Chapitre 3. 1987-1997 : La France redécouvre ses universités
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1Au lendemain du mouvement étudiant de l’automne 1986 et de l’abandon du « projet Devaquet », l’Université française se trouve dans une situation paradoxale. L’impact de la contestation étudiante dans la société a mis la question de l’enseignement supérieur au cœur du débat public alors même que la politique publique universitaire est relativement paralysée. De nombreuses décisions, au niveau national comme dans les établissements, ont été gelées en attente de la réforme annoncée par la majorité parlementaire de 1986 et restent suspendues ensuite par souci de ne pas attiser les cendres encore chaudes de la protestation étudiante. Les dispositions statutaires de la loi Savary de 1984 sur l’enseignement supérieur ne sont, par exemple, toujours pas appliquées dans de nombreuses universités, qui fonctionnent ainsi dans un étrange « entredeux » réglementaire.
2Lors de la campagne présidentielle de 1988, le Président Mitterrand annonce une programmation pluriannuelle pour l’Université (4 milliards de francs sur quatre ans), qui sera largement dépassée par la suite dans ses montants. Ainsi, la part de l’état dans le financement d’Université 2000 atteindra 20,3 milliards de francs entre 1991 et 1995.
3Dès la rentrée 1988 débute une nouvelle explosion des inscriptions dans l’enseignement supérieur, qui se poursuit jusqu’au milieu des années 1990 et bouleverse la physionomie du paysage de l’enseignement supérieur et de ses publics étudiants. Le cap des 2 millions d’étudiants en France est franchi en 1995 (contre 1 400 000 en 1987), les universités, principales structures d’accueil, connaissant une augmentation de leur population de 46 % en dix ans (1987-1997).
4La politique publique s’efforce d’accompagner ce mouvement dès 1989, date à partir de laquelle les réformes et chantiers universitaires atteignent un rythme qu’ils n’avaient plus connu depuis le début des années 1970. Le programme Université 2000, qui associe étroitement l’état et les collectivités locales dans la rénovation et la construction de nouvelles opérations d’enseignement supérieur, représente l’effort financier le plus important de la période mais aussi le symbole d’un nouvelle place des universités dans la société française. L’empressement des politiques de tous bords à aider l’enseignement supérieur, jusque dans les petites villes, la reconstruction de sites universitaires dans les centre-ville et la massification de l’enseignement supérieur après celle du secondaire, contribuent en effet à donner aux universités (et aux autres établissements) une visibilité nouvelle et à banaliser le statut étudiant pour des milliers de familles jusque là peu familières du monde universitaire.
5Sous l’impulsion de Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, et de Claude Allègre, son conseiller spécial, d’autres évolutions majeures sont également engagées, telles que la mise en place de la politique contractuelle, la restructuration des études doctorales, la création de nombreux postes d’enseignants-chercheurs, la création des IUFM, du monitorat d’enseignement-supérieur ou encore le lancement de nouveaux dispositifs pour la vie étudiante (plan social étudiant, création de l’OVE, Maisons de l’étudiant, création du FAVE…).
6Les gouvernement successifs de la période ne modifient pas substantiellement les impulsions données au début des années 1990, malgré des restrictions budgétaires qui provoqueront parfois des flambées de contestation étudiante, comme lors de l’automne 1995. Malgré des problèmes récurrents lors des rentrées universitaires, l’accueil et l’intégration de ces vagues massives de nouveaux étudiants s’avèrent donc rétrospectivement et globalement réussis, en particulier dans les universités qui ne disposent pourtant pas des moyens légaux de filtrer les inscriptions des bacheliers. En revanche, la décennie peut aussi être caractérisée par la modestie des changements dans la nature de l’offre de formation, dans l’architecture même des cursus universitaires et plus généralement dans la dimension qualitative de l’enseignement. Malgré divers dispositifs de réforme ou de rénovation pédagogique plus ou moins menés à terme (le rédécoupage avorté des filières par Jospin en 1992, repris en partie par Lang ensuite, les arrêtés Bayrou en 1997), les formations universitaires d’aprés la massification en 1997 ressemblent largement à ce qu’elle étaient en 1987. Il convient de reconnaître aussi que toute tentative de modifier le fragile équilibre de l’enseignement supérieur suscite rapidement des protestations sur lesquelles plane toujours le spectre du mouvement étudiant de 1986. Ainsi, Lionel Jospin se heurte à une vive opposition (qui précipitera son départ du gouvernement en 1992) de secteurs de Lettres et Sciences humaines, quand il essaye notamment de réduire la spécialisation précoce des DEUG de ce domaine en reconfigurant leurs frontières. D’une toute autre inspiration, la tentative de mise en place du CIP (Contrat d’insertion professionnelle) par le gouvernement Balladur suscite la colère des étudiants des filières courtes professionnelles des IUT, inquiets d’une dévalorisation professionnelle de leur diplôme.
7Pendant ce temps, les publics étudiants ont évolué, en nombre comme en qualité. Ils lancent ainsi des défis inédits à l’enseignement supérieur. Que signifient les parcours universitaires pour des jeunes aux origines culturellement et socialement trés éloignées du monde académique ? Comment proposer aux « enfants de la démocratisation scolaire » des parcours de formation qui ont été généralement conçus pour les « héritiers » ou leurs descendants immédiats ? Quelles conséquences peuvent avoir sur le devenir social des diplômés le fait que le nombre de licences est multiplié par deux ou trois en dix ans dans la plupart des grandes filières ? Ces interrogations commencent à nourrir les réflexions des chercheurs et des observateurs. D’ailleurs, les travaux scientifiques concernant les universités se multiplient dans les années 1990, comme si un certain nombre de changements significatifs dans le monde de l’enseignement supérieur attirait de façon inédite l’attention de la communauté scientifique sur des problématiques telles que le gouvernement des universités, les relations entre les universités et leurs territoires, la sociologie des nouveaux étudiants ou la question pédagogique dans les premiers cycles universitaires. Ainsi, à côté des traditionnels essais et prises de position sur le devenir de l’Université, une littérature plus scientifique s’affirme, dont témoignent plusieurs ouvrages mais aussi l’apparition de plus en plus fréquente de l’enseignement supérieur dans les articles voire les dossiers de revues scientifiques. Il faut aussi préciser que la nouvelle donne universitaire suscite la mise en place de programmes de recherche de diverses natures, lancés par des organismes ou autorités publiques, qui auront souvent permis l’éclosion et l’affirmation de problématiques nouvelles. C’est ainsi qu’à la suite du plan Université 2000, un programme interministériel de recherche « Universités et villes », piloté par le plan urbain, va stimuler des travaux nombreux et variés sur les diverses modalités de relations qui peuvent se tisser entre un établissement universitaire et son territoire d’implantation, mais aussi susciter des réflexions plus larges sur la condition étudiante1.
8Fruit d’une enquête par questionnaire réalisée par l’OSC (Observatoire sociologique du changement-IEP Paris) auprès de 2000 étudiants de trois villes universitaires, « le monde des étudiants2 » propose une première approche contemporaine globale des connaissances et des analyses sur les étudiants de la fin de siècle. La création de l’Observatoire national de la vie étudiante en 1989 va réunir les conditions d’un saut quantitatif et qualitatif en matière de connaissance des étudiants, aussi bien par la mise en place à grande échelle d’une enquête nationale triennale sur les conditions de vie étudiante, pilotée par un comité scientifique, que par l’instauration d’un concours annuel visant à récompenser les meilleurs travaux d’étudiants portant sur ce domaine. Après les conditions de vie des nouveaux étudiants, ce sont les problématiques de leur inscription dans les études et les conséquences de la massification des cursus universitaires qui sont notamment explorées dans plusieurs réponses à l’appel d’offre du CNCRE (Comité national de coordination de la recherche en éducation) en 1997, sur le thème « hétérogénéité des élèves et des étudiants ».
LA MASSIFICATION DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
Le boom démographique étudiant
9L’enseignement supérieur dans presque toutes ses composantes connaît une explosion de ses effectifs entre 1987 et 1995, en passant de 1 400 000 à la rentrée 1997 à plus de 2 100 000 à la rentrée 1995. La croissance des effectifs qui se caractérisait par une progression modérée de 1980 à 1987 (environ 2,5 % par an), connaît un bond jusqu’en 1993 (prés de 7 % par an) pour amorcer une phase de décélération puis de tassement ensuite. Dans cet ensemble, les universités qui accueillent environ un million d’étudiants (IUT et ingénieurs compris) à la rentrée 1987 en comptent environ 1 500 000 sept ans plus tard en 1995. Cette évolution est encore plus nette à travers l’observation des flux de primo-entrants à l’Université (étudiants inscrits pour la première fois en première année) : c’est à la rentrée 1987 que se produit une brusque augmentation des inscriptions (196 000 nouveaux inscrits), tendance à la hausse qui se maintient jusqu’à la rentrée 1993, date à laquelle un pic historique de nouveaux inscrits est atteint avec près de 310 000 nouveaux étudiants en première année.
Tableau 1 : Primo-entrants (rentrées de 1984 à 1997)

Source : DEP, infocentre MEN.
10La fin de la scolarité obligatoire coïncide de moins en moins avec la fin des études, le statut « étudiant » devient ainsi durant les années 1990 la condition commune bien au delà de l’adolescence : alors que 22,7 % des jeunes âgés de 20 ans étaient scolarisés dans l’enseignement supérieur durant l’année scolaire 1985-1986, ils sont 42,4 % durant l’année 1996-19973. L’âge médian de fin d’études des sortants du système éducatif en 1997 est de 22 ans, alors qu’il n’était que de 19 ans en 19874. Pourquoi cet afflux dans l’enseignement supérieur ? Évidemment, la massification de l’enseignement secondaire et particulièrement l’augmentation du nombre de bacheliers en est la première cause en amont. La proportion de bacheliers dans une classe d’âge qui était stable autour de 30 % dans les années 1970 s’est fortement accrue à partir de 1985 (40 %) et approche les 65 % en 1995. Louis Chauvel parle ainsi de « seconde explosion scolaire » pour qualifier la décennie 1985-19955, en montrant combien la politique publique est un élément fort d’incitation aux études et donc d’augmentation des taux de scolarisation. Dès 1985, la quasi-totalité des titulaires d’un bac général continuent leur parcours dans l’enseignement supérieur, ce qui signifie que toute augmentation du nombre de bacheliers généraux se traduit par une augmentation quasi équivalente des effectifs du supérieur ensuite. La massification du secondaire est ici sans doute à mettre en relation avec l’objectif d’amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, affiché par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale, en 1985, repris peu ou prou par ses successeurs et compris par la plupart des français comme « 80 % au bac général » (avec la dévalorisation corrélative des formations professionnelles du secondaire). Ces transformations surviennent après la généralisation du collège unique dans les années 1970, qui avait déjà donné le signal d’une massification de l’enseignement secondaire. D’autre part, les responsables politiques de tous bords, impuissants à juguler la montée du chômage, se retournent depuis le milieu des années 1980 vers l’éducation et la formation pour y trouver des solutions de nature à construire de nouvelles espérances sociales et économiques. Élever le niveau de qualification des jeunes et investir dans la « matière grise » deviennent les options privilégiées pour améliorer à moyen et long terme à la situation de l’emploi. Cette idée d’une élévation souhaitable du niveau de formation pénètre progressivement tous les milieux sociaux. Elle va notamment se concrétiser par un allongement de la durée d’études, nourrie par la volonté de poursuivre sa formation « le plus haut possible », au-delà des niveaux diplômants censés permettre une sortie vers la vie professionnelle tels que la licence ou le DUT par exemple.
11De façon plus conjoncturelle, le succès du mouvement étudiant de 1986 contre le projet Devaquet, ressenti à tort ou à raison comme la mise en échec d’un projet de « fermeture » des accès à l’Université, accrédite de façon plus ou moins explicite l’idée que l’accès à l’enseignement supérieur est non seulement un droit pour tout bachelier, mais qu’il en est en fait la continuité « normale » et « désirable », y compris d’ailleurs pour les diplômés de bacs a priori peu conçus pour la poursuite d’études, tels que les nouveaux bacs professionnels (créés en 1987). Ce sont néanmoins surtout les bacheliers des séries technologiques qui, de ce point de vue, vont gonfler les effectifs de l’enseignement supérieur (à près de 50 % dans les STS) en poursuivant de plus en plus leur formation après le bac (de 55 % en 1980, leur taux d’accès au supérieur passe à 83 % en 1996). Il est enfin envisageable que la politique publique active d’offre universitaire menée à partir de 1989, symbolisée par le plan Université 2000, parfois présentée comme une réponse à l’afflux de nouveaux étudiants est en fait aussi joué un rôle incitateur en retour, en créant une sorte d’appel d’air dans la société française.
Une massification qui ne touche pas toutes les filières de la même façon
12Si l’augmentation des effectifs touche l’ensemble des secteurs de l’enseignement supérieur, certains connaissent des croissances plus importantes que d’autres. Les universités connaissent une augmentation de leur population étudiante de 44 % entre 1987 et 1997, ce qui est déjà considérable, les CPGE de 49 %, mais les écoles d’ingénieurs de 59 %, les STS de 63 % et, au sein des universités, les IUT accueillent 7 % d’étudiants en plus en dix ans. Dans le cas des STS, il faut noter qu’elles ont connu également une énorme croissance qui a commencé bien auparavant. Les STS accueillaient en effet 68 000 étudiants en 1980, 119 000 en 1985, 200 000 en 1991, soit plus qu’un triplement de leurs effectifs dans les années 1980. Les IUFM, créés en 1991, accueillent de leur côté 83 000 étudiants en 1997, qui se destinent aux différentes carrières de l’enseignement dans le primaire ou le secondaire. La part de l’Université (IUT compris) dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, même si elle s’est légèrement effritée reste prépondérante : elle réunit encore 68 % des étudiants en 1997 (14 440 000), les IUT y contribuant pour un peu plus de 5 % (113 000 étudiants), pendant que les STS représentent 11 % du total du supérieur, les différentes Grandes écoles (et CPGE) 9 %. Néanmoins, la place de l’Université au niveau du flux des entrants est plus modeste : en 1997, seuls 53 % des bacheliers s’inscrivent à l’Université après leur bac (dont 8 % en IUT), contre 20 % en STS et 9 % en CPGE. Autrement dit, les filières générales de l’Université (hors IUT) n’attirent que 45 % des bacheliers, pendant qu’un étudiant sur 4 à la rentrée 1997 opte pour une des principales filières supérieures dites « courtes » (STS, IUT, écoles paramédicales et sociales6).
13Cette diversité de l’enseignement supérieur, et notamment le fait qu’une majorité de bacheliers ne va pas dans l’Université la plus classique, est souvent négligée dans l’analyse de la vie étudiante alors même qu’elle mérite d’être constamment rappelée, ne serait-ce que pour être conscient que l’on parle souvent d’une partie de la population et non pas de tous les étudiants quand on s’intéresse à leur vie dans les grands campus traditionnels. À l’intérieur même de l’Université, la massification touche d’abord évidemment les premiers cycles, mais aussi rapidement les seconds cycles, sous l’effet de la tendance générale à l’allongement des études (qui touche également les titulaires de DUT – voire de BTS – de plus en plus nombreux à poursuivre leurs études) et de l’amélioration des taux de réussite en DEUG.
14En ce qui concerne les disciplines, des mouvements erratiques peuvent, d’une année sur l’autre, toucher telle ou telle filière en fonction des modes ou des politiques publiques. Dans telle université ou groupe d’universités, des DEUG communication peuvent ainsi drainer des foules considérables pendant une période, avant de céder leur place à la psychologie ou aux STAPS ou à telle autre filière. Les rentrées 1993 et 1994 ont aussi été marquées par un engouement pour les disciplines de Santé, avant que le resserrement du numerus clausus ne refroidisse les candidats. L’attractivité des carrières de l’enseignement en période de crise (aidée par la revalorisation salariale), soutenue par des campagnes de recrutement volontaristes des pouvoirs publics, a suscité des flux importants vers les nouveaux IUFM au début des années 1990, avant un tassement à partir de 1995. Plus globalement, même si l’étude des tendances sur la durée est particulièrement difficile, au vu des changements de nomenclatures statistiques comme des politiques d’offre de formation des universités, on peut distinguer sur la période 1989-1998 une première grande différenciation entre le secteur Santé, globalement en baisse d’effectifs en valeur absolue, et le reste des filières qui sont toutes en augmentation : le Droit (+23 %), l’économie-Gestion (+39 %), les Lettres et Sciences humaines (+38 %), les Sciences exactes (+35 %).
15Ces tendances générales écrasent des phénomènes internes à certains champs disciplinaires et surtout le poids différentiel des différents champs en valeur absolue et en ce qui concerne leur répartition entre cycles. L’ensemble Lettres et Sciences humaines (dont les langues) représente par exemple 503 000 étudiants en 1998, soit à lui seul plus d’un tiers de tous les étudiants « universitaires » (IUT inclus), certaines filières (AES, STAPS, langues…) jouent un rôle majeur d’accueil en premier cycle mais ont une place marginale dans les effectifs de troisième cycle.
16Enfin, au-delà des grandes masses statistiques, il faut également garder présent à l’esprit le mouvement continu de diversification interne, notamment par la prolifération de filières plus ou moins professionnelles au sein des établissements. Comme le soulignent Frédéric Kletz et Férédique Pallez : « L’offre de formation se développe dans les établissements selon une spirale inflationniste qui n’est contrecarrée ni pas les instances dirigeantes de l’établissement ni par les procédures d’expertise du ministère7. » Les pouvoirs publics nourrissent même le mouvement, en offrant périodiquement de nouvelles opportunités de création de diplômes. Alors que les années 1980 avaient déjà vu la création des deuxièmes cycles professionnels (MST, MASS et MIAGE), les années 1990 verront la création du DNTS (diplôme préparé en un an après un IUT ou un STS) et des IUP (Instituts Universitaires Professionnalisés, recrutant à bac+1 et débouchant sur un diplôme à niveau bac+5), complétant d’un certain point de vue la multiplication des DESS depuis la fin des années 1970.
Les ambiguïtés d’une espérance sociale
17Nous avons déjà esquissé les principales raisons qui ont pu produire cette explosion des effectifs universitaires, liées tout à la fois à l’augmentation du nombre de bacheliers et à la banalisation de l’idée que la protection contre le chômage voire la promotion sociale passent désormais par la formation supérieure. Ce constat interpelle aussi quant à l’adéquation de la réponse fournie à cette demande implicite : les filières auxquelles accèdent des étudiants de plus en plus nombreux sont-elles effectivement adaptées aux aspirations de leurs publics que les observateurs qualifient, à l’instar de Jean-Paul Molinari8, de plus en plus « diversifiés » ? Sans que l’on dispose d’enquêtes robustes sur le sujet et pour prendre deux situations « idéal-typiques » aux pôles opposés de l’enseignement supérieur, on peut imaginer que les bacheliers techniques qui trouvent une place en STS de même que les bacheliers S acceptés en Classes préparatoire s’inscrivent à leur façon dans des parcours relativement logiques. Entre les deux, la situation se complexifie, tant on peut par exemple trouver dans la même université un étudiant de bac G refusé à l’entrée d’un IUT qui s’est échoué un peu par hasard dans une première année d’AES, qu’un étudiant boursier en Physique espérant intégrer à terme une filière d’ingénieur, qu’un fils d’avocat qui marche sur les traces familiales en Droit ou qu’une étudiante en Lettres qui envisage d’intégrer l’IUFM pour préparer le concours des professeurs des écoles.
18C’est en effet la situation dans les universités qui semble, dès le début des années 1990, attirer l’attention sur ses incertitudes et ses problèmes. Les témoignages et les tribunes de presse se multiplient, estimant qu’aux mythiques « Héritiers » auraient succédé des étudiants plus scolaires, moins autonomes, entretenant un rapport utilitariste au savoir et aux livres et souvent relativement désabusés par les traditions académiques qui répondent mal à leurs besoins d’encadrement et de résultats immédiats. Sous le titre significatif de Campus Blues, ouvrage qui rencontre à sa publication un écho certain, Didier Lapeyronnie et Jean-Louis Marie9 livrent en particulier un diagnostic très sombre d’un milieu universitaire qui apparaît marqué par la désorganisation institutionnelle et l’anomie sociale. Ils expriment probablement le vécu de nombreux enseignants sur des étudiants qui ne seraient « plus les mêmes ». Des étudiants qui connaissent de graves problèmes de réussite en DEUG, culturellement et socialement peu adaptés aux formations classiques qu’on leur dispense et aux pré-requis de l’enseignement universitaire.
19Plus profondément, la massification de la fin du siècle pose la question du décalage entre les attentes des publics – éventuellement nouveaux – de l’enseignement supérieur et ce que peuvent leur offrir effectivement les différentes filières du supérieur. D’un côté, les différentes enquêtes du CEREQ rappellent périodiquement que les diplômés s’en sortent globalement toujours mieux que les autres en terme d’insertion professionnelle (avec des variations fortes selon la conjoncture économique) mais de l’autre, des milliers d’étudiants constatent chaque année qu’un parcours à l’Université est loin d’être synonyme d’une promotion sociale aisée et encore moins d’une assurance d’accès à des fonctions de cadre. En effet, si le CEREQ note en 199710 que 41 % des diplômes de l’enseignement supérieur sont recrutés comme cadres, il constate aussi que les 60 % restants voient leur niveau d’emploi diminuer, avec des disparités qui s’accentuent entre les grandes filières de formation. Globalement, il faut sortir d’une grande école, posséder un troisième cycle ou certains diplômes de second cycle pour avoir un probabilité sérieuse d’obtenir un emploi de cadre, alors que les titulaires des DUT, STS dans leur grande majorité deviennent employés ou exercent des professions intermédiaires. En outre, si les étudiants diplômés conservent un avantage très large en terme d’insertion professionnelle sur les jeunes qui se sont arrêtés au baccalauréat ou avant, les différentes enquêtes du CEREQ (notamment celles sur la génération 92 et la génération 98) montrent qu’en revanche, les étudiants qui se sont arrêtés à bac+1 ou bac+2 sans diplômes de l’enseignement supérieur connaissent une situation professionnelle qui n’est pas plus, voire qui est moins enviable que celle des autres jeunes entrés dans la vie active avec le seul bac.
20Stéphane Beaud11 apporte, de ce point de vue, un éclairage intéressant sur les difficultés que peuvent rencontrer des jeunes de quartiers populaires, souvent issus de l’immigration, qui se sont engagés au cours des années 1990 dans des études longues jusqu’à l’Université, mais n’ont obtenu ni la réussite étudiante ni l’ascension professionnelle espérée. Il souligne le décalage entre la réalité – la hiérarchie scolaire et sociale très profonde des filières (hiérarchie sans doute aggravée par la massification) – et l’espérance de ces « enfants de la démocratisation scolaire », qui n’ont pris conscience que progressivement des difficultés d’adaptation aux premiers cycles universitaires et des faibles perspectives de promotion sociale ouvertes par ces filières dévalorisées dans le champ de l’enseignement supérieur.
Le lancinant refrain de l’échec en premier cycle universitaire
21L’échec en DEUG devient le symbole de tous les dysfonctionnements universitaires, même si les interrogations sur le premier cycle ne sont pas nouvelles, puisque dès 1984 le ministère Savary avait lancé un dispositif de « rénovation pédagogique » des DEUG, basé en grande partie sur le volontariat des enseignants-chercheurs et qui de fait n’a concerné pour l’essentiel que les premiers cycles scientifiques.
22On peut se demander d’ailleurs s’il n’est pas abusif de limiter le problème de l’échec à l’Université à celui des premiers cycles généralistes. En fait, on connaît relativement mal les taux d’échec dans les cycles supérieurs. Le DEUG offre au contraire un cadre national relativement standardisé propice à la production d’indicateurs statistiques (étudiants réglementairement tenus de l’accomplir en deux ou trois ans maximum). Il constitue un niveau diplômant peu propice à des parcours trop singuliers, nombreux en second cycle (doubles cursus, travail parallèle, préparation de concours, diplômes validés sur plusieurs années). D’après les statistiques de la DEP12 environ 28 % des bacheliers inscrits dans une filière générale de premier cycle obtiennent le DEUG en deux ans et la probabilité d’accès moyenne à un second cycle universitaire (après cinq ans) est au total de 60 %, avec une durée moyenne d’obtention du DEUG de 2,7 années. Des chiffres, fortement variables selon les filières et les profils scolaires antérieurs des étudiants, qui nourrissent des discours sur des taux d’échecs de 40 à 70 %, selon l’indicateur privilégié. Parler du taux d’échec en premier cycle revient donc à procéder à un choix d’indicateurs rarement neutre : selon que l’on prend en compte « simplement » le nombre de diplômés en deux ans ou qu’on retient la réussite au DEUG en trois ans, selon qu’on se contente du ratio entre diplômés et inscrits ou qu’on tient compte des seuls présents à l’examen ou des réorientations « positives » (ayant débouché sur un succès dans un autre secteur), on peut enregistrer des taux de réussite qui varient du simple au double.
23De ce point de vue, les bases du débat sur ces questions ont été profondément améliorées par les travaux de la DEP dans les années 1990. Celle-ci a non seulement affiné ses indicateurs mais a publié en outre dès décembre 1996 une comparaison des taux d’accès réels et simulés, université par université. La méthode, proche des calculs de « l’effet établissement » dans le secondaire, consiste à mettre côte à côte le taux d’accès constaté dans tel établissement et celui auquel on aurait pu s’attendre en fonction des probabilités moyennes de réussite et en fonction des caractéristiques scolaires antérieures des étudiants les plus discriminantes (âge d’obtention et type du baccalauréat). Or, s’il n’est pas étonnant de constater qu’il vaut mieux avoir obtenu un bac S à l’heure qu’un bac G avec en retard pour disposer de bonnes chances de réussite dans l’enseignement supérieur, on sait aussi que les caractéristiques sociales associées à ces parcours ne sont pas aléatoires : les « nouveaux » étudiants originaires de familles qui n’avaient jamais eu accès à l’enseignement supérieur se retrouvent plus souvent dans la seconde catégorie que dans la première.
24Pour répondre à l’interpellation régulière sur ce problème de l’échec, des dispositifs sont envisagés et parfois mis en place avec plus ou moins de bonheur par les pouvoirs publics : réforme pédagogique Jospin-Lang en 1992-1993, mise en place de tutorat pédagogique puis, réforme Bayrou du printemps 1997. Ils s’attachent à reconfigurer les filières, les modes d’évaluation et à améliorer le soutien aux étudiants en difficulté, sans que toutefois la connaissance précise des pratiques d’études n’étaye les réformes qui sont lancées.
L’apprentissage du métier étudiant
25Au-delà des problèmes liés à l’organisation du cursus ou des modes d’encadrement, la massification-diversification des publics souligne surtout que le fait de « devenir étudiant » ne va pas de soi, et que la réussite étudiante nécessite bien souvent une acculturation à des normes universitaires dont on a peu conscience.
26Un rapport publié en 1993 dans le cadre de l’appel d’offre « Université et Villes » aborde déjà l’idée de « carrière étudiante13 ». Alain Coulon explore de façon approfondie la question et, dans un ouvrage paru en 1997 sur « le métier d’étudiant14 », se fixe comme objectif d’ouvrir la « boîte noire de la sélection » à l’Université, en essayant de voir comment on échoue, quels sont les mécanismes et les connexions internes du processus de sélection et de classement social, processus qui sépare ceux qui demeureront étudiants de ceux qui seront exclus après quelques mois ou quelques années dans les premiers cycles universitaires. Selon lui, plus que des problèmes liés au niveau scolaire, la rupture essentielle entre le secondaire et le supérieur que doit affronter le nouvel étudiant prend sa source dans l’adaptation nécessaire mais complexe aux codes, fréquemment implicites, de l’enseignement supérieur, qui concernent bien souvent plus les comportements attendus que de simples quantités de préparation d’épreuves réglementées. D’ailleurs, en dehors des exercices d’examen proprement dits, il est toujours problématique pour les étudiants d’appréhender la mesure du travail exigé par les enseignants. « S’affilier au monde universitaire serait, du point de vue intellectuel, savoir identifier le travail non demandé explicitement, savoir le reconnaître et savoir quand l’accomplir. Pour réussir, il faut comprendre les codes du travail intellectuel, cristallisés dans un ensemble de règles souvent informelles et implicites, être capable de voir la praticabilité du travail demandé, et savoir le transformer en savoir pratique15. » Celui qui était élève doit apprendre à utiliser l’institution universitaire, à assimiler ses routines, pour devenir progressivement un étudiant. Il doit s’affilier à ce nouvel univers. À l’issue de ce processus éventuellement couronné de succès, « l’étudiant est alors doublement affilié : d’une part, sur le plan institutionnel, il sait désormais comprendre et interpréter les multiples dispositifs institutionnels qui régissent la vie quotidienne d’un étudiant ; d’autre part, il commence à savoir également ce qu’on attend de lui, sur le plan intellectuel cette fois, pour qu’il fasse la preuve de sa compétence d’étudiant16 ».
Profils de filières, profils d’étudiants : des manières d’étudier qui varient
27Cet apprentissage du métier étudiant doit aussi être indexé par le poids de la filière, dans un contexte de forte différenciation dans l’enseignement supérieur. Les disparités entre filières et secteurs, dont les chercheurs ont souvent souligné la dimension sociale17 signifient aussi de fortes disparités concernant la façon d’être étudiant. Bernard Lahire, analysant en 1997 les résultats de la première grande enquête de l’OVE constate ainsi « que le type d’études, pour ce qui concerne les pratiques universitaires des étudiants, est la variable la plus discriminante, celle qui engendre les écarts de pratique et de jugement les plus grands18 ». Il distingue en l’occurrence les différents types d’études par :
- leur recrutement socialement spécifique (selon le passé scolaire et l’origine sociale des étudiants),
- leurs traditions pédagogiques et disciplinaires parfois très lourdes,
- leur articulation à des professions et des groupes de profession.
28La combinaison de ces différentes caractéristiques va conduire à discerner, avec l’examen des diverses réponses des étudiants (emplois du temps, temps de travail personnel, lieux de travail, activités en dehors des cours, durant la semaine et les week-ends), des groupes qui se distinguent clairement les uns des autres, notamment en ce qui concerne l’occupation du temps par le travail universitaire.
29Ceux qui ont de nombreuses heures de cours et de travaux dirigés (TD) et de nombreuses heures de travail personnel comme les étudiants des classes préparatoires aux Grandes écoles. Ceux qui ont de nombreuses heures de cours et de TD mais peu d’heures de travail personnel, comme les étudiants de STS et d’IUT. Ceux qui ont peu d’heures de cours et de TD et peu d’heures de travail personnel, comme la plupart des étudiants des premiers cycles universitaires hors IUT et facultés de Médecine. Ceux qui ont peu d’heures de cours et de TD et beaucoup de travail personnel, comme les étudiants en Médecine. Au-delà d’une simple répartition horaire, « ce sont quasiment des styles de vie et de travail qui se dessinent dans ces différences19 », avec en pôles opposés les étudiants d’IUT et STS qui anticipent une vie sociale fondée sur la nette distinction entre « travail professionnel » et « loisirs » et ceux de Classes préparatoires, qui vivent l’apprentissage de rythmes temporels qui préfigurent des lignes de partage plus floues entre ce qui relève du « travail » et ce qui est de l’ordre de la « vie privée » et du « loisir », comme dans les fonctions intellectuelles et de pouvoir qu’ils ont vocation à occuper ensuite. Ce que Bernard Lahire désigne comme une « socialisation silencieuse des étudiants » par les rythmes de travail universitaires et l’emploi du temps.
30Les filières à faible encadrement du temps s’opposent clairement à celles qui organisent de façon plus systématique l’agenda des étudiants, de même que celles qui impliquent un travail personnel intense s’opposent à celles qui intègrent la plus grande partie du travail à l’intérieur des horaires de cours et de TD. Dans ce cadre, l’auteur estime que la rupture entre le lycée et l’enseignement supérieur peut marquer un moment de crise d’autant plus profonde selon le degré de rupture pédagogique et les dispositions sociales des étudiants. Ce qui explique que la rupture est minimale dans les Prépas, STS et IUT, et maximale dans les filières lâchement encadrées de l’Université, qui accueillent pourtant une grande part des bacheliers les moins préparés à l’absence de repères et à la faible organisation du temps scolaire.
À LA DÉCOUVERTE DES TERRITOIRES UNIVERSITAIRES
Université 2000 ou les nouveaux espaces de l’université
31Face à ce qui s’annonce comme une nouvelle déferlante étudiante et à l’état souvent délabré des locaux universitaires sortis de terre dans les années 1960 et le début des années 1970, l’idée d’un nouveau plan de développement universitaire s’impose très vite comme une priorité aux yeux des responsables ministériels mis en place en 1988. Une direction de l’administration centrale est d’ailleurs installée au sein du ministère de l’Éducation nationale, la « direction de la programmation et du développement universitaire », qui va mettre en place à la fois la nouvelle politique contractuelle avec les universités ainsi que le plan Université 200020.
32Plus qu’un simple plan d’aménagement ou de constructions immobilières pour l’enseignement supérieur, le programme Université 2000 est à son origine la cristallisation d’Assises nationales de l’enseignement supérieur qui se sont conclues à la Sorbonne en juin 1990, dans lesquelles sont également abordées la plupart des thématiques universitaires, comme la recherche ou le rôle économique de l’Université. Son apport majeur, néanmoins, reste sa dimension de programmation de locaux universitaires nouveaux : 1 500 000 m2 sont programmés sur la période 1991-1995 pour faire face aux centaines de milliers d’étudiants supplémentaires qu’on prévoit d’accueillir dans les universités. Les journaux rapportent alors la phrase de Claude Allègre « je veux voir des grues partout ».
33Le dispositif marque aussi une implication nouvelle des collectivités locales dans l’enseignement supérieur, puisqu’elles sont invitées à participer au programme à hauteur d’environ 30 % des sommes, programme qu’elles financeront en fin de compte à la hauteur de la moitié des 32,9 milliards de francs ! Parmi les diverses collectivités, ce sont les régions qui sont les principaux21 bailleurs et interlocuteurs, et dont beaucoup se positionnent stratégiquement sur la question de l’enseignement supérieur bien au-delà de l’aide à la construction, à l’image de la région Rhône-Alpes qui créé des bourses de mobilité internationale pour les étudiants ou impulse des dispositifs régionaux tels que la création d’un observatoire universitaire des parcours étudiants (OURIP). Néanmoins, la mise en place d’Université 2000 ne s’est pas déroulée de façon toujours fluide et limpide, ni avec des partenaires qui discutent sur un pied d’égalité pour faire converger leurs stratégies respectives. Du côté des collectivités locales, au delà de leur nouvelle et commune appétence pour l’enseignement supérieur, toutes n’ont pas les mêmes stratégies, ni les mêmes intérêts. La création d’unités d’enseignement supérieur dans des villes qui en étaient dépourvues contribue à modifier les hiérarchies urbaines et les équilibres territoriaux. De la ville moyenne qui souhaite ardemment obtenir sa part d’Université, à la région qui veut aussi renforcer ses grands pôles d’excellence traditionnels, une large place de configurations différentes sont possibles, pour produire, dans chaque cas, un système partenarial complexe. « Entre les partenaires, villes moyennes, départements, grandes villes, les négociations s’opèrent sur la base de la complémentarité et de la concurrence : selon que l’enjeu glisse d’un niveau territorial à l’autre, les logiques d’acteur et les alliances qui en résultent conduisent à un système complexe à géométrie variable où l’enjeu universitaire peut s’appauvrir, voire se trouver confiné à une dimension utilitariste si ce n’est d’opportunité politique22 » constate Daniel Filâtre.
34à l’issue de ce processus, U 2000 se concrétise sur le terrain par des rénovations et surtout des constructions de locaux dans la quasi-totalité des établissements d’enseignement supérieur, à l’exception notable des établissements parisiens et, particulièrement, de ceux de Paris intra-muros, la Région Île-de-France et la ville de Paris se singularisant par leur refus de participer au dispositif.
35Pour les universités traditionnelles, il s’agit surtout d’éviter l’asphyxie dans les bâtiments existants. Pour les universités « jeunes » ou « moyennes », la nouvelle donne leur permet de concrétiser, par le nombre de filières et d’étudiants qu’elles peuvent désormais accueillir, le statut d’Université de plein exercice déjà acquis en droit. De ce point de vue, le changement a peut-être plus d’impact à terme pour des établissements comme St Étienne, Rouen, Metz, Toulon ou Brest que dans des universités installées depuis plus longtemps dans le paysage universitaire.
36De nouvelles universités sont également crées afin de décongestionner l’Île-de-France (Marne la vallée, Cergy-Pontoise, Versailles-Saint Quentin et Évry) et assurer le rattrapage historiques de certaines régions en province (La Rochelle, Bretagne Sud, Artois, Littoral). Des dizaines d’antennes universitaires et de nouveaux IUT (IUT de plein exercice ou départements) essaiment sur tout le territoire, complétant la vague de dissémination des STS des années 1980. Au total, c’est un nouveau maillage du territoire par l’enseignement supérieur qu’on peut constater : près de 1 800 communes accueillent l’un des 5 232 sites d’enseignement supérieur. On peut ainsi dire que toute agglomération de quelque importance comporte désormais son « morceau » d’enseignement supérieur, et que toute commune urbaine peut revendiquer l’accueil d’étudiants en son sein, même si ceux-ci sont plus souvent des élèves de STS ou de CPGE que des étudiants des universités traditionnelles. En revanche, on ne peut pas affirmer que la nouvelle carte universitaire issue d’U 2000 soit en rupture fondamentale avec les hiérarchies existantes.
37Certes, un certain rééquilibrage s’effectue en faveur de la province, et à l’intérieur de cette dernière vers les régions du Nord et de l’Ouest, rééquilibrages qui sanctionnent la plupart du temps le rattrapage des retards historiques de scolarisation, notamment par rapport à la France du Sud. Paris garde néanmoins un rôle prééminent, surtout lorsqu’on se rapproche des troisièmes cycles et de la recherche, et l’on distingue toujours un ensemble d’une dizaine de grandes métropoles régionales d’enseignement supérieur et de recherche (Strasbourg, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Lille, Grenoble, Montpellier, Rennes, Aix-Marseille, Nancy…), dont la majeure partie est d’ailleurs érigée en « pôle européen ».
38Globalement, selon Myriam Baron « l’historique unité de la France du Sud autour du poids des formations supérieures générales de troisième cycle, visible sur le schéma de 1986, n’apparaît plus dans la nouvelle géographie de l’offre de formation supérieure23 ». Elle est désormais remplacée par la coexistence de deux France de part et d’autre d’une ligne La Rochelle/Strasbourg. Au Nord, celle du triptyque filières courtes/troisièmes cycles parisiens/diversification ; au Sud celle du binôme troisièmes cycles/diversification. On peut notamment remarquer des écarts forts entre académies qui accueillent peu d’enseignement supérieur court comme Paris (18 %) ou celles qui accueillent des pôles universitaires traditionnels dans le sud de la France (entre 20 et 30 %), et les académies comme Besançon (40 %) ou Amiens (44 %) dont une part significative des étudiants sont dans les IUT et STS.
Une nouvelle conception de l’Université dans la cité
39U 2000 peut apparaître rétrospectivement comme un programme important, mais sans ligne directrice du fait des pressions différentes de la conjoncture et des acteurs impliqués : les constructions ont répondu à la fois aux nécessités d’absorber les nouveaux flux étudiants, de rééquilibrer la région parisienne et sa grande couronne, de fortifier les grands pôles régionaux, ce qui était l’objectif gouvernemental, mais ont aussi contribué à un rééquilibrage entre grandes villes et villes moyennes (par exemple par la reconnaissance des antennes) et au développement de filières professionnalisées fortement réclamées par les élus locaux.
40Il n’en marque pas moins aussi une nouvelle conception de la place de l’Université et de l’étudiant dans la société, qui est remise au centre de la cité sur de nombreux aspects. Au niveau des conceptions urbaines, déjà, l’ambition d’U 2000 n’est pas seulement de construire, mais aussi de concevoir des lieux universitaires mieux adaptés à la vie étudiante moderne et mieux intégrés au tissu urbain, pour chasser le spectre des bâtiments construits dans l’urgence dans les années 1960. La réalisation de ces « campus » qui ont marqué une étape aussi bien spatiale que symbolique de développement séparé entre l’Université et le reste du territoire urbain, font en effet office de « contremodèle » pour beaucoup des acteurs d’U 2000. On ne veut plus de campus monofonctionnels, dépourvus de tous les éléments de nature à recréer des espaces urbains liés aux loisirs, au commerce ou aux échanges, campus qui sont souvent qualifiés de « déserts » de sinistre réputation dès les amphithéâtres désertés à l’issue des journées de cours. Pour André Sauvage, le modèle du campus français des années 1960 a été largement inspiré par un modèle monastique, uniquement égayé de quelques grands espaces naturels propices à la réflexion studieuse : « On est arrivé à cette composition d’un environnement dépouillé, à destination de ceux pour qui la culture, la connaissance doit se gagner non seulement par des efforts constants, mais aussi au prix d’un renoncement quotidien à la ville24. » à cette fin, des architectes de renom sont consultés et une mission est confiée à Michel Cantal-Dupart pour permettre que les constructions d’U 2000 soient l’occasion de mettre l’étudiant au centre de l’Université, elle même mieux insérée dans son tissu urbain. De façon significative, des lignes de tramway et de métro vont pénétrer au cœur des campus durant les années 1990 (à Grenoble, Toulouse, Nantes, Lyon…). Alors que jusque-là, les transports en commun les plus structurants s’arrêtaient aux portes des universités, voire ignoraient les sites universitaires comme dans la banlieue nord de Paris, à Villetaneuse ou St Denis. Dans le même mouvement, et même si les réalisations sont maigres jusqu’à la fin des années 1990, l’idée d’espaces et de lieux réservés aux activités étudiantes dans les universités fait son chemin à travers les rapports, les colloques et les débats. Cette idée va se cristalliser autour du concept de « maisons de l’étudiant », qui recouvre en fait des projets très différents (regroupement de services universitaires, espaces de services publics et privés, locaux associatifs et culturels…). Plus largement, le diagnostic urbain se mêle aux transformations des représentations de l’Université. Celle-ci n’est plus vécue comme une communauté isolée qui produit et s’auto reproduit en vase clos, mais à qui il est demandé d’être largement au service de la société, tant en matière de formation que de recherche.
41Au delà de leurs étiquettes politiques, de nombreux élus locaux expriment ce nouvel intérêt pour l’enseignement supérieur. Les arguments qui justifient ce nouvel attrait pour l’enseignement supérieur sont multiples et mélangés :
- lutter contre les inégalités sociales et territoriales en offrant aux jeunes une voie de promotion sociale sur place, sans le coût de l’expatriation vers la métropole universitaire,
- soutenir la consommation et la vie économique par la constitution d’un marché étudiant local,
- créer un climat favorable pour les entreprises et l’emploi (attraction des cadres, formation d’une main d’œuvre qualifiée, possibilités de formation continue et de transferts de technologie),
- éviter l’exode des jeunes de classe moyenne, revitaliser le milieu urbain (voire le requalifier) par la mixité sociale…
42Quels que soient les objectifs invoqués, il est patent que l’enseignement supérieur et ses étudiants deviennent des concepts valorisés, attractifs et par bien des aspects des ressources stratégiques centrales pour le développement social, économique et culturel. C’est un tournant considérable au regard de l’image relativement marginale de ce secteur il y a encore une quinzaine d’années, quand la population universitaire était regardé – de façon positive ou négative – comme une catégorie « à part » dans la société25.
Des attentes illusoires ?
43Passée l’euphorie des inaugurations, il convient de préciser que les suites d’Université 2000 n’ont pas toujours accouché de l’embellie prophétisée quant à la nouvelle intégration des étudiants dans la ville. C’est notamment le cas dans les villes au passé universitaire récent, dans lesquelles on a parfois un peu rapidement escompté que la simple présence d’étudiants générait mécaniquement une « atmosphère universitaire », si tant est qu’on ait une claire vision de ce qu’était véritablement cette dernière. Ainsi que le relève François-Xavier Merrien, la question des relations universités-ville est une question ambiguë tant le débat a été obscurci par des « controverses mêlant des considérations urbanistiques (remettre l’Université au sens d’entité physique dans la ville), des considérations relevant des fonctions de l’Université (se mettre au service de la demande sociale et de l’économie) ou des considérations mêlant souci de démocratisation et élévation du niveau global de qualification26 ».
44En matière d’urbanisme, on discerne en effet des stratégies différentes à partir des projets et des débats sur Université 2000. Certains veulent développer la complexité urbaine à partir du campus (par exemple en ouvrant le campus à l’implantation de services marchands, en prévoyant le développement de lieux de culture et de loisirs, l’installation de résidences étudiantes.) pendant que d’autres privilégient la diffusion universitaire dans le tissu urbain (retour au centre-ville), souvent après une expérience mal vécue de campus excentré comme à Amiens. Parfois, on imagine même faire jouer à l’Université ou à ses étudiants un rôle de dynamisants urbains par leur seule présence dans un lieu, voire de les utiliser pour requalifier un quartier socialement sinistré, ce qui produit des résultats pour le moins décevants27. Une certaine méconnaissance de la réalité de la sociologie étudiante apparaît parfois, où l’on méconnaît aussi bien la particularité du rythme de la vie étudiante (avec ses départs le weekend et durant les congés scolaires) que le fait que les étudiants eux-mêmes sont plus attirés par les centres déjà vivants qu’ils ne créent de l’animation urbaine par leur seule concentration.
45En matière de développement, la liaison spontanément vertueuse entre l’Université et le tissu économique est le paradigme dominant. Pour de nombreuses collectivités, en effet, l’enseignement supérieur et la recherche apparaissent comme le seul moyen de prendre pied dans ce qui est ressenti, de façon plus ou moins confuse, comme les créneaux d’avenir de l’économie moderne, tant en matière de création d’emplois, de transfert de technologie que de formation continue. Mais de nombreux décalages peuvent ensuite se développer entre ces aspirations plus ou moins précises, et la nature du site universitaire effectif : les filières qui apparaissent les plus professionnalisantes (comme les IUT) peuvent avoir un recrutement régional (voire national) qui ne garantit absolument pas que les jeunes formés restent « sur place », pendant que celles qui absorbent une grande quantité des bacheliers locaux peuvent se trouver dans des secteurs (Droit, AES, Lettres.) bien éloignés des perspectives économiques territoriales. Concernant la recherche, la difficulté de développer des centres et des activités scientifiques (qu’elles soient de nature « fondamentale » ou « appliquée ») de bon niveau ailleurs que dans les grands pôles universitaires traditionnels a généralement été sous-estimée.
Différenciations territoriales, différenciations sociologiques, différenciations académiques ?
46Le développement universitaire a concerné les nouveaux sites universitaires mais aussi la situation des étudiants dans les sites jusque là plus ou moins vierges d’enseignement supérieur, et notamment dans les antennes universitaires. Ce développement a attiré l’attention des observateurs et des chercheurs. Alors que la tradition d’analyse sociologique des flux étudiants tendait, en France, à souligner la permanence des inégalités sociales d’origine au regard de l’accès à l’enseignement supérieur, la multiplication des sites conduisait en effet à renouveler certaines questions. Il apparaissait notamment intéressant de vérifier certaines hypothèses en grandeur réelle : le rapprochement des lieux d’enseignement peut-il permettre une démocratisation du recrutement ? Des conditions d’études plus conviviales dans des sites de proximité peuvent-ils favoriser la réussite universitaire ?
47Des études concernant les profils des étudiants dans les antennes universitaires constatent en premier lieu que les étudiants concernés sont originaires de milieux socialement moins favorisés et plus diversifiés que leurs équivalents des universités mères, et/ou sont scolairement moins performants au regard de leurs résultats antérieurs dans le secondaire28. De ce point de vue, il apparaît effectivement qu’une part des étudiants accueillis dans les antennes universitaires n’auraient sans doute pas fait le choix de l’enseignement supérieur à l’Université en l’absence de structures de proximité. Ce qui ne signifie pas forcément que les antennes ont un effet net de démocratisation : une analyse des nouvelles universités en Île-de-France montre par exemple que la composition de ces nouveaux sites est certes plus dépendante de son bassin de recrutement (plus étroit que celui des grandes universités) et qu’on peut y retrouver donc plus d’enfants de catégories modestes, mais que dans ce cadre, les nouveaux établissements reproduisent les inégalités d’origine relatives constatées plus généralement dans l’enseignement supérieur29.
48En outre, des études statistiques menées par le GERI (Groupement d’études et de réalisations industrielles30) ont conclu en l’absence d’un lien évident entre le fait d’entamer des études universitaires longues et l’offre de premiers cycles (hors IUT) dans un département donné. Seule une offre complète et diversifiée (université offrant au moins quatre filières) semble en revanche favoriser particulièrement une poursuite d’études longues. Les travaux notent, sans surprise, qu’à résultats scolaires comparables et pour une même discipline universitaire (droit par exemple), les étudiants issus de milieux socioculturels dominants étaient plus nombreux à se diriger vers l’université-mère pendant que les « nouveaux publics » étudiaient sur place. Ce constat va aussi souvent de pair avec la probabilité d’une orientation particulièrement contrainte : la gamme, généralement étroite, des formations présentes au niveau local se rajoute aux déterminants traditionnels qui encadrent et limitent le choix d’une filière. Les résultats de l’enquête de l’OVE (1994) montrent aussi combien la différenciation territoriale est aussi sociale : les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures sont d’autant plus représentés que l’agglomération du lieu d’études est importante, alors que les enfants d’employés et d’ouvriers sont surreprésentés dans les petites villes. Les premiers représentent 32,3 % des étudiants, mais 13,8 % de la population étudiante dans les villes de moins de 100 000 habitants, 30,98 % dans les villes de plus de 200 000 ha et 45 % des étudiants parisiens. En revanche, les résultats des observations sont beaucoup plus contradictoires concernant les taux de réussite dans les antennes, ne permettant pas d’attribuer une relation mécanique ni entre le statut de délocalisation et la réussite universitaire, ni entre la taille du centre universitaire et la réussite. De ce point de vue, Georges Felouzis a apporté des éléments très intéressants au débat en comparant les parcours étudiants au sein d’une même filière juridique mais dans trois sites différents : l’université mère de Bordeaux et ses antennes d’Agen et Perigueux. Or, les analyses des résultats aux examens de DEUG n’opposent pas les étudiants des antennes à ceux de l’université mère, même si pourtant les inégalités de réussite sont très importantes. Dans un site délocalisé, il y a beaucoup d’abandons et d’échecs, dans l’autre site délocalisé, peu d’abandons et une forte proportion de réussite, et dans l’université mère, une position intermédiaire. Par conséquent, nous ne sommes pas en présence d’un « effet de délocalisation » mais d’un « effet de site », qui agit non seulement sur le niveau global de réussite mais aussi sur l’ampleur des inégalités sociales à l’œuvre dans les modalités de sélection des étudiants, car la corrélation entre réussite et origine sociale n’est significative que dans la filière bordelaise. L’auteur constate notamment que les abandons ne se distribuent pas selon les mêmes principes dans chacun des sites, et ne concernent pas les mêmes étudiants : indifférencié dans une antenne, l’abandon dépend plutôt de la série du bac dans une autre, et à la fois du niveau scolaire et de l’origine sociale dans l’université centrale. Ainsi, « le contexte d’étude créé dans les antennes limite les inégalités sociales en limitant la sélection invisible en premier cycle. Non que les abandons y soient moins fréquents, tout au contraire. Mais ils ne s’opèrent pas selon les caractéristiques sociales des étudiants. [Dans l’université mère] la sélection invisible joue pleinement, et favorise les étudiants socialement les plus compétents. Autrement dit, le contexte d’étude créé par les antennes (petites structures proches du lycée, possibilité de relations individualisées entre étudiants et enseignants, intégration des étudiants dans un environnement social et urbain connu, etc.) n’est pas en lui-même favorable ou défavorable à la réussite. […] En revanche, l’effet de délocalisation s’exerce sur les inégalités sociales31 ». Au-delà de la question des antennes, la focalisation sur les disparités de sites dans l’enseignement supérieur est ainsi devenue une part non négligeable de la réflexion et de la recherche sur la condition étudiante, qu’il s’agisse de mesurer les inégalités de réussite entre établissements, comme le fait régulièrement la DEP dès 1996, ou d’essayer de comprendre comment le contexte d’établissement peut amener de fortes variations dans le parcours académique des étudiants, à l’instar de la recherche menée par Christophe Michaut32.
LE NOUVEL ÉTUDIANT EST ARRIVÉ
Une population mieux connue
49L’explosion démographique étudiante qui marque le début la décennie 1987-1997 va également de pair avec un renouveau d’intérêt pour la problématique de la question étudiante. Plus exactement, les étudiants et leur vie propre, sous toutes ses facettes, sont au centre de nombreux travaux, alors qu’ils n’étaient souvent observés jusque là que pour illustrer des phénomènes plus généraux, qu’il s’agisse des fonctions de reproduction du système éducatif ou des difficultés d’insertion professionnelle des diplômés liées à la crise économique. Autrement dit, le moment étudiant, qui n’était souvent étudié que comme transition, pour ce qu’il permettait de comprendre de processus sociaux plus larges, est désormais aussi jugé digne d’intérêt « en soi ».
50En accompagnement du plan Université 2000, le programme interministériel33 de recherche « l’Université et la Ville », piloté par le plan urbain, a été lancé sous la forme d’un appel d’offre en 1990. Il permet la production d’un grand nombre de recherches de toutes natures, entre 1991 et 199334, et la publication en 1994 de l’ouvrage de synthèse Universités et villes35.
51L’une de ces recherches est initialement menée à Nice par questionnaire auprès de 3 000 étudiants des différents établissements d’enseignement supérieur des Alpes Maritimes, puis prolongée en 1993 par une série d’entretiens avec 67 étudiants. Ces travaux permettront en 1998 la publication de l’ouvrage de Valérie Erlich Les nouveaux étudiants : un groupe social en mutation. Dans le même temps, une enquête est menée auprès de 2000 étudiants de Rennes, Besançon et Nanterre dans le cadre de l’Observatoire Sociologique du Changement, dont les résultats sont présentés dans l’ouvrage dirigé en 1995 par Olivier Galland sur Le monde des étudiants36.
52À un niveau plus institutionnel, le ministère de l’Éducation nationale créé en 1989 l’Observatoire national de la vie étudiante, au moment où les autorités de l’état affichent par de multiples gestes leur volonté de mieux prendre en compte la représentation étudiante37. L’idée initiale consiste à en faire en même temps une instance de conseil stratégique en matière de vie étudiante et un lieu d’études visant à mieux connaître la réalité étudiante. Si les débuts de l’OVE (administrativement supporté par le CNOUS) sont hésitants, il commence à se faire connaître par une étude sur le budget des étudiants, commandée au CREDOC en 1992. Au printemps 1994, est organisée la première enquête Conditions de vie des étudiants, la première réalisée à une telle échelle en France. Le questionnaire est envoyé à un vingtième de la population étudiante. Au final, l’OVE parvient à récolter 27 710 réponses exploitables, soit un remarquable taux de retour d’environ 35 %, comportant 150 questions sur les sujets majeurs de la condition étudiante : cursus depuis le bac, conditions de travail universitaire, emplois du temps, ressources, logement, transport, alimentation, santé, handicaps, activités culturelles, loisirs et vacances… Plusieurs études sont publiées à La Documentation française dans les années qui suivent à partir de ces résultats (collection « cahiers de l’OVE »), concernant les conditions de vie des étudiants, les parcours, les manières d’étudier, la vie matérielle ou encore le financement de la vie étudiante.
53Ces quelques exemples montrent le saut quantitatif et qualitatif qui s’accomplit alors dans le sens d’une meilleure connaissance de la population étudiante, en mettant en particulier à disposition de tous des bases statistiques et empiriques d’une richesse sans précédent, qui complètent les données existantes déjà fournies par le Ministère (DEP) ou le CEREQ.
L’étudiant moyen n’existe pas
54C’est aussi sans doute ce qui explique qu’aucun raccourci conceptuel ne s’impose alors pour définir ce que serait un « étudiant moyen », tant les différents chercheurs constatent le peu de pertinence d’un tel artefact pour caractériser les nouveaux étudiants qui peuplent l’Université de masse. François Dubet souligne ainsi « combien il est devenu difficile de définir l’étudiant des années 1990 dans la mesure où aucun type idéal nouveau n’a succédé à celui de l’Héritier38 ». En effet, « quand se croisent la diversité du monde étudiant et la diversité de l’offre universitaire, il se forme un univers d’autant plus complexe que l’un et l’autre de ces ensembles ne se recouvre pas nécessairement pour former des types d’étudiants nettement identifiables39 ». Finalement, il estime que « c’est dans les rapports des étudiants à leurs études eux-mêmes, plus que dans les facteurs “déterminants” que l’on peut chercher les principes d’identification et de construction des expériences étudiantes40 ». Constat qui l’amène à distinguer trois dimensions principales de cette expérience : le projet (éventuellement contraint) par rapport à l’utilité scolaire et professionnelle des études, l’intégration dans l’organisation universitaire et la vie étudiante (socialisation) et la vocation, plus personnelle, liée à l’intérêt intellectuel et l’accomplissement personnel.
55Olivier Galland, dont l’enquête a porté principalement sur des filières universitaires, constate également la difficulté d’établir un « diagnostic moyen », face à la diversité des formations, face aux degrés variables d’ambitions scolaires, d’intégration à l’Université et au milieu étudiant. Il remarque aussi l’importance de facteurs de différenciation tels que les types d’établissements ou leur localisation, la vie d’un étudiant parisien étant très éloignée de celle d’un étudiant de province. Selon lui, le milieu étudiant existe pourtant. En effet, plus d’un tiers des étudiants interrogés choisit, parmi une batterie de 11 critères, de se définir par son statut étudiant, loin devant l’âge ou le sexe. Néanmoins, cette identité étudiante se construit en dehors de l’Université plus qu’en son sein, car l’Université est une institution trop faible du point de vue de l’engagement et de la participation des étudiants. Le cadre commun des étudiants comporterait donc deux grandes dimensions d’intensité variable selon le cursus : d’une part l’appartenance disciplinaire, qui influe sur leurs valeurs, leurs engagements ou leurs modes de sociabilité, d’autre part la vie étudiante vue comme un entre deux entre la vie lycéenne et celle de jeune actif. Ce qui expliquerait, concernant le dernier point, que l’identification étudiante est la plus forte autour de 23-24 ans et chez ceux qui vivent en logement indépendant.
56La « diversification » des publics est évidemment l’une des caractéristiques majeures des « nouveaux étudiants » qu’étudie Valérie Erlich41. Diversification qui, à l’image de la société, se traduit dans des comportements différents aussi bien dans les manières d’être que dans les pratiques culturelles et sociales. Ayant choisi d’aborder la question à travers l’angle des « modes de vie », elle insiste sur le fait que le temps étudiant est le temps d’un changement progressif de statut, d’un processus d’émancipation et d’acquisition progressive des rôles et des conduites adultes. Elle distingue par conséquent trois types idéaux d’étudiants42 :
57– Le type « juvénile » : les étudiants les plus jeunes, souvent dans les premiers cycles, sont en large continuité avec les pratiques juvéniles des lycéens, que ce soit sur le plan du travail scolaire, des loisirs ou des pratiques culturelles. Ils vivent en large majorité chez leurs parents, n’ont pas intégré les codes universitaires et peu investi ni le campus ni la ville des études.
58– Le type « transitionnel » : des étudiants entre 20 et 24 ans, en logement indépendant, qui ont intégré les règles du jeu universitaire, investissent leurs lieux d’études, campus et ville, et font plus globalement l’apprentissage de l’autonomie vis-à-vis de leur famille.
59On peut remarquer qu’ils ressemblent forts à ceux qu’Olivier Galland désignait comme s’identifiant le plus comme « étudiants ».
60– Le type « cultivé » : plus âgés et souvent en couple, ces étudiants sont désormais centrés sur leur vie domestique, qu’ils organisent largement par anticipation sur leur vie d’adulte, tant au niveau professionnel que des loisirs, généralement plus coûteux et en large rupture avec leur passé juvénile.
61Diversité et différenciations internes des populations étudiantes constituent également la trame de fond des analyses des résultats de l’enquête OVE de 199443, à l’instar de cette conclusion de Bernard Lahire : « L’étudiant (moyen) ou la culture étudiante n’existent pas. Ce qui peut s’observer, se décrire et s’analyser, ce sont des catégories d’étudiants (aux conditions d’existences et d’études différentes) et des manières différentes d’étudier44. » Il suffit de comparer par exemple le temps de travail45 des étudiants des différentes filières de l’enseignement supérieur pour en avoir une illustration : 59 heures par semaine en moyenne pour les étudiants en CPGE, 47,2 en Médecine, 46,5 en STS, 41,4 en IUT tertiaire 37 en Sciences, 35 en Droit, 30,6 en Lettres… à travers cet exemple du temps de travail, on imagine ce que cela signifie également en termes de loisirs, de temps de présence sur le campus ou dans la ville, de possibilité de travail à côté des études, de cadres de socialisation dans la filière, etc. Cette diversité ne doit pas non plus masquer la permanence du poids des inégalités et des hiérarchies sociales entre ces filières. Une simple répartition des secteurs en fonction du nombre d’enfants de cadres supérieurs qui y sont inscrits montre une claire opposition entre d’un côté les CPGE (50 % des élèves originaires de familles de cadres) et de l’autre les STS (11,6 %), opposition que l’on retrouve inversée si l’on retient le critère du nombre d’étudiants issus de familles d’ouvriers ou d’employés.
62Au niveau de l’Université, qui occupe globalement une position médiane, les enfants de cadres sont surreprésentés en Santé (47,6 %), Droit et Sciences économiques (39 %) et Sciences (36,9 %) par rapport aux Lettres et Sciences humaines (28,4 %).
Que nous disent les loisirs sur la nature du milieu ?
63Sachant qu’une grande partie de l’image mythique de l’étudiant « héritier » était synonyme de bohème ou reposait sur des pratiques culturelles distinctives des étudiants par rapport au reste de la jeunesse, il est intéressant de voir dans quelle mesure les études des années 1990 permettent d’avoir une vision plus précise des loisirs plus ou moins culturels des étudiants. Valérie Erlich avait déjà noté combien les pratiques des plus jeunes étudiants étaient proches de celles des lycéens. On retrouve cette forme de banalisation de la condition étudiante dans certaines données de l’OVE qui démystifient certains préjugés. Ainsi, 85 % des étudiants regardent la télévision au moins une fois par semaine, et surtout près du tiers (32,3 %) quotidiennement. Il s’agit assurément du loisir le plus communément pratiqué par les étudiants, avec le cinéma (72,6 % ont été au moins une fois au cinéma dans les 30 jours). Les autres pratiques sont en revanche beaucoup moins dominantes et révèlent l’influence persistance des origines sociales, les études s’avérant loin d’homogénéiser, en particulier, les préférences culturelles héritées de son milieu d’origine. Les enfants de cadres sont au moins deux fois plus nombreux que les enfants d’ouvrier à avoir assisté à une pièce de théâtre (18,2 % contre 8,7 %). Ainsi, la distance est maximale entre étudiants de CPGE littéraires, qui sont 37,6 % à citer les sorties au théâtre dans leurs loisirs, et ceux de STS technico-industrielles qui sont 3,5 % à les citer. L’intérêt pour l’art dramatique souligne en fait les oppositions entre « héritiers » et « boursiers », garçons et filles, pôle littéraire et pôle technique et scientifique. Mais ces chiffres montrent aussi que ce type de pratique « cultivée » est loin d’être caractéristique du milieu étudiant ni même de certains secteurs qu’on pourrait présumer comme les plus « classiques » : certes, les étudiants présents dans les secteurs littéraires sont plus intéressés par le théâtre que d’autres, mais cet intérêt reste relativement minoritaire dans leurs pratiques de loisirs. À l’inverse du théâtre, l’assistance aux spectacles sportifs oppose les STS à vocation technique et industrielle, largement masculins, qui ont pratiqué à 40 % cette sortie au moins une fois dans le mois précédant, aux CPGE littéraires, largement féminines, dont seuls 10,8 % y sont allés. On peut mettre ces chiffres en regard d’autres pratiques, telles que les sorties en discothèque dans les 30 jours précédent l’enquête, qui ont concerné 34,5 % des étudiants, ou les soirées étudiants qui en ont concerné 30,65 % (ce dernier type d’activité étant très lié aux formes de sociabilité propres à chaque filière, et souvent plus fréquent en IUT ou Médecine qu’en Lettres ou Sciences).
Les évolutions du logement étudiant
64La réalité de l’étudiant des années 1990 est aussi celle d’un jeune qui ne se sépare de sa famille que progressivement. Jusqu’à 20 ans, un étudiant sur deux habite chez ses parents, mais ils ne sont plus qu’un tiers à 23 ans et moins d’un sur dix après 27 ans. 48,1 % des étudiants en premier cycle sont logés par leurs parents, 31,4 % en second et 15 % en troisième cycle. Dans la majorité des cas, la décohabitation est une nécessité pratique, la décohabitation « somptuaire », par convenance, est très minoritaire : seuls 16 % des décohabitants étudient à moins de 30 km du domicile familial.
65La question du logement nourrit de très nombreux articles lors des rentrées des années 1990, tant le parc existant de logements pour étudiants semble trop restreint pour absorber les nouvelles vagues démographiques universitaires. Étudiants couchant dans des tentes, hébergements de fortune dans des caravanes ou reportages plus modérés sur la « galère de recherche d’un logement » : la presse témoigne à des degrés divers d’un grave problème en la matière. Il est vrai que le parc des 100 000 chambres de résidences universitaires du CROUS, par exemple, est loin de répondre à la demande, se révélant à la fois insuffisant en nombre et largement éloigné des standards modernes de confort, l’essentiel des chambres ayant été conçues et construites dans les années 1960 et le début des années 1970. Il est également probable que les nouvelles familles qui découvrent l’enseignement supérieur depuis la fin des années 1980 ne disposent pas des réseaux de relations permettant de loger leurs enfants dans les villes, à l’image des chambres de bonnes ou chez l’habitant si souvent utilisées jusque là par les enfants des classes moyennes et supérieures.
66Néanmoins, les chiffres de l’OVE permettent une approche plus précise du phénomène. Selon l’enquête 1994, 37,9 % des étudiants sont hébergés au domicile familial, 31 % en logement locatif indépendant, 16,8 % en logement collectif (cités-U du CROUS essentiellement), 9,7 % partagent un logement à plusieurs, 6,7 % résident dans un logement à propriété familiale… En outre, 68,9 % des étudiants décohabitants déclarent avoir trouvé un logement facilement ou très facilement, cette moyenne cachant des écarts importants entre la situation difficile rencontrée dans certaines grandes agglomérations et la relative aisance à se loger dans les villes moins engorgées. On le constate d’ailleurs en observant que le loyer moyen déclaré d’un logement d’une pièce en petite ville est de 1 191 francs contre 2 167 francs à Paris.
67L’une des mutations importantes des années 1990 est certainement la modification de la politique et des normes de logement étudiant, évolutions dont on peut se demander jusqu’à quel point elles ont été maîtrisées. Jusqu’en 1991, en effet, les étudiants étaient rarement éligibles aux aides au logement, sauf à avoir des personnes à charges ou à occuper un logement conventionné (type HLM par exemple). Tout change au début des années 1990. En premier lieu, la reprise des constructions et rénovations de logements étudiants dans le cadre des CROUS (notamment celles prévues pour accompagner Université 2000), a pris la forme de mise en chantier de logements plus modernes et plus vastes que les anciennes chambres de 9m ². Les nouveaux logements46, studios et T1, sont construits par des organismes HLM pour le compte des CROUS, et bénéficient du financement de l’APL en tant que logements conventionnés, un plancher de revenu forfaitaire « présumé » issu de la famille étant appliqué depuis 1986 aux étudiants qui ne déclarent pas de ressources imposables. Ce système est surtout, en second lieu, progressivement étendu à l’ALS à partir de 1991 par zones géographiques : dès janvier 1993, tout étudiant a droit à l’ALS dès lors qu’il occupe un logement autonome n’appartenant pas à ses ascendants et qu’il acquitte un loyer. La combinaison de ces mesures, jointes à diverses facilités fiscales pour les propriétaires ou les constructeurs immobiliers adoptées dans les années 1990, provoquent à la fois une modération limitée des loyers en cités universitaires47 et la mise en place d’un véritable marché du logement étudiant privé. Des résidences étudiantes fleurissent un peu partout, souvent montées par des sociétés d’investissement, généralement ciblées vers les familles de classes moyennes soucieuses d’assurer un logement moderne et relativement sécurisé à leurs enfants.
68Pour de nombreux propriétaires existants, également, il devient plus attractif d’aménager et de déclarer des logements étudiants, avec des loyers élevés tenant compte de l’avantage de l’ALS, plutôt que de louer « au noir », selon l’ancien modèle de la « chambre de bonne ». Il faut noter que la plupart de ces nouvelles résidences, qu’elles soient sociales ou privées, privilégient de fait une conception « standard » du logement, avec peu d’infrastructures collectives et plus largement une certaine absence de réflexion sur la socialisation étudiante : les logements n’ont d’étudiant que le statut de leurs occupants. Selon les statistiques de la CNAF (reprises dans le rapport Anciaux), on compte en 1994 environ 606 000 étudiants qui bénéficient d’une aide au logement, 690 000 en 1998, cinq ans après la généralisation de l’ALS48. Ce dispositif représente évidemment un coût considérable pour la collectivité : sans même prendre en compte les effets des diverses mesures fiscales ni les frais de gestion des allocations, les seules prestations logement en 1998 versées aux étudiants représentaient un montant de 930 millions d’euros. Il faut également noter que le système n’obéit que marginalement aux principes de redistribution sociale qui guident d’autres aides aux étudiants. En effet, le système de calcul de l’ALS repose fortement sur la prise en compte du type du logement, amenant paradoxalement au fait qu’une ALS pour un étudiant dans une chambre en cité universitaire est sensiblement moins élevée que pour un étudiant dans un logement privé plus onéreux, l’aide pouvant représenter 39 % du loyer en cité universitaire contre 55 % du loyer d’un logement dans le privé. Ce qui amènera un rapport de l’IGAENR (Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche), en 1999, à conclure que « plus un étudiant a la possibilité de payer un loyer élevé, plus il est aidé et, surtout, en proportion, le loyer le plus faible correspondant à un logement généralement exigu et peu confortable – est le moins aidé49 ». On ne peut donc que constater que ce qui représente, de fait, une inflexion majeure dans la politique d’aide aux étudiants n’a pas fait l’objet de grands débats publics. Le « bouclage » de l’ALS n’a été que marginalement pris en charge politiquement à l’époque : la question n’a pas figuré à l’ordre du jour du plan social étudiant de 1991 et l’élargissement de l’ALS n’a été évoqué par le ministre Jack Lang qu’à la fin de la législature.
Le renouvellement du débat sur les aides étudiantes
69La massification des études supérieures a suscité des discussions quant au degré de démocratisation qu’elle signifiait, débat plus large que nous n’approfondirons pas, mais qui pose non seulement le problème de l’origine sociale des étudiants mais aussi celui des filières plus ou moins socialement valorisées dans lesquels s’engagent les élèves issus des différents groupes socioprofessionnels50. Nous nous contenterons ici de rappeler les principaux termes du débat sur la situation sociale des étudiants, dans la mesure où les années 1990 ont contribué à introduire de nouveaux thèmes dans le débat sur ce sujet.
70Depuis la fin des années 1980, le sujet des conditions de vie étudiantes suscite de plus en plus d’intérêt dans la société, ce problème constituant, avec celui de l’échec en premier cycle, l’une des façons « simples » d’appréhender le phénomène de la massification de l’enseignement supérieur. Dans ce contexte, les syndicats étudiants popularisent l’idée de « statut social étudiant », qui est même reprise par le candidat Jacques Chirac durant la campagne présidentielle de 1995.
71La question du « budget étudiant », notamment, fait souvent l’objet d’articles de presse plus ou moins rigoureux, les chiffres avancés pouvant varier du simple au double selon les estimations. En commandant une étude sur ce point au CREDOC dès 1992, puis en procédant à des relectures des données à la lumière des enseignements de la grande enquête 1994, l’OVE s’est intéressé à apporter davantage de rigueur dans les définitions concernant la question du financement. L’OVE montre notamment qu’il existe deux budgets étudiants : celui des ressources que l’étudiant gère, et celui de son coût d’entretien (incluant les biens et services payés pour l’étudiant mais non par lui). Selon le budget retenu, on peut alors tirer des conclusions paradoxales. Ainsi, « on peut isoler par exemple un montant d’environ 3 000 francs mensuels pour de jeunes étudiants en premier cycle, en additionnant les dépenses assurées par les revenus directs (bourse essentiellement) et les dépenses monétaires assurées par la famille, et juger par conséquent dans une situation équivalente un étudiant boursier fils de petit employé, vivant en cité universitaire, et un étudiant originaire des classes moyennes et vivant chez ses parents. Or, cette équivalence masque des indicateurs de confort, comme des mises à disposition définitive d’équipements (ordinateur, télévision, chaîne hi-fi…), qui bénéficient essentiellement aux étudiants vivant au domicile familial51 ». Les chercheurs de l’OVE rajoutent également que « même en situation de cohabitation, les écarts sont très importants entre les enfants de cadres, dont les parents prennent en charge de nombreuses dépenses régulières (logement ou fournitures scolaires par exemple) ou exceptionnelles (équipement électroménager ou frais d’inscription par exemple) et les autres52 ».
72Au niveau des politiques publiques, Lionel Jospin signe en mars 1991, avec trois des principales organisations étudiantes (UNEF-ID, FAGE, UNI), un « Plan social étudiant », qui veut marquer symboliquement la volonté de l’état d’accompagner en matière étudiante la nouvelle politique universitaire menée. Le plan social reprend notamment un certain nombre d’objectifs de constructions de places en restaurant universitaire et de logements étudiants (30 000), évoque l’ambition d’une carte orange étudiante en Île-de-France (mais celle-ci ne verra pas le jour). La mesure phare réside néanmoins dans l’annonce de la création, sous le terme d’allocations d’études diversifiées, d’un système d’aides sociales combinant les traditionnelles bourses à un dispositif inédit de prêts garantis par l’état.
73Les organisations étudiantes (surtout l’UNEF-ID en fait) ont en effet repris depuis 1987 la vieille idée « d’allocation d’étude », que l’UNEF portait dans les années 1950. Il s’agit, dans l’esprit de ses nouveaux promoteurs, d’assurer à tous les étudiants un revenu minimum leur permettant de suivre des études sans dépendre entièrement de l’aide familiale, dans une conjoncture où seuls 18 % des étudiants bénéficient d’une bourse en 1991. La revendication mêle en fait deux préoccupations, celles d’une partie des étudiants qui aspire à l’autonomie vis-à-vis de la famille et celles des étudiants issus des « classes moyennes » (au sens subjectif plus que sociologique du terme) dont les parents, sans être financièrement très aisés, ont des revenus trop élevés pour que leurs enfants aient droit à une bourse. Lionel Jospin et son conseiller spécial, Claude Allègre, tentent alors, avec le plan social étudiant de concilier trois objectifs : l’aide sociale aux étudiants issus des familles modestes avec une revalorisation des bourses habituelles sur critères sociaux, l’aide à l’autonomie de l’étudiant avec la mise en place de prêts aidés et de l’aide aux universités avec l’idée qu’à terme, le développement combiné des deux systèmes allégera la résistance à l’augmentation des droits d’inscription. Le dispositif de prêt se révélera néanmoins un échec, essentiellement du fait de la réticence du ministère de l’économie et des Finances d’engager véritablement l’état dans le dispositif. De fait, les prêts finalement proposés par les banques n’étaient ni beaucoup plus ouverts ni beaucoup plus attractifs que les prêts déjà existants vers le public étudiant. L’arrêt de l’expérience en 1993 signe ainsi pour un moment le glas non seulement du dispositif prévu en 1991, mais plus largement de l’idée de prêts étudiants, les obstacles idéologiques se conjuguant ainsi aux problèmes techniques de faisabilité et aux oppositions de principe de « Bercy » sur tout engagement des crédits publics dans cette direction.
74Pour ce qui concerne l’aide sociale, l’un des objectifs du plan est d’atteindre les 25 % de bénéficiaires, objectif qui ne sera pas atteint malgré une forte augmentation du nombre de boursiers et des montants engagés : la forte augmentation des effectifs a en grande partie absorbé les efforts nouveaux de l’état. On passe ainsi de 204 000 étudiants boursiers en 1987-1988 à 390 000 en 1996-1997, soit un quasi doublement des bénéficiaires, mais un montant global de boursiers qui reste aux environ de 21 % en 1996 (contre 16,5 % en 1989). En outre, le système de bourses a dans l’intervalle fait l’objet de plusieurs modifications : réduction du nombre d’échelons (5 au lieu de 9), mise en place d’un dossier social unique géré par les CROUS en 199553, attribution de points de charge supplémentaires pour éloignement du domicile, début de mensualisation des versements…
75Le débat général sur le statut étudiant rebondit à l’initiative de la Conférence des Présidents d’Université, en 1996. La nouvelle équipe d’animation de la CPU, emmenée par Bernard Dizambourg, souhaite en effet nourrir le dialogue social avec les représentants étudiants et sortir du blocage de principe concernant les droits d’inscription54. Une série de tables rondes sur le statut social étudiant est à cette fin convoquée pour envisager l’ensemble des questions sociales pertinentes concernant la vie étudiante. Il est demandé à Bernard Cieutat, conseiller-maître à la Cour des comptes, de préparer les réunions avec une série de travaux visant à faire un bilan objectif de l’ensemble des aides. Bernard Cieutat réalise alors une étude inédite en recensant l’ensemble des aides publiques aux étudiants, au-delà de celles gérées par les CROUS et l’Éducation nationale, étude qui fait grand bruit dans le monde universitaire et au-delà, dans la mesure où elle révèle le caractère inéquitable et non redistributif du système. Le travail met en effet en lumière que les aides attribuées par le ministère en charge de l’enseignement supérieur (bourses, financement des CROUS…) ne représentent que 35 % du total de l’aide directe aux étudiants. À travers notamment des dispositifs tels que les aides au logement (ALS, APL) et des aides fiscales (réductions d’impôts et majoration du quotient familial pour enfant dans le supérieur), d’autres ministères accordent des aides importantes mais rarement discutées en tant que telles dans le débat universitaire. En outre, les prestations versées sous conditions de ressources financières (bourses sur critères sociaux, APL, exonération des droits d’inscription pour les boursiers) ne représentent que 30 % de l’ensemble, alors que les autres aides profitent soit à l’ensemble des étudiants (ALS, restaurants universitaires…) soit profitent davantage aux revenus élevés (avantages fiscaux). Il en résulte ce qui sera popularisé par la « courbe en U » par référence à la répartition des familles d’étudiants selon les aides reçues : les aides publiques se concentrent soit sur les familles à très bas revenus (grâce aux bourses notamment), soit sur les familles à haut revenus (aides fiscales), laissant les catégories intermédiaires les moins aidées dans « le creux » de la courbe. Le travail de Bernard Cieutat est actualisé fin 1996 quand François Bayrou lui demande de lui transmettre l’étude en tant que rapport au Ministre (tableau 2).
Tableau 2 : Répartition des principales aides

Source : Rapport Cieutat (1996)
76Le « rapport Cieutat » lance ainsi le débat sur l’aide sociale étudiante sur de nouvelles bases. De nombreux observateurs et parlementaires s’indignent du caractère peu social des masses financières distribuées et réclament par exemple une mise sous condition de ressources de l’ALS en fonction des revenus des parents. Cette proposition est vivement combattue par certains syndicats étudiants, notamment l’UNEF-ID qui voit alors au contraire dans l’ALS le début de l’allocation d’autonomie qu’elle revendique pour tous les étudiants. Les représentants étudiants (UNEF-ID et FAGE notamment) sont, pour leur part, partisans d’utiliser la somme que représentent les déductions fiscales (demi-part pour un enfant étudiant) pour financer une allocation qui serait versée aux étudiants en situation d’autonomie « avérée » (logement et foyer fiscal indépendant). Quant aux responsables d’établissements universitaires, un certain nombre pointe le décalage entre l’ampleur des sommes consacrées à la condition matérielle des étudiants… pendant que les universités dans lesquelles ils sont censés étudier sont cruellement sous-équipées et sous-financées. Le ministre François Bayrou inclut ces questions dans le cadre des « états-Généraux de l’Université » qu’il lance durant l’année 1996-1997, sans que rien de concret ne soit mis en chantier concernant l’aide sociale étudiante.
77Suite aux élections législatives de 1997, Lionel Jospin, dans son discours de politique générale de juin, annonce la mise en place d’un nouveau plan social étudiant. Après un an de concertations et de préparation, Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, présente le nouveau plan social étudiant en juillet 1998, sans que le parlement ne se soit emparé du dossier contrairement a ce qui avait été envisagé. Malgré certaines tentatives du ministère de l’éducation nationale, la question fiscale reste en-dehors du plan social, de même que la question des prêts, qui ne recueille ni l’assentiment de Bercy ni l’intérêt des organisations étudiantes. Ces dernières souhaitant aussi sanctuariser l’ALS, le plan social ne remet donc pas en cause l’équilibre global dénoncé par le rapport Cieutat. En ce qui concerne les aides directes, le plan revalorise le montant des bourses et fixe un objectif de 25 % de boursiers qui sera atteint. Pour diminuer les effets de seuil, il est créé un échelon « zéro » qui permet de bénéficier de l’exonération des droits d’inscription et de sécurité sociale. Afin de prendre en compte les « évolutions pédagogiques », il est annoncé un assouplissement des conditions de maintien de la bourse en cas de redoublement qui aboutira au principe de la « bourse de cycle ». Un dossier d’allocations d’études est constitué dans chaque établissement, avec une enveloppe financière à cet effet, permettant à des commissions locales d’attribuer une aide aux étudiants en situation d’autonomie avérée, qui ne rempliraient pas les autres conditions de bénéfice d’une aide du fait des revenus des parents. Des « bourses de mérite » de montant élevé (environ 30 000 francs annuels) sont mises en place en direction des bacheliers de haut niveau d’origine modeste, afin de les encourager à poursuivre certaines études préparant à des concours prestigieux (ENA, magistrature…).
78Ce bref panorama de 10 ans de débats sur le statut étudiant montre une incontestable amélioration de la connaissance tant de la situation réelle des étudiants que des dispositifs d’aide publics qui leur sont consacrés. Aux visions uniformes et finalement peu informées qui prévalaient jusqu’au début des années 1990, ont succédé des diagnostics qui ont montré la diversité de la situation des étudiants mais aussi celle, plus inattendue, des dispositifs publics.
79Il est manifeste, en revanche, que la prise en charge et l’arbitrage politique du dossier n’ont pas été portés à la hauteur d’un dossier qui dépasse désormais le strict cadre du ministère en charge de l’enseignement supérieur.
LA TECTONIQUE DES FACS
80Les moments de protestation collective occupent en France, plus que dans d’autres pays, une place particulière dans la représentation du monde étudiant. L’image que l’on se fait du monde étudiant – voire universitaire – dans les années 1980-1990 doit encore largement à la dimension symbolique des différentes « crises » ou « irruptions de colère » qui jettent dans la rue des milliers d’étudiants et de lycéens. On peut estimer que les représentations véhiculées à cette occasion n’ont qu’un lien très lâche avec la réalité de la situation ordinaire de la jeunesse engagée dans l’enseignement supérieur. On peut engager le procès récurrent en « représentativité » de ces moments de mise en scène, où une frange militante étudiante joue un rôle éminent. Il n’en reste pas moins que ces moments ne sont pas sans effets sur le devenir des politiques publiques, mais aussi qu’ils sont souvent significatifs de mutations profondes qui « travaillent » les continents étudiants, mutations qu’ils aident en partie à révéler.
81De ce point de vue, il est impossible de comprendre les évolutions universitaires des années 1990, et au-delà, sans accorder une place centrale au choc du mouvement étudiant et lycéen de novembre-décembre 1986 contre le projet Devaquet. Ce mouvement clôt des débats universitaires ouverts depuis 68, facilite en retour la massification universitaire et donne une nouvelle place à la question étudiante en France puis à la question universitaire elle-même. La politique publique de l’enseignement supérieur entre en profonde mutation et de nombreux chantiers sont ouverts entre 1988 et 1992 en matière de relations entre l’état et les universités, d’études doctorales, d’aménagement universitaire, etc. D’autres problèmes ouverts par cet afflux de nouveaux étudiants ne sont en revanche pas résolus, qu’il s’agisse de la question du périmètre et plus largement du contenu des premiers cycles, de celle de l’insertion professionnelle des étudiants ou encore du financement des universités de masse. À chaque fois, au contraire, des mouvements de crise étudiants souligneront l’impuissance des pouvoirs publics à résoudre les problèmes ou à imposer leurs solutions sur ces thèmes.
Le mouvement contre le projet Devaquet, passage de relais entre deux époques ?
82Au sein de la nouvelle majorité issue des élections législatives de mars 1986, certains parlementaires et universitaires souhaitent revenir non seulement sur la loi Savary mais aussi sur tout ce qu’ils identifient comme les dégâts de Mai 68 dans l’enseignement supérieur. À ce titre, certains aspects de la loi Faure elle-même leur apparaîssent critiquables, dès lors qu’ils affaiblissent la prééminence des professeurs de rang a et des facultés dans le mode de gouvernement global de l’Université. Une grande partie de cette mouvance développe ses orientations au sein du GERUF55 (Groupe d’études et de Rénovation sur l’Université Française). Ce groupe est à l’instigation de la proposition de loi déposée par le député Foyer56 dès le 11 avril 1986, le lendemain de l’annonce de l’abrogation de la loi Savary par le Premier ministre Jacques Chirac. La proposition tient en six courts articles et peut être résumée en deux idées fortes : les universités sont des établissements publics qui ont toute liberté pour s’organiser, recruter les personnels autres qu’enseignants et déterminer les conditions d’études ; l’essentiel des pouvoirs en leur sein procéde des professeurs qui jouissent de l’indépendance et de la liberté de niveau constitutionnelle.
83Le 12 juin, Alain Devaquet, secrétaire d’état aux enseignements supérieurs, présente un projet de loi beaucoup moins radical, même s’il est guidé par les mêmes préoccupations principales : élargir la marge d’autonomie des établissements et restaurer un plus grand pouvoir pour les professeurs par rapport aux autres personnels et acteurs de l’enseignement supérieur. Relativement flou dans nombre de ses formulations, le projet se prête par là même à des interprétations assez larges. Alain Devaquet, par la suite, ne cesse de minorer la portée des changements qu’entraînerait sa loi pendant que ses opposants s’appuient au contraire sur les discours du GERUF et sur la proposition Foyer pour dénoncer les desseins cachés du projet. La dimension idéologique des projets initiaux du GERUF, largement nourris par l’UNI, marque de fait tout le processus ultérieur. L’esprit « revanchard » de la loi reste présent dans tous les débats et impose sa tonalité par rapport au texte même du projet, plus modéré. Il en va ainsi par exemple de la question des droits d’inscription. Alors que le texte ne prévoit qu’une variation des droits de 1 à 3 dans une fourchette fixée nationalement, les contestataires renvoient le gouvernement à ses motivations. Soit il y a une réelle volonté de « libérer » les droits d’inscriptions et de mettre les universités en concurrence, et le projet de loi n’est qu’une étape vers cet objectif. Soit le système ne sera pas bouleversé, ce qu’affirme Alain Devaquet, et la mention d’une fourchette de variation est inutile puisque le montant modeste du droit national, même multiplié par deux ou trois, n’améliorera pas substantiellement les ressources des universités.
84Dès le printemps, l’UNEF-ID57 lance diverses campagnes d’information en centrant ses critiques sur quatre points :
- la libération des droits d’inscription,
- la sélection à l’entrée de l’Université,
- la sélection pour le passage du DEUG à la licence,
- la remise en cause du caractère national des diplômes.
85Le syndicat étudiant mène surtout une campagne intensive auprés des différents pouvoirs publics pour éviter que la loi ne soit votée avant la rentrée universitaire.
86Le 26 juin, la Conférence des Présidents d’Université se prononce contre le texte de loi, avec des critiques particulières sur la question des stuctures et du mode de gouvernement des universités. En octobre, le Sénat adopte le projet de loi en procédure d’urgence parlementaire. Néanmoins, ces débats restent largement cantonnés au microcosme universitaire : du printemps jusqu’à début novembre, le projet de loi sur l’Université est loin de faire la une de l’actualité. En octobre encore, Gérard Courtois, journaliste en charge des questions universitaires au journal Le Monde, signale l’arrivée du projet à l’Assemblée par un article significativement titré « l’Université sans passion ». Le 21 octobre, l’UNEF-ID a lancé une « grève d’avertissement » qui permet de hausser le niveau de sa campagne d’information mais ne rencontre pas un écho extraordinaire.
87Tout bascule durant le mois de novembre 1986. Au sein d’un certain nombre d’universités de province (Dijon, notamment), les réunions d’informations grossissent et se transforment en assemblées générales qui adoptent des appels ou lancent de premiers mouvements de débrayages. Néanmoins, dans un milieu politico-syndical trés parisien, c’est l’entrée en mobilisation d’une Université francilienne qui marque les esprits : une assemblée massive convoquée par l’UNEF-ID de l’université Paris 13 Villetaneuse appelle les étudiants à la grève générale. La mobilisation des étudiants de Villetaneuse est largement reprise dans la presse et l’animatrice locale du syndicat étudiant, Isabelle Thomas, est mise en avant comme symbole d’une nouvelle génération militante58. Parallèlement, l’UNEF-ID a convoqué des états-Généraux contre le projet Devaquet pour le samedi 22 novembre à Paris. L’idée originale est d’aider la mobilisation en profitant également de la grande manifestation nationale « pour l’éducation » organisée par la FEN (Fédération de l’éducation nationale) le lendemain, 23 novembre59 à Paris. Or, ces états-Généraux vont servir de puissant catalyseur du mouvement étudiant en fournissant en même temps un point de centralisation pour les universités qui se lancent en mouvement et un moment de mobilisation pour les autres délégations d’établissements venues de toute la France. Ce qui est devenu de fait la première réunion nationale du mouvement adopte un appel à la grève générale des étudiants et à une journée de manifestations le 27 novembre. Dès le soir, de premières images d’étudiants scandant des slogans hostiles au projet Devaquet sont diffusées dans les journaux télévisés, pendant que sont interviewés Philippe Darriulat, président de l’UNEF-ID, ou Isabelle Thomas, vice-présidente. Le lendemain, l’actualité reste centrée sur l’éducation avec la manifestation de la FEN, largement renforcée par des cortèges étudiants. Ainsi, dès le lundi, les étudiants reviennent dans leurs universités abondamment informés sur la mobilisation qui s’enclenche : le rôle démultiplicateur des medias provoque un embrasement quasi simultané dans toute la France. Le jeudi 27 novembre, des cortèges défilent dans les villes universitaires, grandes ou petites, avec un caractère massif inédit depuis 1968 dans certaines agglomérations de province60. Le soir, une coordination nationale se met en place au Panthéon : elle se réunira quatre fois pendant le mouvement. Les pouvoirs publics prennent la mesure de l’ampleur de la contestation et tentent d’avancer des mesures d’apaisement sur les quatre points les plus contestés, mais sans doute trop tard : la dynamique ayant été lancée sur le mot d’ordre de « retrait du projet », le mouvement ne peut plus s’arrêter que sur une victoire symboliquement totale. Ainsi, malgré l’intervention de Jacques Chirac le 30 novembre puis la « reprise en main » du dossier par René Monory quelques jours plus tard, le mouvement ne faiblit pas. Une manifestation nationale à Paris, avec montée de trains et de cars à Paris, est organisée le 4 décembre. Plusieurs centaines de milliers d’étudiants envahissent les rues de la capitale (plus de 500 000 selon la presse), une série de violences entre policiers et manifestants marque la fin de la manifestation sur la place des Invalides. Dans la nuit du 5 au 6 décembre, alors que des heurts opposent des brigades de policiers mobiles et des casseurs dans le quartier latin, Malik Oussekine, un étudiant de Dauphine apparemment étranger aux affrontements, décède des suites de son passage à tabac dans la rue Monsieur le Prince. La coordination nationale étudiante appelle à une grève générale de toute la population avec manifestation pour le 10 décembre. Le 8 décembre, Jacques Chirac annonce le retrait du projet Devaquet.
88S’il n’est pas ici question de revenir de façon détaillée sur le déroulement des évènements, il faut en revanche souligner les évolutions qu’ils représentent dans le répertoire d’action du mouvement étudiant en France. Évolutions qui témoignent du passage entre deux époques, de la transition entre la période ouverte par Mai 68 et celle qui commence avec la fin des années 1980. Si les militants quasi « professionnels » des organisations d’extrême-gauche, tout d’abord, jouent toujours un rôle important dans l’animation du mouvement de 1986, la place qu’occupent l’UNEF-ID et ses animateurs tout au long du mouvement et dans les coordinations marque la fin du gauchisme étudiant dominant des années 1970. Le parcours des dirigeants du syndicat est d’ailleurs significatif, puisqu’une grande part d’entre-eux vient de passer quelques mois auparavant du trotskysme à la mouvance socialiste61. La place des étudiants dans la société est ressentie ensuite de façon différente, loin du « ghetto » universitaire. Les lycéens se mêlent assez rapidement à la mobilisation, l’un des premiers réflexes des assemblées générales étant d’ailleurs d’envoyer des délégations dans les lycées. Les parents sont également fortement présents et expriment souvent leur soutien, sans rejet par les étudiants : on est loin d’une césure générationelle62. Plus globalement, les étudiants ne se mettent pas en scène comme un groupe distinct investi d’une mission transcendante : ce sont simplement les enfants de la démocratisation du secondaire qui manifestent pour éviter qu’ont ne leur ferme la porte d’accès à l’enseignement supérieur (même si dans les faits ce sont encore massivement des élèves des classes moyennes supérieures). Enfin, les formes du mouvement lui-même soulignent la sensibilité extrême des étudiants à la mise en scène médiatique. Dès le début du mouvement, les étudiants jouent le jeu de la presse (chaque AG comprend sa commission « media »), mettent en avant des postures et des figures du mouvement supposées les plus attractives. La dimension politique traditionnelle de la contestation est atténuée voire niée par de multiples modes d’expression et procédures privilégiant l’aspect convivial et juvénile. La remise en cause d’autres aspects de la politique gouvernementale (prisons privées, code de la nationalité, charters d’expulsion des immigrés clandestins…) est reformulée en « questions de société ». Même s’il est difficile en la matière de distinguer qui des journalistes ou des étudiants nourrit les autres, il est certain que la popularisation par les medias de qualificatifs pourtant assez creux tels que la « génération morale63 » atteste du succès relatif de cette entreprise de dénégation symbolique.
89Ces différents éléments deviennent récurrents dans les manifestations de jeunesse (qu’elles soient étudiantes ou lycéennes) de cette fin de siècle. Au niveau plus strictement universitaire, les conséquences du mouvement Devaquet marquent aussi durablement les politiques publiques. En premier lieu, les questions de sélection et de droits d’inscription sont désormais des sujets quasiment tabous et le resteront au moins pour les 15 ans qui suivent. La massification de l’enseignement supérieur se déploie dès lors sans barrage « officiel » dans le secteur universitaire classique, aggravant d’ailleurs les écarts entre les filières autorisées à choisir leurs étudiants (Grandes écoles, Médecine, IUT…) et les autres. En second lieu, la « force de nuisance » démontrée par les étudiants amène en retour un regain d’attention plus positif sur la place de l’étudiant dans le système éducatif et, par voie de conséquence, sur la place des organisations de la jeunesse scolarisée. Ces dernières bénéficient, au lendemain du mouvement étudiant, d’une exposition médiatique et d’une écoute toute nouvelle des décideurs. Les questions de vie étudiante, plus généralement, font l’objet d’un renouveau d’intérêt. Enfin, en troisième lieu, le retrait du projet Devaquet sonne le glas des espoirs de ceux qui espéraient un retour au système facultaire et mandarinal. Dès lors, la réflexion sur le devenir des universités françaises s’organise dans le cadre général des lois Faure et Savary et plus exactement à partir des deux principes majeurs d’autonomie des établissements et de gouvernement démocratique64.
La nouvelle politique universitaire
90Ces processus se retrouvent à l’œuvre dans les importantes mutations qui caractérisent l’Université française à partir de la fin des années 1980. Nous avons déjà évoqué précédemment le phénomène d’explosion des effectifs ainsi que la nouvelle inscription des universités dans le territoire qui s’est cristallisée dans Université 2000. À partir de 1989, un ensemble d’autres mesures contribuent à tracer les contours d’une nouvelle politique universitaire en France, généralement sous l’impulsion des équipes animées par Claude Allègre, conseiller spécial de Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale de 1988 à 1992. Parmi les nombreuses mesures ou chantiers mis en place, outre Université 2000, on peut citer la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), la revalorisation des allocations de recherche et la création des Centres d’initiation à l’enseignement supérieur et du monitorat d’enseignement supérieur, la création des écoles doctorales, le dispositif des primes pour les enseignants-chercheurs, la réforme du CNU, etc. Dans le domaine de la vie étudiante, outre la création de l’Observatoire national de la vie étudiante et le plan social étudiant de 1992, on peut aussi noter l’entrevue officielle – symboliquement importante – accordée à l’UNEF-ID par le premier Ministre Michel Rocard en 198965 et la mise en place d’un financement officiel des organisations étudiantes via une subvention pour la formation des élus étudiants66. Cette dernière initiative, largement décidée sous l’influence de l’UNEF-ID, a comme effet sans doute non prévu de susciter une structuration nationale d’associations corporatives étudiantes de filières ou de villes dans la Fédération des Associations Générales d’Étudiants (FAGE), les associations en question étant obligées d’exister au niveau du CNESER (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche) et du CNOUS pour bénéficier de la nouvelle reconnaissance officielle des pouvoirs publics. Néanmoins, l’une des plus importantes mutations initiées dans ces années là est probablement le lancement de la politique de contractualisation de l’État avec les universités.
91Dans un contexte français marqué par le pilotage centralisé des universités, l’attribution des moyens de l’état aux universités était souvent jusque là résumée par l’expression de la « politique du guichet » : chaque représentant d’établissement ou de partie d’établissement67 allait quémander des moyens (subventions, postes, heures complémentaires…) auprès du bureau correspondant du Ministère. Dans ce cadre, le fait de disposer de relations ou de certains réseaux « à Paris » apparaissait essentiel, bien qu’officiellement, un certain nombre de critères objectifs (nombre d’étudiants, de m²…) étaient censés permettre une répartition équitable entre établissements. Réforme peu spectaculaire, sans loi ni grandes conférences de presse, la contractualisation a consisté à introduire le principe du dialogue global entre l’état et l’Université, sur la base d’un document commun et public, discuté dans les instances de l’établissement. L’Université est en effet censée élaborer en interne son projet d’établissement pour les quatre ans à venir, soumis aux conseils, pour ensuite engager un dialogue avec le Ministère en vue d’aboutir à un accord des deux parties sur les priorités communes sur lesquelles l’état s’engage à fournir certains moyens. En pratique, le dialogue s’engage dès le début du processus, afin que l’Université puisse tenir compte des priorités de politique nationale pour les traduire et les adapter dans les modalités qui lui conviennent le mieux. En outre, la politique de contractualisation s’accompagne de la mise en place au Ministère d’un ensemble de « conseillers d’établissement », dont beaucoup d’anciens présidents d’Université, qui assurent une fonction d’interface entre les universités et la direction ministérielle en charge de l’enseignement supérieur. Sans tout révolutionner (les normes de répartition San Remo coexistent avec les contrats et un certain nombre de moyens de sont pas inclus dans les contrats), ce changement de paradigme, largement inspiré des nouvelles doctrines sur la gestion publique, a constitué un puissant levier d’affirmation de l’autonomie des universités, notion jusque là purement théorique en France. L’idée même que l’on puisse en effet discuter d’une politique globale d’établissement, qui ne se réduise pas à l’addition des demandes des facultés et équipes de recherche, a permis aux équipes dirigeantes de faire vivre un discours « de l’Université », malgré la modestie des moyens effectivement mis à disposition dans les contrats68. Sans vraiment remettre en cause les grands équilibres internes (le redéploiement des postes reste marginal et l’offre de formation largement déterminée par les UFR), le contrat permet à une direction d’université volontaire d’expérimenter un dispositif ou d’afficher une orientation dans tel ou tel secteur qui « montre la voie ». Ainsi que l’a minutieusement décrit Christine Musselin69, la contractualisation, lancée en fin de compte en toute discrétion et sans grand débat public, a durablement marqué les relations de la tutelle avec les universités, et a même généré une sorte de doctrine de l’autonomie des universités qui s’est développée bien au delà de la politique contractuelle proprement dite et de ses concepteurs, s’imposant de fait jusqu’au début des années 2000 comme le cadre conceptuel et pratique de modernisation des établissements universitaires français.
DE LA MASSIFICATION A LA DÉMOCRATISATION :DES PROTESTATIONS ÉTUDIANTES QUI SCANDENT QUESTIONS NON RÉSOLUES
92Si la période 1989-1992 apparaît donc comme un temps de réformes considérables, dont les effets se font encore sentir tout au long des années 1990, il est également manifeste que la question de l’adaptation de l’Université à la vague de massification étudiante ne se réduit ni à des question des locaux, ni à des questions d’aide sociale ou encore de modernisation institutionnelle des établissements. La question de savoir si les formations supérieures dans les années 1970 (création des DEUG) sont pertinentes pour les nouveaux étudiants de la fin du siècle reste posée.
La réforme avortée des premiers cycles de 1992
93Le ministère Jospin s’attaque à cette question à la fin de l’année civile 1991 en proposant en décembre, un peu à la surprise générale, une série d’arrêtés de « rénovation pédagogique » des DEUG qui fait office de réforme des premiers cycles universitaires. La philosophie du projet consiste à réduire le caractère spécialisé et tubulaire des DEUG existants, afin que le bachelier qui arrive à l’Université puisse commencer une formation dans un premiers cycle généraliste, correspondant à un grand champ pluridisciplinaire et ménageant des possibilités ultérieures de choix progressif plus précis. L’idée consiste donc à passer d’une cinquantaine de DEUG à une quinzaine aprés la rénovation. Les autres aspects de la réforme consistent en la généralisation du tutorat d’accompagnement des étudiants, la mise en place de modules capitalisables (ensemble de matières dont les notes peuvent être conservées d’une année sur l’autre) et la création d’un « certificat d’études universitaires », sorte d’attestation donnée aux étudiants qui, sans avoir validé leur première année de DEUG, permettrait de montrer qu’ils ont suivi les cours correspondants. Dès janvier 1992, des étudiants des filières de Lettres et Sciences humaines, souvent avec le soutien de leurs enseignants, commencent à protester contre la réforme. Des responsables de formation se mobilisent contre le projet, à l’image du directeur du département communication de la Sorbonne nouvelle (Paris III) dont le DEUG est menacé. Les nouveaux premiers cycles apparaissent en effet incompatibles avec la poursuite de nombreux DEUG hyper-spécialisés de Langues, Lettres et Sciences humaines, dont les enseignants sont peu disposés à envisager l’absorption dans des formations communes pluridisciplinaires. On voit ainsi dans les rues des cortèges menés par des étudiants récitant des textes en latin (Paris) ou en russe (Clermont), pendant que la coordination nationale est hébergée par les étudiants d’Arts plastiques de Paris 1 (centre S t Charles). Inversement, les étudiants de Sciences restent largement à l’écart du mouvement, les premiers cycles scientifiques dispensant déjà une formation scientifique commune dans un des deux DEUG existants (maths-physique-chimie ou biologie-Sciences de la terre). Inégale selon les filières et les villes, la protestation ne fait pas non plus l’unanimité syndicale, une partie de la direction de l’UNEF-ID partageant la philosophie d’ensemble de la rénovation pédagogique (notamment la réduction de la spécialisation en premier cycle et la mise en place de la capitalisation). Néanmoins, bien que d’ampleur modeste, les manifestations de février jusqu’en avril 1992 se succèdent (15 000 étudiants dans la rue le 25 février par exemple), dans un climat politique délétère pour le gouvernement Cresson qui vit ses dernières heures. En attaquant, par ce projet, une bonne part des logiques disciplinaires encore très fortes dans les universités, le Ministère s’est engagé dans une bataille qui aurait nécessité une position de force ou un capital de confiance qui n’existait manifestement plus à cette période. Dans ce contexte, Jack Lang, qui succède à Lionel Jospin à la tête du ministère de l’Éducation nationale en avril 1992, s’empresse de « suspendre » la réforme le 23 avril. Il en reprendra quelques aspects mineurs ultérieurement, mais sans reposer la question sensible du périmètre des premiers cycles, question qui reste d’ailleurs pendante jusqu’aux années 2000 : le cadre disciplinaire des DEUG forgé pour l’essentiel au début des années 1970 reste celui qui accueille les étudiants des années 1990.
Le mouvement contre le Contrat d’insertion professionnelle
94Relativement discret sur les questions universitaires70, le gouvernement Balladur s’intéresse en revanche à l’insertion professionnelle des étudiants. Suite à l’adoption de la loi quinquennale pour l’emploi en décembre 1993, deux décrets d’application sont publiés au journal officiel en février 1994 et portent création du « contrat d’insertion professionnelle ». Ce contrat de travail à durée déterminée (jusqu’à un an renouvelable) ouvre la possibilité d’une rémunération à 80 % du SMIC pour les jeunes diplômés jusqu’à bac + 3, voire moins dans le cas d’une formation parrallèle. Il s’agit, aux yeux de la majorité de l’époque, de lever un obstacle à la première embauche. Les étudiants d’IUT et de STS réagissent trés rapidement à une mesure qui, à leurs yeux, non seulement les défavorise à l’entrée de la vie active en comparaison des autres étudiants, mais en outre dévalorise symboliquement leur formation que la sélection semblait mettre à l’abri d’une certaine démonétisation. Les décrets sont d’autant plus mal ressentis par ces étudiants qu’une bonne part d’entre eux a intégré les filières courtes soit avec un sentiment de « promotion sociale », que les nouvelles dispositions heurtent de plein front, soit avec l’impression d’emprunter une voie plus protégée et plus efficace que celle des filières de relégation de « la fac ». Le 3 mars, une manifestation se déroule à Paris, pendant la table ronde concernant le CIP convoquée par le premier Ministre. La plupart des organisations syndicales de salariés dénonce le projet et la CGT s’engage vigoureusement aux côtés des manifestants. Durant toute la période, les étudiants d’IUT constituent le noyau de la manifestation, mais leur faibles traditions d’organisation nationale amène les syndicats étudiants à jouer un rôle éminent71. Le président de l’UNEF-ID, Philippe Campinchi, joue notamment tout au long de la période un rôle de relais médiatique mais surtout d’interface avec les syndicats de salariés et les autorités gouvernementales (Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget, devient, avec l’avancée du mouvement, le négociateur de fait au nom du gouvernement). Malgré les annonces de « concertation » ou de textes « complémentaires » de Matignon, parfois plus ou moins préparés avec certaines organisations de salariés soucieuses de trouver un compromis, les manifestations contre le « SMIC jeunes » se succèdent régulièrement dans toute la France durant le mois de mars. Elles culminent notamment le 25 mars avec plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les grandes villes du pays, deux jours avant le deuxième tour des élections cantonales qui ne permettent pas à la majorité UFR-RPR de confirmer l’ampleur de sa victoire aux législatives de 1993. Le 28 mars, le premier Ministre annonce la « suspension » du CIP qui sera de fait abandonné dans les jours qui suivent, au profit d’un dispositif de soutien à l’emploi et d’une « consultation nationale des jeunes ».
95La contestation du CIP a par conséquent mis en lumière plusieurs caractéristiques du monde étudiant de la fin du siècle : le développement des filières courtes professionnalisées (IUT et STS), l’angoisse de l’insertion professionnelle, l’accès à l’enseignement supérieur de catégories sociales qui n’y avaient jusque là que peu accès et, enfin, la dissémination de centres universitaires sur tout le territoire. L’implantation de filières courtes professionnalisées dans de multiples villes moyennes a en effet eu comme corrolaire que ces centres urbains modestes ont connu des manifestations étudiantes et lycéennes.
Les revendications budgétaires de l’automne 1995
96La rentrée universitaire 1995 devait se faire sous le signe du « statut étudiant », revendication fortement mise en avant par l’UNEF-ID, officiellement prise en compte par le ministre Bayrou et déjà reprise par le candidat Jacques Chirac pour la campagne présidentielle qui commence. C’est pourtant une autre préoccupation qui marque finalement l’actualité sociale universitaire : celle des moyens financiers des établissements. Le contexte de l’automne 1995 est délicat pour le Ministère en charge de l’enseignement supérieur : au niveau des effectifs, c’est l’année historique du pic des inscriptions dans les universités tandis qu’au niveau budgétaire, le projet de loi de finances prévoit en revanche des crédits inchangés. Mais si la « grogne » sur les moyens est récurrente et sporadique depuis de nombreuses rentrées, celle de 1995 prend en revanche une ampleur nouvelle et débouche sur un vrai mouvement de protestation à caractère national. Celui-ci commence début octobre à Rouen : le 9 octobre, une assemblée d’étudiants et d’enseignants de Sciences72 exige des moyens supplémentaires et dénonce les engagements non tenus de l’état dans le cadre du contrat de plan. Dès le lendemain, le directeur d’UFR suspend les cours et les étudiants se retrouvent ainsi en « grève73 » pendant près de trois semaines, jusqu’à l’envoi d’un « médiateur » par le Ministère. La négociation avec le médiateur permet d’obtenir certains engagements de crédits supplémentaires et les cours reprennent le 2 novembre. Néanmoins, entre temps, « l’exemple » rouennais fait tâche d’huile. D’une part les étudiants de Rouen ont lancé un appel national pour une grève nationale le 30 octobre, et d’autre part plusieurs universités se mettent en mouvement durant la première quinzaine de novembre sur des revendications trés locales, mais avec l’objectif d’obtenir satisfaction « comme à Rouen ». De ce point de vue, la deuxième université symbole du mouvement est celle de Metz, qui connaît une séquestration « amicale » de son président. Les assemblées générales se multiplient dans les universités, durant lesquelles les résultats issus des normes de répartition « San Rémo » sont mis en avant, pour souligner les écarts entre la dotation budgétaire théorique et la dotation réelle prévue pour l’Université.
97Originalité de cette flambée de colère, ce sont les jeunes universités de province (créées il y a moins de trente ans) qui sont à la pointe de la protestation : Rouen, Metz, Orléans, Tours, Poitiers, Pau, Perpignan, La Rochelle… Ce sont celles qui ont accueilli la plus grande part de l’explosion des effectifs mais n’ont pas bénéficié de la période de relative prospérité des années 1960 et du début des années 1970, notamment en termes de personnels et d’équipements de recherche liés au CNRS. Les grandes métropoles universitaires, dont les universités parisiennes, ne sont pas les plus mobilisées. En outre, le démarrage des grèves dans le transport public contre le plan Juppé a dispersé de fait les étudiants et contrarié la structuration par assemblées et coordinations à Paris. Essentiellement provincial, le mouvement donne aussi lieu une nouvelle configuration des acteurs. Du côté étudiant, la FAGE (Fédération des associations générales étudiantes) abandonne pour la première fois sa « neutralité » pour adopter une position favorable aux revendications budgétaires, et son président s’implique personnellement dans les medias, sortant de la réserve traditionnelle des associations étudiantes « apolitiques ». La nouvelle direction de l’UNEF-ID est pour sa part confrontée à l’hostilité de groupes politico-syndicaux radicaux (extrême-gauche, anarchistes…), qui l’amènent à se retirer des coordinations pour privilégier le dialogue avec le Ministère et la CPU (Conférence des Présidents d’Université).
98La crise de l’automne 1995 est en fait l’occasion, pour la CPU, d’occuper pour la première fois un rôle central dans un mouvement de contestation universitaire. La Conférence s’est considérablement renforcée depuis trois ans, et sa maturité organisationnelle rencontre alors le désir du ministère Bayrou de trouver des interlocuteurs crédibles pour sortir de la crise. La méthode de la négociation « université par université » trouve en effet ses limites dans la surenchère qu’elle favorise et la discussion sur les moyens est impossible avec des délégations étudiantes susceptibles de doubler le nombre de milliards demandés d’un rendez-vous à l’autre. C’est donc la CPU, soutenue par l’UNEF-ID, qui va de fait négocier avec François Bayrou un accord final le 5 décembre sur des principes (mettre en place des critères équitables de répartition entre universités, respecter la logique de la politique contractuelle) et un montant de 369 millions de francs. Au-delà de la question financière, la crise de l’automne amène le ministre François Bayrou a s’investir d’une nouvelle façon dans le dossiers universitaires, en lançant le processus des « états-Généraux de l’Université », pensé comme un grand moment de concertation avec la communauté universitaire, et au premier chef avec les organisations étudiantes et la CPU, devenus des interlocuteurs réguliers.
LES ENJEUX
99Les « États-Généraux » de l’Université lancés par François Bayrou en 1996 consacrent finalement les rapports de force qui se sont progressivement établis. Du côté des étudiants, le Ministre prend en compte ses interlocuteurs étudiants en promouvant une « rénovation pédagogique » en étroite collaboration avec l’UNEF-ID et, à un degré moindre, la FAGE ; cette rénovation leur donne essentiellement gain de cause sur les questions d’évaluation des connaissances mais sans toucher réellement aux contenus et aux frontières disciplinaires. Il s’agit d’une réforme par conséquent partielle et d’ailleurs parfois contradictoire (instauration de principes de compensation des modules mais aussi de capitalisation des notes d’une année sur l’autre), qui va de ce fait provoquer de nombreux problèmes d’applications par la suite ; cependant elle montre surtout l’impossibilité de revenir sur la massification de l’Université, que ce soit par l’instauration d’une sélection à l’entrée des filières ou par la réduction de l’offre de formation. Du côté du pilotage du système, les principes de contractualisation, un temps mis en suspens, sont fortement confirmés par François Bayrou, qui reconnaît en outre le rôle de la CPU comme partenaire éminent de toute politique universitaire. Plus que les mesures issues des États-Généraux, relativement modestes ou peu suivies d’effet, ce sont ces principes de discussion avec les organisations étudiantes et la CPU qui apparaissent, avec le recul, comme les principaux acquis des états Généraux : ces principes seront en tout cas maintenus par le ministère Allègre qui succède à celui de Bayrou dès juin 1997, lors du changement de gouvernement consécutif à la dissolution de l’Assemblée nationale. En revanche, le passage de la massification à la démocratisation, de même que celui de la quantité à la qualité, restent des interrogations non résolues de la période. Autrement dit, s’il est vrai que la France après avoir durablement fait mine d’ignorer ses universités, les a redécouvertes, « reconnues », à la fin du vingtième siècle, on peut dire que cette indispensable reconnaissance n’a été qu’un premier pas, la condition initiale pour prendre la mesure des problèmes à régler. Comment adapter une aide sociale à une population étudiante qui n’est plus cette élite accompagnée de quelques enfants du peuple « méritants » mais qui n’est pas non plus le réservoir de jeunes pauvres et précaires parfois complaisamment décrit ? Comment permettre aux milliers de nouveaux étudiants qui se pressent dans les premiers cycles de ressortir avec un diplôme de qualité et de s’insérer dans l’emploi, sans attendre que l’usure et l’abandon se chargent de l’écrémage avant des deuxièmes et troisièmes cycles (où se concentrent les « vraies » transmissions universitaires de savoirs et savoir faire) ? Comment faire des universités des organisations souples et autonomes, capables d’agir en matière de recherche comme de formation ou de valorisation et d’innovation, sans remettre en cause leurs traditions académiques et démocratiques ? Comment développer des formations en prises avec la société, qui ne se contentent pas d’une logique d’autoreproduction (former pour la recherche et l’enseignement), sans se heurter aux pesanteurs disciplinaires ? Comment, enfin, concilier la logique de service public de proximité sur tout le territoire, tout en préparant les universités à la confrontation internationale et à la globalisation croissante de l’enseignement supérieur et de la recherche ?
Notes de bas de page
1 Dubet F., Filâtre D., Merrien F. -X., Sauvage A et Vince. A., Universités et villes, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 47.
2 Galland O. (dir.), Le monde des étudiants, Paris, PUF, 1995.
3 INSEE, enseignement-formation, AS 1986 et 1999.
4 Chauvel L., « La seconde explosion scolaire : diffusion des diplômes, structure sociale et valeur des titres », Revue de l’OFCE, n° 66, 1998.
5 Ibid.
6 Note d’information 98.34 de la DEP.
7 Kletz F. et Pallez F., « L’offre de formation des universités : création de diplômes et stratégies d’établissement », étude pour l’AMUE, juin 2001.
8 Molinari J. P., Les étudiants, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992.
9 Lapeyronnie D., Marie. J. L., Campus Blues, Paris, Le Seuil, 1992.
10 CEREQ, Bref n° 134.
11 Beaud S., 80 % au Bac, et après ? Les enfants de la démocratisation, Paris, La Découverte, 2002.
12 DEP, note d’information 97.05 de janvier 1997.
13 Convert B. et Pinet M., « La Carrière étudiante », Programme interministériel de recherche-expérimentation « L’Université et la Ville », Laboratoire d’aménagement régional et urbain, École Centrale de Lille, novembre 1993.
14 Coulon A., Le métier d’étudiant. L’entrée dans la vie universitaire, Paris, PUF, 1997.
15 Ibid., p. 198.
16 Ibid., p. 145.
17 Duru-Bellat M., « Des tentatives de prédiction aux écueils de la prévention en matière d’échec à l’Université », Savoir, 1995 ; P., « Prépa, fac ou IUT ? Position objective, merle expérience scolaire subjective et souhait d’orientation », L’Année sociologique, n° 46, 1996.
18 Lahire B., op. cit., p. 12.
19 Ibid., p. 27.
20 Remarquons ici que le dialogue, parfois complexe, qui s’est alors noué entre les universités et les collectivités locales pour l’élaboration des contrats de plan État-Régions a également contribué à retour à développer la légitimité ainsi que les compétences de pilotage des responsables des établissements universitaires.
21 DATAR, op. cit.
22 Dubet F. et alii, op. cit., p. 47.
23 Baron M., « La formation supérieure en régions », Cybergeo : Revue européenne de géographie, n° 279, 23 juin 2004.
24 Dubet F. et alii, op. cit., p. 227.
25 En 1981, encore, Baudelot et Establet insistaient sur ce qui distinguaient les étudiants du reste de la jeunesse laborieuse (Baudelot C. et alii, op. cit.).
26 Dubet F. et alii, op. cit., p. 85.
27 Voir notamment à ce sujet Curie R., Banlieues et universités en Ile-de-France : pouvoirs, intérêts et conflits entre institutions et habitants, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Burdese A. -M., L’étudiant, le quartier populaire : les illusions de la mixité. L’exemple de la métropole lilloise, Paris, L’Harmattan, 2002.
28 Duru-Bellat M., Jarousse J. -P. et Rapiau M. -T., Le premier cycle délocalisé de Droit de Nevers. Éléments pour une évaluation pédagogique, Dijon, IREDU, 1994.
29 DATAR, op. cit., p. 55-59.
30 GERI, L’enseignement supérieur entre prolongement des études et sorties prématurées, Paris, La Documentation française, 1997.
31 Felouzis G., La condition étudiante, sociologie des étudiants de l’université, Paris, PUF, 2001, p. 178.
32 Michaut C., L’influence du contexte universitaire sur la réussite des étudiants, Thèse de doctorat, Université de Bourgogne, 2000.
33 Départements ministériels impliqués : éducation nationale et enseignement supérieur, équipement, logement.
34 Recensées dans un annuaire des recherches, publié chez L’Harmattan en 1994, en annexe à l’ouvrage Universités et Villes.
35 Dubet F. et alii, op. cit.
36 Galland O. (dir.), op. cit., 1995.
37 C’est aussi en effet l’époque où le Premier ministre Michel Rocard reçoit publiquement une délégation de l’UNEF-ID menée par Christophe Borgel, son Président, qui deviendra d’ailleurs quelques années plus tard le Président de l’OVE.
38 Dubet F., « Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’Université de masse », Revue française de sociologie, n° 35, 1994, p. 144.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Erlich V., op. cit., 1998.
42 Ibid., p. 203.
43 L’ensemble des données OVE 1994 indiquées dans ce chapitre sont issues de Grignon C., Gruel L. et Bensoussan B., Les conditions de vie des étudiants, Paris, La Documentation française, 1996.
44 Lahire B, op. cit.
45 Heures de cours déclarées + travail personnel estimé, selon données OVE 1994.
46 Environ 50 000 logements dans ce type de « nouvelles résidences » ont été construits dans les années 1990 pour les CROUS (Rapport Anciaux), pour un loyer de sortie (après déduction APL) étudiant légèrement supérieur à 100 €.
47 Le loyer résiduel d’un étudiant en chambre traditionnelle du CROUS s’élève en 1996 à 57 € après déduction de l’ALS.
48 557 000 bénéficiaires de l’ALS, 123 000 de l’APL et 10 000 de l’ALF, essentiellement des étudiants ayant des enfants à charge.
49 IGAENR, « Observations sur le fonctionnement des établissements d’enseignement supérieur et les CROUS », Ministère de l’Éducation nationale, 1999.
50 Parmi les divers articles consacrés à l’époque à cette question, on peut notamment lire Merle P. « Les principales transformations sociodémographiques des filières de l’enseignement supérieur de 1985 à 1995. Essai d’interprétation », Population, n° 6, 1996, p. 1181-1210.
51 Grignon C., Gruel L. et Bensoussan B., op. cit.
52 Ibid.
53 Ce dossier social permet à l’étudiant de faire simultanément sa demande de bourse et de logement en résidence universitaire.
54 Les syndicats étudiants protestent chaque année contre les universités qui pratiquent des droits supplémentaires « illégaux » plus ou moins justifiés par des prestations « particulières ».
55 Créé en 1984, le GERUF rassemble notamment Roland Drago, professeur de Droit, Jacques Bompaire, prof. langues et littérature grecques, Jean Foyer, ancien ministre (Garde des sceaux), prof. Droit, Gérard Milhaud, chef de service Médecine, Jean Bastié, Jacques Rougeot, président de l’UNI Yves Durand, recteur, Vice-président de l’UNI, conseiller de Jacques Chirac pour l’éducation Gérard Daury, qui deviendra président de l’UNI.
56 Parmi les autres parlementaires déposant la loi, on trouve notamment Jean-Claude Gaudin, Pierre Messmer, Raymond Barre, Alain Peyrefitte, Yves Fréville…
57 L’UNEF-ID est à l’époque la principale et quasiment seule organisation réellement mobilisée sur cette question. L’autre UNEF, dominée par les étudiants communistes, est en fait plutôt engagée dans une campagne sur la sécurité sociale étudiante qui dénonce, entre autres, le dernier gouvernement Mitterrand.
58 Les responsables locaux de l’UNEF-ID sont proches et étroitement conseillés par Julien Dray, n° 2 de SOS Racisme, qui dispose à ce titre de nombreuses relations dans les medias.
59 L’organisation de déplacement en cars par la FEN permet notamment la montée à Paris de délégations nombreuses d’étudiants en accord avec l’UNEF-ID, les frais étant pris en charge par la fédération enseignante.
60 Le Monde annonce 200 000 manifestants à Paris, 400 000 en province. Le nombre de 30 000 manifestants est atteint ou dépassé à Grenoble, Lyon, Toulouse, Rennes, Lille…
61 En mars 1986, la plupart des cadres étudiants actuels et passés de l’UNEF-ID, emmenés par Jean-Christophe Cambadéllis, ont quitté le PCI et rejoignent le PS. Quelques années auparavant, Julien Dray avait fait de même en quittant la LCR.
62 On entend à plusieurs reprises le slogan « CRS avec nous, vos enfants sont étudiants ! »
63 Expression reprise dans l’ouvrage de Joffrin L., Un coup de jeune. Portrait d’une génération morale, Paris, Arléa, 1987.
64 Dès son arrivée à la tête du ministère de l’Éducation nationale en 1988, Lionel Jospin entreprend de faire passer les dernières universités récalcitrantes sous le régime commun de la loi Savary de 1984.
65 Il s’agit de la première entrevue officielle entre un Premier ministre et l’UNEF depuis le début de la cinquième république !
66 Mesure techniquement insérée dans le plan social étudiant de 1992.
67 Il n’était pas rare qu’un doyen de faculté influent ou un patron de laboratoire aille négocier lui-même « ses » moyens, avec ou sans l’accord de son président d’université.
68 Les emplois de personnels ont été enlevés des contrats en 1994, ôtant ainsi de la procédure une bonne part des moyens stratégiques des universités.
69 Musselin C., La longue marche des universités françaises, Paris, PUF, 2001.
70 Une tentative de remettre en cause l’extension de l’ALS à tous les étudiants a vu le jour fin 1993, mais a été rapidement enterrée dès les premières protestations.
71 Les directions des deux UNEF ont par ailleurs, pour des raisons de luttes internes, un intérêt certain à favoriser le cadre intersyndical plutôt que de laisser le devant de la scène à des coordinations. Sur ce sujet, voir le mémoire de Master 2 d’Emmanuel Porte, « Mouvements étudiants : construction, enjeux et modes de transmission des références collectives », Université Lumière Lyon 2, 2006.
72 La plupart des animateurs se retrouvent dans une association étudiante locale : « Campus actif ». Les enseignants sont plutôt des militants du SNESUP.
73 Il n’est pas rare que les « grèves » étudiantes soient en fait dans certaines universités le résultat d’assemblées aidées par les enseignants, qui débouchent ensuite sur une suspension des cours qui garantit de fait la mobilisation des étudiants. En outre, cela permet que les cours ne soient pas assurés… mais sans que les enseignants ne soient grévistes (et donc sans suspension de traitement).
Auteur
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Olivier Rey
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