Organiser le vivre ensemble : Traité de Nîmes, 1575, et Pacification de Gand, 1576

1En 1930 l’archiviste et historien néerlandais Hendrik Enno van Gelder (1876-1960) compara le premier les tentatives politiques des deux confessions de coexister dans la différence aux Pays-Bas et en France dans les années 1570. Il fit appel aux chercheurs pour qu’ils voient en parallèle les pacifications religieuses dans les deux pays au lendemain de la Saint-Barthélemy, sorte d’alliance entre les forces « politiques » et les protestants révoltés, pour retrouver la paix perdue1. Plusieurs historiens l’ont suivi en insistant sur la portée « constitutionnelle » de ces traités d’alliance scellés entre la rébellion protestante et les catholiques modérés2. Les deux partis se réunirent pour immuniser la chose publique contre les velléités « absolutistes » de la royauté. En effet, le gouvernement monarchique fut mis en cause en France et aux Pays-Bas puisque les monarques étaient incapables de restaurer la paix en ces temps de guerre de religion. Des deux côtés des Ardennes on s’était mis à la recherche de modèles alternatifs pour restructurer le politique. L’assemblée de Nîmes en janvier 1575 marqua l’apogée d’une pratique institutionnelle en accord avec les théories dites monarchomaques qui s’était développée dans les provinces méridionales de la France depuis le début des guerres civiles. Les réformés du Midi tinrent des assemblées politiques pour contrer les problèmes que posa la crise du royaume3. Les plus importantes de ces assemblées furent celle de Millau en décembre 1573 qui élit le prince Henri de Condé (1552-1588), fils de Louis tué à Jarnac (1569), « gouverneur général et protecteur » et Henri de Montmorency-Damville (1534-1614) « gouverneur et lieutenant général pour le roi en Languedoc4 ». Malgré les protestations de fidélité au roi, il s’agissait d’un acte révolutionnaire, car ces représentants s’arrogèrent le droit de nommer des fonctionnaires de la couronne. L’Union des provinces protestantes prit forme et elle se substitua aux structures défaillantes d’une monarchie déchirée par les luttes autour du pouvoir. Même les catholiques finirent par trouver ces alternatives de plus en plus pertinentes. L’importance de l’assemblée tenue à Nîmes en janvier-février 1575 résida essentiellement dans le fait que des « politiques » fidèles à l’église de Rome se joignirent aux nouvelles institutions en Languedoc. Ces nobles et notables catholiques modérés signèrent un traité d’association pour formaliser leur alliance avec les huguenots. Par le biais de cette « nouvelle alliance et association de bien et de corps pour la juste et nécessaire conservation tant de la couronne et état public de notre commune mère et patrie5 » prirent forme les contours d’un système confédéral et d’une paix des confessions.

2Enno van Gelder avait raison de mettre en parallèle cette tentative française d’institutionnaliser la paix de religion et les efforts des Néerlandais de retrouver l’unité perdue de leurs provinces et d’organiser la paix de religion sans égard pour le roi d’Espagne. à l’automne 1576 les provinces néerlandaises firent face à une situation dramatique. Toute une série de mutineries au sein des troupes espagnoles déstabilisa le règne de Philippe II aux Pays-Bas. La soldatesque hors contrôle mit à feu et à sang la riche et splendide ville commerciale d’Anvers le 4 novembre 1576 (« la fureur espagnole »). Quatre jours plus tard, la pacification de Gand fut signée par les représentants des états provinciaux afin de serrer les rangs des Néerlandais contre l’ennemi dont les excès semaient la panique6. C’était l’unité retrouvée après l’affrontement entre les deux provinces de Hollande et de Zélande, ralliées à la cause du calvinisme, et les autres entités restées fidèles à l’Espagne et à l’église catholique. Le texte de la Pacification était consacré à la mise en pratique de la paix publique. Pour régler le différend religieux on fit appel à une réunion des états-Généraux, représentation légitime de tout le corps politique des Pays-Bas7. En attendant, on accorda un pardon général pour tous les méfaits perpétrés en temps de guerre. Les Néerlandais se mirent d’accord pour préserver l’ancienne unité de leurs pays, pour continuer le combat contre les troupes étrangères et pour défendre leur constitution, les libertés des provinces.

Les interprétations face aux sources

3La Pacification de 1576 fut célébrée par les Libéraux belges du XIX^e siècle puisqu’elle représentait, à leurs yeux, le triomphe éphémère de la tolérance et de la liberté de conscience avant l’imposition violente de la Contre-Réforme, appuyée par l’Espagne. La Pacification aurait apporté à l’ensemble des Pays-Bas, abîmés par la guerre civile entre catholiques et protestants, les bienfaits de la paix, la fin de l’Inquisition, l’unité et la force pour réprimer l’armée espagnole, l’abolition de l’absolutisme que Philippe II tenta d’introduire dans les provinces et le renforcement des compétences des états-Généraux, précurseur du parlementarisme représentatif. Cette optique prévalut lors des fêtes du tricentenaire à Gand et ailleurs en Belgique8. On mobilisa le souvenir historique pour faire front aux cléricaux qu’on stigmatisa comme les défenseurs acharnés d’une cause perdue. Le Journal de Gand, organe des Libéraux francophones de Flandre, s’exclama dans un article combatif, le 16 mars 1876 :

« Cette date glorieuse de 1576, rappelant l’union des protestants et des catholiques en une fédération défensive pour le salut du pays, tous les partis devraient être d’accord pour la célébrer. Ils le seraient, si, pour le malheur de la Belgique, nos cléricaux ne se considéraient comme les héritiers légitimes des haines féroces des sectaires espagnols qui égorgèrent les Pays-Bas pour le compte de Rome. À défaut d’un concert patriotique de tous les Belges, nous comptons, pour donner à la fête la signification que lui assignent les luttes politiques contemporaines, sur le concours des libéraux de toutes les provinces qui prirent part à la rédaction de la Pacification de Gand9. »

4Sur fond de réminiscences historiques la Belgique libérale imagina l’unité et la victoire de ses idées contre les tenants d’un courant obscurantiste s’opposant à l’épanouissement des libertés individuelles. Il n’est pas surprenant de constater qu’en même temps l’historien Théodore Juste (1818-1888), proche des visions des organisateurs de la fête gantoise, compara la portée libératrice de la Pacification de 1576 à la Révolution de 1830 qui prépara l’indépendance de la Belgique10.

5Ces mises en parallèle anhistoriques ne tiennent pas compte du contenu concret du document signé par les représentants des états à Gand le 8 novembre 1576. Il n’a rien à voir avec le problème de la tolérance et l’historiographie récente l’a souligné à juste titre11. Par contre, on l’a inséré dans une continuité de l’histoire constitutionnelle des Pays-Bas et dans le monde des idées politiques du XVI^e siècle12. Il s’agit d’un traité de paix qui repose sur le principe du pardon et de l’amnistie générale (art. 1-2). Pour résoudre le litige confessionnel, les provinces misent sur les états-Généraux dont la convocation immédiate fait partie des clauses du traité (art. 3), et on garantit la liberté du commerce et de la circulation entre les provinces (art. 4). On suspendit l’exécution des lois dirigées contre les hérétiques, mises en vigueur par le duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas entre 1567 et 1573 (art. 5). La fonction de gouverneur qu’exerce Guillaume d’Orange dans les deux provinces de Hollande et de Zélande est formellement reconnue (art. 6-7), ses compétences en matière de législation garanties (art. 8). Le traité prévoit explicitement la libération de tous les prisonniers de guerre et la restitution des biens confisqués (art. 9-12). Finalement, l’unité rétablie des provinces repose sur la damnation de la mémoire du duc d’Albe, qualifié de tyran et ennemi des états. Tous les monuments qu’il a fait ériger en sa mémoire aux Pays-Bas seront renversés et démolis (art. 13). Les articles 15-19 règlent les détails de la restitution des biens confisqués et des revendications financières. Sauf en Hollande et en Zélande, tous les biens ecclésiastiques confisqués et aliénés seront restitués (art. 20). Pour les possessions ecclésiastiques se trouvant dans les deux provinces protestantes et dont la restitution n’est pas envisageable, des indemnités sont prévues (art. 21/22). Les provinces veulent régulariser la valeur de la monnaie circulant dans les Pays-Bas, surévaluée par la Hollande et la Zélande (art. 23). Ensuite, c’est l’ensemble des provinces néerlandaises qui se déclare prêt à rembourser, dans la mesure du possible, les frais des deux expéditions militaires qu’avait organisées le prince d’Orange contre le régiment du duc d’Albe en 1568 et 1572 (art. 24), les caisses du prince endetté étant, on le sait, trop vides ! Dans son dernier article le traité stipule explicitement que quiconque s’oppose aux clauses de l’accord ne jouira aucunement de ses dispositions (art. 25)13.

6Légitimer le statu quo, c’est donc la ligne directrice du règlement de Gand. Telle est aussi l’intention du compromis des réformés et des catholiques modérés dans les provinces méridionales du royaume de France où l’autorité du roi s’était en grande partie estompée suite aux conflits entre catholiques et réformés. Mais il ne faut pas se tromper. Ni la pacification de Gand ni l’union de Nîmes n’égalent une déclaration d’indépendance. En France, une historiographie inféodée à la monarchie et à l’état centralisateur l’a longtemps interprété de cette manière en suivant les pas de Jacques-Auguste de Thou (1553-1617), président au Parlement de Paris, qui rédigea ses Mémoires à partir de 1591, ouvrage où l’on retrouve des remarques se référant à la formation de structures confédérales en Languedoc. De Thou dénonçait dans les institutions créées dans le Sud-Ouest de la France et confirmées par le traité de Nîmes « une nouvelle espèce de république, composée de toutes ses parties et séparée du reste de l’état, qui avait ses lois pour la religion, le gouvernement civil, la justice, la discipline militaire, la liberté du commerce, la levée des impôts et l’administration des finances14 ». Un courant historiographique plus tardif, mieux intentionné à l’égard des revendications religieuses et politiques des représentants du Languedoc réunis à Nîmes début 1575, a repris ce paradigme en l’interprétant d’une façon différente, c’est-à-dire affirmative. On est allé jusqu’à inventer la formule positivement connotée des « Provinces-Unies du Midi », paradigme identitaire d’un Midi prenant conscience de sa particularité historique, pour désigner la spécificité de l’expérience politique qui se dégage du traité de Nîmes. Ce terme fut proposé en 1965 par Jean Delumeau, puis repris et défini par Janine Garrisson15. D’autres historiens comme Michel Péronnet et Arlette Jouanna se sont lancés dans le débat pour relativiser ce concept peu adapté selon eux aux réalités politiques du Languedoc16. Certes, il existe des parallèles entre la nouvelle formation politique dans le Sud de la France, région géographiquement la plus éloignée du pouvoir royal, et la République des Provinces-Unies néerlandaises qui devait voir le jour en 1581, par le biais du traité d’Utrecht, mais les différences l’emportent de loin sur les points communs. Contrairement à ce qui se déroula à Utrecht, en 1581, il n’y eut pas d’acte de séparation de la part des provinces de l’Union. Ni la sécession ni la proclamation d’une république n’étaient à l’ordre du jour. Pour les huguenots et leurs alliés « politiques », il n’était pas question de se replier hors du royaume de France, mais de procéder à une « réformation d’Estat » en France. Les réformés aspiraient à une place au sein du royaume, garanti par un statut défini. Le règlement entériné par l’assemblée de Nîmes devait servir de modèle à la France toute entière.

7Le règlement qu’adopta l’assemblée de Nîmes le 19 février 1575 comportait 84 articles. Le texte restera en vigueur jusqu’en 158817. Il fonda un système confédéral et constitutionnaliste pour les provinces de l’Union (protestante)18. Le pouvoir public résida désormais, dans les provinces appartenant à l’Union, en l’assemblée générale des états qui se réunit au moins une fois par an. Chaque province y eut trois députés, un noble et deux du tiers état19. En second lieu, le traité de Nîmes, véritable constitution pour organiser la vie politique dans une partie de la France, s’occupa des finances, de l’armée et de la justice. L’union préleva les impôts, les revenus des domaines royaux et les dîmes. Elle entretint une armée au sein de laquelle les deux confessions furent traitées sur un pied d’égalité. à chaque compagnie seraient attachés un prêtre romain et un ministre protestant20 ! La compétence de nommer des officiers et les gouverneurs des villes relevait du maréchal de Damville, chargé des affaires militaires par l’assemblée et contrôlé par celle-ci. Sur le plan de la juridiction, l’Union conserva les justices royales et seigneuriales, mais elle se réserva la compétence de nommer les magistrats. Dans plusieurs villes du Midi furent créées des chambres mi-parties21. Bref, le système confirmé à Nîmes reposait sur le principe de la parité.

Pacifications religieuses et politiques : comment organiser la parité ?

8Les deux traités de Gand et de Nîmes essayèrent, sur des niveaux bien différents, d’organiser et d’institutionnaliser la paix de religion. Ils se situèrent au croisement entre les pacifications religieuses qui se succédaient en Europe au cours du XVI^e siècle, à commencer en Suisse (1531) et dans le Saint Empire (1555)22, et les constitutions politiques qui redéfinirent le système régissant la communauté et le vivre ensemble. Pour trouver une solution des conflits confessionnels et de la crise institutionnelle, les deux accords en France et aux Pays-Bas misèrent sur une réunion libre du corps politique, représenté par les états qui durent reprendre leur place face à l’autorité royale. On se plaça dans le cadre traditionnel de la monarchie mixte qui exigeait un partage du pouvoir entre le souverain et la noblesse. Pour produire des décisions légitimes, la condition préalable fut la consultation du corps politique sur la base d’une négociation libre et symétrique à laquelle participeraient les magistrats habilités à articuler les intérêts du pays23. La ligne directrice de l’action fut la concorde, l’harmonie, le consensus au sein du corps politique. Il s’agit d’une reconnaissance de fait de l’existence de deux confessions dans une même communauté. Le problème de la vérité religieuse ne pouvait pas influencer l’organisation de la chose publique. Les pacifications visèrent à intégrer le centre politique, des catholiques et protestants modérés, pour reconstruire la paix. La royauté ne fut pas exclue, mais elle était obligée d’accepter les règles du jeu politique établies par les pacifications.

9Le Tertium comparationis des deux traités fut la paix de religion du Saint Empire, conclue à Augsbourg en 1555, qui légitima le biconfessionalisme du corps germanique tel qu’il existait de facto depuis 1524-25. La Diète (Reichstag) de Spire en 1526 avait laissé les princes libres de définir le statut confessionnel de leur territoire. À partir du religieux prit forme un Empire sans empereur et il était logique que la paix de l’Empire se fît sans lui. La majesté n’est même pas mentionnée dans le texte de la loi impériale stipulant la paix – un symbole de l’élément constitutionnaliste dans les pacifications religieuses de la première modernité24 ! Si on examine de plus près la paix de 1555, on constate qu’elle se compose de deux parties, la paix de religion proprement dite (Religionsfrieden) et la paix publique (Landfrieden). Cette dernière régla l’application de la paix générale en détaillant les procédures à entamer contre tout perturbateur de l’ordre politique du Saint Empire, une clause qui, in extremis, aurait pu s’appliquer à l’empereur lui-même25. Elle reposait sur la nouvelle institution des cercles qui, au nombre de dix, firent figure de pouvoir exécutif dans cet organisme décentralisé. Ce règlement qui renforça considérablement le pouvoir des princes permit tout de même aux Allemands de l’époque de surmonter la discorde et d’organiser la coexistence. C’est la raison pour laquelle les traités de Westphalie reprendront en 1648 le modèle de la paix d’Augsbourg que l’on compta parmi les lois fondamentales du Saint Empire.

10Les juristes protestants exaltèrent l’importance de la Paix qu’ils assimilèrent à la Bulle d’or de 1356, autre acte fondateur de l’Empire26. Dans cette interprétation juridique, la paix de 1555, issue d’une constellation politique favorable aux princes, fut successivement transformée en pilier constitutionnel du système impérial qui se caractérisait par l’égalité et l’équivalence des deux confessions. Elle restera en vigueur jusqu’à la fin du Sacrum Imperium en 1806. Il en alla d’une toute autre manière en France et aux Pays-Bas. Les compromis de 1575/76 étaient voués à l’échec. L’existence des pacifications religieuses fut brève. Pour les Pays-Bas il s’agit d’un espace de temps assez limité entre novembre 1576 et début 1578, date marquée par la contre-offensive des Espagnols et les prises de pouvoir par des comités révolutionnaires calvinistes dans des villes de Flandre et de Brabant, ce qui brisa définitivement l’équilibre fragile des confessions27. Le traité de Nîmes, formellement rejeté par Henri III pour des raisons confessionnelles (et certainement aussi politiques)28, aurait-il pu renouveler la constitution de la monarchie mixte en France ? Cette éventualité de la politique française disparut en septembre 1575, déjà, avec la fuite de François d’Alençon, frère du roi, qui réussit son départ de la cour et prit la tête du parti des « Malcontents », protestants et catholiques modérés réunis, pour combattre les forces royales29. Cette fuite changea la situation des révoltés en France dont Alençon réintégra le soulèvement dans les mécanismes de la politique du royaume. La cause de la rébellion eut donc la caution d’un prince du sang royal. Devint litige dynastique ce qui fut d’abord l’objet d’un conflit politique d’envergure dont l’enjeu était la façon dont il convenait de gouverner la France.

Donner un sens à l’action politique : « Liberté et Patrie »

11Faire d’un combat pour la liberté religieuse une lutte pour les libertés de la patrie – voilà l’astuce dont les acteurs du parti réformé se sont servis en France et aux Pays-Bas pour rendre possible l’alliance transversale entre leur groupe et les modérés « politiques ». Ceux qui ont conféré un sens et une légitimité au mécontentement général furent des hommes issus de la haute noblesse, motivés par un « devoir de révolte », dirigé non pas contre le roi, mais pour lui, afin de le libérer de ceux qui l’avaient manipulé – les conseillers italiens, disciples de Machiavel, instigateurs d’un vaste complot visant à détruire la noblesse pour la remplacer par une autre, plus docile envers le roi30. La noblesse, visée par ces menées détestables, était en droit de se défendre !

12Guillaume d’Orange, jeune noble d’origine allemande et favori de Charles Quint, qu’il avait soutenu lors de la cérémonie de résignation à Bruxelles (1555), avait été nommé stathouder de Hollande, Zélande et Utrecht par Philippe II en 1559. Déposé formellement de ses fonctions en 1567, il est réinvesti du stathoudérat de Hollande en 1572 par les états révoltés contre le gouverneur espagnol, Fernando Alvarez, duc d’Albe31. Le Prince est l’un des membres les plus éminents du corps social des Pays-Bas par son prestige personnel, sa richesse et ses alliances internationales – il avait pris pour femme en 1561 la fille de l’électeur Maurice de Saxe, une luthérienne32. Un grand nombre de fidèles gravitent autour de lui, ce qui augmente son pouvoir et son prestige. Deuxième fils d’un grand favori de roi, Henri de Montmorency, comte de Damville, peut prétendre à jouer un rôle comparable en France. Son frère aîné François est arrêté à la cour en mai 1574. Par conséquent, Damville a l’obligation d’agir pour toute sa lignée33. Suite à l’ascension de la maison concurrente des Guise, les Montmorency se présentent comme les défenseurs des droits de l’ancienne noblesse française contre les parvenus de Lorraine. Guillaume d’Orange se met à la tête de l’opposition contre « l’intrus » Antoine Perrenot de Granvelle aux Pays-Bas34. Tient-il compte du fait qu’il était lui-même venu de l’étranger, à l’âge de 11 ans, pour assumer l’héritage brabançon de René de Chalons ? Toute sa vie durant, le prince cherche un équilibre entre ses liens à l’Empire, à l’Allemagne et aux provinces néerlandaises35.

13Le premier objectif de ces hommes issus de la haute noblesse est la défense du prestige et des biens de leur lignée. L’engagement politique résulte directement de ces obligations sociales. Pour la défense de leur honneur et de leur maison, les deux hommes ne reculent pas devant des alliances osées. Ils se rapprochent des calvinistes, d’un groupe qui sait bien organiser le combat qu’il mène pour la reconnaissance de ses droits et de son statut. La question confessionnelle dépend, pour ces grands seigneurs, des intérêts de leur maison. Les quatre mariages du Prince d’Orange en 1551, 1561, 1575 et 1583 reflètent et déterminent en quelque sorte ses choix politiques : intégré au corps social de la noblesse et catholique au début, attaché au Saint Empire et à ses princes luthériens ensuite, allié aux états de Hollande et au calvinisme urbain à la fin36. Aux yeux d’Henri de Montmorency, tombé en disgrâce à la cour française, l’alliance avec les huguenots sert à défendre le rôle de sa lignée et à assurer sa propre survie. Malgré son attachement réel à l’église catholique, il devient l’un des partisans de la tolérance civile. Et il sera un « soutien de la Réforme en Languedoc », un peu malgré lui37. Il savait bien qu’il était impossible de vaincre militairement les protestants repliés dans leurs quatre-vingts villages fortifiés dans les Cévennes38. En s’alliant à ces puissants représentants de la haute noblesse, les calvinistes renforcent encore leur position. Ils ne sont plus contraints de se retrancher et de s’isoler comme c’était le cas auparavant.

14Leur offensive a pour conséquence une européanisation du conflit. Gueux de mer et Huguenots de montagne mènent le même combat. Ce dynamisme rend en partie obsolète l’objectif initial de l’opposition nobiliaire, initiée ou coordonnée par Guillaume d’Orange et Henri de Montmorency, c’est-à-dire la préservation de la monarchie mixte comme modèle constitutionnel. Leur allié, le parti réformé, s’oppose aux structures traditionnelles par son organisation même, celle d’un axe transversal, réunissant nobles et roturiers. Les formules du parti qui exalte les notions de « Liberté » et de « Patrie » ne manquent pas de séduire des catholiques. Un topique politique qui ne rentre que difficilement dans le cadre de la monarchie mixte. L’emploi du terme Liberté/Vrijheid contribue à une forte politisation dans toutes les couches sociales39. Pour mener à bien le combat, les gentilshommes et les roturiers du parti font appel à une prestigieuse figure de proue d’origine noble qui jouit d’une grande influence. Le maréchal et le prince répondent à cet appel pour défendre les intérêts de leurs maisons et la constitution de la monarchie mixte. Ils assument la cause de la patrie menacée. C’est pour cela que le Prince a toujours droit, au royaume actuel des Pays-Bas, au titre de Père de la Patrie (Vader des Vaderlands). Ce titre lui est assigné pour la première fois en 1571 par le poète Hendrik Geldorp, un protestant néerlandais qui s’était refugié à Duisburg, en 1558. Dans la vision de Hendrik Geldorp, inscrite aux vers d’un poème qu’il a dédié au Prince d’Orange, le Pater Patriae est un envoyé de Dieu pour affranchir la patrie du joug des oppresseurs40.

15Toutes les pacifications religieuses du XVI^e siècle sont conclues au nom de la patrie. En 1576, le prince d’Orange se déclare patriot. Une vague de manifestations d’un patriotisme néerlandais qui se reconnaît en la personne du prince submerge les provinces tout en favorisant la conclusion du traité de Gand41. À Augsbourg, en 1555, il est aussi question de patrie (die teutsche Nation, unser geliebt Vatterland)42. Le traité de Nîmes, en 1575, évoque « notre commune mère et patrie » qu’il faudrait, par le biais d’une pacification, préserver de la ruine totale43. Mais cette patrie des poètes dont s’emparent les politiciens pose d’abord problème. Quel est son lien à la chose religieuse ? Pour défendre l’existence et pour sauvegarder l’unité de la patrie faut-il admettre le pluralisme confessionnel comme le demandent les uns ? Ou est-ce au contraire l’unité de l’âme religieuse qui rend possible l’unité du corps politique, comme le professent les autres ? Sur cette question-là, on ne se mettra pas d’accord au cours du XVI^e siècle. En contournant le problème religieux dont ils remettent la solution à une date postérieure, les pacifications créent une paix fragile que les forces radicales des deux bords minent dès le lendemain de leur signature. Elles n’arrivent pas à bannir durablement la violence. Tandis que le menu peuple espère que la paix durera, les nobles ne cessent pas d’avoir recours à l’exercice de la violence pour faire valoir leurs droits. Henri de Montmorency, se sentant ulcéré par l’arrestation de son frère et les provocations de la reine mère, crie vengeance. Catherine de Médicis l’a dépossédé de ses pouvoirs en Languedoc44. Le Prince d’Orange se lance dans ses campagnes contre les Espagnols pour reconquérir ses biens aux Pays Bas qui viennent d’être confisqués par l’ennemi qui a pris en otage et transporté en Espagne son fils aîné45.

16On exerce la violence tout en la justifiant en même temps. Pour légitimer la résistance contre le roi d’Espagne, le prince d’Orange fait imprimer des déclarations expliquant qu’il s’agit d’une défense légitime contre les abus de l’usurpateur qu’était le duc d’Albe46. Les « Malcontents » en France qui se dressent contre la politique « guisarde » et « italianisante » du jeune roi Henri III font de même. Henri de Montmorency publie sa propre déclaration à Montpellier le 13 novembre 157447. Ce texte fait état de la grande conspiration contre la noblesse dont les conseillers étrangers du roi seraient les instigateurs : exterminer les grandes familles et les remplacer par des nobles nouvellement faits de la main du roi et dépendant entièrement de lui. Le devoir des gentilshommes ressort donc clairement. Il ne faut pas se laisser prendre au piège de la division religieuse, s’accorder malgré les différences confessionnelles, chercher des alliés dans le camp de l’autre foi, condition préalable d’une pacification religieuse. Il y a un élément tactique qui prédomine dans le calcul de la noblesse. Henri de Montmorency, furieux de l’arrestation de son frère à la cour, entre en pourparlers dès avril 1574 avec les huguenots du Languedoc. En juillet 1574, l’assemblée politique que ceux-ci tiennent à Millau l’élit « gouverneur et lieutenant général », et les articles de son association avec eux sont signés le 12 janvier 1575 à Nîmes. L’alliance scellée à Nîmes reflète la conversion de ce catholique convaincu, ancien fidèle des Guise, à la politique de tolérance civile, mais elle témoigne aussi d’une tactique de survie dictée par les circonstances. Si rupture il y a d’avec la cour, elle ne se veut pas définitive, aux yeux de Damville. Il va voir Henri III à Turin en août 1574 pour tenter, sans succès, de trouver un accord48.

17Organiser la société en temps de guerre – voilà la substance des deux traités d’association conclus en 1575 et 1576 à Nîmes et à Gand. L’appel à la résistance contre la tyrannie trouve son écho parmi protestants et catholiques, nobles et roturiers. Les vieux schémas politiques se désintègrent. Il y a une expression qui convient pour formaliser cette synthèse – la notion de « patrie ». Les écrits au service des Malcontents font un grand usage de cette notion, seule capable de donner corps et âme à la réconciliation. La figure rhétorique de la patrie a certes facilité la construction d’une paix néanmoins fragile à Gand. Or ces pacifications ressemblaient un peu à la quadrature du cercle : garder l’unité tout en concédant un maximum d’autonomie aux provinces, accorder la liberté religieuse tout en sauvegardant la stabilité politique, réconcilier la prédominance de la haute noblesse avec l’importance croissante du Tiers état, rétablir le système de la monarchie mixte dans l’espoir que les monarques concernés l’acceptent de bon gré. Ces illusions ne pouvaient pas durer. Les radicaux des deux bords s’opposèrent aux compromis. Et la royauté n’était pas du tout disposée à laisser le champ aux forces concurrentes. L’idée de patrie permettait de s’unir temporairement, mais elle n’était pas la baguette de fée qui aurait fait disparaître les conflits réels. Tout au contraire, la guerre civile s’enlisa. Les compromis de 1575 et 1576 étaient voués à l’échec. La pacifi cation tourna au drame et chacun devint dramatis persona. Les vieilles formes du politique se sont décomposées sous l’impact de la contestation religieuse et à cause de l’implication d’autres groupes et d’autres revendications dans ce qui était le système de la monarchie mixte. Le nombre des concepts concurrents du politique et du religieux se multipliera presque à l’infini.