’antifascisme, du fait de l’absence de consensus entre les historiens sur sa nature et de « la complexité des tendances qui se dissimulent sous ce terme »26, il ne s’y essaie pas, préférant centrer son travail sur les gauches européennes et l’énumération de leurs activités antifascistes : recension et typologie des forces politiques et associatives, tactiques partisanes, analyses et publications27.

7En 1990, Annie Kriegel s’intéresse au contraire, dans un article de la revue Commentaire, à la force motrice de l’antifascisme, qu’elle voit dans l’Internationale communiste (IC) et ses partis, au premier chef le parti communiste français, principal parti communiste en Europe après la destruction par les nazis du KPD en 193328. Déduisant de la nature de ses partis, projections de « l’État-parti » soviétique et de leurs multiples revirements que l’antifascisme est le « mythe stalinien par excellence », elle le caractérise comme un « concept à éclipses », dont l’usage atteint un sommet avec la guerre d’Espagne, avant d’être abandonné brutalement de 1939 à 1941, dans la période du pacte germano-soviétique, puis de connaître « la plus glorieuse des remontées au soleil de l’histoire » de 1941 à 1945. L’antifascisme est aussi, selon elle, un « concept à géométrie variable » qui peut restreindre ou étendre à l’infini le champ de définition de l’ennemi et un « concept fusionnel » postulant une indifférenciation de principe entre fascisme, nazisme et nationalismes autoritaires. Dans la décennie suivante, cette ligne interprétative donne lieu à d’intenses débats, autour du livre de François Furet, Le Passé d’une illusion associant toujours antifascisme et communisme, le premier étant invariablement « manipulé » ou structuré par le second, auquel il donne, après 1934, un second souffle et ouvre « un nouvel espace politique »29. Dans son style inimitable, Alexandre Adler n’écrit pas autre chose, affirmant dans son essai sur Le communisme, que « le communisme antifasciste qui prend naissance entre le 6 février 1934 à Paris et les barricades de Madrid et de Barcelone en 1936 va continuer à irradier de ses rayons l’ensemble de l’Europe du Sud-Ouest jusqu’au milieu des années 1970, créant ainsi une géopolitique particulière de cette région du monde où l’influence communiste ne se démentira pas30 ». François Furet, qui, à la suite d’Annie Kriegel, fait de l’antifascisme une « tactique intéressée et circonstancielle » reposant sur le mensonge, reconnaît néanmoins que se cristallisait alors à gauche une « culture antifasciste de masse », à la fois « indépendante et pourtant inséparable du communisme »31, mais il ne s’y intéresse pas vraiment, lui déniant d’ailleurs tout véritable contenu32. Plus récemment, Pierre-André Taguieff, dans un ouvrage très documenté traitant des illusions et impasses du « progressisme », s’inscrit à son tour dans cette approche, relevant que l’antifascisme est « un isme fabriqué sur la base d’intérêts et de passions légitimes, et de bonnes raisons d’agir (combattre le danger hitlérien) » mais qu’il est devenu « un instrument idéologique puissant de la propagande communiste, utilisé de façon systématique par les Soviétiques et leurs réseaux pour disqualifier leurs adversaires33 ». Le principal apport de son ouvrage est cependant de circonscrire un « néo-antifascisme » qui, depuis les années 1980 prolongerait et reconfigurerait le vieil antifascisme en le structurant autour d’un antiracisme routinisé et d’un « antinationisme radical »34. L’histoire de l’antifascisme se prolongerait ainsi, en France et en Europe occidentale, en ce XXI^e siècle commençant, sous la forme d’une « vaine agitation militante contre un ennemi inexistant »35, les grandes formations politiques classées géographiquement à l’extrême droite (Front national français, Vlaams Belang flamand, Ligue du nord en « Padanie », Union du centre en Suisse) ne relevant pas du fascisme, mais, pour l’essentiel, d’un national-populisme largement inédit dans ses contenus.

8Une troisième voie interprétative a été ouverte par un article de Maurice Agulhon en 1994, « Faut-il réviser l’histoire de l’antifascisme ? » S’inscrivant dans la controverse ouverte par le livre de Thierry Wolton sur « l’affaire Jean Moulin »36, l’historien de la symbolique républicaine rappelait l’existence d’une pluralité d’antifascismes et appelait fermement à distinguer les (réelles) manipulations soviétiques d’idées qui « étaient bonnes »37. Plusieurs travaux, dont ceux de Bruno Groppo et les contributions rassemblées par Serge Wolikow au colloque de Dijon Antifascisme et nation, ont développé et enrichi cette hypothèse sur la diversité et les contradictions des antifascismes, « sensibilité politique partagée » davantage que mouvement structuré38. Récemment, Serge Wolikow a proposé une définition synthétique, déconstruisant l’antifascisme, et l’associant au pacifisme dans une histoire socioculturelle des gauches. Il définit ainsi, pour les années 1930, un « antifascisme démocratique » transcendant les partis politiques et vécu intensément par « de larges fractions du peuple de gauche »39. Enfin, dans une perspective beaucoup plus large, qui transcende les frontières nationales, mais reconduit de fait le même clivage historiographique, l’antifascisme a été érigé comme l’une des clés interprétatives de la décennie 1933-1945 par des historiens aussi radicalement opposés que le Britannique Eric Hobsbawm et l’Allemand Ernst Nolte. Le premier découpe dans son « court vingtième siècle » (1914-1991) une « ère des catastrophes » de 1914 à 1945 où se singularise la « décennie antifasciste » de 1933 à 1947, qui cumule les caractéristiques de guerre civile et de guerre internationale40. Pour lui, l’antifascisme, tel qu’il le met en perspective, c’est le « triple appel à l’union de toutes les forces politiques, qui avaient un intérêt commun à résister à la progression de l’Axe ; un appel à une véritable politique de résistance, et aux gouvernements disposés à mettre en œuvre cette politique41 ». Le second, qui met aux prises « national-socialisme » et « bolchevisme » dans une lutte à mort qui oppose à la fois et successivement les mouvements et les régimes qui s’en réclament, définit aussi un antifascisme extensif dont les termes sont fixés par la direction soviétique et qui concerne en 1938-1939 l’URSS, les gauches françaises et le Labour party britannique, mais aussi la minorité du parti conservateur britannique autour de Winston Churchill et le président Roosevelt aux États-Unis42. Mais il ne lui attribue pas le même contenu positif que son collègue britannique.

9En marge de ces grands systèmes interprétatifs, le chercheur qui entend travailler sur l’antifascisme peut aussi s’appuyer sur des réflexions plus désidéologisées. Dans un essai sur le régime républicain, Jean-François Sirinelli, s’interrogeant sur le paradoxe d’un « fascisme – au sens de l’analyse historique – français peu puissant » opposé à « un antifascisme national de forte intensité » se demandait, à la suite de Maurice Agulhon, si le fascisme endogène, n’était pas, finalement, aux yeux des républicains, que « l’habit neuf du bonapartisme et du boulangisme »43. Cette piste avait déjà, il est vrai, été ouverte en 1926 par Albert Thibaudet qui relevait que « le signe numérique de la gauche, ce serait le 363 de 1877, c’est-à-dire la formation spontanée d’un Bloc ou d’un Cartel dès qu’une réaction menace, l’extrême gauche ne se comportant alors que comme une aile disciplinée de l’armée républicaine, tandis qu’en pareil cas la politique de l’extrême droite est celle des chevaliers français à Crécy44 ». L’antifascisme serait-il donc un des (derniers ?) avatars de l’idée républicaine en France45, relayant l’anticléricalisme, le dreyfusisme, le combisme et recouvrant d’un vocabulaire « moderne » un combat centenaire ?

10C’est le chemin que nous allons tenter d’explorer, pour appréhender la genèse, l’évolution sur l’ensemble du siècle et les différentes facettes d’un objet politique à la fois surinvesti par les passions militantes et mal connu. Cette enquête se propose de suivre l’antifascisme, de sa protohistoire des années 1922-1926 (« Premier antifascisme ») à sa reconfiguration après 1945, jusqu’à ses récents avatars des années 1980-1990 autour de l’antilepénisme. Le choix de mettre au mois de mai 2002 un point final à ce travail n’est pas seulement affaire de bon sens (il faut bien terminer un livre) et de commodité, car cette date confirme à nos yeux la mutation de l’antifascisme originel, tel qu’il s’était cristallisé à une échelle de masse en février-mars 1934, dans cette « Grande peur des républicains »46 consécutive à l’émeute parisienne des Ligues le 6 février. C’est aux différentes dimensions, politiques, mais aussi sociales voire culturelles de cet « antifascisme républicain » originel que s’attache le cœur de l’ouvrage, dans son étude de la période 1934-1939, matrice de l’antifascisme historique ou « second antifascisme ». Ce livre, s’il traite des différentes tactiques partisanes, et ne s’interdit donc pas de répondre à des questions posées, sous une forme parfois polémique, sur les liens entre « communisme » et « antifascisme » n’est cependant pas centré sur ces aspects, mais sur le parcours, avec construction (1924-1935) et désagrégation progressive (après 1945 et, surtout, 1962), d’un objet politique articulant différentes dimensions. L’antifascisme, néologisme apparu en France vers 192247, pour désigner initialement, sur le mode descriptif, les activités des opposants à Mussolini, recouvre en effet rapidement plusieurs niveaux de sens, que l’on peut distinguer nettement à compter de 1934. C’est un registre de discours ou un « énoncé collectif »48, que l’on pourrait figurer dans l’espace comme un objet à trois faces, chacune intriquée à l’autre : la Défense de la République et d’un mouvement ouvrier qui en est simultanément le rempart et l’aile marchante, par l’Unité des gauches, promue au rang d’impératif catégorique, et pour la Paix. C’est aussi un répertoire d’action collective, qui inclut des formes d’action de rue (la contre-manifestation), l’usage de rites politiques importés d’Allemagne (le poing levé49 ou, après 1934, les « trois flèches » des socialistes et, à une échelle bien plus limitée « l’enchemisement » des militants de gauche dont certains prennent l’uniforme, comme leurs ennemis « fascistes » et pour mieux les combattre) ainsi qu’une palette de formes d’inscriptions dans la culture de masse (la chanson, le roman voire la « réclame », comme l’on dit alors pour la publicité). Mais on peut aussi se demander si l’antifascisme, dans les années du Front populaire, ne devient pas pour les gauches françaises un vrai « mythe mobilisateur », au sens même que lui donnait Georges Sorel :

« Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action prochaine sous forme d’images de bataille assurant le triomphe de leurs causes. Je propose de nommer mythes ces constructions dont la connaissance offre tant d’importance pour l’historien : la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes50. »

11C’est sous cet angle que le sujet sera abordé, sans prétention exhaustive, de manière délibérément synthétique et, si possible, avec sérénité.