1Le 6 janvier 1816, Charles de Béthisy, membre de la majorité ultraroyaliste de la Chambre introuvable, défendit, dans le débat sur la loi dite d’amnistie, le bannissement des régicides que la Chambre voulait obtenir contre l’avis de Louis XVIII et celui du gouvernement1. Il termina son discours ainsi :

Certes, Messieurs, il doit nous en coûter beaucoup d’être un moment en contradiction avec les désirs du Roi, […] et si l’inflexible honneur nous force un instant à dépasser ses volontés ; si, mécontent de ses fidèles serviteurs, de les voir contrarier sa royale et pieuse clémence, il détourne un moment de nous le regard de bonté, notre plus belle récompense, nous dirons comme les habitants de l’Ouest, comme les nobles soldats du trône et de l’autel, dont rien ne peut altérer l’amour pour les Bourbons : Vive le Roi quand même2 !

2L’apostrophe du député devint la devise des ultraroyalistes qui refusaient de s’accommoder de la politique de réconciliation menée par Louis XVIII, jugée trop clémente, et qui cachaient leur opposition sous des protestations de fidélité3. Mais le propos de Béthisy fait aussi référence à un problème politique important que la Charte de 1814 n’avait pas résolu : celui du rapport entre le roi, les ministres, et les deux Chambres.

3Plusieurs articles de la Charte s’y réfèrent4. L’article 15 attribue l’exercice de la puissance législative collectivement au roi et aux deux Chambres ; les articles 16 à 22 réservent l’initiative législative, la sanction et la promulgation au roi, tout en concédant un droit de proposition très restreint aux Chambres. D’après l’article 54, les ministres peuvent être membres de l’une des deux Chambres, y ont leurs entrées et doivent être entendus quand ils le demandent. La relation entre le roi et les ministres est définie dans l’article 13 : « La personne du roi est inviolable et sacrée. Ses ministres sont responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive. » Cet article soulève déjà à lui seul plusieurs questions : Devant qui les ministres sont-ils responsables ? Quelle est la nature exacte de cette responsabilité des ministres, et comment y avoir recours ? Les épithètes « inviolable et sacrée » sont-elles de simples expressions de la dignité royale ou ont-elles une valeur constitutionnelle et juridique, et quel rapport ont-elles avec la responsabilité des ministres ?

4La Charte n’apporte qu’une réponse incomplète et ambiguë à cette question : l’article 55 donne à la Chambre des députés « le droit d’accuser les ministres, et de les traduire devant la Chambre des pairs, qui seule a celui de les juger », et l’article 56 restreint l’accusation des ministres aux cas de « trahison » ou de « concussion » et annonce des lois ultérieures qui devront spécifier la nature de ces délits et en déterminer la poursuite. Entre 1814 et 1819, différents membres des deux Chambres firent des propositions relatives à une loi sur la responsabilité des ministres et deux projets furent présentés par le gouvernement5. Aucun d’eux ne fut jamais voté, certains ne furent même pas rapportés ou débattus. La question de la responsabilité ministérielle n’était toujours pas réglée lors de la première tentative de mise en accusation d’un ministre en février 1820, celle de Clausel de Coussergues6 contre le président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Decazes, favori de Louis XVIII.

5Les historiens sont généralement d’accord sur le fait que la responsabilité politique des ministres n’est pas encore clairement conçue sous la Restauration et qu’elle peine à s’affranchir du lien avec la responsabilité pénale7. D’après Alain Laquièze, cette « confusion conceptuelle » serait même la raison principale de l’échec des différents projets de loi8. Mais la difficulté principale que pose la question de la responsabilité ministérielle est celle du rapport des ministres au roi : car si le roi est souverain de droit divin, comme le stipule la Charte, et seul « titulaire du pouvoir exécutif et auteur juridique des actes dont les ministres sont responsables9 », choisissant ses ministres à son gré, comment mettre en question les plus proches collaborateurs du monarque sans porter atteinte à la dignité royale10 ?

6Le rôle des ministres et leur rapport au roi a suscité dès les premières années de la Restauration de multiples prises de position qui ont été fortement influencées par le rapport de force entre les différents groupes politiques à un moment donné. Il faut donc réinsérer les accusations de Clausel de Coussergues dans ce contexte et « faire l’histoire […] des doctrines parlementaires intéressées11 » pour analyser, à travers les propos du député ultraroyaliste et les réactions qu’ils provoquèrent, le processus qui a fini par permettre l’émergence d’une responsabilité politique proprement dite, mais aussi une nouvelle conception de ce que devait être le rôle du roi. Si l’accusation de Clausel est mentionnée dans les livres d’histoire ou d’histoire du droit, elle n’est généralement pas analysée en relation avec la discussion sur le pouvoir royal et le rôle des ministres, mais seulement par rapport aux enjeux politiques après l’assassinat du duc de Berry ; l’écrit justificatif publié ultérieurement par Clausel subit le même sort, quand il n’est pas simplement oublié12.

7Après un bref historique des accusations de Clausel de Coussergues dans leur contexte politique, on analysera les débats parlementaires qu’elles suscitèrent ainsi que la brochure de Clausel sous deux aspects centraux : la légitimité du droit d’accusation des ministres dans ce qu’elle révèle sur le lien supposé entre le roi et les ministres et la dignité royale, et le flottement entre responsabilité pénale et responsabilité politique qui se manifeste dans les accusations de Clausel ainsi que dans les réactions qu’elles provoquèrent.

Les accusations de Clausel de Coussergues

8Le 14 février, le duc de Berry, fils cadet du comte d’Artois et seul prince capable d’assurer la descendance de la dynastie, succomba suite à un attentat commis la veille par le sellier Louvel13. Lors de la séance de la Chambre des députés ce même jour, l’ultraroyaliste Clausel de Coussergues se leva avant même la notification officielle de la mort du prince et déclara :

Messieurs, il n’y a point de loi qui fixe le mode d’accusation des ministres […]. Mais il est de la nature d’une telle délibération qu’elle ait lieu en séance publique, et à la face de la France. Je propose à la Chambre de porter un acte d’accusation contre M. Decazes, ministre de l’intérieur, comme complice de l’assassinat de Mgr. le duc de Berry, et je demande à développer ma proposition14…

9Ce propos suscita un tumulte à la Chambre. Clausel fut obligé de quitter la tribune aux cris de « à l’ordre ». Le lendemain, la lecture du procès-verbal de la veille déclencha une nouvelle discussion sur la manière dont devait être qualifiée la réaction de la Chambre à la proposition de Clausel15. Cette fois-ci, plusieurs députés de droite prirent parti pour l’accusateur. Le débat fut finalement clos après l’intervention du beau-père de Decazes, Sainte-Aulaire, qui accusa Clausel d’exploiter l’assassinat pour donner libre cours à ses ressentiments et le traita de « calomniateur16 ». Comme la proposition de Clausel n’avait pas été faite dans les formes réglementaires, elle ne put être prise en considération telle quelle17, mais Clausel déposa ce même jour auprès du président de la Chambre des députés une proposition d’accusation contre Decazes « comme coupable de trahison aux termes de l’article 56 de la Charte18 » et demanda à être entendu par les députés. Conformément au règlement, sa proposition fut communiquée le 17 février aux bureaux de la Chambre19. Mais Clausel de Coussergues n’eut pas l’occasion de la développer ultérieurement.

10Le 20 février, Louis XVIII céda aux vociférations des ultraroyalistes et notamment aux instances de sa famille qui lui demandait de se séparer de Decazes. Le favori royal, qui était la bête noire des ultras depuis 1815/1816, n’avait plus de majorité à la Chambre. Sa décision de réformer la loi électorale de 1817 lui avait aliéné le centre gauche et les doctrinaires, et la droite allait monnayer son soutien à la loi électorale et aux lois d’exception présentées le 15 février contre le renvoi de Decazes20. Si Clausel avait été désavoué dans un premier temps par son propre camp politique qui jugeait son procédé malhabile21, les ultras partageaient cependant entièrement sa conviction que le ministre honni était responsable de la mort du prince puisqu’il avait permis la propagation des doctrines pernicieuses qui auraient inspiré Louvel22. Des articles incendiaires dans ce sens furent publiés dans la presse ultraroyaliste, notamment dans le Drapeau blanc du 15 février, ce qui incita Decazes à faire saisir le journal et à porter plainte contre lui23. Decazes fut remplacé par le duc de Richelieu à la présidence du Conseil ; tous les autres ministres étaient maintenus dans leurs fonctions.

11L’affaire Clausel n’était cependant pas terminée avec la chute du favori. Le 1^er mars, Benjamin Constant suscita une nouvelle discussion à la Chambre en demandant qu’on rétablisse dans le procès-verbal du 15 février le mot « calomniateur » qui en avait été supprimé24. Cette suppression était due à une transaction entre le cabinet et son nouvel allié, la droite. Après le remplacement de Decazes, Villèle avait obtenu que Clausel rétracte le 25 février sa proposition d’accusation auprès de la Chambre, ce qui avait été publié dans le Moniteur, mais le député avait demandé en contrepartie l’élimination de l’insulte qu’on lui avait faite25. Lorsque la Chambre vota pour le rétablissement du procès-verbal original, Clausel réitéra son accusation contre Decazes et prit « l’engagement de la justifier aux yeux de toute la France26 ».

12Les séances du 28 avril et du 11 juillet donnèrent lieu à d’autres controverses, déclenchées par le rapport sur plusieurs pétitions qui incriminaient l’ancien président du Conseil27. à cette occasion, Clausel annonça la publication de preuves contre Decazes dans un écrit qui serait adressé aux députés entre les sessions parlementaires28. En août parut la première version de son Projet de la proposition d’accusation contre M. le duc Decazes, à soumettre à la Chambre de 182029. Clausel en déposa 250 exemplaires à la questure de la Chambre pour qu’ils soient distribués aux députés. Quatre éditions parurent en 1820, la dernière ayant plus de 400 pages et contenant des réponses à des contre-brochures30. Toutefois, les récriminations de Clausel ne provoquèrent aucune suite juridique, y compris sous la période ultraroyaliste de la Restauration qui commença réellement avec le gouvernement Villèle en décembre 1821. Le 21 mars 1823, la Chambre des députés passa à l’ordre du jour sur une pétition du sieur Guéroult, chevalier de Saint-Louis à Cherbourg, qui demandait la mise en accusation de Decazes pour les faits énoncés dans l’écrit de Clausel de Coussergues31. Néanmoins, les discours de Clausel méritent considération car à travers ces accusations et les débats parlementaires qu’elles suscitèrent en 1820, ce sont différentes conceptions du pouvoir royal et de la fonction ministérielle qui s’affrontent.

Le roi et ses ministres

13Dès le 15 février, le débat sur le propos particulier de Clausel se transforme en délibération sur la légitimité du droit d’accusation des ministres en général. Courvoisier, député proche de Decazes, reproche à Clausel de Coussergues d’avoir sciemment violé la procédure pour énoncer sa proposition dans le but de produire un éclat, et non pas de saisir la Chambre d’une mise en accusation. D’après Courvoisier, un tel procédé porte atteinte à la personne royale et à la Chambre :

Pour toute accusation, il faut des faits positifs : où sont les faits ? On n’allègue rien ; il faut des présomptions ou des preuves ; et rien ici ne se décèle que la haine, l’indécence et la préméditation. Accuser, sans raison comme sans motifs, le ministre qui vous parle au nom du Roi, ce n’est pas seulement insulter au ministre, c’est insulter au Roi qui le prépose, c’est insulter à la Chambre, puisque son enceinte devient le théâtre de l’élan scandaleux de la passion32.

14Le discours de Courvoisier et la réponse de Clausel de Coussergues reflètent le débat sur le rapport du roi et des ministres mené depuis le début de la Restauration. Dans le contexte de la Chambre introuvable, la majorité ultra s’était exprimée en faveur d’une interprétation parlementaire de la Charte et d’un pouvoir de contrôle du gouvernement pour la Chambre, alors que le ministère, la gauche et notamment les doctrinaires avaient défendu la prérogative royale33. Ce « chassé-croisé34 » des interprétations de la Charte se retrouvait également dans une vague de publications. Côté ultra, Vitrolles s’était prononcé en 1815 dans Du ministère dans le gouvernement représentatif pour une limitation de l’autorité royale, obligeant le monarque à choisir ses ministres en accord avec la majorité de la Chambre qui pouvait les contrôler, voire obtenir leur renvoi s’ils perdaient la majorité, protégeant ainsi le roi inviolable des attaques de l’opinion35. Lors du débat sur le renouvellement partiel ou intégral de la Chambre en février 1816, Clausel de Coussergues s’était également déclaré dans ce sens36. Les doctrinaires, et notamment Royer-Collard dans son célèbre discours du 12 février 1816, s’étaient par contre exprimés en faveur de la prérogative royale contre toute dépendance du gouvernement à l’égard de la majorité parlementaire, incompatible avec la monarchie :

Le jour où le gouvernement n’existera que par la majorité de la Chambre ; le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les ministres du Roi, et lui en imposer d’autres qui seront ses propres ministres, et non les ministres du Roi ; ce jour-là, c’en est fait, non seulement de la Charte, mais de notre royauté, […] ce jour-là nous sommes en république. […] Or, si la France veut son Roi, comme vous l’avez souvent répété avec enthousiasme, la France veut aussi que son Roi le soit véritablement, et qu’il ait tout le pouvoir nécessaire pour la gouverner37.

15De même, dans Du gouvernement représentatif et de l’état actuel de la France, publié également en 1816, Guizot avait souligné que ni la responsabilité ministérielle, ni l’inviolabilité royale ne permettaient de considérer les actes du ministère indépendamment du roi38. Si l’on tient compte de ce contexte, on comprend pourquoi l’accusation de Clausel, qui ressemble plus à une déclaration de défiance qu’à une accusation pénale, a pu être considérée comme une atteinte à la prérogative royale39. La position de Courvoisier lors du débat de 1820 est proche de celle énoncée dès 1815 par Benjamin Constant dans De la responsabilité des ministres :

Quand vous accusez les Ministres, ce sont eux seuls que vous attaquez : mais quand vous les déclarez indignes de la confiance publique, le Prince est inculpé, ou dans ses intentions ou dans ses lumières, ce qui ne doit jamais arriver dans un gouvernement constitutionnel. L’essence de la Royauté, dans une Monarchie représentative, c’est l’indépendance des nominations qui lui sont attribuées […] Il ne faut pas que les assemblées s’arrogent le droit d’exclure, droit qui, exercé obstinément, implique à la fin celui de nommer40.

16Benjamin Constant avait réagi dans son écrit à une proposition de loi sur la responsabilité des ministres faite le 15 octobre 1814 par le député Faget de Baure41. Elle prévoyait que les Chambres pouvaient demander au roi, si les actes d’un ministre n’étaient pas conformes aux intérêts de l’état sans toutefois constituer une trahison ou une concussion, « de retirer sa confiance à un ministre qui aurait cessé de la mériter42 ». Redoutant une instabilité ministérielle, Constant voyait dans cette déclaration d’indignité une « atteinte directe à la prérogative royale43 » d’autant plus inutile que la perte de la majorité y suppléait déjà. Mais il n’arrivait pas à résoudre la contradiction entre l’invocation d’une majorité parlementaire et la liberté totale des nominations ministérielles par le roi44. La méfiance de Constant et des doctrinaires envers un gouvernement dépendant de la majorité parlementaire qui se reflète dans les discours et écrits de 1815-1816 ne peut cependant pas être réduite à un simple opportunisme politique face à une majorité ultraroyaliste, bien que Guizot et Royer-Collard aient reconnu ultérieurement une responsabilité politique des ministres45. Elle relève aussi du souvenir révolutionnaire et de la hantise d’un corps législatif tout-puissant, ayant une autorité illimitée, conduisant à un « absolutisme parlementaire », selon l’expression de Carré de Malberg46. Cette expérience les rendit favorables à un système de contrepoids et d’équilibre des différents pouvoirs pour protéger les droits civils et les libertés des atteintes et du pouvoir royal et de l’assemblée47.

17Si Couvoisier s’inspire en 1820 des positions antérieures de la gauche, la réaction de Clausel de Coussergues à cette interpellation exprime la théorie de l’inviolabilité royale et de la responsabilité des ministres telle qu’elle a été défendue par les ultras et notamment par son ami Chateaubriand dans De la Monarchie selon la Charte. Ainsi, Clausel déclare :

J’ai été fort étonné d’entendre dire […] que c’était manquer au Roi que d’attaquer son ministre ; mais cette doctrine est subversive du gouvernement représentatif. On peut accuser un ministre sans manquer au devoir d’un fidèle sujet ; c’est peut-être au contraire le meilleur moyen de servir son Roi48.

18Clausel reprend ici le propos de Chateaubriand non seulement sur l’inviolabilité, mais sur l’infaillibilité royale, permettant de dissocier entièrement le roi de son gouvernement :

La doctrine sur la prérogative royale constitutionnelle est : que rien ne procède directement du roi dans les actes du gouvernement, que tout est l’œuvre du ministère, même la chose qui se fait au nom du roi et avec sa signature, projets de loi, ordonnances, choix des hommes. Le roi dans la monarchie représentative, est une divinité que rien ne peut atteindre ; inviolable et sacrée, elle est encore infaillible ; car s’il y a erreur, cette erreur est du ministre et non du roi. Ainsi on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d’un ministère responsable49.

19Lors de la séance du 28 avril 1820, le député ultraroyaliste Benoist réitère cette défense de l’inviolabilité royale qui permet l’accusation des ministres sans manquer au roi :

Tout le monde sait bien que le nom sacré du Roi doit rester étranger à nos discussions, non-seulement quand on se plaint du ministère, mais encore quand on le loue ; qu’il faut voir le gouvernement hors du nom du Roi, et que ceux-là mêmes qui cherchent, chaque jour, à prouver qu’ils sont les défenseurs de la prérogative royale devraient être les premiers à sentir qu’on ne peut la défendre qu’en isolant son nom de son gouvernement. Dans votre système, on accuserait donc le Roi toutes les fois qu’on accuse un acte de son gouvernement, et lorsqu’il s’agit aujourd’hui de vous proposer la subversion de toutes vos libertés, voit-on que le nom du Roi soit prononcé ? Tous les reproches ne s’adressent-ils pas à ses ministres50 ?

20Benoist revient ici au débat sur la loi du 26 mars 1820 qui avait suspendu la liberté individuelle51. Il cherche à invalider a posteriori l’argumentaire utilisé par la gauche pour combattre la loi. Celle-ci permettait, sur un ordre signé par trois ministres, d’arrêter et de détenir, sans traduire devant les tribunaux, tout individu prévenu de complots et machinations contre le roi, les membres de la famille royale et la sûreté de l’État. Lors du débat, plusieurs adversaires de la loi avaient affirmé qu’elle mettrait en danger le trône et enlèverait au roi l’amour de ses sujets, puisqu’en l’absence d’une loi sur la responsabilité des ministres, les arrestations arbitraires se feraient au nom du roi et seraient donc attribuées au monarque52.

21C’est ce même thème de l’utilisation du nom du roi que Clausel de Coussergues reprend dans son Projet de la proposition d’accusation contre M. le duc Decazes. Comme Benoist, Clausel se réfère à une loi relative à la suspension de la liberté individuelle : celle du 29 octobre 1815 qui permettait de détenir tout individu prévenu de crimes contre le roi, la famille royale ou la sûreté de l’état ; un compte-rendu des mandats d’arrêt devait être fait au ministre de la police qui devait en référer au conseil du Roi53. Lors du débat précédant l’adoption de la loi, Decazes avait cherché à rassurer les députés sur l’exercice du pouvoir de détention que donnerait la loi, et qui ne reviendrait « qu’aux ministres, au conseil du Roi, au Roi lui-même. […] Quoi ! messieurs, c’est ce Prince qui prononcera, et les consciences ne seraient pas rassurées54 ! » Ce propos incite Clausel à accuser l’ex-ministre « D’être coupable d’avoir abusé du nom du Roi, soit pour repousser les amendemens à une loi pénale, soit en faisant intervenir le nom de Sa Majesté dans l’exécution même de cette loi55 ». Selon Clausel, le discours de Decazes, qui aurait déterminé l’adoption de la loi, est inacceptable, car il contrevient à la doctrine de l’inviolabilité royale en faisant intervenir le roi dans les projets de loi ministériels et leur future application :

ce ministre était ignorant de la dignité royale : il faisait du Roi un président de tribunal criminel ; et quand un homme, d’après cette loi, aurait subi la peine de la prison ou de l’exil, il aurait pu être tenté de murmurer contre la personne même de Sa Majesté, comme contre un juge ordinaire. […] Si l’intervention du Prince, dans des délibérations où l’on prononce des peines, répugnait à notre ancien droit public, combien n’était-elle pas contraire au gouvernement représentatif, où les ministres sont responsables56 ?

22On peut supposer sans risque qu’ici encore, Clausel s’est inspiré de Chateaubriand qui avait déclaré dans De la Monarchie selon la Charte que les ministres qui employaient le nom du roi pour faire passer leurs propres mesures ignoraient la nature du gouvernement représentatif où ils devaient porter seuls toute la responsabilité des actes gouvernementaux57.

23La référence au monarque lors des débats parlementaires avait déjà suscité en novembre 1815 une discussion à la Chambre des pairs lorsqu’un pair avait réclamé contre l’utilisation du nom du roi dans les débats législatifs qui serait contraire au respect dû au trône et aux principes du gouvernement représentatif58. Le ministre de la justice, Barbé-Marbois, avait alors souligné que puisque tous les projets de loi ainsi que les amendements appartenaient au monarque, on ne pouvait pas exiger des ministres de s’abstenir de prononcer le nom du roi en exécutant ses ordres59. Deux mois plus tard, lors du débat sur la loi d’amnistie, Decazes avait défendu de nouveau cette position à la tribune :

les ministres du Roi aussi, parlent au nom de l’honneur, car ils parlent au nom du Roi. Ils parlent au nom de la nation, car ils parlent au nom du Roi ; ils parlent au nom de la raison et de la sagesse, car ils parlent au nom du Roi. […] la Charte ne permet aux ministres de présenter aucun projet qu’au nom du Roi ; non-seulement ils en ont le pouvoir, mais encore c’est un devoir pour eux ; ils ne peuvent rien proposer en leur nom, et s’ils sont responsables, c’est de l’exécution des lois qu’ils ont proposées au nom du Roi60.

24Le rappel de ces débats qui constituent l’arrière-plan des accusations de Clausel contre Decazes permet de comprendre l’insertion de ces dernières dans le conflit entre différentes conceptions de la dignité royale et du rôle des ministres, soit agents entièrement responsables, soit simples mandataires. On peut voir aussi que les propos de Clausel dépassent de loin le cas de la simple responsabilité pénale.

L’accusation entre responsabilité pénale et responsabilité politique

25Le flottement entre une conception pénale et une conception politique de la responsabilité des ministres est visible lors du débat parlementaire sur un autre aspect de l’accusation de Clausel : la question de la légitimité du procédé utilisé par le député, et celle des suites à donner à son accusation. C’est d’abord la question des preuves.

26D’après le député Benoist qui considère le droit d’accusation des ministres comme un « droit fondamental inhérent à notre gouvernement représentatif61 », ce droit peut être utilisé sur un simple soupçon sans preuves aucunes. En l’absence des formes légales réglant la procédure d’accusation, personne n’a le droit de juger l’accusateur qui peut maintenir ou retirer son accusation selon sa conscience. Seule l’accusation en elle-même doit être examinée par les Chambres62. Benjamin Constant admet également l’accusation basée uniquement sur la suspicion, mais pour des raisons pratiques, car « il n’est pas dans la faculté d’un membre de cette Chambre de se procurer toutes les preuves nécessaires avant l’accusation63 ». Si Constant veut éviter de cette manière que l’utilisation du droit d’accusation soit trop restreinte, il ne souhaite pas non plus tout autoriser. Une fois lancée, une accusation doit être suivie pour permettre à la Chambre de se procurer des preuves, ou bien elle doit être rétractée par son auteur64. Dans les séances du 28 avril et du 11 juillet 1820, Constant dénonce le fait que Clausel n’ait fait aucune tentative pour justifier ses propos. Mais il lui reproche surtout de s’être servi d’une procédure liée à la responsabilité pénale à des fins politiques. Il demande à la Chambre de distinguer entre les accusations contre le gouvernement qui font partie du débat parlementaire et ont trait à la responsabilité politique, et l’accusation pénale pour crime, et exige que la Chambre ne tolère pas l’utilisation de cette dernière à la légère et sanctionne, dans ce cas, son auteur :

Lorsqu’une opposition accuse vaguement les ministres de restreindre les libertés de la nation, elle parle d’un système : ce n’est pas un fait positif, susceptible de preuves immédiates. Mais quand il est question de la plus infâme des accusations, celle d’assassinat, on ne conçoit pas comment un homme ait pu prononcer ces mots à cette tribune, et que depuis il ait gardé le silence ; on ne conçoit pas non plus comment la Chambre ait souffert ce silence. Si la Chambre ne prononce pas à cet égard, au moment où elle va se séparer, elle le laisse peser sur elle ; car il y a une espèce de solidarité qui résulterait de cette tolérance. […] Je crois qu’il serait très-légitime de proposer à la Chambre de prendre un mode pour obliger à prouver de semblables accusations. Je crois aussi qu’on pourrait très-bien demander à la Chambre de censurer l’accusateur, et qu’elle ne s’y refuserait pas65.

27Cette position est partagée par d’autres membres de la gauche, comme le général Foy, Manuel, et Casimir Périer, qui demandent à Clausel de Coussergues ou bien de renouveler son accusation dans les formes réglementaires ou bien de désavouer ses propos à la Chambre66. Laisser en suspens l’accusation contre Decazes serait en outre incompatible avec l’honneur de la France et du roi que Decazes allait représenter comme ambassadeur à Londres67.

28La revendication d’une suite à la proposition d’accusation correspond à la position que Louis XVIII avait eue au début du débat. Dans sa lettre à Decazes du 16 février 1820, il avait considéré nécessaire que la procédure suive son cours après le dépôt de la proposition d’accusation pour trahison le 15 février. Le roi demande à son ministre de « remercier la Chambre d’avoir repoussé par son improbation la calomnie aussi atroce qu’insensée portée contre toi comme particulier, mais la prier de ne pas agir de même dans l’attaque qu’on te fait comme ministre, et au contraire, de permettre au membre qui a déposé sur le bureau la proposition de la développer68 ». Plus tard, Louis XVIII se contenta toutefois du retrait de la proposition formelle. Selon lui, le député avait lui-même avoué que son accusation n’était qu’une manœuvre politique en expliquant sa rétractation par la sortie de Decazes du ministère69 : « Si le retrait eût été pur et simple, il eût pu être fâcheux ; mais, tel qu’il est, il traîne ce Clausel dans la boue. C’est un brigand qui, satisfait de la bourse du voyageur, n’attaque plus sa vie70. » En effet, accuser Decazes de trahison et faire ainsi jouer la responsabilité pénale était une manœuvre politique, destinée à « pallier à l’absence de responsabilité politique71 », et non pas à obtenir une condamnation du ministre. Ultérieurement, Clausel explique dans sa brochure le caractère politique de son accusation :

Quand je montai à la tribune, le 14 février, j’y fus déterminé par l’intime conviction où j’étais que l’administration de M. Decazes était la principale cause de la mort de Mgr. le duc de Berry. Je l’accusai d’en être le complice. […] Le ministre avait favorisé, propagé toutes les doctrines impies et antisociales, toutes les calomnies et les invectives contre la famille royale, qui avaient mis le poignard à la main de Louvel : c’était, en ce sens, Louvel qui était le complice du ministre72.

29Si Clausel a réitéré ses accusations après la chute de Decazes, c’est probablement avant tout pour des raisons d’honneur et d’amour-propre, même s’il est indéniable que son Projet de la proposition d’accusation exprime ses convictions profondes.

30Il n’est pas nécessaire d’analyser ici en détail les vingt-quatre « chefs d’accusation » de Clausel contre Decazes. Il suffit de dire que le pamphlet est un résumé chronologique détaillé des griefs de la droite ultraroyaliste contre la politique modérée menée par Louis XVIII, et dont Decazes fut considéré comme le principal responsable depuis son entrée au gouvernement. Clausel indique clairement qu’il ne s’agit pas d’accuser Decazes d’un fait précis, mais de faire le procès de sa politique : « je n’ai tiré l’accusation de trahison contre M. Decazes, que de l’ensemble de sa conduite pendant tout son ministère. Il a donc fallu faire l’histoire de ces quatre années, pour justifier ma Proposition73 ».

31L’écrit manifeste l’inimitié de Clausel pour Decazes à qui il attribue tous les actes du gouvernement depuis 1815, même ceux contresignés par d’autres ministres. L’ouvrage porte également la trace des débats sur les propositions et projets de loi relatifs à la responsabilité ministérielle, notamment celle présentée en décembre 1816 par Lally-Tollendal à la Chambre des pairs. Lally distingue entre la « responsabilité générale » inhérente à la fonction ministérielle, permettant d’écarter « un ministre probe, mais incapable », et l’acte précis qu’est l’accusation, « attaché à un fait, à un lieu, à un temps déterminé », amenant une procédure, mais qui ne peut être engagée qu’en cas de trahison et de concussion74. Lally ne prévoit pas de mécanisme concret permettant de mettre en œuvre cette « responsabilité générale » qui n’est pas collective75. Lally-Tollendal classe sous la rubrique « trahison » les atteintes à la sûreté du roi et de l’héritier de la couronne et celles à la sûreté de l’État, les tentatives de renverser l’autorité royale, l’ordre de la succession à la couronne ou le pouvoir constitutionnel d’une des trois branches de la puissance législative et les atteintes aux droits publics des Français reconnus par la Charte76. La définition de la « trahison » qu’adopte Clausel dans son pamphlet est assez proche, mais va au-delà :

Dans un royaume héréditaire, le ministre commet un crime de trahison lorsqu’il détruit ou avilit par ses actes l’autorité royale, ou lorsqu’il se livre à des machinations qui peuvent porter atteinte […] à la succession légitime ; […] c’est aussi une trahison que de violer les droits des Chambres législatives, car c’est aussi commettre un attentat contre la sûreté de l’état77.

32à cela Clausel ajoute, non pas dans la définition, mais dans le corps de son œuvre, l’accusation de violation des droits des Français78. Suivant la proposition de Lally selon lequel une mise en accusation ne peut être intentée que pour des faits précis, Clausel cherche visiblement dans son pamphlet à relier ses griefs très généraux contre la politique de Decazes à des incidents ou actes concrets qui pourraient y donner lieu. Sa définition extrêmement souple de la trahison permet d’inclure dans ce terme tout ce qui n’est pas conforme aux vœux des ultraroyalistes pour la monarchie restaurée, et de le stigmatiser comme un avilissement de l’autorité royale ou une violation des droits des Chambres, et ceci d’autant plus facilement qu’il n’y a pas de consensus sur les compétences relatives du ministère et des Chambres79.

33Pour donner un seul exemple : Dans son onzième « chef d’accusation », Clausel accuse Decazes :

d’avoir attenté au principe sacré de l’inviolabilité des Rois ; d’avoir insulté la maison royale, et peut-être plus encore, la nation française, en surprenant, par un faux exposé, une décision de Sa Majesté, pour faire annuler les effets de l’article 7 de la loi du 12 janvier 1816, qui bannit les régicides80.

34Le rapport qu’avait fait Decazes à Louis XVIII le 24 décembre 1818 avait en effet incité ce dernier à revenir sur l’interprétation extensive de la loi et permettre le retour d’une cinquantaine de régicides81. Si Clausel rejette toute la faute sur le ministre, il cherche également à circonscrire le droit de grâce – pourtant part de la prérogative royale selon l’article 67 de la Charte – qui serait non-applicable dans le cas des régicides :

la loi du 12 janvier n’est pas un jugement : les deux Chambres exercent un pouvoir politique indépendant de la couronne. Donc le ministre est coupable de trahison pour avoir fait annuler, par une ordonnance, un acte de la puissance législative, acte qui, dès la date de la sanction royale, n’était plus dans la dépendance du gouvernement82.

35Selon Clausel, il est impossible que les lettres de grâce puissent « s’étendre à des peines prononcées par la loi politique83 ». L’argumentaire de Clausel témoigne des difficultés à articuler pouvoir royal, pouvoir législatif et fonction ministérielle, articulation qui était l’objet de vives controverses.

36Plus encore que ses interventions dans la Chambre, le libelle de Clausel montre le caractère éminemment politique de ses accusations, manifeste dès le début du débat, et qui a été déterminant pour résoudre la question de savoir comment y donner suite. Si la gauche réclame à grands cris une suite procédurale, comme on a vu, son premier but n’est pas d’obtenir un procès, ni même une sanction de l’accusateur.

37à la Chambre, l’abandon pur et simple des accusations de Clausel est défendu par la droite et par les ministres, peu désireux de mettre en danger leur alliance par une mise en accusation de leur ancien collègue qui soulèverait inévitablement la question de la politique antérieure du cabinet contre les ultras. Il serait pourtant réducteur de considérer cette position comme un simple opportunisme politique. Pour les partisans de cette option, l’accusation est tombée d’elle-même par le fait que Clausel n’avait pas respecté le règlement. En ne reproduisant pas son accusation dans les formes constitutionnelles, et en déclarant qu’il la justifierait devant la nation, il lui a fait perdre son statut juridique ; la publication de Clausel a valeur de simple pamphlet. Mais Courvoisier, qui partage cette opinion alors qu’il est proche de Decazes, dénonce avec véhémence le fait que Clausel se soit servi de sa fonction de député pour calomnier l’ex-ministre et ait cherché par la distribution annoncée de son écrit à associer la Chambre à ses diffamations84.

38Le débat sur l’accusation de Clausel, oscillant entre responsabilité pénale et responsabilité politique, devient une occasion de définir des règles procédurales et des positions sur la responsabilité des ministres qui dépasse le contexte politique et révèle la lente émergence d’une responsabilité politique. Ceci est notamment visible en regardant la stratégie de la gauche pour maintenir l’affaire Clausel en vie, car elle utilisa un argument qui fait appel à la responsabilité politique des ministres lorsqu’elle dénonça le manque de solidarité ministérielle. Aucun des anciens collègues de Decazes, tous restés au ministère, n’avait en effet pris la parole pour le défendre, et cela même lorsque Clausel donna à son accusation un caractère clairement politique en énonçant qu’il avait attaqué non pas « le ministre du roi » mais « le chef des révolutionnaires de France85 ». Lors du débat sur trois pétitions rédigées avant la chute de Decazes et demandant sa destitution, voire sa mise en accusation, Benjamin Constant demanda de fournir aux collègues de Decazes « qui ont partagé, secondé, approuvé, loué toutes ses mesures » une occasion de repousser en son nom l’accusation et de sortir de leur « étrange silence86 ». Dans une séance ultérieure, le général Foy revient à la charge en rappelant que les ministres actuels partageaient la responsabilité de l’ancien président du Conseil : « Ces cinq collègues, qui nous dit que dans l’hypothèse de l’accusation développée, ils resteront étrangers à cette accusation ? […] il importe à l’honneur des ministres qui ont siégé dans le conseil du Roi avec M. Decazes, que cette affaire soit menée à fin, selon les formes légales et constitutionnelles87. »

39Il est indéniable que l’appel à la solidarité ministérielle a été une tactique politique de la gauche pour brouiller la relation entre le cabinet et son nouvel allié. Comme le montre la composition du second cabinet Richelieu, le principe des démissions collectives n’était pas encore acquis et il ne devait d’ailleurs pas l’être pendant toute la Restauration, même s’il y eut des démissions individuelles de ministres qui ne voulaient pas endosser la responsabilité de la politique du cabinet, comme par exemple Gouvion Saint-Cyr, Louis et Dessolles en 1819 lorsque Decazes se décida pour une réforme électorale88. Le manque de solidarité ministérielle des anciens collègues de Decazes peut s’expliquer aussi de cette manière, surtout dans le cadre d’une accusation qu’on pouvait prétendre relever de la responsabilité pénale, et donc, individuelle. Pasquier sentit cependant le besoin de justifier ultérieurement l’attitude du ministère dans ses mémoires, affirmant qu’il aurait défendu Decazes devant la Chambre si celle-ci avait débattu d’une mise en accusation89.

40La tactique de la gauche dans le débat autour de Clausel prouve que l’idée d’une solidarité des ministres s’était suffisamment développée pour qu’on y fasse appel. Cependant, elle ne devait s’imposer qu’avec le temps. Le 8 décembre 1821, le ministre de Serre défendit son collègue Pasquier à la Chambre et réclama une accusation commune au nom de la solidarité ministérielle90. Lors d’une déclaration comparable de Clermont-Tonnerre le 28 avril 1825, un député protesta : « c’est inconstitutionnel : il n’y a pas de communauté de la responsabilité91 ». L’interruption révèle que cinq ans après l’accusation de Clausel, la responsabilité politique, collective, n’était pour certains toujours pas séparable de la responsabilité pénale qui est individuelle.

41L’accusation de Clausel de Coussergues ne peut certainement pas être réduite à une « incartade stupide de ce vieillard radoteur92 » pour reprendre les termes de Rémusat. Loin d’être simplement un acte impulsif d’un seul individu, elle se nourrit non seulement des lieux communs des ultraroyalistes contre Decazes, mais aussi de la réflexion contemporaine sur la responsabilité des ministres et leur lien avec le pouvoir et la dignité royaux, et elle fut une occasion de faire avancer cette réflexion. Si Clausel reste presque le seul à faire une proposition formelle de mise en accusation sous la Restauration, d’autres que lui la suggèrent, qu’ils soient publicistes ou hommes politiques, de droite ou de gauche93. Ainsi, des députés de gauche avaient projeté une mise en accusation des ministres le 14 février 1820 – date prévue pour la présentation de la réforme électorale – mais qui fut abandonnée du fait de la mort du duc de Berry94. Des discours légitimant une mise en accusation des ministres furent tenus lors des débats sur les lois d’exception qui donnaient également lieu à des tentatives d’instaurer, par une voie détournée, des mécanismes s’apparentant à la responsabilité politique des ministres.

42L’accusation de Clausel et les débats qu’elle provoqua témoignent du difficile développement de la responsabilité politique via la responsabilité pénale. À travers le débat sur la responsabilité des ministres, qu’elle soit pénale ou politique, ou dans une zone grise entre les deux, ce sont différentes notions du pouvoir royal et de la monarchie qui s’affrontent et qui évoluent. Dix ans plus tard, la nomination par le monarque d’un gouvernement contre la majorité de la Chambre et les ordonnances royales pour le maintenir contre l’avis du pays légal effaçaient la distinction entre pouvoir royal et pouvoir ministériel et déclenchaient la chute de la branche aînée des Bourbons. C’était aussi le chemin vers une nouvelle conception de la royauté où, selon la célèbre formule de Thiers, le roi règne, mais ne gouverne pas.